Corps de l’article

Introduction

Au cours des dernières décennies, la négociation est devenue un aspect presque indissociable de la recherche sur la famille, le couple et les relations intimes. Cet intérêt plus marqué pour la négociation découle, en partie, de la participation accrue des femmes au marché du travail et, par conséquent, de leur plus grande autonomie financière en général et au sein de la famille. Une telle autonomie a, entre autres, élargi la marge de manoeuvre des femmes et renforcé leur pouvoir décisionnel au sein de la famille (Blood et Wolfe 1960). Cette évolution a donné lieu à des théories dans le domaine de la recherche sur la famille selon lesquelles les relations et l’intimité des couples seraient transformées. Giddens décrit cette transformation de l’intimité comme un cheminement vers la « relation pure », qu’il définit comme libérée des « critères externes », existant « uniquement en fonction des avantages, quels qu’ils soient, à retirer de la relation » et où la confiance repose sur les assises de la « communication réciproque » (Giddens 1991:89-98). Affranchis des normes, responsabilités et obligations traditionnelles reliées au genre, il faut maintenant réfléchir sur les relations; des choix actifs de même qu’une communication libre et ouverte s’imposent (Bauman 2003; Beck et Beck-Gernsheim 1995; Giddens 1991, 1992). On considère que l’égalité entre les partenaires et la démocratisation des relations intimes sont nécessaires à l’évolution de la relation pure. À l’aube de ce développement, la négociation est perçue comme concept clé dans la compréhension de la façon dont les couples modernes organisent leur vie en commun.

Dans le présent article, nous mettons en question l’hypothèse voulant que la négociation soit un concept utile pour comprendre comment les couples organisent leur vie en commun, en posant un regard critique sur la façon dont le concept de la négociation est utilisé dans la recherche sur les couples et sur la famille. Nous regardons le modèle empirique de la façon dont les familles organisent leurs finances et décelons des failles dans l’approche de l’ordre négocié visant à comprendre l’organisation financière des couples. Nous étudions ensuite l’organisation financière chez les couples du point de vue du couple « en construction », en tenant compte des processus de formation de l’amalgame genre et couple (West et Zimmerman 1987). Nous ne cherchons pas à rejeter d’emblée l’approche de la négociation dans l’étude des couples; nous visons plutôt à promouvoir une approche dans la recherche sur la famille qui ne tienne pas pour acquise l’existence de cette négociation.

Malgré les nombreux changements qui se sont produits en ce qui concerne les rôles de genre traditionnels chez les couples, les prémisses fondamentales de la relation pure et de l’importance de la négociation sont contestables. Jamieson (1999) décèle de nombreuses lacunes dans la « relation pure » selon Giddens. Nous en considérons trois d’entre elles dans notre étude. Tout d’abord, la nature « pure » de la relation intime peut être mise en doute. Toute relation intime comporte des éléments structuraux et normatifs extra-relationnels et en est affectée. Les relations personnelles, y compris les relations de couple, « n’arrivent généralement pas à une forme satisfaisante sans passer par des contraintes pratiques, financières ou autres considérations matérielles » (Jamieson 1999:482). Deuxièmement, en dépit des progrès visibles et de l’attitude plus positive envers l’égalité des sexes au cours des dernières décennies, grand nombre de recherches ont démontré que l’inégalité et les attitudes traditionnelles persistent quand il s’agit d’organiser les relations de couple. Un nombre incalculable de recherches font ressortir que, de nos jours encore, les hommes ont plus de pouvoir que les femmes dans la relation de couple, situation qui se manifeste par des inégalités dans le contrôle et le partage de l’argent, du temps, des tâches domestiques et des soins aux enfants et aux proches, de même que dans la responsabilité en ce qui a trait aux aspects affectifs de la relation (Arne et Roman 1997; Brannen et Moss 1991; Duncombe et Marsden 1993; Nyman 2002; Pahl 1989). En troisième lieu, le fait que beaucoup de couples expriment et interprètent encore l’amour en termes de comportement et de gestes propres à chaque genre donne à penser que l’intimité du couple n’est pas essentiellement ancrée dans la réflexivité ou la communication réciproque et ouverte, comme le suggère Giddens (1991, 1992). Les actions qui tiennent compte des rôles de genre nous semblent encore plus éloquentes que les mots :

L’amour et la sollicitude exprimés par les gestes entrent dans une dimension de la relation intime fort différente de « l’entendement » par le biais de la communication réciproque qui caractérise la « relation pure », mais cette première dimension prévaut toujours dans la façon dont les couples entrevoient leur relation. Chez les couples qui vivent ensemble, le temps, l’argent et l’effort que chacun consent au ménage sont souvent le symbole de l’amour et de la sollicitude que les partenaires ont l’un pour l’autre.

Jamieson 1999:485

Cette critique de la nature de la transformation de la relation intime qui se veut libre de toute influence externe ou « pure », démocratique et réflexive, comme nous la décrivons ci-dessus, nous fait douter de l’importance du rôle que joue la négociation dans la relation de couple. Les couples semblent continuer à vivre « en fonction du genre » et « en fonction du couple » d’une manière tout à fait traditionnelle, selon une approche qui tient compte du rôle des hommes et des femmes:

En pratique, intimité et inégalité coexistent encore dans beaucoup de vies. Les relations personnelles demeurent fortement axées sur les différences de genre. Quand il s’agit de donner un sens à leur relation, hommes et femmes font régulièrement appel aux stéréotypes se rapportant au genre ou refusent de reconnaître les processus de différenciation des genres… grand nombre de personnes évoluant sur la scène sociale continuent de s’accommoder des inégalités du passé, voire de les maintenir, au lieu de les transformer.

ibid: 491

Le présent article porte sur une étude empirique de l’organisation financière chez les couples suédois, organisation dont deux aspects – l’infrastructure financière et la gestion financière – sont traités et différenciés. Nous avons choisi de nous concentrer sur l’organisation des finances pour deux raisons. En premier lieu, l’organisation des finances au sein des familles prend une forme relativement concrète et physique et elle est bien documentée (p. ex. : comptes bancaires, système de paiement des factures, cartes de crédit, etc.), donc facile à étudier. Pour les mêmes raisons, les couples et les individus devraient pouvoir raconter leurs expériences de négociation en matière d’argent et de questions financières. Deuxièmement, l’égalité des ressources financières serait, selon Giddens, un facteur crucial lorsqu’il s’agit de déterminer la « pureté » d’une relation intime. L’existence de la négociation en matière de questions financières peut donc servir à déterminer si les couples suédois avancent sur le chemin de la relation pure.

Notre article est structuré de la façon suivante : après un bref commentaire sur les données utilisées, nous traitons de la façon dont la négociation a été conceptualisée et utilisée dans la recherche sur la famille. La section se termine avec un exposé des carences d’une telle approche. Nous étudions ensuite le caractère sexué de la vie de tous les jours et présentons ensuite une analyse de l’organisation financière chez les couples, selon qu’ils vivent « en fonction du genre » ou « en fonction du couple ». L’article se termine par une conclusion.

