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CONTEXTE ET PROBLÉMATIQUE

Face aux accélérations sociales (accélération technique, changements sociaux et accélération du rythme de vie) (Rosa, 2010) de notre société, les organisations éducatives doivent se transformer pour répondre aux enjeux environnementaux, économiques et sociaux des mondes actuel et futur (Desjardins, 2015; OCDE, 2021). Les directions scolaires tiennent un rôle primordial dans ce processus pour conduire le changement au sein de son établissement (Lessard, 2022; Pont et al., 2008). Leur travail influence celui de la communauté éducative et, in fine, la réussite des élèves (Hitt et Tucker, 2016; Leithwood et al., 2017). Celui-ci évolue sans cesse pour répondre aux missions et défis qui se présentent à elles, comme élaborer des partenariats et des collaborations (Progin et al., 2021). De fait, les directions sont amenées à mettre en oeuvre de nouvelles compétences (IsaBelle et Labelle, 2017) que leur formation doit leur permettre d’acquérir. Plus encore, dans des environnements caractérisés par la complexité généralisée (Hussenot et al., 2022), transformer les organisations éducatives nécessite de réinventer son travail.

En France, les directions d’école primaire appartiennent au corps de métier du professorat. Ce sont donc des pairs parmi les pairs qui assurent les missions de direction en sus de leurs missions d’enseignement dans une classe[1]. La charge de travail est importante, d’autant que leurs responsabilités (MEN, 2014) sont similaires, à quelques exceptions près, à celles des directions scolaires du secondaire (Roaux, 2021). Ces responsabilités relèvent, entre autres, du pilotage pédagogique de l’école, de la sécurité de l’école ou, encore, du travail avec les familles et les partenaires. Leurs missions sont de plus en plus complexes, avec un nombre de partenaires qui ne cesse d’augmenter au fil des années (Bargeton, 2021; Duchauffour, 2013, 2017; Glomeron, 2015). La Figure 1 illustre les réseaux complexes au sein desquels les directions d’école primaire exercent leur travail.

Figure 1

La direction d’école primaire française au sein de l’organisation du travail[2]

La direction d’école primaire française au sein de l’organisation du travail2

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Leur formation est cruciale pour leur permettre d’assurer ces responsabilités. Or, les rares recherches françaises portant sur ce domaine montrent que cette formation se concentre essentiellement sur la gestion administrative de l’école (Duchauffour, 2013, 2017; Lahaye et Mottet, 2023; Rich, 2010). De manière générale, elle devrait préparer les directions d’école primaire à construire une posture professionnelle adaptée au leadership[3] pour devenir des « agents de changements » (Progin et al., 2021). Mais les travaux de recherche montrent que la formation actuelle ne leur donne pas les moyens de répondre à ces attentes (Bargeton, 2021; Lemoine, 2022; Abraham et al., 2024). Les directions d’école primaire restent encore aujourd’hui isolées (Fotinos et Horenstein, 2018), seules face aux prescriptions incessantes (Huguenin et al., 2019), alors même que celles-ci font défaut dans les situations de travail complexes ou inattendues rencontrées régulièrement. Elles n’ont ni le temps ni les espaces nécessaires pour discuter de leur travail et réfléchir à leur pratique professionnelle. Une telle situation « occasionne un risque de cristallisation des habitudes d’activité où le rapport à l’activité est grevé de ses possibilités de réflexion et de développement » (Dionne et al., 2019, p. 40). De plus, les conséquences potentielles sur leur santé sont établies (Étienne et Gravelle, 2020; Fotinos et Horenstein, 2018; Poirel, 2009).

Dans un tel contexte, il semble urgent de reconsidérer les modalités de formation des directions d’école primaire en accordant du crédit à leurs préoccupations professionnelles. L’enjeu est d’envisager les conditions dans lesquelles la formation peut offrir l’occasion aux directions d’école d’exprimer leurs difficultés pratiques et d’en discuter entre pairs pour envisager des transformations de l’organisation du travail. Les résultats de recherche cités invitent à penser que la création d’un espace de discussion entre pairs, centré sur l’expérience du travail, peut les soutenir dans ce processus.

