Résumés
Résumé
Même s’ils ont moins d’enfants, les parents nord-américains consacrent pratiquement autant de temps à leurs enfants, les mères un peu moins, les pères un peu plus. Ce dernier trait est particulièrement prononcé chez les jeunes pères québécois. Dans l’ensemble, cependant, on demeure moins longtemps en compagnie de ses enfants, quelle que soit l’activité, à l’exception, encore une fois, des jeunes pères québécois. La diminution du temps parental des mères s’explique largement par leur présence accrue sur le marché du travail. La présence de jeunes enfants constitue l’un des principaux facteurs explicatifs de l’emploi du temps quotidien des parents, notamment la durée du travail et du temps libre, par-delà l’âge, le sexe et la scolarité. Quand leurs enfants ont grandi, les parents tendent à occuper leurs journées comme ceux qui n’ont pas d’enfants.
Abstract
Even though they have fewer children than in the past, North-American parents still devote almost as much time to their offspring – mothers a little less, fathers a little more. This is particularly true of young Quebec fathers. However, all in all, less time is spent in the physical company of the children, whatever the activity, though young Quebec fathers are once again the exception. The drop in maternal contact time is due mainly to women’s increased presence on the labour market. The fact of having young children at home, rather than age, gender or educational level, is one of the main factors impacting the parents’ daily schedules, more particularly as concerns the number of working hours and the amount of free time. When the children are grown up, parents tend to plan out their days like childless parents.
Corps de l’article
Introduction
Un consensus semble avoir émergé à l’effet que le fonctionnement de la famille et son bien-être, dans la société américaine, a été affecté par l’intensification du travail et d’autres exigences sociétales. Plusieurs chercheurs et même les médias ont fait écho au fait que la vie quotidienne dans la deuxième moitié du vingtième siècle est caractérisée par des pressions temporelles qui ont mené les parents à consacrer à leurs enfants moins de temps et moins d’attention (Mattox, 1990). Plus encore, on observe un sentiment largement répandu en vertu duquel les parents américains manquent de temps et jouissent de moins de temps libre (Harris and Associates, 1988; Schor, 1991).
Toutefois, on peut dresser une image différente de la vie quotidienne en Amérique à partir des sondages menés selon la méthode des « carnets d’emploi du temps ». Ceux-ci peuvent être considérés comme un « microcosme social », une technique qui permet aux chercheurs en sciences sociales d’observer des facettes de la vie quotidienne qui ne seraient pas observables autrement. Un peu comme les premières découvertes à l’aide du microscope, les données recueillies grâce à cette technique remettent en question les croyances établies au sujet de la structure de la vie quotidienne des Américains. De telles croyances s’appuient sur des estimations de la manière dont les répondants perçoivent leur emploi du temps.
Ce texte passe en revue les changements et facteurs explicatifs de l’emploi du temps chez les parents, aux États-Unis, au Canada et au Québec, sur la base de sondages nationaux basés sur les carnets d’emploi du temps.
Aspects méthodologiques
Les études d’emploi du temps aux États-Unis
Les premières études menées aux États-Unis (1965 et 1975) ont été réalisées en face à face, retenaient un plus haut taux de réponse et ne portaient que sur la période hivernale. En 1965, les données ont été recueillies auprès d’un échantillon urbain (même si des sondages ultérieurs ont montré que l’emploi du temps en milieu rural et urbain empruntaient la même structure relative). Les enquêtes plus récentes (1985 et 1995) ont été réalisées en partie ou en entier par téléphone, recueillent un taux de réponse plus bas, mais la cueillette des données a été répartie sur toute une année. De manière générale, même si on peut observer des différences minimales selon le mois ou la saison de l’année, nous considérons ici l’ensemble des sondages comme relativement comparables dans le temps. Nous avons décrit en détail l’ensemble de ces sondages dans Robinson et Godbey (1999, chap. 4).