La situation en Suède

On a souvent qualifié la Suède d’état à « faible » soutien de famille (comparativement aux états à « fort » soutien de famille tels que la Grande-Bretagne et l’Irlande). De même, on a qualifié les familles suédoises de familles à soutien « mixte » ou à co-soutien (Björnberg 1997; Ellingsaeter 1998; Lewis 1992). Ceci veut dire, entre autres, que le revenu des femmes suédoises, bien qu’inférieur en moyenne à celui de leur partenaire, puisque plus de femmes travaillent à temps partiel[3], n’est pas considéré comme secondaire (Hakim 1996). Cette perception remonte à 1921, quand le législateur de l’époque a statué que le travail non rémunéré des femmes au foyer équivalait à la contribution financière des hommes à la famille (Fürst 1999).

L’égalité des sexes a été un but explicite du gouvernement suédois au cours des trente dernières années. Un élément important de la définition officielle de l’égalité des sexes veut que femmes et hommes aient la même possibilité de subvenir à leurs propres besoins et de participer aux divers aspects de la vie familiale, politique, sociale et professionnelle. Cela veut dire également qu’on s’attend à ce que femmes et hommes se partagent la responsabilité de subvenir aux besoins de la famille, de même que les tâches domestiques et la prise en charge des enfants (Haas 1993; Lewis 1992).[4] Les lois sur le mariage en Suède stipulent très clairement que les deux époux doivent contribuer au ménage selon la capacité de chacun, de sorte que les besoins communs et personnels de chaque membre du couple soient satisfaits. En vertu de la loi, deux personnes mariées ont droit au même niveau de vie et sont tenues d’arriver à une entente sur la meilleure façon de subvenir aux besoins de leur famille (Insulander-Lindh et Thunberg 1996). Le moyen d’y parvenir est laissé à la discrétion du couple.

L’un des résultats de ces efforts en vue d’assurer l’égalité des sexes a été une plus grande autonomie financière pour les femmes suédoises, par rapport aux femmes de beaucoup d’autres pays (Roman et Vogler 1999). Une autre conséquence a été l’acceptation de la norme d’égalité sexuelle en Suède : quatre-vingts pour cent des Suédois (hommes et femmes) sont en faveur du modèle du soutien de famille mixe (Ahrne et Roman 1997) et la majorité des femmes et des hommes suédois se considèrent sur un pied d’égalité avec le sexe opposé (Nordenmark et Nyman 2003).

En raison des besoins du marché du travail et dans le but de promouvoir l’égalité des sexes, un certain nombre de mesures ont été mises de l’avant, dans les années 70, afin de faciliter et d’encourager la participation des femmes et des hommes au travail et à la vie familiale. Les femmes occupent une place importante sur le marché du travail en Suède; 67 pour cent des femmes âgées de 20 à 64 ans occupent un emploi à plein temps (le chiffre correspondant pour les hommes est 91 pour cent) (Statistiques Suède 2004).

Les pierres angulaires de la politique de la famille en Suède sont un régime d’assurance parentale et un service de garde de jour subventionné de grande qualité. Actuellement, les parents ont droit au total à 480 jours de congé parental, qu’ils peuvent se partager à leur gré, et ils touchent 80% de leur revenu à titre d’avantage parental pendant les 390 premiers jours.[5] Les personnes qui occupent un emploi permanent conservent leur statut d’employé et peuvent réintégrer leur emploi à la fin de leur congé parental. De plus, une allocation mensuelle de 950 SEK (environ 100 euros) leur est versée pour chaque enfant de moins de 16 ans. Avant le huitième anniversaire d’un enfant, les parents ont le droit de réduire leurs heures de travail jusqu’à 75 pour cent; aussi, ils peuvent demeurer au foyer avec un enfant malade et toucher 80 pour cent de leur salaire jusqu’à ce que l’enfant ait 12 ans révolus. Les municipalités sont tenues par la loi de fournir des services de garde subventionnés de qualité.

Les données

Nos données empiriques découlent de deux enquêtes séparées, mais en partie similaires, auprès de couples. Dans les deux enquêtes par entrevue qui ont alimenté le présent article, nous avons posé un certain nombre de questions à des couples concernant (entre autres) la façon dont ils organisaient leurs finances. L’enquête par entrevue numéro 1, effectuée en 1995-1996, comprenait des entrevues avec au moins l’un des partenaires de dix[6] couples suédois. Ces couples étaient mariés, âgés entre 30 et 40 ans et avaient au moins un enfant. Afin d’éviter de verser dans ce que Safilios-Rothschild (1969) ont appelé « une sociologie de la famille telle qu’appréhendée par l’épouse », nous avons interviewé maris et femmes séparément (voir Nyman 2002 pour plus de détails sur l’approche méthodologique). Les entrevues de l’enquête numéro 2 ont eu lieu en 2000-2001 et ont été menées auprès de onze couples. Nous avons d’abord interviewé chaque couple en tant que couple, puis nous avons rencontré les hommes et les femmes de ces couples séparément, une à deux semaines plus tard. La plus jeune des personnes participantes était née en 1974 et la plus âgée, en 1943; quatre parmi ces onze couples avaient des enfants. Toutes les personnes participantes avaient une source de revenu quelconque, mais les ressources financières et les niveaux d’éducation étaient variés. En plus des deux enquêtes par entrevue, un sondage représentatif fut effectué, en 1988, auprès de 489 Suédois (pour la plupart des couples), sondage auquel nous ferons référence plus loin[7].

Les entrevues étaient qualitatives, c’est-à-dire que la plupart des questions n’étaient pas dirigées, mais conçues de façon à inviter à la réflexion et à la discussion. Les rencontres duraient en moyenne deux heures, dans la première enquête; trois, dans la deuxième. Les principaux sujets d’intérêt de l’enquête numéro 1 étaient le partage de l’argent et du temps au sein du ménage et la façon de concevoir ce partage, d’en discuter et d’en décider. L’enquête par entrevue numéro 2 couvrait ces sujets en plus de nombreux autres, tels que le cercle social, les activités de loisir, l’intimité et les enfants. Étant donné la nature « conversationnelle » et semi-structurée des entrevues, nous n’avons pu approfondir tous les sujets, mais les discussions nous ont fourni un aperçu de diverses sphères intéressantes. Toutes les entrevues étaient entièrement retranscrites, mot à mot.

La conceptualisation de la négociation

Les chercheurs en sciences sociales ne semblent unanimes ni dans leur définition ni dans leur usage du mot négociation (Espwall et autres 2001; Johansson 1997). Certains considèrent la négociation comme une forme particulière d’interaction qui peut et devrait être différenciée des autres formes d’interaction (Johansson 1997). D’autres accordent à la négociation un sens plus large et la perçoivent comme un échange social. Selon ces derniers, presque tout ordre social serait issu de la négociation. Anselm Strauss, principal promoteur de la méthode de l’ordre négocié, insiste pour dire que la négociation est un aspect de toute forme de relations sociales. Selon lui, la négociation est un moyen de « faire avancer les choses » dans la vie sociale (Strauss 1978). De ce point de vue, non seulement nous pouvons parler de négociations ouvertes et explicites, mais aussi de négociations implicites ou « silencieuses » :

L’idée de négociations « silencieuses » ou implicites m’a facilité les choses… Certaines négociations peuvent être brèves, conclues sans échange verbal ou geste manifeste; néanmoins, les parties peuvent être parfaitement conscientes de « ce qu’elles font ». Elles n’y voient peut-être pas de transaction négociée, mais en considèrent certainement le résultant comme une sorte d’entente conclue. D’autres négociations peuvent être implicites à tel point que les parties respectives ne seront pas entièrement conscientes de s’être engagées dans une transaction négociée ni de l’avoir conclue.