Notre article présente les retombées d’une intervention-recherche sur l’activité des directions d’école primaire. La question de recherche est ainsi formulée : en quoi et comment un espace d’expression de l’expérience du travail permet-il le développement de l’activité des directions d’école et l’organisation de leur travail? L’intervention-recherche conduite avec 16 directions d’école primaire françaises s’ancre dans une approche culturelle et historique du développement humain (Vygotski, 1934/1997, 1931/2014) et une théorie psychologique de l’activité (Léontiev, 1976, 1975/2021). Le cadre théorique qui suit présente les postulats retenus. À la suite, le cadre méthodologique précise l’intervention-recherche, la méthode d’instruction au sosie déployée avec les directions d’école (Oddone et al., 2015) ainsi que le recueil des données d’enregistrement audiovisuel des dialogues construits au cours des instructions au sosie. Par la suite, les résultats illustrent la manière dont les directions d’école s’approprient l’instruction au sosie pour transformer non seulement leur activité de travail, mais également l’organisation de leur travail. Dans le cadre de cet article, ce sont des données liées aux situations de travail avec les familles et les partenaires des collectivités territoriales qui seront mobilisées. Enfin, la discussion souligne l’importance des instructions au sosie pour soutenir les directions d’école primaire françaises dans les transformations des organisations éducatives.

CADRE THÉORIQUE

De l’approche culturelle et historique du développement humain (Vygotski, 1934/1997, 1931/2014), couplée à une théorie psychologique de l’activité (Léontiev, 1976, 1975/2021) et au dialogisme bakhtinien (Bakhtine, 1984), nous retenons les postulats théoriques énumérés ci-dessous.

Premièrement, l’activité humaine se développe par la médiation d’un instrument symbolique (langage, formes de calculs, moyens mnémotechniques, etc.) et/ou technique (Vygotski, 1931/2014). L’appropriation de ces instruments au travers d’activités réalisées avec autrui favorise le développement humain. Précisément, l’appropriation des instruments symboliques marquant le passage de l’interpsychique à l’intrapsychique est un processus productif de développement des fonctions psychiques supérieures (Vygotski, 1934/1997). Rapporté à notre étude, ce postulat correspond au processus par lequel les directions d’école peuvent intérioriser les instruments (signes externes) provenant des pairs pour faire évoluer la signification même de leur activité professionnelle.

Deuxièmement, l’activité humaine comme objet de dialogue (Bakhtine, 1984) s’accompagne d’une production de nouvelles significations véhiculant, par des vecteurs sensibles, des énoncés de buts (ce qui doit être atteint), de motifs (ce qui pousse à agir) ou des conditions de réalisation de l’activité (Léontiev, 1975/2021). Ce postulat permet d’envisager les transformations du travail à partir du développement, d’une part, du sens attribué à l’activité (par l’entremise de la clarification des motifs et des buts) et, d’autre part, de l’efficience (énoncés de nouvelles opérations). Dans notre étude, l’espace de discussion fondé sur la formalisation de l’expérience du travail par la méthode de l’instruction au sosie peut devenir une occasion pour les directions d’école de construire de nouvelles significations sur les situations problématiques au contact des énoncés de buts, motifs et opérations traités par les pairs.

Troisièmement, les interactions favorisent la confrontation des significations qui, à travers les mots, donne forme à la conscience. Selon Bakhtine, la conscience est dialogue, ou encore « lutte avec la parole d’autrui » (Bakhtine, 1978, p. 166) pour y insérer ses propres buts et motifs d’action. Pour Vygotsky (1932/2017), la conscience est considérée comme un écho, ou plutôt une réfraction réitérée, loin d’être le simple reflet passif – autrement dit, c’est l’expérience vécue d’une expérience vécue. Ainsi s’opère le redoublement de la pensée : reprise de la pensée d’autrui, puis la sienne propre (Vygotski, 1934/1997). Dans notre étude, c’est notamment cette conscience qui permet aux directions d’école d’établir un nouveau rapport subjectif à leur activité, ouvert sur de possibles transformations organisationnelles du travail.