Au tableau 1, l’échantillon de parents américains âgés de 18 à 64 ans est respectivement de 742 répondants en 1965, de 1 107 répondants en 1975, de 1 891 en 1985 et de 1 347 en 1995-2001. Les quatre sondages totalisent 5 096 pères et mères. Dans l’analyse qui suit, les données ont été pondérées pour faire en sorte que chacun des jours de la semaine soit également représenté.
Les évaluations du temps consacré au travail et aux tâches domestiques sont tirées de la complétion par les répondants d’un carnet d’emploi du temps dans lequel ceux-ci reportent leur activité principale minute par minute pour une journée entière. Les informations quant aux activités secondaires ne sont pas disponibles, elles s’élèvent généralement à 2-3 heures par jour pour les tâches domestiques. Même si les carnets d’emploi du temps constituent un moyen préférable pour saisir des emplois du temps variables, relativement flexibles et peu structurés, ils peuvent conduire à sous-estimer le temps consacré à certaines activités principales, en particulier le temps consacré aux enfants, le thème principal de cet article.
Les études d’emploi du temps au Canada
Nous disposons des trois enquêtes réalisées par Statistique Canada : l’enquête sociale générale, cycle 12 de Statistique Canada, menée en 1998 (et janvier 1999) compte 10 749 répondants. L’enquête de 1986 compte 9 946 répondants, et celle de 1992, 9 815 répondants. Les données sont relativement comparables. L’échantillon pour le Québec est d’environ le quart de l’échantillon canadien soit, pour 1998, de 2 054 personnes. Nous avons utilisé la pondération fournie par Statistique Canada.
Si l’on prend l’exemple de la dernière enquête menée en 1998, celle-ci a été réalisée par entrevue téléphonique, sur une période de douze mois. En pratique, à partir d’une sélection aléatoire des répondants selon des méthodes d’échantillonnage éprouvées, on demandait aux informateurs de décrire leur emploi du temps, à partir d’un jour de référence débutant à 4h00 du matin, jusqu’à 4h00 de la nuit suivante. On n’a tenu compte que de l’activité principale. Les autres informations demandées sont classiques : heure du début et de la fin, lieu, avec qui, etc. Le taux de réponse a été de 77,6 %.
Le codage des activités quotidiennes du répondant était fait par l’intervieweur au fur et à mesure que se déroulait l’entrevue, à l’aide d’un système automatique de codage. Ceux-ci forment un arbre décisionnel aboutissant à une sélection réduite des codes d’activités. Pour les trois enquêtes, Statistique Canada a fourni les équivalences pour tous les codes d’activité. Dans l’enquête de 1992, la méthodologie était pratiquement la même. Dans celle de 1986, la période couverte s’étendait d’octobre à décembre, les activités ont été codées manuellement, mais l’échantillon portait sur la population âgée de 18 ans et plus seulement.
Les sondages américains et canadiens n’ont pas été coordonnés ni dans le temps ni dans leur format, de manière à assurer un maximum de comparabilité, mais la méthodologie et les échantillons sont suffisamment similaires pour que l’on puisse en tirer des conclusions significatives à la fois dans les tendances et dans les facteurs explicatifs. De plus, la codification des activités est relativement semblable et s’inspire de la même taxonomie généralement utilisée dans les études d’emploi du temps. Dans la suite du texte, on peut considérer qu’il n’y a pas de différences significatives dans les regroupements d’activités, lesquels ont été effectués sur la base du détail des nomenclatures utilisées dans les enquêtes américaines et canadiennes. Seuls divergent les contenus de quelques variables indépendantes, tout particulièrement la mesure de la scolarité des répondants.
Tendances générales dans l’emploi du temps des parents
Les données américaines
Les tableaux 1A et 1B présentent les données américaines quant au nombre hebdomadaire d’heures de travail, de temps consacré aux tâches domestiques et autres tâches familiales, aux soins personnels et au temps libre des pères et mères américains entre 1965 et 2001. Les tendances divergent considérablement de celles rapportées par Schor (1991) ou Cross (1993). Elles vont cependant dans le même sens que les recherches menées auprès des adultes (Robinson et Godbey, 1999), lesquelles démontrent que le travail rémunéré des pères a diminué de 7 heures par semaine, celui des mères s’est accru de plus de 11 heures en raison d’un accès élargi de celles-ci au marché du travail.
