Résumés
Résumé
Cette étude esquisse, sur la base d’un grand échantillon représentatif et longitudinal de couples vivant en Suisse et du point de vue des femmes ayant répondu à l’enquête, un tableau de l’évolution des problèmes conjugaux rencontrés au cours des différentes phases de la vie familiale. Le processus de dégradation de la relation est reconstitué à partir de deux mesures faites dans un intervalle de 5 ans. La genèse des difficultés conjugales est considérée à travers le prisme des transitions familiales, en particulier la naissance des enfants, leur entrée à l’école et leur départ du domicile parental. L’analyse révèle le potentiel déstabilisateur de ces transitions pour le couple. Les bouleversements de l’équilibre relationnel évoluent, dans certains cas, vers un cumul de difficultés qui envahissent l’espace conjugal pour déboucher sur une situation inextricable.
Mots-clés:
- enquête sur les couples,
- analyse longitudinale,
- Suisse,
- évolution des problèmes d’intimité,
- transitions familiales
Abstract
In this study, the authors take a large representative and longitudinal sample of couples living in Switzerland, based on the points of view of women who took part in a survey, and use it to draw a portrait of the progression of conjugal problems occurring over the different phases of family life. The gradual worsening of relationships is reconstructed using two measurements at an interval of five years. The origin of the conjugal difficulties is observed through the prism of family transitions, more especially the birth of children, their starting school, and their departure from the family home. The authors’ analyses demonstrate the destabilizing potential of these transitions for the couple. The ups and downs of the relational equilibrium do, in certain cases, lead to a build-up of difficulties that take over the conjugal space and end by creating a situation from which there is no way out.
Corps de l’article
1. Introduction
Alors même que la « crise du couple » est annoncée de manière continue depuis une trentaine d’années, très peu d’études sociologiques empiriques ont été menées sur ce thème en Europe. On connaît mal la fréquence du conflit conjugal (que ne recouvrent pas exactement les taux de divorce) et les causalités sociales lui étant associées nous sont encore largement inconnues. Certes, les approches psychologiques ou psychopathologiques n’ont pas manqué, qui ouvraient le chemin (Reiss, 1971 et 1981; Kantor et Lehr, 1975; Olson et McCubbin, 1983). Mais elles sont le plus souvent fondées sur l’observation de populations cliniques, où la recherche d’une solution à une crise ou un malaise est d’intérêt premier, et relèguent en conséquence au second plan les questions pourtant centrales de l’ancrage social des conflits et la représentativité des observations.
Les travaux initiés en Suisse dans les années 80 se sont penchés sur deux dimensions fondamentales des interactions conjugales, la cohésion et la régulation (Kellerhals, Perrin, Steinauer-Cresson, Voneche et Wirth, 1982; Widmer, Kellerhals, Levy, Ernst et Hammer, 2003; Widmer, Kellerhals et Levy, 2004). La cohésion concerne la définition des frontières entre les individus et le groupe, la création d’une proximité entre conjoints en termes de sentiments et de sexualité, etc. Ces études ont cherché à comprendre dans quelle mesure l’accent sur la fusion ou sur l’autonomie ainsi que l’intensité ou la rareté des échanges avec l’extérieur sont l’occasion de problèmes conjugaux. La seconde dimension jusqu’ici privilégiée se rapporte à la régulation conjugale, c’est-à-dire l’organisation genrée ou égalitaire du couple concernant le travail domestique, de même que le pouvoir et la répartition des rôles relationnels. En privilégiant une perspective synchronique, ces travaux ont révélé l’importance de ces deux dimensions des interactions conjugales pour l’explication des problèmes et conflits que développent les couples (Widmer, Kellerhals et Levy, 2004). De telles analyses sont parmi les premières à avoir révélé en Europe l’importance des ancrages sociaux des problèmes conjugaux sur la base d’un grand échantillon représentatif.
Cependant, montrer dans quelle mesure la fréquence ou les genres de problèmes surgissant dans un couple dépendent du style d’interactions de celui-ci ne constitue pas la fin du questionnement sociologique. En effet, une fois ces problèmes apparus, ils peuvent soit recevoir un traitement adéquat et s’évanouir, soit n’en pas trouver et s’amonceler. La sociologie du parcours de vie souligne l’importance des processus cumulatifs dans la structuration des trajectoires de vie. Dans tous les champs sociaux, de petites différences, lorsqu’elles s’accumulent et se combinent, produisent sur le moyen ou long terme des trajectoires très inégales (Sapin, Spini et Widmer, 2007). Ainsi, on peut avancer l’hypothèse que les trajectoires conjugales, comme les trajectoires scolaires ou d’emploi, possèdent une logique cumulative, selon laquelle les problèmes antécédents appellent des probabilités inégales de succès dans les étapes ultérieures. Cette contribution vise à saisir, en partant d’un suivi longitudinal d’environ 1000 couples résidant en Suisse, la dynamique de développement des problèmes de couple à travers les phases de la vie familiale. Elle fait l’hypothèse que les problèmes connus par le couple à un moment de sa trajectoire ont une résonance sur son évolution à moyen terme et sur sa capacité à passer les transitions cruciales marquant son développement, telles que la transition à la parentalité, la scolarisation des enfants ou leur départ du domicile parental.
2. Phases de la vie familiale et problèmes conjugaux
Les études sur les parcours de vie montrent, par exemple, que la naissance des enfants représente une transition critique de la vie conjugale. Il a souvent été relevé une baisse de la satisfaction conjugale à la venue de l’enfant (Cowan et Cowan, 1992; Wicki, 1999; Widmer, Kellerhals et Levy, 2003; Kellerhals, Widmer et Levy, 2004). Si l’arrivée du premier enfant constitue l’occasion d’une réorganisation du travail domestique et d’une transformation des rôles individuels et de la fonction identitaire du couple, elle implique une redéfinition des buts et objectifs de vie de chacun des partenaires (Antonucci et Mikus, 1988; Markus et Nurius, 1986; Salmela-Aro, Nurmi, Saisto et Halmesmäki, 2000) et une réorganisation en ce qui regarde le Soi (Ruble, Brooks-Gunn, Fleming, Fitzmaurice, Stangor et Deutsch, 1990). De façon générale, les divergences entre trajectoires masculine et féminine, en l’occurrence du point de vue professionnel, se radicalisent lors de la transition à la parentalité. Alors qu’au début de la relation, les couples montrent un fonctionnement plutôt symétrique, lors de l’arrivée du premier enfant, on constate que seules les femmes diminuent leur engagement professionnel et accroissent leur investissement dans la sphère familiale (Widmer, Levy, Pollien, Hammer et Gauthier, 2003). L’arrivée des enfants constitue le moment d’un basculement de l’organisation du couple vers un modèle de régulation conforme aux stéréotypes de rôles sexuels traditionnels (Levy, Kellerhals et Widmer, 2002). Or une sexuation inégalitaire des rôles et du pouvoir peut favoriser la dégradation de l’intimité conjugale en rendant la communication dans le couple plus difficile (Zammichieli, Gilroy et Sherman, 1988; Tremblay, 1995; Fortin et Thiérault, 1995). Cette nouvelle organisation contraste singulièrement avec les convictions égalitaires affichées par les partenaires (Born, Krüger et Lorenz-Meyer, 1996). De telles dissonances risquent d’ébranler l’entente conjugale et remettre en question un certain nombre d’accords implicites fondant l’équilibre de la relation. Il paraît ainsi intéressant de préciser les types de perturbations rencontrées par le couple lors de la transition à la parentalité et de mesurer leur part dans les processus de dégradation du climat d’intimité conjugale.
