Résumés
Résumé
Se ressentir français et se construire sur ou en marge de cette référence est le fruit d’une construction individuelle, sociale et collective dans laquelle la famille joue un rôle certain. En particulier, la mémoire faite de l’imbrication de la biographie des ascendants dans l’histoire nationale et son rôle dans l’élaboration des sentiments d’appartenance française diffèrent significativement en fonction du contexte sociohistorique. À un modèle de forte convergence et appropriation mémorielle assurant l’identification par filiation dans l’entre-deux-guerres, succède chez les natifs d’après 1940 un rapport différencié à l’imbrication de l’histoire des ascendants dans l’histoire nationale selon quatre configurations typiques. Le modèle mémoriel l’a emporté sur le modèle historique; l’heure est au droit d’inventaire et à l’individualisation.
Mots clés:
- Mémoire familiale,
- appropriation,
- affiliation,
- histoire,
- sentiment d’appartenance,
- France
Abstract
To feel that one is French and to raise oneself on or peripheral to the foundations of this reference is the result of an individual, social, and group construction in which the family plays a definite role. More especially, the collective memory built up from the interlacing of one’s forebears’ biography with national history and its role in developing feelings of membership in French society will differ significantly according to the socio-historical context. The model of strong convergence and memorative appropriation that ensured identification through filiation during the 1919-1939 interwar period gave way, amongst natives born after 1940, to relationships modified by the interlacing of ancestral history with national history, along the lines of four typical configurations. The memorative model has triumphed over the historical model: priority is now given to the right to inventory and to individualization.
Key terms:
- Family memory,
- appropriation,
- affiliation,
- history,
- sense of belonging,
- France
Corps de l’article
Se ressentir français, se construire sur ou en marge de cette référence, la considérer ou non comme une catégorisation pertinente et assez prééminente de soi est le fruit d’une construction individuelle, sociale et collective : il y a fabrique française de soi. La famille contribue assez substantiellement à l’élaboration de ces sentiments. Parents, grands-parents, arrière-grands-parents attestent tout d’abord d’une appartenance de fait, ancienne ou plus récente. Par delà l’ascendance, la socialisation familiale joue dans la transmission de valeurs, de pratiques et de référents culturels nationaux comme de modèles d’engagement collectif, explicitement ou implicitement. Les lieux et l’itinéraire spatial de la famille interviennent également dans le rapport que les individus développent avec le territoire, qu’il s’agisse de la France dans son ensemble ou de certaines contrées. Cette appropriation territoriale teinte et parfois même nourrit des sentiments d’appartenance[1] locale, régionale ou nationale.
Il est encore un domaine où les médiations familiales jouent un rôle significatif : il s’agit de la référence à l’inscription de la biographie des ascendants dans l'histoire nationale. Cet article se propose d'explorer la manière dont les individus jouent, dans la construction de soi comme français, des imbrications entre histoire des ascendants et histoire de France. À quels jeux de mémoire a-t-on affaire? Et comment rendre compte des écarts d’appropriation observés?
Pour ce faire, nous nous appuierons sur une recherche menée dans le cadre d'une thèse de sociologie portant sur le sens vécu de l'appartenance française (Helluy ép. des Robert, 2005). L'étude, dans son projet d'ensemble, s'intéresse à la manière dont les individus vivent leur rattachement à l'ensemble national, à la variété des expériences et des liens en analysant les pratiques ordinaires des individus et le récit fait de certains temps forts de leur biographie. Les travaux de F. de Singly (1996, 2000, 2003) en constituent le cadre théorique pour leur contribution à l'analyse des processus de construction de l'identité individuelle, dans une continuité de réflexion avec les travaux de G. Simmel, M. Halbwachs et N. Elias comme de P. Berger, T. Luckmann et A. Strauss. La perspective retenue diffère ainsi des approches classiques de sociologie politique qui abordent la question du sentiment national sous l'angle des postures politiques et morales à partir d'échelles d'attitude notamment.
Ce travail s'appuie sur une double enquête empirique : cinquante entretiens compréhensifs ont été réalisés en 2000, avant la passation, en 2003, d'un questionnaire auprès d'un échantillon stratifié de 412 individus résidant en région lyonnaise ou dans un rayon de 150 kilomètres alentour. Les entretiens compréhensifs (Kaufmann, 1996) ont été menés en deux points de collecte, en Lorraine (région de l’est de la France fortement éprouvée par les guerres mondiales) et en Île-de-France auprès de résidents de la région et, pour l’Île-de-France, de personnes de passage. L'échantillon qualitatif concerne des individus nés entre 1913 et 1978, il a été construit de façon raisonnée en constituant de petites grappes d'individus centrées sur un point particulier de problématique, le critère étant celui de la « pertinence théorique » (theoretical relevance) chère à B. G. Glaser et A. Strauss (1967; Demazière, Dubar, 1997). Les sous-populations obtenues sont d'une certaine façon contingentes, mais assurent la cohérence méthodologique de l'investigation et un accès au terrain à partir d'un critère précis et positif de recrutement. Ainsi, pour approfondir le lien entre histoire individuelle et histoire nationale et la place de l'histoire familiale dans l'articulation des histoires personnelles à l'histoire de France, un noyau de l'échantillon qualitatif raisonné a été constitué de personnes effectuant des recherches généalogiques, recrutées dans une boutique de généalogie[2], un autre, de personnes ayant participé à des événements clés de l'histoire nationale (Seconde Guerre mondiale, guerre d'Algérie, Mai 68 et mouvements de la période). Les autres grappes d’enquêtés sont constituées d’institutrices et de militaires, d’individus dont l'activité s'inscrit au contraire dans une perspective supranationale, d'acteurs du monde du sport, de viticulteurs, de militantes féministes et de militants associatifs luttant pour les quartiers populaires et l'immigration.
La constitution progressive de l’échantillon a permis d’obtenir un large panel de postures nationales et d’expressions de l’appartenance française auprès d’hommes et de femmes socialement et territorialement diversifiés, dix d’entre eux ayant une ascendance migrante ou coloniale.
Le guide d’entretien semi-directif visait à appréhender le sentiment d’appartenance nationale de façon empirique par les pratiques quotidiennes ou occasionnelles (y compris la fréquentation de l’histoire de France) et à travailler les enjeux identitaires en présence par une approche comparative et réflexive. De ce fait déjà fort longs, les entretiens ne visent pas un traitement sociologique exhaustif de la mémoire, en particulier familiale, et de ses supports. Les entretiens auprès de chercheurs d’ancêtres s’arrêtent un temps sur la pratique généalogique, ses démarches et enjeux, palliant en partie cette limite. Le guide aborde davantage les temps forts de la biographie des individus où l’appartenance française fut selon eux en jeu et la manière dont la famille, l’école et toute autre instance de socialisation citée interviennent dans l’élaboration de ces sentiments. C’est sur cette base et par tout un ensemble d’occurrences spontanées ou relancées (dès lors qu’un enjeu mémoriel affleurait dans l’entretien) que le matériau analysé dans cette partie de la recherche a été collecté. Son importance et la qualité des mécanismes de l’appartenance dévoilés ont justifié une analyse approfondie développée dans trois chapitres comparatifs de la thèse dont cet article souhaite rendre compte.