Qui plus est, contrairement aux travaux qui suggèrent une stabilité voire un accroissement du temps consacré aux tâches domestiques et familiales, sa durée réelle aux États-Unis a décliné de près de 20 %, passant de 17,5 heures en 1965 à 13,7 en 1995, soit près de quatre heures par semaine de moins chez les parents. Le temps domestique des pères et des mères tend vers une certaine convergence durant la période étudiée, en raison principalement de sa diminution chez les mères (passant de 30 à 18 heures par semaine), alors que chez les pères celui-ci a doublé, passant de 4,5 heures en 1965 à 9,4 en 1985, pour se stabiliser par la suite. Les autres éléments du temps familial demeurent relativement similaires entre 1965 et 1995, à l’exception du déclin du temps consacré aux enfants chez les mères, en raison d’un accès accru au marché du travail et du nombre d’enfants en diminution, alors que les pères ont eu tendance à accroître légèrement le temps qu’ils consacrent à leurs enfants.
Le tableau 1A indique également que les mères consacraient, en 1965, environ 48 heures au total à des tâches domestiques et familiales, près de quatre fois celui des pères. Cette durée est passée à 40 heures par semaine en 1975, à 37 heures en 1985 pour atteindre 35 heures en 1995. De sorte que le ratio pères/mères qui était de 4 pour 1, est seulement du double maintenant. Il est à noter que cette tendance est le fait des mères qui ont diminué leurs tâches domestiques, plutôt que des pères qui ont accru les leurs.
Il y a eu peu de changement dans le temps consacré aux soins personnels. Le temps consacré au sommeil est un peu plus long (1 à 3 heures de plus), les temps personnels ont diminué du même ordre de grandeur. Il en est résulté une diminution d’environ une heure par semaine chez les pères et d’une augmentation équivalente chez les mères. Il en est résulté chez les pères un accroissement d’environ deux heures par semaine de temps libre, mais une diminution de près trois heures chez les mères. De manière plus spécifique, le temps consacré à la télévision et à la pratique d’activités physiques s’est accru, celui consacré à lecture, à la vie sociale et à l’écoute de la radio a décliné légèrement.
Contrairement à l’image de parents américains qui travaillent de plus en plus, les tableaux illustrent clairement que ceux-ci travaillent moins et consacrent moins de temps aux tâches domestiques, et que l’écart entre les hommes et les femmes s’est réduit considérablement. L’accroissement du temps consacré à la télévision, pourtant accompagné d’un accroissement du temps consacré à l’activité physique, est également en contraste avec la même image de parents surchargés. On doit noter par ailleurs, comme nous le démontrerons plus loin, que ces tendances sont indépendantes des mouvements démographiques, du déclin du mariage et du taux de naissance.
Les données canadiennes
Au Canada, cette fois, les données (tableaux 2A et 2B) indiquent que les pères ont également réduit leur semaine de travail de une à deux heures entre 1986 et 1998, c’est-à-dire du même ordre de grandeur que les pères américains pour la même période. La durée de travail des mères s’est accrue sensiblement dans les mêmes proportions que celle des mères américaines (environ 5 heures de plus pour la période considérée). Le fossé des genres continue à se perpétuer, les pères travaillant en moyenne 17 heures de plus par semaine que les mères. Il est à noter toutefois que parmi la population active, la semaine de travail des mères est passée de 75 % à 80 % de celle des pères.