De même, le départ des enfants du domicile parental a souvent été considéré comme une transition critique pour la dynamique conjugale. Cette transition peut paraître moins perturbatrice que celle du passage à la parentalité, puisqu’elle réalise en principe un retour à une situation antérieure. La décohabitation des enfants n’en implique pas moins une réorientation des rôles conjugaux et des projets de vie, qui survient parfois de façon relativement imprévisible (Bidart, 2006). Un auteur d’ouvrage de développement personnel comme Rosine Bramly fait état de crise du « nid vide »[2]. Pourtant, selon Harkins (1978), les effets de la décohabitation sur le bien-être sont minimes et se résorbent dans les deux ans qui suivent la transition. Kaufman (2006) estime qu’ils pourraient même induire une amélioration du bien-être psychologique lorsqu’ils ne contrarient pas le calendrier attendu de la transition. Mais dans le cas de relations de couple déjà chancelantes, le départ des enfants du domicile parental peut être vécu difficilement en tant qu’il implique un retour du face-à-face conjugal. Janne, Reynaert, Jacques, Tordeurs et Zdanowicz (2007) relèvent que ce bouleversement de la composition familiale implique que les parents ne peuvent plus s’appuyer sur les enfants comme intermédiaires et « régulateurs de distances ». Les conflits qu’ils avaient éventuellement mis sous le tapis en restant ensemble « pour les enfants » risquent de reprendre de l’ampleur. Selon Ritschard et Sauvain-Dugerdil (2007), le départ des enfants est associé à des ruptures d’union plus fréquentes. White et Edwards (1990) montrent que le rôle de parents se prolonge au-delà de la décohabitation des enfants et reste important pour le bien-être du couple. Si les contacts des parents et des enfants demeurent fréquents, la décohabitation est associée à une amélioration de la satisfaction conjugale. Un des centres de gravité de la famille se déplaçant, la question est celle du nouvel équilibre relationnel qui s’établit dans le couple. Selon l’importance du changement, la décohabitation donnerait lieu à une réactivation d’un sentiment moins familial que conjugal dans ce qu’on pourrait qualifier de nouvelle lune de miel. On peut s’attendre à ce que cette transition marque un retour à une relation plus égalitaire, mais il est aussi probable que le décalage formé entre l’homme et la femme pendant des années de division des tâches éducatives ne puisse être comblé en raison des différentiels d’expériences familiale et professionnelle accumulées de part et d’autre et d’une forme d’institutionnalisation familiale des rôles. Le retour au couple, après la décohabitation des enfants, dépendrait également en partie des équilibres conjugaux mis en place lors de l’arrivée des enfants.
Deux autres transitions familiales, parfois mentionnées par des auteurs (par exemple Widmer, Kellerhals et Levy, 2003), sont constituées par le début et la fin de la scolarité des enfants. On peut faire l’hypothèse que ces transitions marquent toutes deux une modification importante du rapport des parents à leur progéniture. La transition de la scolarisation implique un passage de témoin entre les deux instances de socialisation primaire que sont la famille et l’école. Ce moment de bascule de la délégation de l’autorité éducative constitue aussi une grande transition pour l’enfant qui passe à un système de valeurs universalistes (Rayou, 1999). La phase du parcours de vie familial initiée par la scolarisation des enfants représente un temps de confrontation entre un univers privé et un univers de normes publiques introduit « en douce » par l’enfant à la maison. Se pose donc la question de la réaction du couple à une immixtion de valeurs exogènes dans la famille. Lors de la phase scolaire, apparaît également la nécessité d’une nouvelle organisation du temps familial, requise à la fois par les obligations scolaires de l’enfant et, relativement souvent, par les aspirations de la femme, dégagée d’une partie importante des contraintes éducatives, à se réinsérer professionnellement. La transition de la scolarisation marque donc un accroissement notable des échanges de la famille avec le monde extérieur.
La transition de la fin de la scolarité des enfants implique le passage à une socialisation spécifique, appelée secondaire, axée sur l’insertion professionnelle et l’apprentissage de savoirs spécialisés (Berger et Luckmann, 1996). Ce passage marque la fin de la dépendance financière absolue des enfants et un saut qualitatif du point de vue de leur autonomie : ils doivent désormais s’engager dans leur propre projet de vie. Cette phase marque un effacement du rôle éducatif des parents parallèlement au fléchissement de leur emprise morale : comment le couple vit-il cette transformation du ménage qui voit les rapports de dépendance matérielle et symbolique avec leurs enfants changer?
En résumé, nous faisons l’hypothèse que les transitions critiques liées à la parentalité produisent une modification du rôle des partenaires dans le couple et bouleversent l’équilibre conjugal du point de vue de sa cohésion et de sa coordination. Lors de ces transitions, le couple est plus vulnérable aux perturbations, la brutalité des changements de rôle occasionnant des stress accentuant les conflits. Selon le modèle des effets cumulatifs (Merton, 1968; Sapin, Spini et Widmer, 2007), les partenaires échouant à trouver des réponses aux problèmes fonctionnels émergents sont entraînés dans une accumulation de difficultés débouchant sur une remise en question du couple.