Une enquête par questionnaires a également été réalisée en 2003 à l'Université Lyon 2 [3] auprès de 412 personnes de la région de Lyon. Pour approfondir et confirmer les écarts générationnels mis en évidence tout en évaluant et maîtrisant l’incidence d’une ascendance migrante sur les manières de se dire et ressentir français, l’échantillon a été stratifié en trois groupes d'âge marqués par des contextes historiques significativement distincts (du point de vue du contexte national) et selon deux profils d'ascendance familiale. Les personnes interrogées sont ainsi nées entre 1917 et 1927, entre 1942 et 1952 et entre 1972 et 1982 (Percheron, Chiche (coll.), 1988; Percheron, 1993; Terrail, 1995 pour la justification des cohortes cibles); il s'agit d'hommes et de femmes, 50 % d’entre eux sont des Français nés de parents et grands-parents nés français, l’autre moitié ont des ascendants nés étrangers : l'échantillon final compte 35 % de Français (ou binationaux) nés de parents français et de grands-parents nés avec une autre nationalité, 15 % de Français (ou binationaux) nés de parents et grands-parents nés étrangers. L’échantillon quantitatif est plus populaire que les individus rencontrés en entretien[4], diversifiant davantage la population sondée. Les deux échantillons obtenus sont très complémentaires et ont permis de progresser dans l’analyse en travaillant les deux démarches de façon emboîtée.
Le sentiment d’appartenance nationale se nourrit des effets de la vie sur le sol d’un même État. Tout un ensemble d’expériences se trouve sédimenté au cours de la biographie des individus : expériences et contextes de vie les socialisent et les conduisent à jouer une palette de « répertoires »[5] nationaux (de Singly, 2003). Cette palette, malléable au cours du temps, s’est formée et colorée au gré des affiliations territoriales des individus, de leur histoire singulière, de leurs appartenances et expériences sociales.
Les individus mettent aussi nettement en perspective leur manière de s’éprouver Français avec certains épisodes de l’histoire de France, directement vécus ou non. Une attention a donc été donnée à l’analyse des traces du passé national : sous quelles formes le passé national et le passé des groupes dont les individus sont membres empiètent-ils sur eux et jouent-ils sur leur manière de s’éprouver Français?
1. Les cadres sociaux de la mémoire familiale
1.1. La clé d’interprétation sociohistorique
L'analyse a opéré par regroupement des entretiens selon la similitude des traces laissées par un ou plusieurs événements, directement vécus ou non, et dont l’incidence s’avère structurante et durable. En procédant de la sorte, les groupes constitués coïncident avec trois larges cohortes : les natifs de 1913 à 1935, ceux de 1940 à 1955 et les natifs d'après 1965. L’analyse comparée de ces trois sous-populations s’est révélée fort féconde et invitait à mener une analyse sociohistorique longitudinale de la manière dont les sentiments d’appartenance française des individus de chacune de ces trois larges cohortes sont construits.
Le matériau collecté et la grille de lecture retenue pour dévoiler les ressorts de l’appartenance française cadrent avec une perspective toute halbwachsienne et straussienne. Le souvenir est traité comme une reconstruction du passé ayant le présent comme point de perspective. Or, chaque individu est aussi au point de rencontre d’une pluralité de mémoires collectives qui ont une incidence plus ou moins grande sur lui, le passé n’affectant pas de la même manière tous les individus. La fabrique mémorielle de soi (Helluy ép. des Robert, 2005) désigne cette double interaction de reconstruction du passé en fonction du présent et de construction de soi en fonction du passé pris en compte. Cette construction mémorielle n’est séparable ni des cadres sociaux dans lesquels l’existence d’un individu s’est déroulée (Halbwachs, 1950) ni des matrices d’interprétation historique socialement disponibles : tous les épisodes du passé national ne sont pas socialement actifs, certains le sont plus que d’autres et sont sujets à des interprétations collectives (Strauss, 1992 v.o. 1959), certains sont même parfois politiquement instrumentalisés (Cahiers français, 2001), là où d’autres sont maintenus sous silence.
1.2. Des effets d’ancrage historique au dévoilement d’un rapport singulier à la mémoire familiale
L’analyse sociohistorique des trois larges cohortes montre combien les sentiments d’appartenance française ont connu au cours du XXe siècle de fortes variations sociohistoriques en intensité mais surtout dans leurs formes. Les natifs de l'entre-deux-guerres ont bénéficié d'une socialisation, d'un contexte biographique et d'un mode de rapport au national nettement plus favorables à l'appréhension française de soi que les cohortes suivantes.
L'analyse montre aussi combien l’appropriation faite du passé national par les natifs de 1913 à 1935 est significativement distincte de celle des natifs d'après 1940, et combien l'usage fait de l’imbrication de l'histoire des ascendants dans l’histoire de France diffère. C’est là l’élément central dont nous souhaiterions rendre compte. Le propos consiste à dire que la « situation de génération » (Mannheim, 1990, v.o. 1928) impose une forte marque sur l’usage fait du passé national des ascendants et constitue la toile de fond sur laquelle interviennent des variations biographiques, plus secondaires, liées par exemple au fait d’avoir des ascendants issus de l’immigration ou de témoigner d’une forte affiliation régionale ou locale.
1.3. L’appropriation spatiale : une incidence des médiations familiales sans variation sociohistorique
La clé de lecture sociohistorique n’a pas toujours le même pouvoir heuristique. Ce type d’analyse n'éclaire pas par exemple les variations de la place des médiations familiales dans l'appropriation du territoire[6]. L’effet de détermination sociale le plus opérant est ici le positionnement social des individus : l’appropriation prééminente de l’espace national concerne des individus issus de milieux privilégiés et presque exclusivement héritiers. En revanche, les profils de faible investissement spatial[7] des lieux familiaux et des lieux de sa propre biographie concernent davantage des individus en ascension socioprofessionnelle. La mobilité sociale semble ainsi bouleverser les repères spatiaux et la sensibilité spatiale des individus.
Notons aussi que l'analyse des écarts de mobilisation de l'histoire familiale dans la fabrique territoriale de soi s’avère tout à fait intéressante pour l'étude des faits généalogiques. Elle permet en particulier d’approfondir les notions d'ancrage et d'enracinement. L’ancrage est le fruit d’une appropriation telle que les individus opèrent un travail de mise en intrigue et de production narrative d’eux-mêmes ayant les lieux pour matière première : ils se racontent à partir du lieu d’attache et en référence à l’incidence de ces lieux sur eux-mêmes. Le lien territorial donne une consistance aux individus et nourrit leur désir de singularité, désir exacerbé dans le contexte de la modernité avancée. L’enracinement fait en revanche l'objet de certaines critiques à l'heure où l’héritier écrit le testament plus qu’il ne le reçoit comme une prescription s’imposant à lui. Étant associé idéologiquement à l'idée de continuité totale et d'imposition d'une transmission, l'enracinement ne serait pas une image « adéquate » pour décrire la modernité des attachements territoriaux (de Singly, 2003, p. 108). Pour autant, les entretiens montrent que recourir aux termes « racines » ou « enracinement » garde une pertinence pour aujourd’hui. L’analyse croisée des entretiens avec Régis et André est ici tout à fait révélatrice des enjeux en présence. Si tous deux se réfèrent de façon prééminente et exclusive à leur région natale pour se définir, seul le premier utilise le mot « racine » :
Le sens de la maison est très fort chez nous : c'est l'etchera. On appelle les gens par le nom de la maison. On a un enracinement extraordinaire dans ces maisons. La maison appartient à la famille, c'est la maison natale, c'est la racine, c'est le pivot. C'est pas la maison qui m'appartient! C'est plutôt moi qui appartiens à la maison! Et ça va de descendance en descendance. (Régis, né en 1951, viticulteur.)
Parler de « racines », c’est dire que le lien familial est un moteur d’attachement territorial. Si a contrario, ce terme est absent de l'entretien d'André, c’est précisément parce que le ressort généalogique n’opère pas comme vecteur d’appropriation :
Ma famille [même si elle est lorraine et très lorraine], ils me l'ont pas inculqué mon lotharingisme, pas du tout. C'est moi qui l'ai découvert parce que j'ai pu au cours de mon existence changer de localisation à l'intérieur de l'espace France et ça m'a donné des idées sur la Lorraine en particulier, que les Lorrains ne peuvent pas avoir quand ils n'en sont pas sortis. Si je suis lorrain et très lorrain, c'est parce que j'ai eu la chance d'en sortir et d'y revenir. Ça c'est très important! (André, né en 1922, vétérinaire à la retraite.)