À l’instar des mères américaines, les mères canadiennes ont eu tendance à diminuer le temps qu’elles consacrent aux tâches domestiques, alors que les pères accroissaient le leur d’environ 50 %, soit 4 heures de plus en deux décennies. Les hommes accomplissent désormais l’équivalent de 57 % du temps domestique des femmes, alors que le pourcentage était de 45 % il y a une douzaine d’années. Le temps consacré aux achats a diminué de 10 à 15 % chez les parents, soit une heure de moins par semaine. Pour ce qui est du temps consacré aux enfants, tout comme aux États-Unis, il a diminué légèrement au total, résultat d’une tendance à long terme de réduction chez les mères et d’augmentation récente chez les pères. Le temps de sommeil demeure relativement constant, mais les autres soins personnels prennent 1 à 2 heures de moins chez les pères, 4 heures de moins chez les mères. Au total, les parents américains prennent davantage soins d’eux que leurs homologues canadiens.
Il en résulte que le temps libre total est demeuré relativement constant, soit un gain modeste d’une heure par semaine, les mères canadiennes ayant davantage profité du temps libre que les mères américaines. Les retraités constituent le seul groupe social qui a vraiment bénéficié de la « civilisation du loisir », 64 heures par semaine en 1998, soit 30 heures de plus que la population active âgée de 18 à 64 ans. Des comparaisons menées avec la France conduisent aux mêmes tendances (Pronovost, 2002).
On peut noter quelques autres tendances significatives. La première a trait à l’accroissement de la pratique d’activités physiques, tant aux États-Unis qu’au Canada. La deuxième a trait aux pratiques de sociabilité ; contrairement à la tendance américaine, on observe dans la population canadienne un regain récent du temps passé en compagnie d’autres personnes, le gain le plus appréciable étant chez les mères. Une autre tendance a trait au déclin de la consommation des médias chez les parents. Comme le montrent les données américaines, l’accroissement du temps télévisuel est un phénomène des années soixante et soixante-dix. Depuis lors, tant au Canada qu’aux États-Unis, le déclin s’est amorcé, passant de 47 % à 40 % du temps libre total chez les pères, de 40 % à 33 % chez les mères. En fait l’accroissement de l’activités physiques et de la sociabilité va pratiquement de pair avec la diminution du temps consacré aux médias.
Les données québécoises sont tout à fait du même ordre (tableaux 3A et 3B). À la différence que la durée du travail y est moindre, tant pour les pères que pour les mères, sans doute à cause d’un plus haut taux de chômage. Les mères québécoises consacrent autant de temps aux travaux ménagers, un peu moins de temps aux soins aux enfants, mais davantage à leurs soins personnels, au sport et aux visites. Les pères québécois travaillent moins, consacrent plus de temps aux tâches domestiques et aux visites. Parmi la population active seulement (données non illustrées), la comparaison fait ressortir un accroissement régulier du temps que les pères consacrent à leurs enfants depuis 1986, comme on l’observera dans d’autres tableaux.
Le temps consacré aux enfants
Les tableaux 1 à 3 illustrent que les mères nord-américaines consacrent maintenant moins de temps à leurs enfants qu’en 1965, même si la durée réelle a eu tendance à remonter récemment. Ne sont cependant pas considérés la présence et le nombre d’enfants à la maison, non plus que le fait de la diminution du nombre moyen d’enfants par ménage.
Si l’on tient compte du statut d’emploi, la durée totale du temps consacré aux enfants est nettement plus élevée. Les tableaux 4 à 6 donnent deux mesures de ce temps : le temps consacré directement aux soins aux enfants (temps primaire), et le temps total pendant lequel les parents sont en compagnie de leurs enfants, quelle que soit l’activité. On y apprend qu’aux États-Unis les pères actifs consacrent plus de 6 heures par semaine à leurs enfants, les mères actives, environ 8 heures, les mères à la maison, 13 heures. Ce temps est un peu plus faible au Canada et de presque une heure de moins au Québec pour les parents actifs. Dans les trois cas, ce temps primaire est d’ailleurs plus élevé chez les parents actifs dont les enfants sont un peu plus âgés. Il tend cependant à décliner chez les jeunes mères actives.