3. Mesures et description de l’échantillon
Les données analysées proviennent d’une grande enquête débutée en 1999 portant sur le fonctionnement conjugal des familles contemporaines (Widmer, Kellerhals et Levy, 2003) et s’appuyant sur un échantillon représentatif de 1534 couples hétérosexuels résidant en Suisse. Pour participer à l’étude, les couples mariés ou non devaient cohabiter depuis 1 an au moins et être âgés de 20 à 70 ans. Le questionnaire abordait les problèmes donnant lieu à des conflits et demandait à chaque conjoint d’évaluer sa relation conjugale. Les deux partenaires ont été interrogés séparément afin de pouvoir reconstituer la dynamique conjugale selon les deux points de vue. L’enquête de 1999 a été répétée en 2004, mais seulement auprès des femmes[3]. Mille quatre-vingt-neuf répondants de la première vague ont accepté de participer à la seconde vague. Nous disposons ainsi de données permettant de reconstruire du point de vue des femmes un fragment de séquence de la vie des couples résidant en Suisse[4]. À partir de ces données, nous avons conduit deux types d’analyse. Le premier type est statique et étudie la présence ou l’absence de problèmes en fonction de la phase du parcours de vie familial dans laquelle le couple se trouve. Le second type d’analyse est dynamique et cherche à rendre compte de l’apparition et de l’évolution des problèmes associées aux transitions entre les différentes phases du parcours de vie familial. L’intervalle entre les deux mesures laisse apparaître des écarts ou des constances et permet donc d’étudier la situation et les problèmes rencontrés par le couple en fonction de sa situation et de ses problèmes antérieurs. Pour ces types distincts d’analyse, deux ensembles de données seront mis en relation : les données démographiques décrivant la situation du couple dans le parcours de vie familial et les données d’attitude qui rendent compte de l’évaluation par le couple de la relation conjugale.
4. Les phases du parcours de vie familial
Nous proposons de rapprocher l’apparition de difficultés conjugales avec la position et les déplacements du couple dans le parcours de vie familial. La notion de parcours de vie familial considère principalement la famille du point de vue de sa fonction éducative et des conséquences sur les rôles parentaux que cette fonction éducative suppose. Elle permet de mesurer l’impact sur le couple de l’organisation familiale autour de l’enfant, situation qui implique des rythmes et un fonctionnement conjugal particulier en fonction de son évolution. Ainsi, la première étape du parcours de vie familial, la phase préenfant, est constituée par la période s’étendant de la rencontre des partenaires à la naissance du premier enfant. Certains couples prolongent cette phase indéfiniment et forment alors une catégorie de famille spécifique que nous appellerons sans enfant. Pour distinguer ces deux catégories, nous avons convenu de fixer un âge limite pour la femme, 36 ans, à partir duquel la probabilité de connaître une première maternité paraît suffisamment basse pour que l’on puisse considérer le couple comme étant sans enfant.
Pour les autres couples, l’étape qui va de la naissance du premier enfant à la scolarisation du dernier enfant, qui atteint l’âge de 6 ans, est intitulée phase préscolaire. Lorsqu’il y a plusieurs enfants, le choix de la catégorie d’appartenance est effectué en fonction de celui qui est en principe le moins autonome, c’est-à-dire le plus jeune. Nous nous intéressons en effet moins à l’influence sur le couple des insertions sociales de l’enfant, même si celles-ci nous paraissent du plus grand intérêt, qu’aux exigences organisationnelles impliquées par les tâches éducatives des parents. On notera l’usage dans des études classiques du cycle de vie familial (Duvall et Miller, 1985) de prendre en considération l’enfant le plus âgé résidant dans le ménage. Nous partons quant à nous du postulat que c’est l’âge du cadet qui offre l’indicateur le plus valide des contraintes pesant sur la vie conjugale du point de vue du travail éducatif et surtout domestique (Widmer, Kellerhals et Levy, 2003). L’étape suivante est celle de la phase scolaire, c’est-à-dire la période qui couvre la scolarisation de l’enfant (ou du cadet s’ils sont plusieurs), de 6 à 15 ans. Le terme postscolaire a été choisi pour désigner la phase qui va de la fin de la scolarisation à 16 ans (du cadet, s’il y a plusieurs enfants) au départ du dernier enfant du domicile parental. Enfin, la catégorie postenfant désigne les familles dont tous les enfants ont quitté le domicile parental. Le tableau 1, ci-dessous, récapitule les effectifs des femmes de l’échantillon selon les phases du parcours de vie familial :
Pour diverses raisons, nous n’avons pas pu déterminer la position dans le parcours de vie de 61 couples de la première vague. Sur les 1473 couples restants, 944 ont répondu et étaient encore formés lors de la deuxième vague de 2004. En raison du vieillissement de l’échantillon, on peut constater un phénomène de déplacement des effectifs vers les phases ultérieures du parcours de vie familial, entraînant logiquement des changements dans les effectifs de 2004. Ce sont donc les données de 1999 qui offrent l’aperçu le plus représentatif de la répartition des différentes phases du parcours de vie familial dans la population. On peut ainsi relever qu’environ un couple sur dix est situé en amont de sa vie familiale, dans la phase préenfant. La relation conjugale accompagnée d’un ou plusieurs enfants constitue la forme majeure de vie avec un partenaire. On peut ainsi relever que près des deux tiers des couples sont dans une configuration de type familial. La phase scolaire constitue la situation la plus courante, puisque près de la moitié des familles avec enfant voient leur plus jeune progéniture fréquenter les bancs de l’école. Les phases préscolaire et postscolaire concernent respectivement un tiers et un quart des familles. Parmi les couples sans enfant, on relèvera l’importance numérique de la phase postenfant. Plus d’un couple sur cinq a vécu, du point de vue du parcours de vie familial, le départ de tous les enfants de la maison.
En comparant les positions dans le parcours de vie familial en 1999 et en 2004, nous pouvons construire un indice décrivant les transitions vécues par les couples. La catégorie sans transition, qui représente les couples dont la situation familiale du point de vue du parcours de vie est restée inchangée, concerne plus de la moitié des couples de l’échantillon. Les autres catégories désignent cinq types de transitions d’une situation familiale à une autre. La transition de la naissance, qui constitue le passage de la phase préenfant à la phase préscolaire, a concerné moins d’un couple sur 20 au cours de l’intervalle des 5 ans entre les deux vagues d’enquête. La transition de la scolarisation, qui désigne le passage de la phase préscolaire à la phase scolaire, a concerné dans le même intervalle un peu plus d’un couple sur dix. La fin de la scolarité des enfants a été vécue par la même proportion de couples. Enfin, la décohabitation, qui décrit le passage de la famille à la situation postenfant[5] a concerné un peu moins d’un couple sur dix dans l’intervalle. Un certain nombre de couples sont passés de la phase préenfant à la phase sans enfant, la femme ayant dépassé l’âge de 36 ans. Enfin, 7 % des couples interrogés lors de la première vague se sont séparés dans l’intervalle. On peut résumer ces chiffres en relevant que, sur un intervalle de 5 ans, environ un tiers des couples connaît une transition familiale majeure. Le tableau 2 ci-dessous récapitule les effectifs pour chaque catégorie et indique l’âge moyen de la femme au moment de la seconde mesure.