La notion d'enracinement est ainsi fort utile pour désigner non pas un degré intense d'attachement territorial, mais la mobilisation de l'argument généalogique comme vecteur d'appropriation spatiale. La notion d'ancrage n'inclut pas cette référence à la filiation.
Mais qu’en est-il des jeux de mémoire et de filiation concernant les événements de l’histoire de France vécus par les ascendants? Que dévoile donc la clé d’interprétation sociohistorique retenue? Et quels sont, en préambule pour chaque « situation de génération », les cadres sociaux de la mémoire familiale?
2. L'entre-deux-guerres : l'histoire nationale, une mémoire familiale vérifiée
Les natifs de 1913 à 1935 se construisent, pour le plus grand nombre, dans l'identification au national, une identification forgée avant 1940 dans un contexte de ferveur nationale et de patriotisme affiché faisant fortement référence au passé glorieux de la France. Héritée pour une part, cette identification à forte consistance mémorielle et historique s’est cristallisée ensuite dans les épreuves de la Seconde Guerre mondiale et des guerres d'émancipation coloniale[8]. La mémoire familiale de certains temps forts de l'histoire française y tient une place de choix. Il est en particulier régulièrement fait mention de la guerre de 1870 et de celle de 1914-1918, et ce, bien davantage que dans les entretiens des cohortes suivantes. Récits familiaux, anecdotes, cadres photos ou souvenirs des blessures de guerre d'un grand-père ou d'un oncle permettent l'appropriation d'événements historiques intervenus en amont.
Tout à l'heure, vous évoquiez le fait que vous êtes alsacienne avec une mère française de l'intérieur, quelle importance ça a pour vous cette dimension alsacienne?
Le fait que c'était mélangé, y avait un élargissement parce que chacun de nous voyait la France à sa façon : mon père nous racontait toutes les histoires de la guerre de 70, les conséquences de quand ils ont perdu l'Alsace. Alors nous avions des tas d'histoires, des faits précis. On allait chez le frère de papa, c'était pareil! Alors maman c'était encore différent : elle avait passé cette fameuse guerre de 14-18 du côté de Verdun, le père de mon grand-père est mort à la guerre de 70, mon grand-père maternel nous racontait les événements sous le côté français. Ça donne une dimension totalement différente. […] Ça m'a marquée. J'aimais ces histoires… Y en a dont je m'rappelle tellement : quand les Allemands se rapprochaient de Paris et qu'ils disaient : « Nach Paris, nach Paris! », ça c'était la guerre de 14-18 et que maman disait : « Vous voyez! Là encore les Allemands ont cru que nous n'avions […] qu'ils pouvaient s'avancer, s'avancer, il a suffi qu'on mette quelques tanks, alors qu'il n'y avait rien derrière, ils ont perdu là bêtement avant d'arriver à Paris! », et alors elle faisait la différence entre le Français et entre l'Allemand qui était lourd […] [Rires] (Lucie, née en 1923, femme au foyer.)
L'histoire familiale s'entrecroise en de nombreux points avec l'histoire nationale, l'appropriation de l'une et de l'autre s'en trouvant simultanément renforcée. L'héritage est approprié comme par immersion, presque sans possibilité de s'y soustraire tant le contexte générationnel de l'entre-deux-guerres est empreint d'un patriotisme jovial et mythique. Ce dernier se nourrit d'un fort esprit ancien combattant dans un rapport allégorique à l'histoire de France, cultivé en particulier par l'institution scolaire.
L'appropriation faite de l'histoire des ascendants assure pour ce groupe d'âge une articulation convergente de son histoire à soi avec l'histoire collective française au-delà de la diversité des parcours de vie. La mémoire familiale française joue comme une « obstination durable », pour reprendre la déclinaison d'A. Muxel (1986) : l'histoire transmise des ascendants constitue un soubassement repris à son compte par l'individu, articulant dans la continuité ses propres expériences nationales ultérieures jusqu'au tournant des années 40-60.
L'affiliation mémorielle familiale n'opère pas seule, elle est redoublée d'une disposition particulière (au sens de Lahire, 2002), d'une appétence forte pour l'histoire proche ou savante, aiguisée socialement en particulier à l'école. Elle aussi concourt à l'appropriation de l'histoire nationale. Pour un grand nombre de natifs de l'enquête nés entre 1913 et 1935, cette disposition se traduit aujourd'hui par des pratiques historiennes ordinaires telles que la lecture régulière de livres à caractère historique, l'abonnement à une revue d'histoire, l'écoute d'émissions radiodiffusées ou télévisées, la visite de musées… Elle passe également par la pratique actuelle de la généalogie familiale en vue de transmettre l'histoire de famille aux petits-enfants ou de trouver des similitudes intellectuelles notamment avec leurs ascendants. Si un effet d'âge joue ici, l'effet de « situation de génération » (Mannheim, 1990 v.o. 1928) nous semble exercer également son emprise, la pratique généalogique étant un prolongement de la disposition mémorielle et historienne acquise dès l'enfance.
Transmission, disposition mémorielle et historienne et rapport allégorique à l'histoire ont joué de concert. Ils ont eu des effets cumulatifs, soutenant l'appropriation de l'histoire familiale française et plus généralement de l'histoire de France, suscitant in fine une attitude d’allégeance nationale. Celle-ci favorisait à son tour la réceptivité mémorielle d'individus qui se sentaient fortement membres, qu’ils soient d’ascendance française ou non. L’entretien de Samuel, ancien ouvrier devenu imprimeur, arrivé de Pologne à l’âge de deux ans et demi, est tout à fait révélateurs des dynamiques en présence :
Donc pour vous, être français a toujours été quelque chose d’évident?
Ah oui, je crois que je pourrais pas être […] non! Je me souviens : ma première leçon d’histoire quand je suis rentré à la grande école comme on disait, c’étaient les Gaulois : Notre pays s’appelait la Gaule, ses habitants étaient les Gaulois! Je m’en rappelle, j’ai toujours gardé cette récitation, j’étais fier! Ça faisait quatre ans que j’arrivais de Pologne, j’étais fier d’être gaulois! [Rires] Je me suis rendu compte beaucoup plus tard que j’étais pas si gaulois que ça, mais enfin… Je l’ai jamais oubliée cette leçon! J’étais fier d’être descendant des Gaulois.
(Plus tard dans l’entretien) Et comment avez-vous vécu les années 30?
C’était une période quand même très fasciste en France, ça se ressentait dans la vie quotidienne. Et puis y a eu 36 où y a eu cet élan de libération en tout cas verbale! Mon père m’amenait participer à toutes les actions du Front populaire. J’étais tout gosse mais il m’amenait dans tous les trucs! Mais ça n’a duré que ce que durent les roses! Dès 37, avec le danger, l’invasion de l’Autriche, ça recommençait, ça s’est durci, ça s’est très vite durci. Pendant l’Occupation, à chaque fois qu’on pouvait afficher le drapeau tricolore – c’était en plus un risque –, on le faisait! Donc c’était un combat! Et c’était un attachement! (Samuel, né en 1928, ancien ouvrier devenu imprimeur.)
