Corps de l’article

Introduction

Sous l’effet de plusieurs facteurs interreliés, la pénurie de personnel enseignant qualifié s’est généralisée depuis quelques années au Québec (Harnois et Sirois, 2022). Le ministère de l’Éducation a récemment proposé différentes mesures pour y faire face, dont certaines ciblant plus spécifiquement les « candidats formés à l’étranger » (Ministère de l’Éducation, 2022). Il a notamment été annoncé que les organismes scolaires seraient soutenus dans le recrutement de ces personnes à l’international, et que la reconnaissance de leurs acquis et compétences serait favorisée et accélérée. Rien n’a cependant été proposé relativement aux conditions d’accès à la profession enseignante exigées pour les personnes qualifiées à l’extérieur du Canada. Or, ces conditions sont source d’iniquités en comparaison avec celles requises pour les personnes formées au Québec, comme l’a documenté à plusieurs reprises le Conseil supérieur de l’éducation (2000, 2006, 2021). L’écart de traitement entre les personnes formées au Québec et les personnes qualifiées à l’extérieur du Canada tend par ailleurs à s’accroitre, alors que depuis 2006 les voies d’accès à la profession enseignante ont été multipliées pour les premiers, et que prévaut le statuquo pour les seconds (Conseil supérieur de l’éducation, 2021, 2023[1]).

Cet article analyse le parcours de requalification suivi par les personnes enseignantes qualifiées à l’extérieur du Canada afin d’obtenir une autorisation pour enseigner au préscolaire, au primaire ou au secondaire au Québec. À partir du point de vue de ces personnes, il a comme objectif de révéler la structure sur laquelle prennent appui les inégalités d’accès à la profession enseignante. Il aborde ainsi spécifiquement les obstacles ponctuant le parcours des « titulaires d’une autorisation d’enseigner délivrée à l’extérieur du Canada », en faisant abstraction des autres types de parcours des personnes immigrantes enseignantes (ex. : formation au Québec, reconnaissance d’une autorisation obtenue dans une autre province canadienne). Les résultats présentés dévoilent une facette des inégalités et hiérarchies structurant la profession enseignante au Québec. Ils explicitent différentes « brèches » caractérisant la voie d’accès à la profession enseignante réservée aux personnes enseignantes qualifiées à l’extérieur du Canada, en comparaison avec les personnes formées dans les universités québécoises. Les résultats font partie d’une matrice plus large, documentée dans une recherche doctorale[2], qui avait comme objectif principal de documenter les rapports de régulation dans le travail des personnes enseignantes assignées par des « rapports sociaux de race[3] » dans le système scolaire québécois (voir Larochelle-Audet, 2019).

Problématique

Au Canada, comme au Québec, plusieurs types d’obstacles systémiques et institutionnels entravent le parcours des personnes immigrantes vers un emploi permanent en enseignement (Duchesne, 2018; Marom, 2017; Niyubahwe, 2015; Oloo, 2016; Provencher, 2020; Ryan et al., 2009; Schmidt, 2015). Les personnes qualifiées à l’extérieur du Canada, en particulier, rencontrent notamment des barrières au moment d’accéder à l’information sur le processus de requalification et de faire reconnaitre leurs compétences et acquis. Ces difficultés s’articulent différemment selon les systèmes de requalification mis en place dans chaque province canadienne et, plus largement, les encadrements légaux entourant l’exercice de la profession enseignante.

Au Québec, le droit d’exercer la profession dans le réseau scolaire public est régi par la Loi sur l’instruction publique (RLRQ c. I-13.3) et le Règlement sur les autorisations d’enseigner (RLRQ c. I-13.3, r. 3) (appelé « Règlement » ci-après). Une autorisation d’enseigner délivrée par le ou la ministre de l’Éducation est nécessaire afin de « dispenser [sic] le service de l’éducation préscolaire ou pour enseigner au primaire ou au secondaire » (RLRQ c. I-13.3, art. 23). Les personnes effectuant notamment de la suppléance occasionnelle ou détenant une « tolérance d’engagement » – une autorisation exceptionnelle délivrée par le ou la ministre à la demande d’un centre de services scolaire (RLRQ c. I-13.3, art. 25) – sont toutefois dispensées de cette obligation. Il existe trois types d’autorisations d’enseigner : le brevet d’enseignement, le permis probatoire d’enseigner et l’autorisation provisoire d’enseigner. Elles permettent l’exercice des mêmes activités, mais seul le brevet est permanent.