Mots mis en évidence dans l’original

Strauss 1978:224-225

Quand la méthode de l’ordre négocié en était à ses débuts, on considérait que la famille et les relations à l’intérieur de celle-ci se caractérisaient par la négociation silencieuse (Strauss 1978). Cette façon de voir a grandement influencé la recherche sur la famille et continue de le faire encore de nos jours. Quand, dans les années 70, le terme « négociation » a été introduit dans la recherche sur la famille, il était perçu comme un moyen efficace de conceptualiser et d’aborder les changements qui s’amorçaient au sein des familles (et dans la société) :

La notion de l’engagement négocié constitue une autre façon d’entrevoir les obligations familiales et se démarque très nettement du concept de l’adhésion à un code moral.

Finch 1989:181

On voyait dans la négociation un moyen de comprendre les relations et les comportements au sein de la famille, une approche où les obligations ne découlaient pas d’un code ou de facteurs structurels. L’utilisation du terme « négociation » permettait de faire ressortir des aspects de la relation familiale que l’on considérait novateurs, davantage démocratiques et plus favorables à l’égalité des sexes. En considérant les relations, la prise de décisions et ses résultats au sein de la famille sous l’angle de la négociation, la liberté des individus, leur marge de manoeuvre et leur possibilité d’exercer des choix ressortaient clairement.

On ne peut pas expliquer le comportement d’une personne en disant qu’elle obéit à un ensemble de règles sociales prédéterminées, par exemple… des règles morales se rapportant aux responsabilités familiales. Pas plus qu’on ne peut expliquer nettement le comportement d’un individu en fonction de sa situation sociale… Toute explication fondée sur la notion d’obéissance à des règles ou sur l’idée qu’une action est rigoureusement déterminée par la position structurelle laisse peu de marge de manoeuvre à l’individu. En revanche, le concept de la négociation met l’accent sur le fait que les individus ont effectivement une marge de manoeuvre…

Finch et Mason 1993: 60

Dans la recherche sur la famille, le concept de la négociation semble encore servir à mettre en évidence les changements dans les normes et structures sexuées de même que dans la liberté de choix dont disposent les individus et à attirer l’attention sur le fait qu’il y a effectivement une plus grande égalité entre les sexes chez les couples (Finch et Mason 1993, Roman 2004). Étant donné l’importance accrue de la notion d’égalité des sexes, les tâches domestiques, le temps de loisir, l’argent et les finances du ménage ne sont plus perçus comme des éléments à partage préétabli, mais négociables entre partenaires (Ahrne et Roman 1997; Björnberg et Kollind 2003; Roman 2004). La simple présence des discussions et conflits auxquels donne lieu le partage des tâches domestiques devrait être perçu comme un signe de l’égalité accrue des sexes, puisque cela reflète une approche moins sexuée de la division du travail et des responsabilités (Ahrne et Roman 1997; Roman 2004). S’il y avait déséquilibre des pouvoirs entre les partenaires ou si la division du travail s’effectuait sur la base traditionnelle des rôles de genre, il n’y aurait ni besoin ni place pour la discussion ou la négociation.

D’autres sphères sont aussi décrites comme pouvant faire l’objet de négociations : la prise en charge des enfants et des autres membres de la famille (Bäck-Wiklund et Bergsten 1997; Bäck-Wiklund et Johansson 2003), la relation parents-enfants (Krüger et Buchner 1994) et le soutien des membres de la famille élargie (Finch et Mason 1993). De même, on constate cette évolution de la recherche sociologique sur la famille dans les études économiques portant sur la famille. Toutefois, dans ce dernier cas, il est question de marchandage plutôt que de négociation.

De plus en plus, les modèles unitaires néoclassiques selon lesquels la famille maximise une seule fonction utilitaire se voient opposer des modèles qui partent de l’idée que les membres de la famille marchandent leur part des ressources. Cette perspective suppose une famille composée de deux décideurs dont les intérêts sont bien définis (et probablement conflictuels) (Lundberg et Pollak 1996).

Les études sur la famille traitent rarement de la négociation en termes de négociation explicite, c’est-à-dire « ouverte, faisant l’objet de discussions autour d’une table, découlant de besoins ou d’événements particuliers » (Finch et Mason 1993:61). Même si l’on est porté à croire que ce type de négociation est plus courant aux débuts de la relation, on estime généralement qu’il est moins fréquent chez les couples établis (Ahrne et Roman 1997; Daly 2002; Finch et Mason 1993). La négociation implicite occupe une place plus importante dans la recherche sur la famille et serait plus courante chez les couples de longue date (Ahrne et Roman 1997) et dans la vie quotidienne des couples (Björnberg et Kollind 2003). Par négociation implicite, on entend les subtilités dont les partenaires usent pour communiquer entre eux sans entrer dans des discussions ouvertes, subtilités qui se traduisent par l’intonation de la voix ou un signe non verbal, tel que l’expression du visage (Ahrne et Roman 1997). La communication a lieu « sous la surface »; les partenaires arrivent à une entente sans discuter ouvertement des conditions de la négociation (Espwall et al. 2001), si bien que la négociation implicite n’exige pas nécessairement la participation active des partenaires.

La façon d’utiliser la négociation et d’en traiter dans la recherche sur la famille pose certains problèmes. Bien que l’existence de négociation (ou marchandage) au sein du couple soit souvent tenue pour acquise, l’expression est rarement conceptualisée ou définie avec précision. Quand on la définit, on lui donne un sens trop vague ou trop large, ce qui fait que la négociation peut vouloir dire n’importe quoi, donc informe peu sur ce qui se passe au sein des familles. Dans beaucoup d’ouvrages qui traitent de la négociation, le concept est souvent utilisé comme synonyme de conversation ou discussion. Ainsi, Benjamin et Sullivan emploient les expressions « conversation explicite », « discussion » et «  échange conjugal » lorsqu’ils parlent de négociation (1999:808); Roman nous parle de « discussions » comme s’il s’agissait de négociations (1999:43, 46); tandis que Daly considère que « chercher à comprendre », « planifier » ou « en parler » veulent dire négocier dans la bouche des sujets interviewés (2002: 331-335).