L’épreuve terminée, Samuel évoque avec une émotion palpable le jour où il a reçu dans le tournant de l’année 1947 sa carte d’identité française puis sa carte d’électeur en remerciement de l’engagement volontaire de son père aux côtés de la France en 1939 et en 1944. L’identification française est d’autant plus forte pour Samuel que ses parents ont fui l’autocratisme du régime polonais pour embrasser la citoyenneté du « pays des droits de l’Homme ». La mémoire familiale de l’exil pour la liberté et celle des temps d’engagement paternel le font français, en articulant parfaitement l’affiliation historique de soi comme descendants des Gaulois acquise à l’école. Pour Samuel arrivé de Pologne, comme pour tous les enfants de France, « le but ultime [de l'histoire nationale constituée en institution de la nation] consistait bien dans une identification par filiation. C'est en ce sens qu'histoire et mémoire ne faisaient qu'un; l'histoire était une mémoire vérifiée» (Nora, 1992, p. 997) en particulier à travers la mémoire familiale. Pour ces Français nés entre 1913 et 1935, non seulement la mémoire familiale appropriée s’articule pleinement à l’affirmation française de soi, mais plus encore elle la soutient. Elle est un vecteur d’affiliation française, c’est là tout son enjeu du point de vue de l’analyse des sentiments d’appartenance française.
3. Les natifs de 1940 à 1955 : recul et différenciation de l'appropriation de la mémoire familiale française
Le modèle d'identification nationale à forte consistance mémorielle de l'entre-deux-guerres n'est plus de mise pour les individus nés à partir de 1940[9]. La reconstruction et les Trente Glorieuses s'opèrent en effet dans la mise à distance de la Seconde Guerre mondiale, le mythe d'une France résistante (Rousso, 1987) et une certaine occultation des conflits liés à la décolonisation. La disparition progressive de tout sentiment d'adversité vis-à-vis de l'Allemagne grâce au développement de liens interpersonnels notamment et la cristallisation des peurs vers le bloc communiste à l'Est introduisent en outre de fortes discontinuités historiques avec la période précédente : l'expérience du passé proche éclaire moins les enjeux contemporains. Le rapport au national s'apaise donc après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale en se décentrant de la mémoire. L'heure est désormais à l'affiliation avant tout culturelle et à l'adhésion aux valeurs héritées des Lumières, avec l'école pour principal acteur. La référence au national se fait plus implicite.
La double médiation de la mémoire familiale et de l'histoire – vecteur central de l'identification nationale des natifs de 1913 à 1935 – n'opère dès lors plus de façon aussi récurrente et commune. Le passé convoqué, le sens qui lui est donné et l'usage qui en est fait au regard de la fabrique française de soi varient désormais nettement selon les individus. Quatre modes d'affiliation historique française ont été mis en évidence (Helluy ép. des Robert, 2005) avec dans chaque configuration, un usage différent de la mémoire familiale.
3.1. Une double distanciation vis-à-vis du passé familial et national
Un premier profil d'individus se construit dans une double distanciation vis-à-vis du passé. Il y a non-appropriation de l'histoire familiale française, en particulier des épisodes vécus par les parents en 1939-45, et faible intérêt pour l'histoire de France peu fréquentée et maintenue à distance.
Moi je suis née en 47. Donc mes parents ont connu la guerre, ce sont des gens qui ont le sentiment d'être français parce qu'effectivement y a eu une période difficile en France. Moi je dis toujours que cette période-là – et je le pense vraiment –, cette période-là pour moi ça fait partie de l'histoire au même titre que ce qui s'est passé au XIXe siècle! […] Ça fait partie de l'histoire de mes parents mais pas de la mienne. Je ne suis même pas née pendant ces années-là! Je suis arrivée carrément après! En plus, du côté d'une de mes grands-mères, j'ai des attaches en Belgique. Ça m'allait bien de me sentir européenne, cette part belge! (Véronique, née en 1947, directrice d'une association de femmes.)
L’histoire des ascendants n’est pas occultée, certains peuvent même trouver plaisir à dessiner des arbres généalogiques par goût intellectuel ou familial, cependant ils ne se sentent pas héritiers des enjeux auxquels les aînés se sont confrontés. La mémoire familiale n'est pas appropriée : bien que des éléments soient connus et repris dans le récit, ils ne le sont qu'à titre descriptif, ces individus ne se sentant pas « affectés » (Halbwachs, 1997, v.o. 1950) par le passé reçu par témoignage ni même par les événements historiques traversés au cours de leur biographie. Le passé national semble ne semble pas avoir prise sur ces individus, ce qui participe au façonnage d’un rapport au national plus implicite, parfois même hésitant.
Pensez-vous que votre famille a contribué à faire que vous vous sentiez française?
Oui… [Faible] Ce n'était pas une dimension qui était mise en avant. Mais en même temps, je n'imagine pas […] – mais j'en ai jamais discuté –, je n'imagine pas mon père non marqué par ce qui a fait sa vie. Pour échapper au STO en Allemagne, il s'est engagé dans la gendarmerie. Après, cette carrière a fait qu'il est allé défendre le pays […] – le pays, j'en sais rien! – en tout cas, la… le pays France l'a envoyé au nom de la Francea en Indochine et puis en Algérie. […] On ne nous disait pas qu'il fallait être fier d'être françaisb, mon père n'a jamais dit qu'il s'était battu pour la Francec! […] Aujourd'hui mes parents écrivent leur histoire. Un de mes frères ne veut pas que mon père raconte cette période-là. Il ne veut pas savoir ce qu'a vécu son père! Moi je pense que mon père doit raconter ce qu'il a envie de raconter. (Véronique)
Les circonvolutions de Véronique (a) mettent fortement en exergue la difficulté à qualifier la nature du lien national, la faible appropriation du sens des événements vécus par son père, tout comme l'absence de volonté parentale de transmission d'un sens national prégnant (b et c).
Le legs familial est désormais choisi par l’individu lui-même : un enfant peut avoir son mot à dire sur les épisodes qu’il souhaite voir figurer dans l’album familial et peut également choisir de prendre en charge tel ou tel élément de l'héritage plus en adéquation avec lui-même : « Ça m’allait bien de me sentir européenne, cette part belge! » La relation d’héritage est nettement inversée, elle opère à rebours d’un usage ordinaire où le légataire compose seul le testament. Ici, seule une part de l’héritage est conservé. « Ce qui a pour effet, incontestable, qu'une autre part peut disparaître comme élément constitutif des individus, sans tomber nécessairement dans l'oubli, en basculant dans le patrimoine » (de Singly, 2003, p. 33). Ainsi, c’est surtout la composante patriotico-nationale de l’héritage familial qui fait l’objet d’une mise à distance.
3.2. Lorsque l'appropriation mémorielle soutient la fabrique française de soi
Un second groupe d'individus témoigne d'une affiliation historique française engagée, construite sur une double appropriation mémorielle familiale et historico-culturelle. Ce profil a des similitudes avec celui des natifs d’avant 1935, mais avec une tonalité centrée sur la tradition française des droits de l'Homme, l'esprit des Lumières et la culture française. La mémoire familiale de certains temps forts de l'histoire de France n'est convoquée explicitement que par des individus d'ascendance migrante et porte surtout sur la Seconde Guerre mondiale : d'aucuns y découvrent un sens certain de l'engagement national ou de la lutte contre les oppressions.
Mon père est né en Italie dans le Piémont, c'était un immigré. […] Puis y a eu la déclaration de guerre, il a pas eu grand choix! Il a fait le bon! Il a rejoint de Gaulle et à ce moment-là il a fait vraiment ce qu'on appelle une belle guerre. Moi j'ai été bercé dans ce mythe! [Rires] : Bir Hakeim, Cassino, la Résistance, enfin, toute […] J'ai vraiment été bercé là-dedans! Et être français vu de ce point de vue-là pour moi c'est quelque chose qui sonnait high-tech! […] La génération de mon père et de la mienne, on était très, très fiers d'être français! Y avait comme une volonté de devenir français! […] Moi, mon père, c'est pas tellement sa guerre, c'est vraiment le désir d'être français! Quand il a été naturalisé à la Libération, c'était pas rien quoi! (Michel, né en 1945, artiste peintre.)