5. Permanence et changement des problèmes d’intimité
Pour identifier la présence de problèmes conjugaux, il était demandé à l’enquêté s’il rencontrait actuellement ou avait rencontré par le passé des difficultés de cet ordre et si ces difficultés avaient entraîné des disputes sérieuses ou des conflits importants[6]. Afin de présenter le panorama le plus représentatif de la situation des couples résidant en Suisse, nous présentons uniquement les données de la première vague d’enquête en 1999, mais en distinguant les problèmes qui ont été mentionnés comme relevant du passé de ceux qui sont vécus actuellement par le couple. Le graphe 1 ci-dessous présente ces résultats généraux.
Si la moitié des couples ont déclaré avoir rencontré par le passé des problèmes d’intimité, ils sont un tiers à en faire l’expérience au présent. L’écart entre problèmes actuels et problèmes passés donne une première indication sur le caractère dynamique des difficultés conjugales. Certaines difficultés conjugales sont ancrées dans le présent, alors que d’autres semblent concerner davantage le passé du couple. En règle générale, on constate ainsi que les problèmes qualifiés communément de « graves », qui apparaissent également plus rarement, concernent davantage l’histoire passée du couple que son présent.
Les problèmes liés à un manque de communication, à des difficultés à exprimer des sentiments ou des émotions sont les plus fréquents. Si un peu moins d’un couple sur cinq affronte actuellement de telles difficultés, ce n’est pas loin de la moitié des couples qui ont reconnu rencontrer ces difficultés actuellement ou par le passé. Des mésententes dans les relations sexuelles constituent ou ont constitué un problème pour le tiers des couples interrogés. Ce type de problèmes est encore relativement présent parmi les couples si on le compare avec les difficultés à se faire au caractère du partenaire, à sa personnalité et ses rythmes, qui relèvent quand à elles plutôt du passé du couple. L’absence du partenaire est vécue comme un problème par la même proportion de couples, environ un quart. Une forte déception sentimentale, du désamour font l’actualité d’un couple sur vingt de l’échantillon. Ce type de difficultés touche quand même un certain nombre de couples, puisqu’au total c’est presque un couple sur cinq qui en a fait l’expérience au cours de son histoire. Les problèmes de rudesses ou contraintes sexuelles, les conduites d’infidélité et les violences physiques concernaient au moment de l’enquête chacun moins de 1 % des couples rencontrés. On remarque cependant que ce type de difficultés, pris globalement, a été rencontré par un nombre non négligeable de couples. C’est au total près de 8 % des couples qui ont vécu ou vivent actuellement des problèmes d’infidélité. Les violences physiques ont concerné ou concernent actuellement 4 % des couples et les rudesses sexuelles, près de 5 %.
Les résultats de la seconde vague d’enquête (cinq ans après la première) confirment la présence dans tout le parcours de vie, mais avec des variations, de problèmes conjugaux, et démontrent qu’une très grande proportion de couples doivent affronter un jour ou l’autre des difficultés notables. On peut ainsi constater que seulement un quart des couples n’ont mentionné aucun problème ni en 1999 ni en 2004. En combinant ces deux mesures, on peut estimer que c’est plus de la moitié des couples de l’échantillon qui a fait l’expérience de difficultés sérieuses liées à un manque de communication. Un tiers des couples est à un moment ou un autre confronté à des problèmes d’ordre sexuel, vit douloureusement l’absence du partenaire ou encore doit faire face à des incompatibilités de caractère. Un cinquième des couples a connu une période de désamour au cours de leur histoire et le dixième a fait face à des turbulences liées à des conduites d’infidélité. Il faut noter que ces résultats, particulièrement ceux qui concernent les problèmes lourdement connotés négativement (violence, infidélité) sont des minimaux, d’une part, à cause de la désirabilité sociale qui pousse certains individus à être réticents à révéler une situation conjugale peu valorisante, d’autre part, par le simple fait que les interviews portent sur des couples « survivants », et omettent donc ceux qui n’ont pas survécu et dont une partie rencontrait certainement de nombreux et graves problèmes.
Comment les problèmes de couple évoluent-ils sur cinq ans, soit entre la première et la seconde vague d’enquête? Afin de sonder la dynamique de dégradation de l’intimité conjugale, nous nous sommes concentrés sur l’émergence des problèmes. Nous avons considéré, pour chaque type de problèmes, l’ensemble des couples qui ne l’avaient pas mentionné lors de la première vague d’enquête. Sur cet ensemble, un certain nombre de couples l’ont reconnu lors de la seconde vague, ce qui laisse supposer que le problème est apparu dans l’intervalle : la proportion des femmes ayant vu émerger entre les deux vagues d’enquête un problème d’un certain type comparativement à celles n’en ayant pas fait l’expérience constitue le taux d’apparition du problème au cours d’un intervalle de cinq ans. Il constitue une mesure d’espérance d’événement : quelle proportion d’individus a rencontré un événement d’un certain type sur une durée de cinq ans.
Le tableau 3, ci-dessous, résume les données d’évolution de l’intimité que nous avons recueillies :
Les tendances générales constatées précédemment sur le plan statique se retrouvent ici du point de vue de l’apparition des problèmes. En termes de fréquences, on peut considérer trois ensembles de difficultés. Un tiers des couples ont développé des problèmes de communication dans l’intervalle de cinq ans séparant les deux mesures. Les difficultés liées au manque de communication constituent ainsi un problème fréquemment rencontré dans la vie d’un couple. L’apparition de difficultés à se faire au caractère de l’autre, d’absentéisme de l’autre ou encore de mésententes sexuelles a concerné un peu plus d’un couple sur dix. Les problèmes liés à des déceptions sentimentales sont apparus dans près de 8 % des couples. Enfin, le troisième ensemble de difficultés conjugales est constitué par les problèmes d’infidélité, de rudesses sexuelles et de violence physique. Ils restent également plus rares du point de vue de leur taux d’apparition, autour de 1-2 % sur un intervalle de 5 ans. De façon générale, ces données suggèrent un important dynamisme des problèmes d’intimité : environ 40 % des couples voient l’apparition d’un ou de plusieurs problèmes d’intimité dans un intervalle de 5 ans.