Dans une perspective développementale, ces postulats théoriques soutiennent la mise en place de discussions sur les situations de travail des directions d’école primaire en vue de favoriser la confrontation des points de vue sur les situations de travail problématiques, et, par la suite, la transformation du rapport subjectif à l’activité, pour un rapport plus conscient ouvrant potentiellement sur d’autres actions et motifs possibles.

CADRE MÉTHODOLOGIQUE

Ancrée dans une démarche de recherche fondamentale de terrain (Moussay et al., 2019), l’intervention-recherche s’appuie sur la mise en place d’un cadre dialogique par l’entremise des instructions au sosie (Oddone et al., 2015) pour favoriser la formalisation de l’expérience du travail. L’intervention-recherche répondait à la demande d’aide adressée en 2021 par les directions d’école à leur supérieur hiérarchique du département de la Nièvre. Le soutien demandé avait trait, entre autres, au travail avec les familles et les partenaires.

L’intervention-recherche s’est déroulée en trois temps. Au cours du premier temps, la chercheuse a rencontré l’ensemble des directions d’école primaire ayant sollicité de l’aide. Le cadre de l’intervention a été présenté et les situations de travail problématiques ont été ciblées selon la démarche suivante : (i) une formalisation par chaque direction de ce qui lui posait difficulté dans son activité; (ii) un échange collectif en petits groupes pour étudier les problèmes professionnels; (iii) une discussion collective avec l’ensemble des directions d’école pour choisir les situations de travail à examiner. Au terme de cette première étape, 16 directions volontaires se sont engagées dans ce projet.

Le deuxième temps a permis de contractualiser les conditions de mise en oeuvre de la recherche avec ces directions et de mettre en place l’espace dialogique entre les directions d’école fondé sur l’instruction au sosie.

Dans un troisième temps, ces directions ont souhaité porter certains objets de discussion à un autre niveau, avec d’autres directions du département et leur hiérarchie. Elles ont donc investi un temps de réunion qui regroupe la directrice académique des services de l’Éducation nationale du département, les personnes inspectrices des différentes circonscriptions, la personne référente direction départementale et des directions représentantes des organisations syndicales[4].

Personnes participantes

Les 16 directions, 13 femmes et 3 hommes, ont été réparties dans deux collectifs de pairs (collectif no 1 de 8 directions, collectif no 2 de 8 directions). Ces collectifs ont été constitués de façon à réunir des directions aux profils variés (groupes hétérogènes), tant au niveau de l’ancienneté dans la fonction que du contexte d’exercice, pour favoriser la confrontation de significations variées sur l’expérience vécue au travail. Ainsi, chaque collectif réunissait i) des directions novices et expérimentées (qui ont au moins cinq années d’exercice de la fonction), et ii) des directions issues de contextes d’exercice différents (milieu urbain ou rural, école située ou pas en réseau d’éducation prioritaire, école bénéficiant de structures spécialisées comme des unités locales d’inclusion, nombre de classes de l’école).

Recueil des données d’étude

Les données ont été recueillies entre novembre 2022 et juin 2023. Durant ce laps de temps, chaque collectif a bénéficié de cinq demi-journées de regroupement. Dans le cadre de cet article, deux types de matériaux sont pris en compte : (i) les données des enregistrements audiovisuels des dialogues développés au cours des instructions au sosie avec les directions d’école; et (ii) les données de l’enregistrement audiovisuel de la réunion présentée précédemment avec les personnes supérieures hiérarchiques.