Pour les enfants d’immigrés ou de naturalisés, la Seconde Guerre mondiale scelle définitivement l'insertion de leur biographie et celle de leurs enfants dans l'histoire de l'Hexagone : s'il ne s'agit pas nécessairement de la première page du récit familial en France, il s'agit assurément d'un chapitre central dans l'affirmation d'une appartenance française, mémoire est donc volontairement transmise et appropriée par les enfants dès lors qu'ils souhaitent affirmer une appartenance analogue. Pour les quelques Franco-Français relevant de cette configuration, l’épisode est en revanche passé sous silence conformément à l’esprit du temps.
Je n’ai pas de souvenir qu’on ait parlé par exemple de la déportation des Juifs dans ma famille, autour de moi, même à la limite au lycée. C’est quelque chose dont j’avais entendu parlé mais que très vaguement! Je ne connaissais rien! Rien! Donc, c’est vrai que quand j’ai rencontré mon mari, je dirais que j’ai presque fait une découverte quand même… (Annick, née en 1940, psychologue scolaire.)
La mémoire familiale porte davantage sur les attitudes des ascendants au quotidien, les valeurs exprimées à travers elles, que sur un contenu historique explicite.
Qu'est-ce que ça signifie concrètement être français pour vous dans votre vie?
[…] Je suis attaché à être français par la défense des valeurs républicaines! On est dans un pays libre! On l'a… ça n'a pas été simple! Mais je me sens fier, porté par mes parents, mes grands-parents, mes arrière-grands-parents, de m'avoir mis dans un pays où je peux m'exprimer sans être emprisonné! […] À tout moment qu'elles s'expriment, je me sens encore un peu plus impliqué dans ce patriotisme qui est celui-là, celui des valeurs républicaines!
(plus loin) Pensez-vous que votre famille a contribué à faire que vous vous sentiez français?
Ah! oui! Oui, je crois que la défense de ces valeurs même si elles sont moins intellectualisées que moi, c'est sûr que… (Jean, né en 1949, fonctionnaire parlementaire.)
Attachés tant à l'histoire de France qu'ils connaissent et fréquentent qu'à l'histoire de leurs ascendants, ces individus se sentent liés au passé national jusqu'à éprouver un sentiment de responsabilité à son égard, signe d'une réelle appropriation : « [P]uisqu'on le porte dans le sens positif, y a pas de raison qu'on le porte pas dans le sens négatif! […] Je crois que ce serait malheureux de ne pas en porter une trace! » (Jean). Exerçant une conscience historique critique vis-à-vis de l'histoire française (qui anime et vivifie leur désir d'engagement au sein de la société française), tous revendiquent un droit d'inventaire concernant le passé :
Le passé ne peut pas être hagiographie, gommant toutes les zones d'ombre. Les leçons du passé ne peuvent être tirées que si, et seulement si, le bilan n'est pas tronqué. Le droit d'inventaire est nécessaire, même au prix d'un affaiblissement de l'admiration envers les générations précédentes. Il autorise un tri entre ce qui mérite toute notre considération et ce qui peut être critiqué.
de Singly, 2003, p. 31
sans pour autant que cette dernière part soit enfouie dans la non-conscience, ou l'inconscient, comme un secret de famille ou d'État.
Pour qu’il en soit ainsi, il aura fallu qu'une expérience biographique particulière intervienne et assure une réelle incorporation du sens de l'histoire reçue en héritage scellant en chacun la soif de défendre la cause. Pour tous les individus de ce groupe, c’est la guerre d’Algérie qui a été l’événement catalyseur. Tous expliquent avoir été touchés, choqués à un moment précis par le conflit et avoir réalisé à cette occasion le sens et la nature de leur appartenance française. Là encore, la trame sociohistorique explique la typicité de ce rapport d’appropriation de la mémoire familiale et du passé national, là où la singularité de l’histoire familiale, en référence à une ascendance étrangère ou non, est secondaire.
Alors que la trame d'interprétation de l'histoire s'imposait aux natifs de l'entre-deux-guerres, l'horizon de sens pour les natifs d'après 1940 est façonné par l’individu lui-même, subordonné à la construction de soi. La transmission opère par élection d’une tradition ou d'une filiation réactivée et mobilisée volontairement jusqu’à soutenir pour les individus de ce profil un engagement social ou politique.
3.3. Lorsque l'histoire familiale exige une vigilance critique dans le rapport au passé
Un troisième groupe mobilise des références plurielles dans un rapport stabilisé à l'histoire nationale. Les récits familiaux, les attaches territoriales familiales, tout comme les lectures historiques, les pratiques touristiques et muséales ont conduit les individus de ce profil à s'affilier prioritairement à l'histoire régionale. Les recherches généalogiques entreprises par plusieurs ont été un réel mode d'appropriation d'une affiliation simultanément familiale et régionale.
C’était le besoin de savoir comme ça les origines. C’était un peu l’identité en même temps, identité de soi, identité de la famille puis le besoin de savoir réellement, de l’avoir touchée du doigt, de l’avoir étudiée du doigt plutôt que de l’entendre dire par les parents ou les grands-parents. (Simon, né en 1948, viticulteur.)
La quête généalogique n'est pas ici le prolongement d'une disposition mémorielle et historienne comme c’est le cas chez les natifs d'avant 1935, elle est plutôt un vecteur, une étape dans un processus d'appropriation historique et d'affiliation. Lieux et familles agissent comme la matrice première d'interprétation de ces individus, ils en sont « les cadres sociaux de la mémoire » : aussi, selon les particularités historiques propres à la région d'attache et la sensibilité personnelle déployée, l'appartenance française peut être soutenue – comme pour certains individus d'Alsace ou de Lorraine – ou au contraire mise à distance – comme cela peut être le cas avec le Pays basque.
Sur cette toile de fond, l'appartenance française a fait l'objet d'un questionnement et d'un travail sur l'histoire des ascendants ; ce questionnement est intervenu entre 25 et 35 ans. Ce travail constitue un interstice de repositionnement national de soi, et c'est là tout son enjeu. Dans les cas où l'histoire régionale appropriée joue plutôt contre l'appréhension française de soi, l'histoire familiale peut contraindre à un regard plus nuancé.
Est-ce qu'il y a un moment de votre vie où vous vous souvenez vous être posé des questions sur le fait d'être et basque et français?
La question que je me suis peut-être posée c'est quand je discutais avec papa, c'est vrai qu’il a quand même fait sept ans de guerre : deux ans de service militaire, un an de guerre et quatre ans et demi de captivité en Prusse orientale plus six mois de plus en Russie. Là je me sens un petit peu français parce qu'on a un pays qui a été attaqué par des ennemis et que des gens ont souffert, des gens sont morts pour défendre ce pays. […] C’était autour de mes vingt ans, on en a parlé un petit peu et c'est vrai que bon là je […] (Régis, né en 1951, viticulteur.)
La fidélité à l'histoire familiale évoquée ensemble – « il ne faut pas tout renier », explique Régis – permet d'entretenir un lien réfléchi au national évitant de se construire complètement dans le contre.