Avant de mettre en relation ces résultats avec la position des couples dans le parcours de vie familial, il faut encore examiner l’hypothèse selon laquelle les données sont marquées par un biais de sélection qui aurait amené les couples les plus problématiques en première vague à s’auto-exclure de la seconde vague d’enquête. On peut tout d’abord mentionner que ni le nombre moyen de problèmes ni le type de problèmes rencontrés ne produisent de différences significatives du point de vue de la participation à la seconde vague d’enquête. Par contre, on trouve un effet d’attrition important lié à la position dans le parcours de vie familial : les familles préenfant sont significativement sous-représentées à la seconde vague. Il y a en effet une surreprésentation des familles comprenant deux enfants et plus. Des chercheurs ont interprété cette propension des ménages avec enfants à participer aux enquêtes par leur plus grande intégration dans des réseaux sociaux (Joye, 2000). On peut également avancer l’hypothèse que la présence d’enfant stabilise doublement les familles, les rend plus accessibles et plus tournées vers la coopération avec des institutions. Dans tous les cas, les analyses complémentaires faites sur la probabilité d’avoir participé à la seconde vague d’interviews confortent les principaux résultats obtenus en montrant une relative indépendance de la participation à l’enquête eu égard aux problèmes rencontrés par les couples.
6. Problèmes d’intimité et phases du parcours de vie familial
En termes statiques, l’analyse de la situation conjugale des couples montre d’importantes différences selon la phase du parcours de vie familial considérée. Le tableau 4 compare les problèmes d’intimité rencontrés au moment de l’enquête selon la phase de la vie familiale. Les valeurs présentées indiquent la proportion de couples rencontrant le problème, sur l’ensemble des couples situés dans la phase du parcours de vie familial concerné. On peut y lire par exemple que 12,4 % des couples situés dans la phase préenfant rencontraient des problèmes de manque de communication en 1999. Les couples préenfant de 2004 n’étaient plus que 8,6 % à faire l’expérience de ce type de difficultés. Nous avons retiré de l’analyse les problèmes d’infidélité, de violence et de rudesse sexuelle en raison de leur faible effectif.
On peut tout d’abord relever une tendance à une augmentation générale de la prévalence des problèmes entre les deux vagues.
La proportion de couples rencontrant des difficultés liées au caractère de l’autre augmente de façon significative entre le stade préenfant et le stade préscolaire. Les problèmes de personnalité atteignent ainsi leur maximum pendant cette phase de vie familiale qui suit la naissance de l’enfant (10 % lors de la première mesure et près de 13 % lors de la seconde mesure).
L’entrée de l’enfant à l’école conduit à d’autres formes d’ajustements conjugaux. En 2004, on peut relever une diminution significative des problèmes d’absence de l’autre, qui se sont élevés à 22 % lors de la période scolaire et qui passent à 17 % pendant la phase préscolaire, et continue de descendre jusqu’à 8 % dans la phase postscolaire. Ce retour du face-à-face conjugal commence dès le début de la scolarisation, après les années de petite enfance, et favorise l’émergence d’autres types de difficultés. Les couples de la phase scolaire se heurtent plus souvent à des difficultés de communication. On peut relever que la proportion de difficultés liées au manque de communication passe de 12 % lors de la phase préenfant à près de 23 % pendant la phase scolaire. Puis elle redescend de façon notable à moins de 20 % dans les phases ultérieures du parcours de vie familial. L’allure de l’évolution des problèmes de communication pour la mesure effectuée en 2004 est semblable, avec une augmentation significative des difficultés de communication pendant le temps de la scolarité de l’enfant et une diminution dans la phase ultérieure. Cette forme d’évolution se retrouve également dans la progression des problèmes de déceptions sentimentales tant en 1999 qu’en 2004. On observe une tendance à une croissance notable des problèmes effectifs au moment de la phase scolaire. Leur diminution générale après la phase scolaire n’est par contre pas significative.
Du point de vue des autres types de difficultés considérés, les différentes phases de vie familiale ne se distinguent pas de façon claire. La proportion de problèmes rencontrés semble augmenter progressivement dès la phase préscolaire, en tout cas en ce qui concerne les problèmes de mésentente sexuelle et d’absence de l’autre. Les mésententes sexuelles atteignent plus de 14 % des couples lors de la phase préscolaire de la première vague. Les problèmes d’absence atteignent 22 % des couples préscolaires en 2004, puis diminuent progressivement dans la suite du parcours.
7. Évolution des problèmes d’intimité et transitions du parcours de vie familial
Si le panorama des problèmes d’intimité rencontrés en fonction de la phase du parcours de vie familial permet de montrer quelles sont les périodes critiques pour le couple, seule une analyse dynamique, c’est-à-dire des changements de problème au cours du temps, peut faire ressortir l’évolution des difficultés rencontrées en fonction des bouleversements de l’équilibre conjugal lié à une transition. Le tableau 5 ci-dessous montre le taux d’apparition de problèmes en fonction des transitions dans le parcours de vie familial. La population de référence est le nombre de couples faisant l’expérience de la transition. On peut par exemple relever que 21 % des couples ayant connu dans l’intervalle des deux vagues d’enquête la naissance de leur premier enfant (transition de la naissance) ont rencontré des problèmes de manque de communication. Le nombre de problèmes apparus pouvant être supérieur à 1, le total des colonnes dépasse les 100 %. La dernière ligne résume l’effet des transitions à l’aide d’un indice représentant l’apparition de n’importe quel problème, pour l’ensemble des couples. On remarque ainsi que près de la moitié des couples rencontrent au moins un nouveau problème au moment du passage à la scolarisation de l’enfant.
Certaines difficultés conjugales apparaissent déjà lors de la naissance des enfants. Cette transition centrale dans la vie d’un couple favorise de façon notable l’apparition de problèmes d’absence de l’autre. Plus de 44 % des couples ayant connu la naissance d’un premier enfant dans l’intervalle des deux mesures ont fait l’expérience de ce type de difficultés. Les difficultés liées à un manque de communication semblent répondre à un autre type de perturbations. La naissance de l’enfant n’a aucun effet sur ce type de difficultés pourtant très fréquentes. C’est à partir de la scolarisation des enfants que des problèmes de ce type apparaissent massivement. Si, en effet, ce sont entre 10 et 20 % de ces couples qui font l’expérience de difficultés à communiquer en moyenne, près de 40 % des couples dont l’enfant a entrepris sa scolarisation ont vu apparaître des problèmes de communication. Enfin, la transition de la décohabitation ressemble bien à une lune de miel, puisqu’on constate que les couples ayant vu leur progéniture quitter le nid ont été particulièrement épargnés par l’apparition de problèmes. De façon significative, très peu de ces couples ont connu une déception sentimentale, ont vu émerger des problèmes de caractère ou d’absentéisme.