Les différences de genre déjà notées perdurent toujours. Cependant, les données canadiennes et québécoises illustrent que les pères actifs continuent d’accroître le temps consacré à leurs enfants, une heure de plus par semaine au Canada, deux heures de plus au Québec ; celui des mères actives ayant plus récemment tendance à diminuer ; il s’ensuit à cet égard que le fossé entre les hommes et les femmes a chuté de manière significative. En d’autres termes, la réduction du nombre moyen d’enfants n’a pas induit une chute du temps qui leur est consacré. Les différences hommes-femmes tendent même à s’amenuiser.
Quand on analyse les données en fonction de l’âge des enfants, ce temps est doublé avec la présence d’enfants en bas âge (et même triplé chez les mères canadiennes ou québécoises) : de 10 à 11 heures par semaine chez les pères, d’environ 16 heures chez les mères. Les mêmes tendances peuvent être signalées quant au temps total des parents en présence de leurs enfants, d’environ trois fois plus élevé que le seul temps primaire. On passe entre 20 et 24 heures par semaine en compagnie de ses enfants, au Québec et au Canada (chez les parents actifs), 5 heures de plus chez les mères américaines. Les pères québécois sur le marché du travail passent plus de temps avec leurs enfants que leurs homologues canadiens. En cohérence avec les résultats portant sur le seul temps primaire, les données canadiennes indiquent qu’après un accroissement du temps passé avec les enfants dans la décennie de 1980, la durée tend à diminuer depuis lors, mais de façon moins prononcée au Québec.
Aux tableaux 5 et 6 nous avons ajouté pour le Canada et le Québec, une mesure du « temps familial total », telle que calculée par Statistique Canada, c’est-à-dire le temps passé avec l’un ou l’autre membre de la famille, sans double compte. Tout comme le temps consacré aux enfants, celui-ci a eu tendance à diminuer entre 1992 et 1998, il demeure plus élevé quand il y a des enfants en bas âge. Le temps dit familial est plus élevé au Québec qu’au Canada, et il s’est même accru chez les pères. Rapoport et Le Bourdais (2001) ont montré qu’environ la moitié du temps familial est le fait de la conjointe et des enfants ensemble ; les pères consacrent environ les deux tiers de leur temps familial avec la mère et les enfants, c’est 40 % dans le cas des mères, ce qui signifie, bien évidemment que les mères, plus souvent que les pères, demeurent seules avec leurs enfants. Quant à la nature des activités, le temps familial des mères est plus élevé en présence des seuls enfants s’il s’agit de tâches domestiques, mais il y a peu de différence dans le cas des activités de loisir.
En résumé, on peut dire que sur trois à quatre décennies, les parents nord-américains consacrent plus de temps à leurs enfants et passent plus de temps avec eux. Cependant, les données canadiennes et québécoises indiquent qu’un certain déclin s’est amorcé, particulièrement du côté des mères actives, compensé en cela par un accroissement régulier du temps parental des pères sur le marché du travail. Une comparaison sommaire avec les données françaises (Robinson, 2003), indique bien que les parents français passent plus de temps avec leurs enfants que ne le font les parents américains, quand ils ont des enfants en bas âge. Il en est de même au Canada et au Québec, alors que les parents américains y consacrent plus de temps quand ils sont plus âgés.
Facteurs explicatifs du temps consacré aux enfants
Les tableaux 7, 8 et 9, respectivement pour les États-Unis, le Canada et le Québec, décrivent plus en détail nos résultats en les mettant en relation avec certaines variables indépendantes. Dans le cas des États-Unis, le nombre d’enfants n’est pas associé de manière linéaire au temps qu’on leur accorde. Parmi les mères, le temps hebdomadaire consacré aux soins aux enfants passe de 7 heures, à 13 puis à un peu moins de 15 selon le nombre d’enfants (14 au Canada, 13 au Québec). Parmi les pères, cette durée est d’environ les deux tiers de celle des mères. Le temps total passé en compagnie des enfants est cependant peu affecté par le nombre d’enfants dans le ménage.