Pour Jacques-André, c'est sur fond d'affiliation historique mosellane et française qu'à l’occasion de recherches généalogiques il réalise avoir des ascendances allemandes, et cela constitue un véritable bouleversement de ses appartenances :
La découverte est relativement récente puisque […] Bon je savais que j'avais un grand-père qui avait été naturalisé par mariage, mais je ne savais pas qu’il était allemand. […] Je savais par la famille que l'arrière-grand-père était un fonctionnaire allemand qui était venu après la guerre de 70. Mais bon, c'était flou quand j'étais gosse, maintenant que j'ai fait de la généalogie, je sais mieux ce que ça veut dire! Alors ça relativise plein de choses parce qu'on dit : « Attends, y avait ce que les parents nous ont dit de la guerre et des Allemands, puis quand on remonte à quatre générations, on tombe sur des ancêtres allemands, alors… » et qui n'ont rien à voir avec ces histoires de guerre ou quoi que ce soit, puisque c'était sous Napoléon!
Ça vous a aidé un petit peu à vous poser?
Ah! oui, à relativiser beaucoup de choses! À dire : oui y avait des problèmes de guerre, c'est sûr, mais il faut les dépasser et il faut voir plus loin! (Jacques-André, né en 1949, ingénieur.)
La présence d’ascendants allemands a transformé la vision nationale du monde de Jacques-André. La découverte pleinement assumée par l’individu qui a eu l’initiative de la quête généalogique a sonné comme un coup de canon dans le théâtre familial dont la représentation est désormais mise à distance : « [Ç]a relativise beaucoup de choses », scande-t-il par trois fois. Dorénavant l’histoire propre n’est plus le fruit d’une imprégnation collective, mais entre dans un rapport réflexif et réfléchi à soi, à la biographie des ascendants et à l’histoire nationale.
Cette découverte aboutit à une recomposition de son affiliation française : de potentiellement exclusive et tournée contre les anciens adversaires, elle s'ouvre désormais à une réelle adhésion européenne capable de « dépasser » les crispations nationales nourries par les guerres. Il n’y a pas reproduction de l’identification nationale des parents, mais « obstination par éclipse » dans la déclinaison d’A. Muxel (1986). L’héritage est assumé tout en faisant l’objet d’arbitrages et de recompositions de sens; ce n’est pas tant l’histoire des ascendants qui occupe le devant de la scène – comme chez les aînés – que l’individu lui-même tirant les fils de l’histoire familiale dans la construction de soi.
La fidélité aux mémoires familiales ou locales assure en somme – c'est là son rôle – une vigilance dans le rapport au national. La pluralité des transmissions et leur non-convergence occasionnent pour les individus de ce troisième profil un jeu de distanciation ou de rapprochement, empêchant une vision simplificatrice de la réalité.
3.4. Une douloureuse articulation de l'histoire familiale à l'histoire française
Un quatrième et dernier groupe d'individus connaît une articulation douloureuse de l'imbrication de la biographie des ascendants dans l'histoire française. Pour les natifs de 1940 à 1955 relevant de ce profil et d'ascendance migrante, la tension a été un temps résolue par l'occultation de l'histoire propre, au bénéfice de la croyance en l'intégration républicaine.
Mon père a été arrêté par des policiers français! Bon alors c'est […] D'ailleurs il ne m'a pas du tout transmis de ressentiment. Pourtant, ils m'ont transmis du ressentiment vis-à-vis de la Pologne! Ils ne m'en ont pas transmis vis-à-vis de la France. Mais s'ils ne m'en ont pas transmis c'est parce que les Juifs à l'époque ont fait très profil bas quand même! Ils ont participé de ce mouvement de réconciliation nationale. Ce que je comprends! Oui complètement! (Anna, née en 1948, chargée de mission à la Culture.)
Certains parents ont ainsi limité les transmissions culturelles et mémorielles, gardant en particulier le silence sur les collusions françaises dans la déportation des Juifs de France. Malgré tout, l'histoire familiale et collective a infusé l'enfance :
C’est passé en direct! Je veux dire j’ai pas eu besoin […] mon père qui avait fait les camps de concentration, il avait donc un numéro, ne m’a jamais parlé de camps de concentration. Mais je crois que j’ai compris très petite qu’il y avait quelque chose d’abominable là-dedans. Donc, c'est passé en direct! (Anna)
Il y a eu appropriation d'une mémoire familiale implicite, longtemps empêchée. « Le silence sur soi – différent de l'oubli – peut [en effet] être une condition nécessaire de la communication » (Pollack, 1993, p. 38). Cette histoire héritée et faite sienne a créé une brèche profonde dans le rapport au national d'Anna et de ses pairs.
Mais progressivement, à partir des années 1970, un travail de mémoire s’est opéré. Il est intervenu au croisement d’événements biographiques personnels – le décès d’un père ancien déporté, la mise à distance de la « peur » sociale grâce au temps fort « de solidarité, de vie commune réelle » de Mai 68 – et là encore, d’une nouvelle conjoncture sociohistorique : entre 1971 et 1974, c’est le « retour du refoulé » selon l'analyse d'H. Rousso (1987). Le miroir se brise et les mythes volent en éclats : après avoir mis en avant à la fois les souffrances partagées des Français et la France résistante, la mémoire de l’Occupation met désormais l’accent sur le projet politique propre à Vichy, notamment son antisémitisme spécifique. Opère alors pour les Juifs de France tout un travail mémoriel (Wieviorka M., 1996; Wieviorka A., 2001). Pour autant, leur sentiment d’appartenance française reste éminemment « complexe », oscillant entre attrait pour la culture française transmise et rejet des forfaits de l’histoire nationale. La douleur mémorielle laisse son empreinte.
Dans les années 1980-2000, la mémoire de l'immigration nord-africaine est entrée à son tour dans une phase de maturation et de prise de conscience conflictuelle de l'avenir empêché des descendants français. Après plusieurs générations d’histoire française partagée, après les sacrifices consentis au nom d’un vivre ensemble hexagonal – en particulier la non-transmission de la langue familiale – les enfants se voient privés d’un avenir serein en France. Les choix de transmission familiale se trouvent invalidés, suscitant une réelle douleur pour les aînés.
Ces quatre configurations montrent combien le rapport à la mémoire familiale et les usages faits de l'histoire des ascendants se sont différenciés pour les individus nés après 1940. L'heure est désormais au droit d’inventaire et à l'individualisation des dynamiques mémorielles dès lors que le travail d’interprétation historique est assuré par les individus eux-mêmes, selon des formes variées, et de façon subordonnée à la construction de soi. Pour deux de ces profils, le rôle joué par la mémoire familiale et plus généralement l’appropriation de l’histoire nationale accusent un net recul dans la structuration des sentiments d'appartenance française par rapport aux cohortes aînées. Dans le dernier cas, elle la rend aujourd'hui plus difficile. Le passé n'est pas oublié, mais il est moins socialement mobilisé comme ferment d'appartenance française.
4. Les natifs d'après 1965 : un réinvestissement modulé de la mémoire familiale française
Ces quatre configurations se retrouvent à quelques variations près chez les natifs d’après 1965 pour lesquels l’appartenance française est devenue incertaine[10] : elle a perdu en contenu et occasions de se dire français, et pose désormais question. Si pour les uns elle se construit et s’expérimente positivement, pour d’autres elle est une appartenance problématique.
Dans deux configurations – la double distanciation et la mobilisation de références plurielles –, les analyses sont tout à fait symétriques à celles menées précédemment. Une très forte proximité des citations intervient entre les deux cohortes[11]. Pour Mounia par exemple, la mémoire familiale française – celle d'un père travailleur migrant arrivé d'Algérie en 1955 – est nettement mise à distance :
L'histoire d'Algérie, j'ai commencé à m'y intéresser quand y a eu le film Mémoires d'immigrés qui est sorti dans les années 90. C'est vrai que je me sentais interpellée de par mon père. Donc, c'est là où je suis allée demander à mon père ce qu'il a fait. Il n'a accepté de raconter que quand il a vu la cassette. Ça l'interpellait un peu quelque part et il nous a expliqué plus librement. […]
Cette histoire-là, c'est l'histoire de votre papa ou elle fait partie de vous aussi?