Cette utilisation de la négociation dans un sens très large et général s’apparente de près à ce qu’on appellerait, dans une perspective d’interactionnisme symbolique, l’acte de « définir la situation ». Définir la situation se rapporte habituellement au processus par lequel les acteurs interdépendants mettent en corrélation leur définition subjective de la réalité (Berger et Kellner 1974) afin d’arriver à ce que Goffman appelle « un consensus de fait » (1959: 8) et d’établir «par qui, par quoi, comment et où il y a interaction » (Cast 2003:186). Quand on utilise la négociation dans un sens aussi large, il est difficile de déterminer où commence et où se termine la négociation et dans quelle mesure elle doit être explicite ou implicite avant de cesser d’être négociation. Non seulement on estime que tout est motif à négociation, mais tout est également perçu comme le résultat d’une négociation. Une conséquence de cette interprétation large du mot « négociation » est qu’il risque de devenir vague, ambigu, vide de sens ou, au pire, trompeur.

Un autre problème découle de l’utilisation fréquente du concept de la négociation pour parler de négociation implicite, ce qui a pour effet de dissimuler l’existence de rapports de force dans la famille. L’usage qu’on fait de la négociation suppose que les parties ont égal accès aux ressources génératrices de pouvoir et jouissent d’une même marge de manoeuvre qui exclut les rôles de genre traditionnels. Les recherches donnent à entendre que cela n’est pas souvent le cas et que le recours fréquent à la négociation risque plutôt de camoufler un état de dépendance, des rapports de force inégaux et des inégalités de genre (Espwall et al. 2001). Adopter la perspective du genre sans tenir compte des rapports de force serait fort hasardeux. Dans la plupart des recherches actuelles sur la famille, le pouvoir est considéré comme un facteur important des relations. Dans la littérature issue de la recherche féministe sur la famille, cette inégalité est considérée sous l’angle du patriarcat, des idéologies de genre, des rôles de genre, d’une hiérarchie du pouvoir déterminée par le genre, etc. Connell 1995; Delphy et Leonard 1992; Hirdman 1988; Hochschild 1989; Holmberg 1993). La notion de négociation implicite risque de dissimuler une inégalité dans les rapports de force entre les genres, inégalité inhérente aux relations homme-femme. Un troisième problème, étroitement relié au précédent, tient au fait que l’utilisation de la négociation implicite dans la recherche sur la famille a tendance à masquer les inégalités de genre en les transformant en problèmes personnels. Le fait de considérer l’organisation de la vie quotidienne des couples comme résultat de négociations au sein des familles nous empêche de voir l’influence sur la vie de tous les jours des rôles de genre définis par la culture et la société. Cela dissimule également le fait que la majorité des couples organisent leur vie quotidienne selon une tradition voulant que les femmes soient subordonnées aux hommes.

En supposant que les décisions et leurs résultats découlent de la négociation, les chercheurs risquent de perdre de vue d’autres conventions régissant les relations familiales, la façon dont on arrive à certaines décisions ou solutions au sein des familles et l’organisation de la vie de tous les jours. Après plusieurs décennies d’usage, le mot négociation en est venu à servir de métaphore pour exprimer l’ouverture d’esprit, l’affranchissement des règles et normes traditionnelles et une réflexivité accrue, tous perçus comme des caractéristiques des relations modernes (Espwall et al. 2001).

Le caractère sexué de la vie de tous les jours

La vie quotidienne des gens est composée de routine et de rituels qui font que personne n’a besoin de penser consciemment à son quotidien pour le vivre. La ritualisation de la vie de tous les jours veut dire qu’il existe, selon les normes sociales, une bonne et une mauvaise façon d’agir (Asplund 1987). En d’autres termes, la routine et les rituels déterminent les « paramètres » des diverses possibilités d’interprétation des événements quotidiens. Le quotidien est fait d’un enchaînement de décisions, mais aussi (et peut-être davantage) d’un enchaînement de non-décisions. La routine et les rituels confèrent au quotidien un caractère « naturel » et procurent stabilité et continuité, ce qui nous fait nous comporter « tout naturellement » face à la vie de tous les jours, en ce sens que nous la vivons comme quelque chose de familier, d’acquis et qui va de soi (Schütz 1967). L’une des conséquences de cette attitude naturelle est que nous ne mettons généralement pas en doute ce quotidien auquel nous n’avons pas à réfléchir tant que tout « fonctionne », tant qu’il nous semble avoir du sens; la vie est ainsi plus facile. Cette attitude naturelle est le fondement de ce que Giddens (1991) appelle la conscience pratique. La conscience pratique permet à l’acteur de se concentrer sur la tâche en cours sans avoir nécessairement à réfléchir sur la raison pour laquelle la tâche doit être exécutée ou sur la façon de faire :

Beaucoup des éléments qui nous permettent de « continuer » se situent au niveau de la conscience pratique et s’insèrent dans la continuité des activités quotidiennes.

Giddens 1991:35-36

Le fait de voir son quotidien comme quelque chose qui va de soi rend plus difficile d’en percevoir le caractère sexué. Néanmoins, le genre constitue un facteur important dans l’interprétation que chacun fait du comportement de l’autre et dans l’attribution réciproque de traits et de rôles sociaux (Haavind 1984). Le caractère sexué de la vie quotidienne veut dire que les attentes normatives associées au genre sont tenues pour acquises et considérées comme « naturelles ». Dans la recherche sur les relations de couple et la famille, le caractère sexué du quotidien est traité en termes de « force d’habitude » (Ahrne et Roman 1997, Roman 1999). Certaines sphères de la vie quotidienne, comme la répartition des tâches domestiques et l’organisation des finances, sont rarement l’objet de discussions ou de négociations, parce qu’on les considère comme acquises. Il en résulte que la structure et les normes du pouvoir se perpétuent et que les sources de conflits éventuels sont dissimulées (Roman 1999).

Malgré les changements survenus au cours des dernières décennies en ce qui a trait à la construction des genres, on attribue encore à chaque genre une certaine « façon d’être » ou certaines « dispositions naturelles » qui leur sont propres. Généralement, on considère que les femmes ont plus de facilité pour prendre soin des autres et que les hommes sont plus doués pour les finances. Ces croyances se reflètent dans l’organisation pratique des responsabilités et du travail dans la société en général et au sein des familles. L’homme étant perçu comme soutien de famille, il est donc normal qu’il consacre plus de temps à un travail rémunéré et que son opinion ait plus de poids quand elle porte sur les questions financières. Pour ce qui est des femmes, on estime que c’est à elles qu’incombe la responsabilité de prodiguer des soins, d’assurer la bonne marche du foyer au jour le jour et de voir aux besoins des enfants. Bien que les partenaires suédois aient l’habitude de se partager la responsabilité du soutien de la famille et la charge des enfants, probablement plus que dans les autres pays, les fonctions traditionnelles associées au genre ont encore une influence sur leur vie de tous les jours. Ainsi, « vivre en fonction du genre » est une notion importante quand il s’agit de comprendre comment les couples organisent leurs finances et les autres aspects de leur vie quotidienne.