Nous avons encore voulu évaluer la mesure dans laquelle la probabilité de rencontrer des difficultés dans le couple dépendait de difficultés rencontrées antérieurement. Le tableau 6 ci-dessus associe la situation des couples en 2004 aux problèmes rencontrés en 1999. Le tableau indique, sur la première ligne, pour chaque type de problèmes rencontrés en 1999, la proportion de couples rencontrant des problèmes en 2004. La seconde ligne donne le résultat d’un test de Cramer permettant de juger de la liaison statistique entre la présence de problèmes en 1999 et la présence de problème en 2004, où la valeur 0 du phi indique l’absence de corrélation et une valeur supérieure à .5 indique une corrélation très forte. On peut ainsi y lire que parmi les couples rencontrant des problèmes de communication en 1999, 49 % en rencontraient en 2004 et 23 % rencontraient des problèmes de mésentente sexuelle. Nous avons considéré uniquement les problèmes cités comme actuels par les couples, ce qui permet à notre analyse de rendre compte assez finement de l’éventuelle inertie des problèmes rencontrés. La dernière ligne du tableau prend comme catégorie de référence la population des couples qui ne rencontraient pas de problèmes en 1999.
La moitié des couples ayant connu des problèmes de communication en 1999 les avaient encore en 2004[7]. Cette proportion atteint 40 % dans le cas des problèmes d’absence de l’autre, 32 % dans le cas des mésententes sexuelles, 26 % dans le cas des problèmes de caractère et 20 % dans le cas des déceptions sentimentales. Ces chiffres indiquent que des difficultés conjugales peuvent s’installer sur une durée assez longue sans que le couple se sépare ni parvienne à les résoudre. Ces résultats suggèrent aussi qu’il y a un effet d’accumulation : un couple a d’autant plus de chance de rencontrer des difficultés qu’il en rencontrait précédemment. En moyenne, la proportion de couples ayant des difficultés données est doublée lorsqu’ils avaient d’autres difficultés cinq ans auparavant. Cet effet de cumul est plus important lorsque la difficulté initiale concerne des problèmes de communication, des mésententes sexuelles ou des déceptions sentimentales. Les couples faisant face à des déceptions sentimentales en 1999 sont près d’un tiers à vivre des mésententes sexuelles en 2004. Ils sont plus du quart à souffrir d’absentéisme. Les couples souffrant de problèmes de communication en 1999 sont près du quart à rencontrer des mésententes sexuelles en 2004. Ceux qui connaissaient des mésententes sexuelles en 1999 sont un peu moins de la moitié à connaître en 2004 des problèmes de communication. Les problèmes d’absence de l’autre ne semblent pas favoriser l’apparition ultérieure d’autres difficultés, en tout cas en ce qui concerne les mésententes sexuelles et les déceptions sentimentales.
En résumé, et en comparant avec l’évolution des couples qui ne rencontraient aucun problème en 1999, on remarque que la présence de difficultés suit une logique cumulative, un problème non résolu favorisant l’apparition de difficultés ultérieures. Mais ce caractère dynamique des difficultés conjugales est variable. Aux manques de communication, qui touchent un nombre non négligeable de couples, même sans difficultés notoires auparavant, on peut opposer les déceptions sentimentales, qu’à peine 3 % des couples auparavant sans problèmes ont vu survenir en 2004.
8. Discussion
En 1999, les deux tiers des couples de l’enquête ont reconnu, sur la base d’une liste de problèmes, rencontrer ou avoir rencontré par le passé des difficultés conjugales. Pour la grande majorité d’entre eux, il s’agissait de difficultés à exprimer des sentiments ou des émotions. Les problèmes de communication constituent donc, de loin, le problème le plus fréquemment relevé par les couples. La communication fait partie d’un poncif de la réflexion sur le couple largement relayée par toute une littérature savante ou non sur les relations interpersonnelles. Mais de surcroît, elle constitue un type de difficultés dont la mention peut être paradoxalement valorisante, puisque son constat suggère une certaine lucidité sur la situation du couple, en même temps qu’elle affirme un niveau d’exigence élevé en termes d’échanges relationnels. Au contraire, d’autres difficultés paraissent moins « gratifiantes », comme celles qui touchent les relations sexuelles. Pourtant, près de la moitié des couples rencontrant des problèmes ont mentionné ce type de désagréments. De même, mentionner l’absence de l’autre comme difficulté rencontrée par le couple ne semble pas être particulièrement valorisant. Pourtant, plus d’un tiers des couples rencontrant des problèmes ont signalé ce type de déficit relationnel. Si le constat d’une difficulté à communiquer semble relever d’une exigence souveraine d’échange qui ne serait pas satisfaite, la mention de difficultés liées à l’absence de l’autre semble indiquer au contraire une forme d’impuissance ou en tout cas d’insuffisance confuse. Un bon tiers également des couples ayant fait face à des problèmes conjugaux ont mentionné la difficulté de concilier leur caractère. Les divergences de personnalité, le constat de difficulté à accorder les rythmes à la vie familiale révèlent une certaine réflexivité qui prend la forme d’un diagnostic porté sur la composition du couple.
Un nombre important de couples font l’expérience de problèmes de communication. Dès lors que ce type de problèmes apparaît dans un couple, le risque de rencontrer d’autres problèmes s’élève. L’apparition de difficultés se réalise dans un processus cumulatif, les couples ne parvenant pas à résoudre leurs différends voient apparaître d’autres difficultés qui viennent s’ajouter aux difficultés présentes (Sapin, Spini et Widmer, 2007). On assiste ainsi à une multiplication des problèmes à partir de la peine à communiquer. Cette situation génère non-dits et malentendus qui entraînent dans leur sillage incompréhensions et frustrations liées à l’impossibilité de vivre des échanges perçus comme féconds. Les désaccords atteignent le plaisir pris dans la relation et la dégradation de l’intimité emprunte le chemin de la désaffection.
Cependant, on a pu relever que la difficulté à s’exprimer et à se faire entendre apparaît moins comme spécifique des premières phases de la relation. Une amorce du processus de désagrégation des couples pourrait bien se trouver dans la gestion des problèmes d’absentéisme survenant à la suite de la naissance de l’enfant. Cette seconde phase de la vie familiale est marquée par des différends associés à la présence et à la personnalité des conjoints. Pas loin de la moitié des femmes interrogées ont déploré l’absence de l’autre lors de la transition à la parentalité. Ainsi, cette transition produit un premier déséquilibre de la relation qui porte sur la répartition des rôles, mais ne se traduit pas par un problème d’expression et de négociation. Le couple est affairé dans l’organisation pratique des soins, pris dans l’attention due au jeune enfant, il ne s’engage que rarement, à ce stade, dans une prise de distance critique quant à sa communication. Avec la naissance de l’enfant, la place du père est remise en question, le couple n’a plus d’espace pour lui. La déception de la femme devant l’établissement d’une répartition asymétrique des rôles devient conviction que le partenaire se dérobe, qu’il ne prend pas sa part d’engagement éducatif. Cette absence constatée du conjoint dégénère ainsi en difficultés attribuées à une incompatibilité de caractère. La personnalité du conjoint est alors mise en cause dans une forme de rationalisation.