Concernant le premier type de données, l’instruction au sosie (Oddone et al., 2015) est une méthode qui favorise l’expression de l’expérience du travail et la prise de conscience de la personne instructrice, la direction d’école, sur son activité de travail en organisant le redoublement de l’expérience vécue par l’intermédiaire d’un sosie, soit la chercheuse. Les étapes suivies sont celles décrites par Dionne et al. (2019). L’étape 1 débute par la passation de la consigne du sosie à son instructeur : « Suppose que je sois ton sosie demain dans une situation de travail précise que tu vas m’indiquer. Dis-moi exactement ce que je dois faire et comment je dois le faire pour faire comme toi. L’idée est que personne ne s’aperçoive de la substitution entre toi et moi, ton sosie. » Le sosie et la personne instructrice sont face à face. Le sosie, par ses questions focalisées en particulier sur les détails des modes opératoires, empêche la direction instructrice de se limiter à des généralités, ce qui l’oblige à réfléchir sur son activité au sens de Vygotski (Clot, 2017), ouvrant ainsi de potentielles prises de conscience. Durant cette étape, les autres participants écoutent et prennent des notes. Dans l’étape 2, qui fait directement suite à l’instruction, les pairs interrogent la direction instructrice afin de faire préciser les actions et les modalités opératoires, en s’appuyant sur les instructions qui leur semblent insuffisantes, ou celles qui les ont étonnées. L’étape 3 consiste en la production d’un commentaire écrit réflexif de la direction instructrice à partir des verbatim de son instruction (étape 1) et des échanges sur celle-ci (étape 2). Enfin, l’étape 4, mise en place lors du regroupement suivant des collectifs, permet à la direction instructrice de présenter le commentaire produit aux autres personnes participantes; s’ensuit une discussion sur celui-ci. De novembre 2022 à mai 2023, trois cycles[5] d’instruction au sosie ont été réalisés par chaque collectif. Pour chaque instruction au sosie, les étapes 1 et 2 durent environ une heure et demie, et les échanges à la suite du commentaire (étape 4) environ une heure.

Le second type de données correspond aux données d’enregistrement audiovisuel de la réunion avec les personnes supérieures hiérarchiques, à laquelle l’une des directions d’école (collectif 1) participait avec l’intention de porter à la discussion certains objets de travail définis par les deux collectifs de directions d’école. La réunion, intégralement filmée, s’est déroulée en juin 2023 et a duré deux heures.

Traitement des données

Toutes les données d’enregistrement audio des instructions au sosie et de la réunion ont été retranscrites sous forme de verbatim anonymisés. Concernant la convention de transcription, tous les mots énoncés sont retranscrits, sauf les hésitations (répétitions, faux départ); la syntaxe peut être modifiée pour répondre aux normes de l’écrit (par exemple, ajout de la négation). Pour la ponctuation, les choix sont les suivants : les points de suspension marquent un silence, les points d’exclamation sont mobilisés lorsque la direction insiste sur ses propos (direction qui parle plus fort, voix qui monte). La numérotation des lignes renvoie au tour de parole et recommence à « 1 » à chacune des transcriptions. Enfin, afin de respecter l’anonymat, un prénom fictif a été choisi. À la suite de la transcription, en prenant appui sur la méthodologie d’analyse des données proposée par Bruno et Méard (2018), l’analyse du corpus a consisté à (i) coder les énoncés de buts, de motifs et ceux liés aux opérations (Léontiev, 1975/2021), et (ii) repérer les indicateurs de développement à partir des énoncés d’un nouveau but ou d’un nouveau motif – les verbatim signifiant une opération nouvelle ou encore l’opérationnalisation d’une opération dans un autre contexte de travail.

RÉSULTATS

Deux résultats sont présentés pour illustrer les retombées de l’intervention-recherche, précisément les effets de l’espace d’expression de l’expérience du travail des directions d’école primaire.

Redéfinir individuellement et collectivement l’activité de travail en prise avec des questions éducatives

Accompagnées par la chercheuse, les directions d’école ont rapidement investi l’instruction au sosie pour aborder les situations de travail en lien avec les familles, inscrites dans le cadre de la relation école-parents (MEN, 2014). C’est le cas de Christine, une direction novice, qui s’est portée volontaire pour décrire ses préoccupations liées au travail d’une équipe éducative[6], car de son point de vue « ce n’est pas des choses claires et posées, c’est plein d’interrogations ». Dans l’extrait suivant, la chercheuse invite la direction d’école à signifier le but et les actions à mettre en oeuvre pour faire fonctionner l’équipe éducative autour d’une question difficile concernant une élève de 5 ans en perdition.