La façon de « vivre en fonction du genre » est étroitement reliée à la façon de « vivre en fonction du couple ». La relation du couple hétérosexuel peut être perçue comme l’une des institutions sociales les plus sexuées du fait que son essence même et sa prémisse fondamentale sont qu’homme et femme vivent ensemble en tant qu’individus sexués (Haavind 1984, Holmberg 1993, Thagaard 1997). Les normes qui régissent la relation du couple hétérosexuel, le mariage et la famille jouent un rôle important non seulement dans la façon dont nous organisons et interprétons notre vie quotidienne, mais aussi dans la façon dont chacun conçoit l’autre. De nombreux chercheurs féministes ont qualifié le mariage d’opprimant pour les femmes. Bien que l’institution du mariage ait évolué vers l’égalité des sexes au cours des dernières décennies, l’argument de Berger et Kellner (1974) selon lequel la société nous a donné du mariage une image toute faite et endoctriné les individus dans leurs attentes par rapport aux rôles des hommes et des femmes à l’intérieur du mariage et dans leur vie en commun nous semble encore pertinent.

Bien que les individus soient libres de choisir leur partenaire et d’organiser ensemble leur vie en commun, ils ne sont pas libres de choisir la nature du mariage ou des relations hétérosexuelles : « la famille en tant que système dans l’espace et dans le temps est une institution sociale qui existait avant eux et qui définit les paramètres de leurs choix » (Delphy et Leonard 1992:265-266). Le mariage, en tant qu’institution, définit les obligations et les droits de l’homme et de la femme dans le mariage. Femmes et hommes apprennent le comportement qui convient à leur genre, et la façon dont chacun conçoit ce comportement a un effet marqué sur leur conceptualisation et sur l’organisation des relations de couple de même que sur la façon dont chaque membre du couple comprend l’autre et se comprend lui-même. Ces notions ont tellement déteint sur nous que:

… certaines activités sont associées aux catégories culturelles très fondamentales que sont « homme » / « mari » / « père » et « femme » / « épouse » / « mère »… On apprend tôt à faire ces associations et elles sont renforcées par l’observation quotidienne des modèles généralement admis de rapports hommes-femmes; elles sont rarement justifiées ou formulées explicitement, mais les formules explicites sont à peine nécessaires. Pour la plupart, ces conventions font maintenant partie d’une vision, fortement influencée par la morale, de la façon de faire les choses ».

DeVault 1991:148

Les hiérarchies et normes sexuées qui existent à l’intérieur du mariage et de la famille sont inévitables : « individuellement, les couples hétérosexuels ne peuvent pas les contourner » (Haavind 1984:266). Haavind, en s’appuyant sur les travaux de Goffman, décrit la relation conjugale comme relation qui « attribue le pouvoir aux hommes et aux femmes d’une façon qui constitue un cadre d’interprétation de toute nouvelle intervention individuelle » (Haavind 1984:139). Elle avance que la position dominante des hommes par rapport aux femmes est systématisée par le mariage et que cette domination est souvent considérée légitime par les deux partenaires, qui s’entendent pour dire qu’elle est « naturelle », « des plus pratiques », « des plus avantageuses » ou « une forme d’expression de leur amour particulier » (ibid.:145). Le mariage est aussi chargé de normes et d’attentes nombreuses, et parfois conflictuelles, associées à l’argent et aux dépenses. Théoriquement, il doit y avoir partage équitable entre les époux et les membres de la famille; tous doivent jouir du même niveau de vie; les besoins de la famille, particulièrement ceux des enfants, passent avant les besoins individuels (Nyman 2002).

L’organisation financière au sein des familles

Dans cette section, nous tentons de comprendre l’organisation financière chez les couples, en l’envisageant sous deux aspects. L’un se rapporte à l’infrastructure financière : comptes bancaires, formes d’épargne, cartes de débit et de crédit, cartes privatives (exclusives à certains magasins), virements automatiques, ordres de paiement permanents, services bancaires par téléphone et par Internet, etc. L’autre se rapporte à l’utilisation de cette infrastructure financière, ce que nous appelons ici la gestion financière, c’est-à-dire la façon pratique routinière de partager les coûts, planifier les dépenses plus importantes et partager les responsabilités dans certains domaines des finances, comme le règlement des factures et les achats. Évidemment, ces deux aspects se confondent, mais nous estimons utile de les distinguer d’un point de vue analytique. En essayant de comprendre comment des couples en arrivent à un système d’organisation financière particulier, nous observons le processus de « construction » du couple, ce qui se fait « en fonction du genre » et «  en fonction du couple » de même que le caractère sexué des tâches quotidiennes reliées à l’argent. Ce faisant, les carences de l’approche de l’ordre négocié deviennent évidentes.

L’infrastructure financière

Quand nous avons traité de finances et d’argent lors des entrevues avec les couples, nous nous sommes rendu compte que la négociation ne faisait pas partie des moyens utilisés pour arriver à leur infrastructure financière particulière. Ces couples pouvaient assez aisément expliquer comment ils organisaient les aspects concrets de leurs finances : les comptes bancaires, l’aspect technique du règlement des factures et l’utilisation de l’argent sur une base quotidienne. Pourtant, peu d’entre eux étaient capables d’expliquer comment ils prenaient leurs décisions financières ou comment ils en étaient arrivés à leur infrastructure financière, c’est-à-dire pourquoi ils avaient choisi d’avoir tel ou tel type de compte bancaire ou plus d’un. Une réponse fréquente, explicite ou implicite, était que, pour une raison ou pour une autre, « c’était arrivé comme ça ». Ainsi, Elin explique qu’elle a oublié comment ils en sont arrivés à leur système d’organisation financière en disant que : « les choses ont simplement évolué avec les années, à force d’opter pour ce qui semblait le plus pratique », et elle explique que «les choses ont tout simplement continué ainsi » (EE-1,4F).[8]

Bien sûr, il est concevable que l’infrastructure financière des répondants soit le résultat d’une négociation ayant eu lieu au début de leur relation, même s’ils ne s’en souviennent pas ou n’en font pas mention. Toutefois, le fait qu’ils ne se rappelaient pas avoir pris part à une négociation nous a incités à essayer de comprendre, par d’autres moyens, comment ces couples en étaient arrivés à une infrastructure financière plus conforme à leurs propres conventions. Un moyen que nous avons trouvé utile a été d’étudier le processus par lequel les individus forment un couple.

Quand deux personnes se rencontrent pour la première fois et entament une relation, leurs rapports mutuels consistent à se connaître réciproquement et à découvrir comment l’autre vit sa vie de tous les jours : amis, passe-temps, intérêts, idées reçues, etc. C’est par ce processus qu’elles commencent à jeter les fondations de leur vie quotidienne ensemble. Dans cette nouvelle vie à deux, les questions de finances n’occupent pas une place importante. À cette étape de la relation, les partenaires sont encore bien ancrés dans leur vie individuelle et ils sont financièrement indépendants (l’un par rapport à l’autre). Chaque individu conserve sa propre infrastructure financière. Les questions financières qui surviennent dans leur relation sont rares, superficielles et traitées dans le cadre de leur système de gestion financière individuel. Cela pourrait découler en partie de l’importance considérable que l’on accorde à l’autonomie financière individuelle des hommes et des femmes dans les politiques et dans le système d’assurance sociale de la Suède (Statistiques Suède 2004). Cette notion d’autonomie individuelle se reflète également dans la perception que les individus ont d’eux-mêmes et dans l’entente tacite, dans la tradition suédoise des sorties en couple, selon laquelle chacun paie sa part.