C'est l'histoire de mon papa! De moi, non, de moi, non! Ça fait partie de l'histoire!
Vous vous sentez un petit peu héritière de cette histoire ou pas tellement?
Pas tellement parce que ce qu'il a vécu, moi je ne l'ai pas vécu! Les bidonvilles, les ghettos, c'était le début des HLM, du regroupement familial tous ces trucs-là donc moi j'ai pas vécu ça quoi! Moi ce que j'ai vécu c'est l'école : il fallait suivre à l'école! Essayer de sécher sans que papa, maman s'en aperçoivent. Faire des conneries au maximum. Mon vécu est totalement différent de ce que mon père a vécu en France! (Mounia, née en 1978, employée de mairie.)
Pour les individus mobilisant des références plurielles dans un rapport stabilisé à l'histoire nationale, les médiations familiales sont, dans ce groupe générationnel, parfois faibles. Elles sont éclipsées par les attaches territoriales ou minorées par « la production de nouveautés » (Muxel, 1986) au regard de la trajectoire familiale (il en est ainsi du travail d'affiliation historique révolutionnaire de Lucile). Elles peuvent cependant parfois jouer pleinement leur rôle d'appel à la vigilance. Ainsi, c'est bien conscient de certaines pages de l'histoire familiale – un grand-père maternel combattant en 1918, revenu au village amputé d'une jambe – que Sampiero ne s'est pas engagé à corps perdu dans le combat autonomiste pour la Corse, et ce, malgré la force de son identification régionale et malgré le fait qu'il témoigne d'une certaine fidélité à la mémoire familiale dans son rapport à la fête nationale ou au drapeau tricolore :
Et vous-même, le 14 juillet qu'est-ce que ça représente pour vous?
Je ne dirais pas rien du tout parce que encore une fois la mémoire de mon grand-père et de ceux qui se sont battus remonte. On ne peut pas faire une impasse sur ce qui s'est passé. Et je comprends […] La mémoire par respect de ceux pour qui ça compte.
Est-ce que vous avez déjà mis ou brandi le drapeau français?
Non. Il représente seulement un drapeau pour lequel des gens se sont battus […] Je le respecte en tant que signe de reconnaissance d'individus, d'hommes et de femmes qui…
Le drapeau corse, est-ce que vous l'avez déjà exhibé?
Ah! le drapeau corse c'est le français en moi! Sur un maillot de foot, c'est des frissons! (Sampiero, né en 1969, développeur de produits corses.)
Notons aussi que les deux seuls natifs d'après 1965 de notre enquête ayant déjà effectué des recherches généalogiques relèvent de ce profil.
Dans les deux autres configurations – l'appropriation et l’articulation douloureuse –, certaines recompositions interviennent par rapport aux natifs de 1940 à 1955. Dans le premier cas, opère chez les natifs d'après 1965 une appropriation réflexive de l’histoire nationale teintée d’une certaine bonne conscience historique : les individus relisent le passé de façon compatible avec leurs convictions présentes, s’accommodant des épisodes plus traumatiques portés à leur connaissance, en particulier par l’école, épisodes que leurs parents maintenaient le plus souvent à distance. L'évocation de la colonisation par les individus relevant de ce profil est de ce point de vue typique.
Ta famille à un moment était au Vietnam, est-ce que tu te sens une petite filiation?
Oh! oui! Si, si je me sens une filiation avec ça! C'est peut-être la conscience de la communauté française. Mon grand-père avait écrit ses mémoires. J'ai pas tout lu, mais il nous en a raconté des bouts : c'est quelque chose qui s'est bien passé. De notre point de vue et qui était conçu comme une aide, comme une véritable aide pour le développement et pas comme un esclavage ou une imposition d'une loi ailleurs! Moi je le vois en termes de coopération. Lui, il voulait vraiment transmettre quelque chose parce que son mémoire ça s'appelle Transmettre la flamme!
Et la flamme, c'est laquelle?
La flamme pour lui c'était ça : son histoire là-bas, c'était l'héritage indochinois! Mais moi je ne l'ai pas gardé comme ça. Ce n'est pas comme ça que je le retiens parce que je suis pas viscéralement attachée à ce pays. Pour moi la flamme c'est pas ça : c'est justement plus une notion de coopération entre les pays. (Emma, née en 1977, chef de projet associatif.)
Le passé national et la mémoire familiale qui le transmet font l'objet d'un travail de réappropriation partiellement décalé, la posture n'étant ni celle de l'allégorie historique typique de l'entre-deux-guerres ni celle d'un sentiment de responsabilité et de culpabilité à l'égard du passé propres aux engagés natifs de 1940 à 1955. Les médiations historiques sont également pour les natifs d'après 1965 beaucoup plus variées. Dans quelques cas, la mémoire familiale reste opérante, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale agissant comme une « obstination durable » (Muxel, 1986) :
Je repensais justement par rapport à ma famille le fait que les guerres aient véhiculé ce sentiment d'appartenir à la France : donc, mes parents me l'ont transmis quand même!
C'est vraiment quelque chose qui fait partie de vous?
Oui, oui. La peur de perdre leur identité! […] Ils ont vraiment été marqués. Dès qu'ils entendent une sirène à chaque premier mercredi de mois, tout de suite les souvenirs reviennent, les souvenirs de bombardements […] [et déclenchent de réguliers commentaires]. J'ai d'autres amis qui ont à peu près le même âge que moi qui n'ont pas ce sentiment. Enfin, moi je sais que ça m'a marquée! (Lise-Andrée, née en 1967, institutrice.)
Mais au-delà de la famille, la sphère professionnelle comme l'adhésion religieuse sont mobilisées comme vecteurs d'affiliation historique française. En l'absence de moments forts enchâssant la biographie de ces individus dans l'histoire de France, un certain volontarisme s'affirme dans la fabrique mémorielle de soi; la mémoire familiale y contribue, mais elle n'assure plus un rôle prééminent comme il en était dans l'entre-deux-guerres.
Quant aux situations d'articulation douloureuse de la mémoire familiale ou sociale à l'histoire de France, les tensions sont apparues au grand jour très tôt dans la biographie des individus de ces cohortes récentes. L'histoire familiale transmise parfois par les ascendants, mais surtout héritée comme une mémoire sociale et culturelle, est fortement investie par les individus de ce profil.
Est-ce que tu as l'impression de réagir ou d'agir avec des lunettes particulières? Une espèce de façon de coder ou de décoder les événements qui t'arrivent?
Oui, sans aucun doute! Y a l'histoire familiale qui s'inscrit dans une histoire un peu collective! C'est celle de l'immigration et de la guerre d'Algérie parce que je suis algérien, fils d'algérien! […] L'immigration algérienne installée en France a joué un rôle déterminant dans l'issue du conflit! Dans notre histoire, on n'est pas exempts de ça! […]
Et toi comment tu t'inscris dans cette histoire? C'est quelque chose qui te concerne personnellement ou c'est quelque chose qui fait partie de l'histoire, bon voilà…?
Eh bien, c'est une histoire douloureuse parce que elle n'a pas été complètement validée sous toutes ses facettes par les historiens! C'est quelque chose de complètement occulté jusque dans les termes. Y a des souffrances qui dorment et qui sont encore aujourd'hui à fleur de peau! (Houari, né en 1963, juriste militant associatif.)