Extrait 1 : Instruction au sosie de Christine, collectif 1, étape 1 (05/12/22)

68. Chercheuse : D’accord, je le formule comment ce but [de l’équipe éducative]? Je leur dis quoi? 

69. Christine : Je vais leur dire qu’on a… qu’on s’inquiète pour le futur CP [classe préparatoire] que l’équipe enseignante s’inquiète pour le futur CP de cette petite et qu’on aimerait se poser autour de la table pour voir ce qu’il est possible de faire pour aider leur enfant.

[…]

126. Chercheuse : Qu’est-ce que je vise à la fin? C’est quoi mon but? En quoi je vais me dire : « Tiens, l’équipe éducative, elle a été constructive, on a avancé. » Je l’ai défini, ça?

127. Christine : Ce qu’on aimerait, c’est que les parents prennent conscience du problème de sommeil et que c’est vraiment important là pour la petite qu’elle puisse être reposée quand elle arrive à l’école et… Mais on trouve ça difficile de la part des enseignants de se mêler de ce qui se passe à la maison… Donc on pensait […] à l’infirmière puéricultrice pour qui c’est plus leur rôle d’arriver à… Nous, on ne veut pas couper le lien avec la famille…

Dans cet extrait, Christine évoque en particulier l’importance de « se poser avec l’équipe éducative » (but) pour « travailler la question du sommeil qui impacte [sic] les apprentissages de l’enfant » (motif). La préoccupation de cette direction est de réussir à traiter la question du sommeil de l’enfant sans « couper le lien avec la famille ». Pour cela, elle précise qu’elle envisage de faire appel à une partenaire, l’infirmière puéricultrice (opérations), « pour qui c’est plus le rôle ».

À la suite de l’instruction au sosie, les directions d’école pointent certaines actions que l’équipe éducative doit mettre en place, comme celles de « rassurer » (V213, mot dit collégialement par les directions) et ne pas être « donneur de leçons » (V330, Paul). L’extrait 2 illustre la façon dont les directions d’école entrent en controverse à propos de l’action « dire aux parents qu’on s’inquiète ».

Extrait 2 : Instruction au sosie de Christine, collectif 1, étape 2 (05/12/22)

214. Louise [à Christine] : Tu dis on s’inquiète [dans l’instruction au sosie], enfin, moi, j’aurais plutôt dit on s’interroge quoi… On s’interroge, c’est déjà mieux parce que s’inquiéter, tu génères déjà quelque chose…

215. Christine : Une crainte…

216. Louise : Tu risques déjà de les avoir sur la défensive.

217. Lucie : On a besoin de faire un point tous ensemble pour…

218. Chercheuse : On fasse un point, on s’interroge, on se questionne…?

219. Françoise : On va échanger ensemble sur le parcours de l’enfant…

220. Lucie : Avoir les différents points de vue.

221. Françoise : On cible pas de suite sur une difficulté. 

222. Chercheuse : D’accord.

223. Séverine : Avec des regards croisés… Enfin, le fait d’être plusieurs personnes face à… Enfin, il ne faut pas que les parents soient mis à mal…

