Il pourrait sembler curieux de s’intéresser encore à la mémoire familiale en Occident au tournant du XXIe siècle. De quelle mémoire peut-il en effet s’agir, dans une société tout entière tournée vers le présent et où la famille paraît davantage soucieuse du bonheur de ses membres que de la perpétuation d’un héritage? La mémoire n’est-elle pas réservée à la famille « traditionnelle » préoccupée d’assurer sa continuité et sa propre reproduction ? Ne se réduit-elle pas, dans la famille « moderne », à l’évocation de souvenirs empreints de nostalgie lors des fêtes et des rencontres? Pourtant, la mémoire demeure une dimension importante de la vie des familles et une dimension constitutive de tout lien de filiation; elle est même au centre de la formation de l’individu comme être différencié et autonome, ainsi que le montre Vincent de Gaulejac dans l’article qui ouvre ce numéro d’Enfances, Familles, Générations. C’est ce que l’ensemble des textes ici publiés, provenant de pays francophones, contribuent d’abord à rappeler, tout en soulignant les transformations qu’a connues et que continue de connaître la mémoire familiale dans les pays occidentaux. Ce numéro aborde diverses manifestations contemporaines de la mémoire familiale, s’attardant aux formes prises par ces mémoires, aux pratiques, rituels, discours et représentations qui évoquent la famille et les proches, parfois même les ancêtres, ainsi qu’aux objets et affects qui y sont associés. Notre appel de texte ciblait les transformations des relations de filiation et d’alliance ainsi que les changements techniques et sociaux susceptibles d’influencer les contenus et les fonctions des mémoires généalogiques et familiales à l’aube du XXIe siècle. Les articles rassemblés ici livrent un éventail partiel mais original d’approches et de thèmes allant de l’anthropologie des généalogies à la sociologie de la mémoire familiale ainsi qu’aux types d’intervention qui recourent aux mémoires familiales et intergénérationnelles. Le retour de la mémoire familiale et des généalogies comme objets de recherche, en une période où la famille subit une éclipse au profit des individus et de leurs relations, s’inscrit dans une problématique plus vaste concernant les transformations et les manifestations de la mémoire collective dans nos sociétés. La vogue sans précédent des travaux sur la mémoire sociale ou collective au tournant des années 1980 surgit alors que les sociétés occidentales sont de plus en plus centrées sur le présent. « On ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus » écrivait l’historien Pierre Nora (1984) dans un texte abondamment cité, qui analyse le contexte d’accélération de l’histoire et d’ébranlement du consensus des sociétés nationales pour expliquer la disparition des mémoires collectives et l’attrait paradoxal pour les traces du passé. L’historiographie des lieux de mémoire publiée sous sa direction vise à mieux cerner ces fragments historiques d’un monde révolu. Des travaux similaires ont été menés dans plusieurs sociétés où foisonnent les commémorations et où l’engouement pour les choses du passé ne se dément pas, tandis que des débats se poursuivent sur les rapports entre mémoire et histoire ou sur les enjeux identitaires associés à la diversité des mémoires sociales. Sans voir dans la mémoire familiale un simple microcosme de ce qui se manifeste à l’échelle des sociétés globales, il nous a d’abord paru utile de situer, même brièvement, les recherches sur la mémoire familiale au sein de ce vaste courant qui en éclaire certaines caractéristiques et qui suggère peut-être des avenues inexplorées. Une revue succincte des travaux portant plus explicitement sur les mémoires familiales et intergénérationnelles nous permettra ensuite de situer l’apport des articles de ce numéro et de dégager quelques-unes des caractéristiques de la mémoire familiale contemporaine. Enfin, la question des …
Parties annexes
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