Une fois que la relation devient plus sérieuse et que les deux individus se mettent en ménage, les questions financières occupent graduellement une place plus importante dans leur vie quotidienne. À ce stade, la vie et les économies du couple s’entremêlent davantage et demandent une coordination de leurs infrastructures financières. Ceci ne veut pas nécessairement dire que les individus en couple fusionnent leurs infrastructures et ouvrent un compte bancaire conjoint. En réalité, nos entrevues ont fait ressortir que la plupart des participants avaient conservé leur compte bancaire personnel. Aussi, 68,5 pour cent des répondants de l’étude-sondage possédaient un compte de banque personnel (le compte le plus courant et souvent le plus utilisé) dans lequel leur salaire était déposé; peu d’entre eux avaient un compte conjoint utilisé régulièrement. En ce sens, les infrastructures financières individuelles constitueraient la base de l’infrastructure financière du couple.

Cette « séparation » peut paraître quelque peu étrange dans le contexte d’une relation de couple sérieuse. Cependant, tant du point de vue des individus que du couple, organiser ses finances quotidiennes en fonction d’une routine et d’une structure financière qui nous sont familières (avec comptes bancaires, cartes bancaires, etc.) peut sembler plus normal et pratique. Ainsi, se fier à la routine et aux solutions adoptées au début de la relation, lorsque les questions financières étaient peu nombreuses et simples, peut sembler la façon « naturelle » de s’occuper des questions financières devenues beaucoup plus complexes dans le contexte de la vie de couple. Guidés par leur conscience pratique, les couples et les individus qui les composent estiment simplement qu’il s’agit là du meilleur moyen de faciliter la bonne marche de leur vie financière quotidienne. Les couples considéraient qu’ils optaient pour la voie comportant le moins d’embûches en construisant leur structure financière commune sur une routine établie tôt dans leur relation. Face à cette façon de procéder, nous soutenons que l’infrastructure financière commune peut être perçue comme le résultat du processus de construction du couple et non comme une infrastructure négociée.

La gestion financière

Si la négociation ne nous a pas permis d’expliquer l’infrastructure financière commune des couples de façon satisfaisante, elle nous a été encore moins utile pour comprendre leur gestion financière. L’une des raisons en est que, comme beaucoup d’autres avant nous, nous avons constaté que la gestion financière chez les couples était associée au genre. Par ceci, nous voulons dire que les couples laissaient entrevoir une division des responsabilités et des tâches financières fondée sur une tradition qui tient compte du rôle des hommes et des femmes. Cette division était souvent défavorable aux femmes et les subordonnait à leur partenaire. Une raison qui nous porte à croire que la négociation n’est pas un moyen valable d’expliquer cette prise en compte des rôles de genre dans la gestion est qu’il nous semble peu probable que des femmes, individuellement ou collectivement, négocient des solutions et des systèmes de gestion financière qui leur soient défavorables, particulièrement à la lumière d’études qui démontrent qu’une majorité des femmes et des hommes suédois appuient et tentent de promouvoir le concept d’égalité des sexes (Arne et Roman 1997; Fürst 1999). Nos répondants ont aussi exprimé leurs idées en faveur de l’égalité des sexes. La plupart d’entre eux estimaient que l’égalité des sexes était plus importante que le partage égal de certaines ressources, comme l’argent ou le temps de loisir. Un moyen utilisé par plusieurs des couples qui ont participé à notre étude était de laisser une somme identique dans le compte bancaire de chaque partenaire une fois toutes les factures payées, de sorte que tous deux aient égal accès à l’argent (Nyman 1999). Cependant, en dépit de cet objectif, la gestion du système des finances se traduisait souvent par des inégalités en ce qui avait trait à l’accès des femmes à ces ressources (Nyman 2002).

Comme pour l’infrastructure financière ci-dessus, la prise en compte des rôles de genre dans la gestion des finances peut également être comprise en termes de construction du couple. Les individus ont des systèmes de gestion financière qui datent d’avant leur relation de couple et ils les apportent dans leur relation. Bien que le fait de conserver deux systèmes d’infrastructure financière semblait poser peu de problèmes à nos répondants, maintenir deux systèmes de gestion s’est révélé plus difficile. Lorsqu’il est question de gestion, les couples doivent élaborer un système qui garantisse le bon fonctionnement de leur vie financière de tous les jours. Bien que le système commun de gestion contienne certains éléments des systèmes de gestion autrefois propres à chaque partenaire, le résultat est un système nouveau qui, d’après le couple, répond à leurs besoins. Souvent, les couples interviewés considéraient que leur façon de gérer leurs finances était la seule possible. Quand on leur demandait comment ils en étaient arrivés à un tel système, les couples nous expliquaient souvent qu’il s’agissait du système le plus pratique dans leur cas. Tous les couples de l’étude avaient mis au point un système de division des responsabilités et tâches financières. Pour expliquer comment leur système de gestion répondait à leurs besoins, les individus l’associaient souvent à d’autres facettes de leur vie de couple, par exemple à la façon dont le travail rémunéré, les tâches domestiques et le soin des enfants étaient organisés. Dans le cas de Carl et Christine (EE-2,3C), Carl avait toujours payé les factures parce que tous deux estimaient que c’était plus pratique ainsi. Carl explique que l’argent qui sert à payer les factures provient de son compte de banque:

Oui, nous payons par Internet, parce que nous avons – [j’ai] tellement l’habitude de faire presque tout à l’ordinateur depuis des années que nous avons simplement toujours…. cela semblait tout naturel… puisque c’est moi qui ai signé pour bénéficier de ce service de [la banque], pour pouvoir payer par Internet.

Il ajoute qu’ils ont ouvert un compte conjoint, en plus de leurs comptes bancaires personnels, compte dans lequel leurs salaires sont versés, parce que c’est pratique :

C’est pourquoi nous en avons aussi un [compte] conjoint, ainsi nous pouvons… elle peut aller quand elle le veut au guichet automatique… et transférer de l’argent par téléphone.

Chez ce couple, l’intérêt de Carl pour l’informatique (aussi un passe-temps pour lui) et ses connaissances en la matière avaient été des facteurs déterminants dans le choix de leur système de gestion. Ils n’ont pas mentionné avoir songé à d’autres systèmes; il n’a pas été question non plus d’obtenir des services bancaires par Internet au nom de Christine, de sorte qu’elle puisse mieux suivre la gestion des finances de la famille et y participer plus activement. Le système de paiement des comptes reposait sur les intérêts personnels, le passe-temps et la compétence de Carl; cela semblait pratique, même « normal », aux deux partenaires, puisque Carl passait tellement de temps devant l’ordinateur, de toute façon.