224. Louise : Comme si ils allaient au tribunal, quoi…

225. Séverine : Voilà c’est ça!

226. Lucie : On est partenaire, on est dans la coéducation, tous ensemble. 

227. Evelyne : Au service de leur enfant…

228. Lucie : Et on a besoin de faire un point sur…

229. Françoise : Du coup, excuse-moi, mais le positionnement est hyperimportant pour éviter cet effet tribunal…

Cet extrait illustre un espace d’échange où chaque direction d’école, tour à tour, s’approprie les objets de discours liés à la conduite d’une équipe éducative, pour en faire un objet de dialogue. En particulier, les échanges permettent à Christine, la directrice instructrice, de prendre conscience que l’action « dire aux parents qu’on s’inquiète » génère une « crainte » (tour de parole V214-V215) et qu’il existe des options de rechange proposées par ses pairs comme celle de dire aux parents « on s’interroge » ou « on va faire un point ». La suite des échanges permettra aux directions de préciser le positionnement des membres de l’équipe éducative vis-à-vis des familles pour « éviter un effet tribunal » (motif) et la manière d’aborder la question du sommeil : « Il faut rester sur les faits “votre enfant bâille, me demande parfois de… [geste de s’allonger]” » (Françoise, V.337) (opération); « On n’attaque pas sur le sommeil, on attaque par les constats » (Louise, V.339) (opération). En d’autres termes, les directions construisent dans l’échange le but de l’équipe éducative qui consiste à faire le point avec les familles et les enfants pour être dans la coéducation (motif). Christine indiquera d’ailleurs dans son commentaire écrit (étape 3) avoir investi certaines opérations exprimées par le collectif des directions.

Transformer les organisations éducatives avec les partenaires et la hiérarchie

Les mairies (collectivités territoriales) occupent une place importante pour les écoles : elles sont les financeuses du bâti, du matériel pédagogique de l’équipe enseignante ainsi que des employés communaux intervenant dans l’école. La relation de travail entre la direction d’école et la collectivité territoriale est donc primordiale et, parfois, délicate : comme le mentionne une direction, il ne faut pas les « contrarier ». C’est ainsi que les directions d’école primaire du collectif no 1 évoquent une situation de travail problématique : les mairies n’utilisent pas toutes l’outil ONDE (Outil numérique pour la direction d’école) pour la gestion administrative des élèves, alors que cela relève aussi de leurs compétences[7]; ce travail revient très souvent à la direction d’école primaire qui n’ose pas contester, alourdissant sa charge de travail.

Extrait 3 : Instruction au sosie de Christine, collectif 1, étape 4 (23/02/23)

84. Christophe : […] les mairies ne jouent pas toutes le jeu et donc ne prennent pas toutes leurs responsabilités [elles n’utilisent pas ONDE].

85. Séverine : Mais est-ce que ça, ça pourrait faire partie d’une des demandes ? Enfin qu’on pourrait refaire remonter en GT [réunion regroupant la hiérarchie et les directions représentantes syndicales] et que la DASEN [directrice académique des services de l’Éducation nationale] rappelle aux mairies […] qu’il existe un outil qui est commun avec l’Éducation nationale.

Jusqu’à présent, face aux situations de travail problématiques, les directions d’école primaire partageaient des actions et envisageaient de les expérimenter dans leur activité. L’extrait 3 montre que les directions d’école souhaitent appréhender la question du partenariat avec les mairies en impliquant la Directrice académique et les directions représentantes syndicales. L’enjeu pour les directions d’école est de porter la discussion à un niveau supérieur, en présence de la hiérarchie, en vue de construire une nouvelle organisation éducative. Plus tard dans l’année, cet espace d’échange en présence de la hiérarchie est expérimenté. Séverine, représentant les collectifs de directions d’école, va évoquer la situation problématique avec l’outil ONDE ainsi que l’intention des directions d’école de mobiliser des outils communs avec les collectivités territoriales. Par la suite, Séverine, affectée par le travail réalisé avec ses pairs sur les situations problématiques, interroge le devenir des espaces de discussion.

Extrait 4 : Séverine, réunion en présence de la hiérarchie (28/06/23)

46. Séverine : Je voulais juste revenir sur le vécu que j’ai eu par rapport à ce collectif […]. Je ne m’avance pas sur la totalité du département, mais il y avait une volonté de pouvoir partager ensemble une expérience, des outils et ça va vraiment… Je pense que vraiment ça nous sert au quotidien […]. On a besoin aussi, bah, de voir comment des collègues se sortent de certaines situations ou nous donnent des pistes sur d’autres […].

47. Directrice académique : Ça s’appelle des échanges pratiques.

48. Séverine : C’est quelque chose qui manquait jusqu’alors […]. C’est vrai que là, pour l’instant, on ne touche pas encore tous les directeurs et il serait bien de pouvoir réfléchir à étendre ce genre de dispositif […].

51. Directrice académique : Ma réponse est… Je demande donc au groupe, à l’IA-DASEN (Inspecteur adjoint à la Directrice académique), entouré des inspecteurs de circonscriptions, de réfléchir à une proposition. Alors, ça ne sera peut-être pas la totalité pour l’année prochaine, je ne sais pas comment on fera… Mais de réfléchir à une proposition pour aller dans votre sens.