Une autorisation d’enseigner à la formation générale[4] peut être obtenue à partir de différentes voies d’accès à la profession enseignante (Ministère de l’Éducation, 2021). Ces voies sont subdivisées selon le lieu de formation ou de qualification des personnes (voir Figure 1). À un bout du spectre, les personnes suivant une formation au Québec ont accès à sept voies. À l’autre bout, les personnes titulaires d’une autorisation d’enseigner délivrée à l’extérieur du Canada ont accès à une voie unique, assortie de conditions imposées à toutes − dont un stage probatoire −, décrites de manière critique dans la section des résultats.

Figure 1

Les voies d’accès menant à l’enseignement à la formation générale

Les voies d’accès menant à l’enseignement à la formation générale
Source : Adapté de Les différentes voies d’accès menant à la profession enseignante : pour enseigner en formation générale selon le Règlement sur les autorisations d’enseigner du 15 décembre 2021, Ministère de l’Éducation, 2021

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Cadre théorique

Afin de rendre visibles les inégalités structurelles d’accès à la profession enseignante au Québec, nous avons utilisé un cadre théorique féministe permettant l’analyse de l’organisation institutionnelle de la domination et des hiérarchies sociales. La matrice de la domination de Patricia Hill Collins (2016) − s’inscrivant dans la pensée féministe noire, elle-même fondée à partir des expériences des « Africaines-Américaines ordinaires » (Collins, 2008, p. 135) − a notamment été choisie, car elle permet de révéler la complexité des systèmes d’oppression. En considérant l’expérience des personnes confrontées au quotidien à l’oppression raciale, sexuelle et sociale comme des savoirs légitimes, essentiels pour organiser la résistance face à l’oppression, cette épistémologie permet de cerner les nouvelles configurations de la domination, laquelle se (re)produit selon des façons continuellement renouvelées et difficilement perceptibles. Elle offre un cadre propice pour cartographier la domination, dans toutes ses ramifications et mouvances, mais aussi les différentes formes de résistance qui y sont opposées.

La matrice créée par Collins (2016) permet de représenter l’« organisation d’ensemble des relations hiérarchiques de pouvoir dans une société » (p. 440) à partir de quatre domaines du pouvoir : « Le domaine structurel organise l’oppression, alors que le domaine disciplinaire la gère. Le domaine hégémonique justifie l’oppression et le domaine interpersonnel influence le vécu quotidien et la conscience individuelle qui en résulte » (Collins, 2016, p. 417). Chaque domaine est essentiel pour comprendre comment la domination et la résistance sont organisées, selon des matrices toujours spécifiques aux points de vue situés des personnes opprimées et aux contextes sociaux. Cet article se concentre sur le domaine structurel du pouvoir, qui désigne un réseau de pratiques organisant et maintenant une distribution injuste des ressources sociales opérant par le biais de lois, de politiques et de règlements (Collins, 2016). Il s’agit de la structure, préexistant aux actions individuelles contemporaines et quotidiennes, supportant la production et la reproduction du racisme (Collins, 2009).

Pour rendre intelligible cette structure, nous avons revisité la métaphore du « pipeline qui fuit » (leaky pipeline), afin de mettre en évidence l’aspect structurel ou systémique des inégalités documentées dans notre recherche. Cette métaphore est fréquemment utilisée pour expliquer les pénuries de main-d’oeuvre et, plus particulièrement, l’échec du système éducatif à qualifier les personnes pour combler les emplois vacants (Ryan et al., 2009).

Dans notre recherche, ce pipeline est composé de plusieurs tuyaux, représentant autant de voies d’accès à la profession enseignante. Il y a plusieurs tuyaux par lesquels transitent les personnes formées au Québec et un tuyau réservé aux personnes enseignantes qualifiées à l’extérieur du Canada. Tous les tuyaux ont des fuites, c’est-à-dire que la totalité des personnes s’y engageant ne parviendront pas à la sortie et n’obtiendront pas une autorisation d’enseigner. Or, en plus de comporter des fuites, celui par lequel transitent les personnes enseignantes qualifiées à l’extérieur du Canada est structurellement percé. Il comporte, en plus des fuites, plusieurs brèches majeures susceptibles d’empêcher ces personnes d’obtenir un emploi à la hauteur des compétences obtenues dans leurs pays d’origine. L’enquête menée a permis d’identifier les principales brèches, décrites dans la section des résultats.