Sans dire que les systèmes de gestion financière de nos répondants ne correspondent pas à leurs besoins, nous estimons quand même important de remarquer les modèles sexués qui existent dans les systèmes de gestion financière de la plupart des couples. D’un point de vue analytique, les explications pratiques que nous ont fournies les répondants doivent être regardées à la lumière des normes sexuées et des attentes relatives aux femmes, aux hommes et aux relations de couple. Bien que la plupart des répondants en étaient inconscients, la notion d’agir « en fonction du genre » ou « en fonction du couple » était souvent à la base des explications pratiques qu’ils nous donnaient. Ainsi, la division des responsabilités et tâches financières dépendait souvent de la façon de percevoir les compétences de chacun (ce qui ressortait dans l’exemple empirique précédent), cependant cette perception était à son tour liée aux notions de genre et de couple.

Bien que chez la plupart des couples suédois, les deux partenaires soient soutiens de famille (Ellingsaeter 1998), la femme a davantage de responsabilités pour ce qui est de la prise en charge des enfants et de la bonne marche du foyer sur une base quotidienne, tandis que l’homme est encore perçu comme soutien de famille. Donc, il en ressort qu’on considère que certaines tâches sont l’apanage des femmes et que ces dernières sont plus aptes à savoir, par exemple, quels vêtements les enfants doivent porter, quelles sont les prochaines sorties au programme et comment les planifier, s’il faut acheter des cadeaux aux amis ou aux professeurs des enfants (les finances au jour le jour). Les hommes, de leur côté, seraient plus compétents dans les questions financières d’envergure et s’y connaîtraient mieux en comptes bancaires, en investissements et en assurances (les finances à un niveau supérieur et plus important).

La notion des rôles de genre et la division sexuée du travail et des responsabilités au sein de la famille qui en résultent sont tributaires du plus grand contrôle qu’exercent les hommes sur les finances familiales. Par ceci, nous voulons dire que l’opinion des hommes l’emporte généralement quand il est question d’argent; que leurs intérêts, besoins et priorités priment plus souvent et qu’on s’en remet à eux pour la plupart des questions financières (Hertz 1986; Pahl 1989; Nyman 2002). Ce plus grand contrôle d’une part peut se traduire par une marge de manoeuvre plus restreinte pour la personne qui doit gérer les finances domestiques au quotidien. Beaucoup de femmes interviewées nous ont fait part de leurs tentatives répétées de discuter avec leur mari de petits changements à apporter à leur mode de gestion financière. Helena (EE-1.8F), par exemple, aurait préféré qu’ils aient un compte de banque conjoint de sorte qu’elle puisse avoir accès à l’argent qu’ils avaient en commun quand son mari était à l’extérieur de la ville. Ainsi, elle n’aurait pas à emprunter d’argent à ses enfants pour payer l’épicerie, ce qui lui arrivait à l’occasion. Jenny (EE-1,9F) avait tenté de persuader son mari, qui payait les factures chaque mois, de déposer l’argent de l’épicerie dans un compte relié à une carte privilège émise par leur magasin d’alimentation préféré. Ceci aurait facilité ses achats d’épicerie et la gestion de l’argent du ménage, ce qu’elle avait clairement expliqué à son mari Mikael. Mais en dépit de ses tentatives répétées et malgré les promesses qu’il lui faisait, il n’avait jamais déposé d’argent dans ce compte. Ces deux femmes étaient chargées de certaines tâches financières dans leur famille, pourtant elles avaient peu de contrôle sur la gestion de ces tâches. Par conséquent, elles se sentaient limitées dans leur vie financière de tous les jours.

En plus d’avoir des répercussions sur les responsabilités financières des femmes envers la famille, le caractère sexué de la gestion financière avait aussi un effet sur les modèles de consommation des femmes et des hommes. En tant que consommatrices, les femmes s’éloignaient peu de la sphère domestique : les achats au jour le jour pour les enfants et le foyer. Les hommes jouaient un rôle limité dans ce genre d’achats. Ils s’occupaient des dépenses plus importantes, plus particulièrement celles reliées aux biens technologiques : automobiles, ordinateurs, équipement multimédia, etc. Un autre modèle montrait que les femmes faisaient moins d’achats personnels, la raison principale étant que leur responsabilité en tant que consommatrices était d’abord reliée à la sphère domestique. Les femmes, beaucoup plus souvent que les hommes, devaient s’occuper des petits achats, qui passaient inaperçus, pour les enfants ou pour le foyer. Ces dépenses n’étaient jamais bien définies, probablement parce que minimes et souvent imprévues. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’aucun montant n’était budgété et réservé à ce genre d’achats, comme on le faisait pour l’épicerie, l’essence ou encore en vue d’une dépense majeure. Les deux partenaires trouvaient normal que ce type d’achat « sans dénomination » incombe à la femme de la famille (Nyman 1999). Ainsi, l’argent budgété pour les dépenses personnelles de la femme et déposé dans le compte servait souvent à couvrir ce genre d’achats, ce qui avait pour résultat que les femmes avaient moins d’argent que prévu (et moins d’argent que leur partenaire) pour leurs dépenses personnelles.

Ce modèle était absent chez les hommes qui ont participé à l’étude. En conséquence, les femmes, d’une part, faisaient moins d’achats personnels et, d’autre part, avaient un accès plus limité à l’argent nécessaire aux achats de la famille. Plusieurs femmes nous ont expliqué qu’elles devaient demander de l’argent à leur partenaire pour acheter des biens de consommation familiale, ce qu’elles trouvaient difficile. Un sondage suédois est venu étayer leurs dires en montrant que 63 pour cent des femmes estimaient ne pas avoir assez d’argent pour leurs dépenses personnelles, tandis que seulement 51 pour cent des hommes avaient cette impression (article 4 dans Nyman 2002:18). De plus, chez les participants à notre étude, 40,5 pour cent des femmes et 25 pour cent des hommes étaient plus limités dans leurs achats (ibid).

Ce que nous comprenons des explications de nos répondants, c’est qu’ils ont adopté une approche pratique dans la gestion de leurs finances, fondée sur la notion de « vivre en fonction du genre » et « vivre en fonction du couple ». Les modèles étudiés ci-dessus indiquent que les individus et les couples qui ont participé à notre étude organisent leur gestion financière de façon à répondre aux idées normatives sur la façon dont homme et femme doivent se comporter dans une relation de couple hétérosexuel. À notre avis, la division sexuée du travail et des responsabilités contribue à définir nos répondants, non seulement en tant que femmes et hommes, mais aussi en tant que partenaires dans une relation de couple hétérosexuel et, pour certains, en tant que mères et pères. Plutôt que le résultat de négociations, nous voyons la gestion financière des couples (sphères de responsabilités définies en fonction du genre, par exemple : tâches domestiques qui reviennent aux femmes, zone grise dans leurs dépenses, accès limité des femmes à l’argent et, de ce fait, aux achats) comme le résultat de leur façon de vivre « en fonction du genre » et « en fonction du couple». On s’imagine que les femmes, en tant que mères, sont prêtes à « sacrifier » leurs besoins personnels au profit de leurs enfants, voire de leur famille, lorsqu’il est question d’achats. En dépit de cela, les répondantes elles-mêmes percevaient rarement le caractère sexué de leur mode de gestion financière. En fait, leur système de gestion financière leur apparaissait normal et était devenu routinier à tel point qu’elles ne pouvaient envisager d’autres façons d’organiser la gestion financière de leur quotidien ni concevoir d’autres approches (inconnues) (Nyman 1999). L’aspect sexué de leur système de gestion financière et ses conséquences semblaient être des facteurs « connus » aux hommes et aux femmes. Cependant, ils estimaient « naturelle » la façon dont ils organisaient leur vie financière de tous les jours et, selon eux, le fondement de leur système de gestion n’avait pas à être mis en question.