C’est lors de la phase de scolarisation des enfants que des différends liés à l’expression et au sentiment explosent comme en écho aux premières difficultés d’organisation. L’accord tacite trouvé dans la répartition des tâches éducatives se rompt au moment où les enfants commencent à fréquenter l’école et que la parentalité ne se concentre plus principalement sur des problèmes pratiques de soin et d’apprentissages psychomoteurs pour aborder les orientations générales de valeurs (Parsons, 1983). Avec l’école, c’est aussi un système de normes moins particularistes et inégalitaires qui fait sa réapparition aux abords de la famille. C’est aussi à ce moment que le rapport problématique à l’autre prend un tour plus réflexif par le biais de l’expérience de difficultés d’expression et la reconnaissance d’une déficience des sentiments. Les couples vivant dans la phase scolaire du parcours de vie familial rencontrent plus souvent des problèmes de communication et des déceptions sentimentales. Ce dernier type de difficultés caractérise des couples déjà bien engagés dans un processus de dégradation de l’intimité conjugale, il faut donc partir de la difficulté à communiquer.
Lors de la transition de la scolarisation, on trouve la potentialité d’une modification importante des normes de répartition des rôles sociaux. La scolarisation de l’enfant est en effet associée en Suisse à une réinsertion des femmes sur le marché de l’emploi, qui se fait le plus souvent à temps partiel, dans des activités relativement précaires et peu gratifiantes (Widmer, Levy, Pollien, Hammer et Gauthier, 2003). Les déconvenues de la réintégration professionnelle qui, en fait, ajoutent une insertion professionnelle dévalorisée à des tâches familiales conséquentes rendent la relation d’intimité d’autant plus problématique. La communication comme garante et manifestation de l’égalité formelle ne peut s’établir, puisque ses conditions objectives manquent. La déception de la femme constatant la réticence de son partenaire à s’engager dans le projet familial et à endosser un rôle éducatif ne peut plus être attribuée à une éventuelle inaptitude masculine devant la petite enfance. L’impuissance à communiquer le désir d’être considérée au-delà de son rôle de mère infirme le projet familial qui accordait une situation égalitaire à chacun et prend le chemin du désamour. Le malentendu sur le partage des rôles, lorsqu’il est accompagné d’un effritement du sentiment, déborde sur le plan charnel. Les problèmes d’ordre sexuel apparaissent en effet relativement souvent à la suite de déconvenues sentimentales, elles-mêmes associées à la scolarisation des enfants. La sexualité peut alors émerger comme une dimension de la division genrée du travail familial, au même titre que l’éducation des enfants, et perd, de ce fait, son attrait au moment où les rôles familiaux s’estompent. Ce processus de dégradation de l’intimité s’apparente ainsi à une prise de conscience de la construction sociale des rôles sexuels.
La décohabitation des enfants finalise clairement le retour au face-à-face conjugal, puisque les couples situés dans cette dernière phase du parcours de vie familial ne connaissent pratiquement pas de difficulté d’absence de l’autre. Lorsque la relation n’a pas été trop ébranlée par la phase familiale, les problèmes de coordination se résorbent, entraînant avec eux la disparition des doutes sur le bien-fondé du couple.
En résumé, le type de déstabilisation du couple que nous avons dégagé émerge avec des difficultés traduites dans le sentiment que le partenaire est absent, problèmes que le couple doit affronter dès la naissance du premier enfant. Le problème d’absence a une connotation fonctionnelle : le partenaire n’est pas présent alors qu’on a besoin de lui. Ainsi, l’absence du partenaire semble articuler les nécessités matérielles d’organisation du couple lorsqu’il s’agit de prodiguer soins et attention au nouveau-né. Lorsque l’absence du partenaire persiste malgré une première prise d’indépendance des enfants, le sentiment qu’il y a une véritable divergence de caractère se fait jour. Le constat d’une incompatibilité de caractère arrive comme une interprétation définitive des difficultés du couple. On peut supposer qu’en s’établissant sur le terrain du renoncement à chercher une collaboration avec le partenaire, les difficultés attribuées à sa personnalité entraînent rapidement l’accroissement des dysfonctionnements du couple. Elles constitueraient ainsi une forme d’articulation dans le processus de dégradation de l’intimité qui relie des dysfonctionnements organisationnels à une interprétation en termes de sentiments. À la fin de la prime éducation des enfants, c’est-à-dire lorsqu’ils sont scolarisés, les aspirations contrariées de la femme peuvent émerger comme revendication. On peut penser que les divergences pratiques, sur l’organisation du couple, de la division du travail éducatif et de l’insertion professionnelle, ainsi que les divergences plus axiologiques de personnalité et de caractère se transforment en problèmes de communication parce qu’elles ne se heurtent plus aux nécessités éducatives du projet familial commun, mais à celles d’accorder des projets de réalisation de soi, en particulier professionnelle. Les difficultés d’expression déplacent la répartition inégalitaire des rôles sur le plan de la reconnaissance que les conjoints se portent mutuellement, ce qui touche directement les sentiments que les conjoints se portent.
Les difficultés d’ordre sexuel, quant à elles, peuvent apparaître pour diverses raisons à divers moments de l’histoire du couple. Nos données suggèrent que les mésententes sexuelles constituent un problème relativement fréquent parmi les couples contemporains, mais ne dépendent pas directement des phases du cycle de vie familial. Elles sanctionnent la disparition de la complicité conjugale en apparaissant plus particulièrement à la suite d’une déception sentimentale. On peut avancer l’hypothèse que les problèmes relationnels de ces couples sont indépendants de l’organisation familiale et de l’harmonisation des projets de vie, mais viennent par contre renforcer des difficultés préexistantes.