Là où Mounia met à distance l'histoire familiale et collective, celle-ci se trouve pleinement appropriée par un individu qui se considère non seulement héritier de cette histoire, mais l'investit comme un champ prioritaire d'action collective dans l'engagement associatif. Cet écart d’appropriation révèle combien il n’y a pas d’assignation mémorielle spécifique pour les individus d’ascendance migrante : il y a, tout comme pour les individus issus de l’immigration nés entre 1940 et 1955, un jeu possible entre au moins deux ou trois types d’appropriation de l’imbrication de l’histoire des ascendants dans l’histoire de France. Ces traits de l’histoire familiale, tout comme les attachements régionaux qui peuvent interférer dans le rapport au passé, n’expliquent pas ce qui fait que l’on peut observer diverses façons de s’approprier son histoire. Cela tient bien davantage au contexte sociohistorique : dans la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale, l’histoire nationale et l’histoire familiale ont perdu leur capacité à imposer une grille d’interprétation de l’histoire et leur capacité à susciter une adhésion par filiation. Non seulement les individus assurent désormais le travail d’interprétation historique, dans la gamme du jeu possible, mais plus encore ils subordonnent son orientation à la construction de soi.
Dans cette construction mémorielle différentialiste, l'histoire française fait l'objet d'une appropriation par éclipse et d'une conscience des forfaits historiques de la France et des dettes contractées. Dans un contexte d'approfondissement des difficultés sociales et de discrédit du jeu républicain, ces tensions mémorielles acquièrent une grande centralité biographique et suscitent des attentes plus radicales : il ne s'agit pas seulement de pouvoir réinvestir sa propre histoire et son histoire familiale, de lui donner une visibilité dans l'espace public français, mais aussi que la mémoire nationale se diffracte en s'enrichissant des mémoires particulières de tous ses membres, que la France devienne ainsi une authentique communauté de mémoires historiques plurielles.
Table rase n’est donc pas faite du passé chez les natifs d’après 1965. Les dynamiques d'affiliation historique constituent même un des motifs les plus consistants de construction française de soi à un moment où l'appartenance française peine à s'affirmer dans un contenu précis et est en perte de lisibilité. Des demandes de réaffiliation mémorielle se font nettement entendre au sein des jeunes générations, la mémoire familiale y contribuant, mais elle n'occupe plus la place prééminente qui était la sienne dans l'entre-deux-guerres. Cependant, si la transmission par les membres de la famille, témoins directs des événements, ou ceux qui en ont reçu un témoignage vivant – condition pour pouvoir parler de mémoire collective, et en particulier de mémoire familiale, selon M. Halbwachs (1997, v.o. 1950) – fait aujourd’hui parfois fortement défaut, il y a tout lieu de penser qu’un réinvestissement personnel de l'histoire familiale et nationale puisse se faire à partir de la mémoire sociale et des éléments recomposés de l'histoire des ascendants, comme il en est par exemple pour Houari. « Le mouvement de réitération [peut aller] du social au collectif, tandis que l'idée de réitération dans Les cadres sociaux n'allait (dans l'exemple de la mémoire familiale par exemple) que du collectif au collectif » (Namer, postface à Halbwachs, 1997 v.o. 1950, p. 274).
* * *
Comprendre les variations constatées dans les usages faits de la mémoire familiale et de l’appropriation de l’histoire française impose d'adopter une perspective sociohistorique. Elle seule permet de décrire comment « le modèle mémoriel l'a emporté sur le modèle historique et, avec lui, un tout autre usage du passé, imprévisible et capricieux. [Le] passé a perdu son caractère organique, péremptoire et contraignant » (Nora, 1992, p. 988). Le travail d'interprétation historique, en particulier de l’imbrication de la biographie des ascendants dans l'histoire française, s'il reste socialement construit et cadré, n'est plus fourni par la collectivité des aînés. Il est assuré par les individus eux-mêmes qui, enchevêtrés dans des histoires et des appartenances plurielles teintant la gamme des possibles, sont les seuls à pouvoir décider de la structure de sens qu'ils retiennent pour donner sens aux événements de l’histoire appropriés, et les seuls aussi à choisir de les retenir ou non comme des référents identitaires constitutifs d'eux-mêmes.
Aussi la structure sociale diffractée des dynamiques mémorielles dans l’après Seconde Guerre mondiale tient-elle au fait que la mémoire familiale s’affronte aujourd'hui au droit d'inventaire érigé en norme éthique et à l'affirmation d'une forte individualisation dont l’enjeu est pour les individus de donner de la consistance à leur identité personnelle.
Parties annexes
Notes
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[1]
Un sentiment d'appartenance est, selon une définition inspirée de H. Pérès (1994), « la certitude partagée par un individu d'avoir à projeter une part plus ou moins substantielle de son histoire de vie dans une portion d'espace-temps commune aux membres du groupe ("leur espace biographique commun") » (Helluy ép. des Robert, 2005).
-
[2]
Sur les cinquante entretiens réalisés, seize personnes au final mentionnent avoir une pratique régulière ou occasionnelle de la généalogie, les autres enquêtés se rapportant à l'histoire familiale sous d'autres formes.
-
[3]
Cette enquête a été menée sous notre direction dans le cadre d'un TD d'enquête en vraie grandeur, avec la collaboration de C. Hamant et la participation de cinquante étudiants de première année qui ont notamment assuré la passation et la saisie des questionnaires.
-
[4]
S’il est socialement diversifié, l’échantillon qualitatif tire plutôt vers le haut de l’éventail socioculturel.
-
[5]
Les « répertoires » sont des « récits dans lesquels ne figure qu’une dimension utile pour occuper la place. […] Pour une position donnée plusieurs rôles appropriés sont possibles; chacun peut mettre l’accent sur telle ou telle dimension, et pondérer des tirades extraites de répertoires différents » (de Singly, 2003).
-
[6]
L’analyse montre combien la mémoire familiale des lieux de vie opère de façon très prégnante dans les cas où l'espace régional est approprié de façon exclusive. Il s’agit pour les individus de s'inscrire dans la chaîne des générations, de montrer qu'ils ont relevé le défi de l'héritage proposé – être basque, corse, girondin ou lorrain et se vivre comme tel – et d'attester de la continuité familiale construite.
Lorsque les individus s'attachent au territoire national de façon prééminente, le rôle joué par les lieux et les membres de l'histoire familiale est en revanche faible, en particulier s'ils n'éprouvent aucune attache locale. Pour ceux qui ont gardé une attache, l'évocation des années passées au pays natal est empreinte d'une forte affectivité et répond avant tout à un désir de reviviscence en soi du passé enfantin et des relations entretenues alors avec certains membres de la famille (une grand-mère, une soeur…).
Les lieux de l'histoire familiale peuvent aussi être réinvestis a posteriori une fois sa construction territoriale stabilisée dans un acte de mémoire avant tout réflexive. Ils peuvent enfin rester inertes et n'avoir aucune prise sur les individus qui les ont côtoyés, même durablement.
-
[7]
L’appropriation spatiale désigne la relation sensible entretenue par un individu avec la matérialité d’un espace qu’il charge d’affects dont il s’inspire pour colorer sa vie et son cadre de vie et qu’il investit d’un sens pour lui-même, élaborant une cohérence entre cet espace et l’individu qu’il est ou veut être.
-
[8]
Cf. Helluy ép. des Robert, op. cit., chapitre 6 « Le façonnement de l'Entre-deux-guerres : une logique d'identification nationale ».
-
[9]
Cf. Helluy ép. des Robert, op. cit., chapitre 7 « Le façonnement des Trente Glorieuses : une logique d'affiliation nationale ».
-
[10]
Cf. Helluy ép. des Robert, op. cit., chapitre 8 « Les années 1980-2000 : l'appartenance française en question ».
-
[11]
Cette proximité apparaît nettement lorsque l'on confronte les citations ici reproduites, aux extraits des paragraphes 3.1 et 3.3. .
Bibliographique
- Abrial, Stéphanie (2002), Les enfants de Harkis de la révolte à l’intégration, Paris, L’Harmattan, 256 p.
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