En réalité, la césure se fait d’abord par la présence ou non d’un jeune enfant dans la famille, puis par le fait d’en avoir plus d’un. Ainsi, l’analyse de variance (en utilisant une analyse factorielle simple, MCA, multiple classification analysis) indique que les mères consacrent 7 heures de plus aux enfants quand elles ont deux jeunes enfants, deux fois plus au Canada, alors que le fait d’avoir un troisième enfant n’ajoute qu’une heure additionnelle de temps parental. Les soins aux enfants passent du simple au double quand il y a un jeune enfant, doublent encore quand il y en a deux, tant chez les pères que chez les mères. Il faut passer de 2 à 3 enfants, quel que soit leur âge, pour que la même tendance soit observée. Les données américaines, canadiennes et québécoises sont éminemment comparables, à l’exception du fait que les mères canadiennes et québécoises ont tendance à consacrer plus de temps à leurs enfants quand elles en ont 2 en bas âge. Au Québec, toutefois, on peut faire observer que si le temps parental primaire est légèrement moins élevé chez les mères (environ une demi-heure de moins de soins directs aux enfants), le temps total passé en compagnie des enfants est plus élevé chez les pères, par rapport aux données canadiennes et est identique à celui des pères américains.
Pour les autres variables, on constate que les femmes à temps partiel et celles à la maison consacrent plus de temps à leurs enfants (temps primaire et temps total), mais que tel n’est pas le cas pour les pères. Au Québec, contrairement à leurs homologues nord-américaines, les mères qui travaillent à temps partiel accroissent peu leur temps parental. Les mères américaines à la maison consacrent 4 heures de plus à leurs enfants que celles qui travaillent (elles sont 11 heures de plus en leur compagnie), les mères canadiennes 5 heures de plus ; encore ici, les pères canadiens et québécois demeurent plus longtemps avec leurs enfants que les pères américains. La variable de scolarité a finalement peu d’effet, sauf chez les plus scolarisés (une à deux heures de plus de temps primaire avec les enfants) et bien entendu chez les couples plus jeunes (moins de 44 ans).
Après ajustement de la variance, les mères qui ne sont pas sur le marché du travail, mariées, âgées entre 25 et 44 ans, sont celles qui consacrent le plus de temps à leurs enfants, de l’ordre de 6 à 8 heures de plus que les femmes actives. Au Canada et au Québec, les différences sont moins prononcées (environ 5 heures) ; elles sont de 3 heures dans le cas des pères inactifs. Chez ceux-ci d’ailleurs, le fait de travailler à temps partiel a plus de conséquence sur l’augmentation du temps parental que chez les mères. Tel que déjà noté, l’âge des parents est lié significativement à la durée du temps parental, particulièrement chez ceux qui sont âgés de 18 à 34 ans au Québec, et de 25 à 44 ans aux États-Unis : 2 à 3 heures de plus chez les mères, 34 à 35 heures de plus chez les pères pour ces groupes d’âge. On note encore ici le rôle croissant des pères auprès de leurs enfants, tant aux États-Unis, au Québec et au Canada.
Aux États-Unis, les enfants de parents non mariés bénéficient de moins de temps parental, alors que c’est tout à fait le contraire au Québec et au Canada. Au Canada et au Québec, les conjoints de faits, sans doute plus jeunes, consacrent plus de temps à leurs enfants que les parents mariés. On peut y voir ici la conséquence de la proportion plus grande de jeunes parents vivant en union libre, notamment au Québec. Dans tous les cas, les enfants à qui on consacre moins de temps se retrouvent chez les parents séparés.
L’emploi du temps des parents selon certaines variables
Les tableaux suivants (10 à 11) illustrent les différences dans l’emploi du temps selon les mêmes variables, en mettant en relief le fait d’être parent ou non.
Les travaux domestiques. Tant pour les hommes que pour les femmes, le nombre d’enfants induit un temps additionnel consacré aux travaux domestiques. Aux États-Unis, avoir un enfant ajoute 2 heures, 3 heures additionnelles s’il y a deux enfants et deux autres avec un troisième enfant. Au Canada, seule la différence de 5 heures additionnelles chez celles qui ont trois enfants demeure, après l’analyse de variance. Paradoxalement, dans les deux cas, la présence de jeunes enfants seulement, quel que soit le nombre, n’accroît pas de manière significative la durée des tâches domestiques.