Une majorité des approches sociologiques de la famille se sont essentiellement penchées sur les problèmes relatifs à la division du travail professionnel, domestique et éducatif entre l’homme et la femme. D’un autre côté, on trouve des travaux à connotation plus psychosociale sur la conjugalité, qui s’intéressent à ses dimensions identitaires et relationnelles. Cette contribution a cherché à ébaucher, modestement, une voie qui ferait la synthèse entre ces deux perspectives. Cet éclairage permet d’élaborer une perspective pour laquelle les enfants ne sont plus simplement des êtres passifs, à nourrir, laver et éduquer, mais des acteurs à part entière de la dynamique familiale influençant indirectement le devenir du couple. Leur scolarisation, de ce point de vue, marque une étape décisive pour la famille, et donc le couple. Comme le soulignait Talcott Parsons, la scolarisation des enfants oblige le système familial à se repenser en interaction avec d’autres univers normatifs, celui de l’école, mais aussi celui du groupe de pairs de l’enfant (Parsons, 1983; Parsons et Bales, 1954). Les enfants font entrer dans le système familial une partie de leur univers extérieur (amis, école, activités parascolaires).
La dynamique suggérée par le différentiel des réponses entre les deux vagues a permis de tracer les linéaments d’une approche séquentielle de la dégradation de l’intimité conjugale à travers les phases du parcours de vie familial. Ce schéma exploratoire suggère une évolution de l’intimité en termes d’expansion des difficultés conjugales. À ce propos, quelques pistes de réflexion méthodologiques doivent encore être esquissées. Il faudrait se demander si ces variations sont dues à des changements dans le quotidien du couple ou dans la perception de ce quotidien. Le regard porté sur le couple et sur ses problèmes est une partie intrinsèque de l’intimité conjugale, et il serait intéressant de se pencher sur les stratégies que les couples mettent en oeuvre pour affronter les diverses épreuves des transitions. Il manque donc à notre étude des indicateurs positifs de l’intimité qui permettraient de reconnaître la qualité de la relation conjugale à travers sa capacité d’adaptation et sa créativité. Il faut encore rappeler que nous ne disposons que de deux points de mesure de l’intimité; il serait instructif de les multiplier de manière à saisir dans la moyenne durée, et non plus sur cinq ans seulement, l’intimité conjugale dans sa dimension processuelle.
Dans un autre registre, il pourrait être intéressant de développer une perspective comparative internationale afin de dégager les éléments contextuels larges influençant les équilibres conjugaux. Les dynamiques sociodémographiques relatives à la conjugalité en Suisse ont été décrites comme ressortant d’un modèle encore relativement traditionnel (Kellerhals et Widmer, 2005). Bien que la prévalence du divorce soit élevée, à l’image des autres pays européens, et atteigne plus de quatre couples sur dix, hommes et femmes restent liés par des dépendances très étroites provenant de leurs insertions inégalitaires sur le marché du travail. Bien que l’activité professionnelle des femmes se soit considérablement développée dans les cohortes récentes (Widmer, Levy, Hammer, Pollien, Gauthier, 2003), c’est la montée du temps de l’activité professionnelle à temps partiel qui marque cette évolution. Ainsi, les hommes continuent à dominer financièrement la dynamique conjugale par une carrière à plein temps. Nombre de femmes, au contraire, se trouvent prises dans les situations de « double charge », entre une activité professionnelle à temps partiel ou faite d’arrêts et de retours sur le marché du travail et la responsabilité principale pour les tâches éducatives et domestiques, un modèle qualifié de traditionalisme modernisé (Levy, Widmer, Kellerhals, 2002). Ces inégalités sont d’autant plus marquées que la prise en charge institutionnelle de la petite enfance reste dans de nombreuses régions du pays extrêmement limitées, alors que les normes sociales désignent la mère comme la principale responsable des soins à donner aux enfants en âge préscolaire. Cet ensemble particulier de traditionalisme du point de vue de la division du travail familial et de modernisme du point de vue des taux de divorce et de la valorisation de l’autonomie individuelle dans le couple (Widmer, Kellerhals, Levy, 2003) est susceptible de rendre particulièrement problématiques les transitions familiales associées aux enfants.
Parties annexes
Notes
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[1]
Cette étude a reçu le soutien du Fonds national Suisse de la recherche scientifique (subside 100012-107750/1) et du Fonds universitaire Maurice Chalumeau (Université de Genève). Nous remercions Jean Kellerhals pour sa relecture critique d’une première version de ce manuscrit.
-
[2]
Voir Rosine Bramly (2003), Mais pourquoi tu veux déjà quitter ta mère? ou le Syndrome du nid vide, Paris, Éditions Ramsay.
-
[3]
L’étude n’a pas pu être menée à bien auprès des hommes pour des raisons financières, les crédits disponibles ne permettant pas d’effectuer l’enquête auprès de tous les répondants de la première vague. Des analyses sur les données de la première étude ont relevé une grande similitude des évaluations des modes de fonctionnement et des problèmes par les conjoints (Widmer, Kellerhals et Levy, 2003 : 137-139). Les femmes s’impliquant davantage que les hommes dans la gestion relationnelle et domestique du couple (Duncombe et Marsden, 1993), le choix a été de se concentrer sur leur point de vue.
-
[4]
Pour des raisons de fluidité de lecture, nous ne préciserons pas chaque fois qu’il s’agit du point de vue des femmes et nous parlerons de façon générale du couple, de la famille dans son ensemble et de ses difficultés rencontrées en tant que collectif.
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[5]
Neuf couples sont passés directement de la phase scolaire à la phase postenfant. Nous profitons de cette note pour rappeler que ces étapes peuvent connaître des retours en arrière (naissance tardive d’un nouvel enfant) ou de brusques sauts en avant (décès, perte de la garde de l’enfant).
-
[6]
« En ce qui concerne votre vie de couple, pourriez-vous me dire si vous avez rencontré dans le passé ou si vous vivez maintenant les difficultés que je vais vous citer, et si oui, si ces difficultés ont créé des disputes sérieuses ou conflits importants dans votre couple? ». Les modalités de réponse sont : « oui, problème actuel », « oui, problème passé », et « non, pas de problème ». Les indicateurs suivants ont été sélectionnés pour approcher les problèmes d’intimité : « un sérieux manque de communication (difficultés à exprimer des sentiments, des émotions) »; « des violences physiques contre vous »; « des mésententes ou des problèmes dans les relations sexuelles »; « une forte déception sentimentale, du désamour »; « des rudesses ou contraintes sexuelles contre vous »; « d’importantes difficultés à se faire au caractère de l’autre, à sa personnalité, ses rythmes »; « des problèmes d’infidélité de votre conjoint(e)/compagnon(gne) »; « Des problèmes liés aux absences de l’autre ».
-
[7]
Ces estimations concernent bien entendu seulement les couples ayant perduré jusqu’en 2004.
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