Dans l’extrait, Séverine exprime l’intérêt des discussions sur le travail mises en place durant l’intervention-recherche, permettant de « pouvoir partager ensemble une expérience » (but) pour « voir comment des collègues se sortent de certaines situations » (motif). Cette expression laisse apparaître, en filigrane, l’isolement ressenti des directions (même expérimentées) face aux situations de travail quotidiennes de plus en plus complexes. Ce faisant, Séverine fait un lien avec la formation continue des directions au niveau départemental, sa forme et ses contenus : « Il serait bien de pouvoir réfléchir à étendre ce genre de dispositif. » Jusqu’à présent, la formation continue d’une durée de deux journées par an est axée sur la présentation des nouvelles directives ministérielles. La demande est entendue par la Directrice académique, qui définit un groupe de travail constitué des personnes inspectrices pour réfléchir ainsi aux conditions de réalisation. En élargissant la discussion à de nouveaux destinataires, les directions d’école construisent un nouveau rapport à leur travail, mais aussi à la hiérarchie. Elles ont ainsi envisagé des solutions, pas uniquement en elles, mais dans l’organisation éducative pour renforcer et viser l’efficience des partenariats.

DISCUSSION

L’étude conduite a permis d’identifier les transformations opérées dans les rapports des directions à leur activité. Bien qu’ils nécessitent une validation sur un échantillon de directions plus important, les résultats montrent que l’espace de discussion mis en place par l’intervention-recherche favorise la mise en mots de l’expérience et les prises de conscience des directions sur leur activité de travail. Par exemple, Christine, dans son instruction au sosie, prend conscience du poids des mots employés pour décrire le but assigné à l’équipe éducative. Dès lors, l’espace dialogique entre pairs ouvre une zone proche de développement de l’activité (Vygotski, 1934/1997) en offrant la possibilité de la concevoir autrement pour la transformer.

Au-delà du développement de l’activité de la personne directrice, le second résultat montre que les collectifs de direction d’école ont choisi d’étendre la réflexion sur les situations problématiques en engageant d’autres niveaux de l’organisation. Comme d’autres études l’ont montré (Bonnefond et Clot, 2018; Massot et Simonet, 2017), l’implication de la hiérarchie remet au travail les objets de discours développés par les collectifs. Dans notre étude, les directions d’école participant à l’étude ont accepté que les discussions sur les situations de travail épineuses se poursuivent dans un nouveau cadre dialogique avec la hiérarchie. À travers cette forme de travail collectif, l’intention des directions d’école était, entre autres, de montrer à la hiérarchie la manière dont elles s’occupent du sens et de l’efficience de leurs actions en rendant discutables les buts et les actions.

Enfin, la technique de l’instruction au sosie associée aux échanges permet d’accéder aux détails du travail réel des directions primaires françaises. De telles connaissances sont essentielles, car elles peuvent être mobilisées dans le cadre de la formation des directions d’école (Progin et al., 2019).

CONCLUSION

En développant de tels espaces, l’étude rejoint de manière générale d’autres résultats s’inscrivant dans le courant large de l’analyse de l’activité et s’appuyant sur des collectifs de pairs (p. ex. : Bos et Chaliès, 2022; Moussay et al., 2019; Miossec, 2017; Saussez, 2014). Centré sur l’expérience vécue des directions, l’espace dialogique permet de connaître et de partager la complexité du travail (Yvon et al., 2022). Il est soutenant face aux situations de travail problématiques pour lesquelles il n’existe pas de solution évidente. Séverine l’exprimait très clairement : « On a besoin de voir comment les collègues se sortent de certaines situations. » Ce point est d’autant plus important que les directions d’école sont constamment confrontées à des situations de travail inédites. Concevoir la formation des directions d’école en implémentant ces espaces de discussions entre pairs où l’on parle du travail comme à un sosie (Moussay, 2019) peut ainsi les aider dans le quotidien de l’organisation du travail.