Durée du temps de travail. La présence d’enfants a un effet sur la durée du temps de travail plutôt que sur celle des tâches domestiques. Au Canada, par exemple, les mères actives qui ont des enfants travaillent en moyenne 4 à 6 heures de moins par semaine que celles qui n’en ont pas ; les pères travaillent un peu plus s’il y a un ou deux enfants, quel que soit leur âge, mais 6 heures de moins s’il y a un seul bébé. En réalité les parents réduisent d’environ 4 heures par semaine la durée du temps de travail s’ils ont un bébé de moins de 5 ans ; avec un deuxième bébé, les mères réduisent leur travail de 2 heures additionnelles, et avec trois enfants, elles tendent à se retirer du marché du travail pour un certain temps, alors que les pères vont plutôt accroître leur temps de travail.
Shopping. Le temps consacré aux courses et aux achats est peu affecté par la présence d’enfants.
Sommeil. Ce sont surtout les mères ayant trois enfants ou plus qui réduisent leur sommeil de 3 à 4 heures par semaine.
Temps libre. Dans tous les cas, le fait d’avoir des enfants entraîne une réduction significative du temps consacré à la télévision (2 à 3 heures de moins par semaine). Le temps libre total est également diminué d’environ 3 à 5 heures, quand il y a des enfants, mais la variable la plus lourde est la présence ou non sur le marché du travail plutôt que la présence d’enfants. Les plus scolarisés regardent moins la télévision (entre 1 et 3 heures de moins par semaine selon les situations), alors que le temps télévisuel s’accroît régulièrement avec l’avancée en âge.
Conclusion
Même s’ils ont moins d’enfants, les parents nord-américains consacrent pratiquement autant de temps à leurs enfants, les mères un peu moins, les pères un peu plus. Ce dernier trait est particulièrement prononcé chez les jeunes pères québécois, que l’on pourrait considérer comme des « pères post-modernes ». Dans l’ensemble, cependant, on demeure moins longtemps en compagnie de ses enfants, quelle que soit l’activité, à l’exception, faut-il encore le rappeler, des jeunes pères québécois. La diminution du temps parental des mères s’explique largement par leur présence accrue sur le marché du travail. La présence de jeunes enfants constitue l’un des principaux facteurs explicatifs de l’emploi du temps quotidien des parents, notamment leur durée de travail et de temps libre, par-delà l’âge, le sexe et la scolarité. Quand leurs enfants ont grandi, les parents tendent à occuper leurs journées comme ceux qui n’ont pas d’enfants.
Les différences de genre perdurent, mais cette étude et d’autres travaux déjà publiés (par exemple Casper et Bianchi, 2002) indiquent que le fossé continue à se rétrécir. Contrairement à l’image de sociétés industrielles composées de citoyens en manque de temps, on observe, dans la vie quotidienne des Nord-américains, un accroissement de la durée du temps libre, les gains les plus nets étant chez les mères actives. Ceci a été rendu possible notamment par une diminution du temps de travail chez les pères, et des tâches domestiques chez les mères.
Le temps passé en compagnie des enfants ne s’accroît pas de manière linéaire avec le nombre total d’enfants ou d’enfants en bas âge, et doit composer avec d’autres facteurs, tels que le statut d’emploi et le statut civil. On peut s’inquiéter du temps moindre passé auprès des enfants chez les parents séparés ou divorcés ; en ce cas, l’absence du père est notable au Canada et au Québec, elle est presque deux fois plus importante en comparaison des pères mariés ou des mères séparées, et notablement moindre que ce qui est observé chez les pères séparés américains. Les parents jouissent de moins de temps libre et consacrent plus de temps aux tâches domestiques, particulièrement s’ils ont de jeunes enfants ou plus de deux enfants.
Parties annexes
Remerciements
Je remercie Gilles Pronovost pour m’avoir fourni les données canadiennes et québécoises.
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