Conclusion

Dans l’introduction, nous avons soulevé la question à savoir si la négociation était une approche efficace pour étudier la façon dont les couples organisent leur vie de tous les jours, particulièrement leurs finances. Nous avons trouvé peu de preuves de l’existence de la négociation chez les couples. Nos données empiriques n’ont pas montré que la négociation explicite était un aspect courant de l’organisation financière de tous les jours chez les couples suédois. En réalité, peu de choses ont fait ressortir que les couples parlaient d’argent. Les couples nous ont expliqué qu’ils s’entretenaient rarement de questions financières de façon globale ou analytique. La réponse de Bodil à une question à savoir s’ils discutaient des finances est très représentative des sentiments exprimés par la plupart au cours des entrevues : « Non, nous soupirons de temps à autres quand il n’y en a plus [de l’argent] (EE-2, 2F). Quand les couples discutaient de finances, c’était généralement pour régler un problème sérieux. Nous n’avons pas non plus trouvé que le concept de négociation implicite aidait à comprendre la façon dont les couples organisaient leurs finances. Nous estimons que la négociation implicite risque de mener à une conceptualisation des relations de couple comme étant vides de pouvoir. Nous aboutissons sur un terme qui dissimule les inégalités structurales puisque les solutions sont perçues comme « le résultat d’une entente préétablie » (Strauss 1978:224). La négociation implicite tend à dissimuler le fait que vivre en fonction du genre et vivre en fonction du couple sont des aspects importants du fonctionnement du couple.

Un autre problème inhérent à l’utilisation de la négociation implicite est le danger que les processus par lesquels passent les couples, par exemple la façon dont ils organisent leurs finances, soient considérés d’un point de vue purement personnel. Ainsi, on risque de les prendre pour le résultat de décisions individuelles, sans tenir compte des structures et facteurs sexués qui les sous-tendent. Aussi, voir dans la façon dont les couples organisent leur vie de tous les jours le résultat de négociations qui ont lieu au sein des familles nous empêche de voir les rôles dévolus par la société et la culture aux hommes et aux femmes dans leur vie de tous les jours. Ceci étant dit, nous tenons à préciser que nous ne nions point l’existence de toute négociation à l’intérieur des relations de couple.

Nous croyons, cependant, que la négociation n’est pas aussi courante que les auteurs voudraient nous le faire croire. Beaucoup de facteurs constituent des obstacles à la négociation dans le couple. Pour arriver au point où la négociation est possible, il faut que les individus qui forment les couples puissent prendre assez de recul par rapport à leur vie quotidienne pour être en mesure de réfléchir à ce qui s’y passe et concevoir d’autres moyens de faire les choses. Se distancier de son propre quotidien peut toutefois s’avérer une expérience désagréable, puisque cela veut dire se placer dans des situations qui ne nous sont pas familières. Et comme si cela ne suffisait pas, il faut aussi que l’autre arrive à porter un regard critique sur la vie de tous les jours et à rompre avec les habitudes, s’il doit y avoir négociation au sein du couple. Ce n’est qu’à ce moment là que les partenaires peuvent exprimer des points de vue différents ou opposés et avoir l’impression de participer à la négociation. Mais cela veut dire aller à l’encontre des normes tacites qui régissent le couple et la famille. Se voir comme égaux ou agir comme tel peut poser une menace à la relation de couple, précisément parce que les priorités ou intérêts conflictuels, etc. sont explicités. Pour utiliser une métaphore du monde économique, les négociations entraînent des coûts de renonciation plus importants, par exemple sous forme de disputes, de vives discussions et de réticences concernant l’organisation des finances (Treas 1993:732). Ces aspects du coût de la négociation, en plus d’accroître la « tâche » émotive et pratique du couple, peuvent aussi engendrer un sentiment d’instabilité et d’incertitude. En laissant de côté les questions qui font ressortir les divergences d’attentes ou de points de vue, les couples tentent probablement de maintenir la stabilité de leur relation et d’éviter tout ce qui pourrait avoir des répercussions négatives sur elle (Askham 1984; Benjamin et Sullivan 1999). Ceci pourrait expliquer pourquoi nos recherches ont montré que les individus discutent rarement de leurs finances ou expriment peu souvent leur désaccord à ce sujet (Hertz 1986, Nyman 2002).

Nous avons aussi démontré qu’un aspect important dont il faut tenir compte pour comprendre l’organisation financière quotidienne des couples est le processus de construction du couple. Nos résultats ont indiqué que les individus et les couples organisent leurs finances de façon à « se conformer » aux idées normatives relatives au genre et au couple. L’organisation de la vie financière de tous les jours ne devrait pas être perçue principalement comme le résultat d’une négociation, pas plus que les autres aspects de la vie quotidienne du couple. La façon dont les individus et les couples se perçoivent, la façon dont ils se considèrent mutuellement et la manière dont ils mènent leur vie sont étroitement liées aux structures de genre et aux inégalités institutionnalisées par le marché du travail, le système de sécurité sociale et la politique. Tout ceci, en conjugaison avec les notions se rapportant au genre que nous imposent culture et société, devrait entrer en ligne de compte dans les études portant sur les couples et les familles.

À la lumière de nos résultats et du lien supposé entre la relation pure, l’égalité des sexes et la négociation (Bauman 2003; Beck et Beck-Gernsheim 1995; Giddens 1991, 1992), présenté dans l’introduction du présent article, de nombreuses questions se font jour et demeurent sans réponses. L’une de ces questions consiste à savoir s’il y a suffisamment égalité des sexes chez les couples suédois pour que la négociation soit possible. L’absence de négociation chez nos couples découle peut-être du fait qu’ils n’ont pas vraiment atteint le stade d’égalité des sexes. Une autre question consiste à savoir si le supposé lien entre la relation pure, l’égalité des sexes et la négociation est raisonnable. Si nous acceptons ce lien, et compte tenu du niveau d’égalité des sexes relativement élevé en Suède par rapport au reste du monde, nous devrions alors pouvoir nous attendre à ce que la négociation soit encore moins élevée dans les pays où l’égalité des sexes est moins reconnue.

Rejeter l’idée de ce lien présumé soulève une autre question: si cela ne passe pas par la négociation, alors par où cela passe-t-il? D’autres moyens concevables pour comprendre comment les couples arrivent à prendre des décisions du genre de celles soulevées dans ce texte, par exemple en ce qui a trait aux routines et rituels sexués et autres, devraient retenir davantage notre attention. Ce qui ressort des questions soulevées ici et tout au long de cet article, c’est le besoin d’une recherche plus poussée, tout particulièrement de recherche empirique. Toutefois, il ressort également que nous avons besoin d’une conceptualisation plus nuancée et plus précise de la négociation et des autres dynamiques familiales.