Cadre épistémo-méthodologique

Cette recherche a été construite à partir de postulats épistémologiques engagés pour la justice sociale, qui signalent les effets aliénants de l’universalité et de la neutralité dans les recherches en sciences sociales pour certains groupes sociaux traditionnellement tenus aux marges du milieu universitaire (Collins, 2016). En ce sens, il est important de rendre explicite le fait que les savoirs produits par notre recherche émergent davantage « du centre » que « de la marge » (Benhadjoudja, 2015, p. 51). Les résultats reflètent nos points de vue en tant qu’universitaires et les positions sociales de la chercheuse principale – qui a réalisé la collecte de données –, en particulier comme femme et membre du groupe dominant dans les « rapports sociaux de race », ce qui se traduit notamment au Québec par le fait d’être blanche et francophone à l’accent jugé « conforme » par ce même groupe. En ce sens, les expériences qui lui ont été communiquées lors des entretiens de recherche ne sont pas objectives : elles reflètent la rencontre entre son point de vue et celui des personnes participant à la recherche.

Afin de répondre aux exigences épistémologiques des recherches qualitatives engagées pour la justice sociale, nous avons opté pour la méthode de l’ethnographie institutionnelle (voir Larochelle-Audet et Magnan, 2022), développée par la sociologue Dorothy E. Smith (2005, 2018). Cette approche prend appui sur une épistémologie du point de vue (Espínola, 2012) pour comprendre et rendre visibles les configurations institutionnelles du pouvoir. Elle a comme objectif de révéler comment les activités quotidiennes des personnes sont organisées par des rapports de régulation translocaux qui coordonnent le pouvoir dans les sociétés contemporaines (Smith, 2018). Menée depuis le point de vue de personnes vivant des expériences similaires, ce type de recherche prend la forme d’une enquête sociologique analysant l’organisation des rapports de régulation (ruling relations), un néologisme inventé par Smith (2005) pour désigner des formes objectivées de conscience et d’organisation qui ne peuvent pas être observées en soi, directement. C’est par l’analyse du travail – « tout ce que les gens font qui demande du temps, dépend de conditions définies, est effectué dans des lieux particuliers et concrets, et est intentionnel » (Smith, 2018, p. 269) – et des « sources textuelles » – imprimées, mais aussi visuelles, numériques, etc. – qui y sont utilisées, reproduites et mises en pratiques, que sont dévoilés les rapports de régulation.

Notre enquête s’est déroulée en trois phases. La première visait à recueillir les expériences de personnes partageant un certain point de vue sur l’insertion professionnelle en enseignement, en raison de leurs positions sociales et de celle occupée dans l’institution. Notre recherche a ainsi été menée depuis le point de vue de 12 femmes et 2 hommes s’auto-identifiant comme représentant de la diversité ethnoculturelle et ayant déjà eu ou cherchant à obtenir une affectation en enseignement dans des centres de services scolaires (CSS) francophones de la région métropolitaine de Montréal (RMM), mais sans permanence d’emploi. Lors de la deuxième phase, nous avons approfondi notre compréhension émergente des rapports de régulation organisant les expériences décrites par les personnes enseignantes en réalisant des entretiens semi-dirigés auprès de personnes ayant un rôle institutionnel relatif à l’insertion professionnelle, au niveau des centres de services scolaires ou des écoles (ex. : directions d’école). La troisième phase nous a amenés à étudier différentes sources textuelles régulant le travail enseignant au Québec, dont des lois, des règlements et des conventions collectives, ainsi que d’autres sources produites par des organismes paragouvernementaux. L’ensemble a permis de dégager une matrice des rapports de régulation organisant l’expérience des personnes enseignantes représentant la diversité ethnoculturelle au Québec, et constituée de trois champs d’activités institutionnelles : a) les conditions régulant le droit d’enseigner; b) les pratiques et modalités de sélection et d’évaluation du personnel enseignant; et c) les règles et stratégies d’attribution des affectations.

En cohérence avec l’objectif de cet article, les résultats présentés ici documentent la partie de la matrice relative aux conditions régulant le droit d’enseigner. Il s’agit d’une portion du corpus de matériaux collectés[5] plus spécifiquement lors de la première et de la troisième phase, portion pertinente pour éclairer ce segment de la matrice, soit deux entretiens menés en 2017 avec Mirela et Elena (pseudonymes) et les sources documentaires, mises à jour en 2022, présentées au Tableau 1. Ces deux entretiens ont été sélectionnés, car Mirela et Elena étaient titulaires d’une autorisation d’enseigner délivrée à l’extérieur du Canada et ont suivi un parcours de requalification au Québec. Les autres personnes rencontrées, 6 nées au Québec de parents immigrants et 6 ayant immigré depuis 10 à 12 ans en moyenne, avaient d’autres types de parcours. Onze avaient réalisé leur programme de formation initiale à l’enseignement dans une université québécoise (Montréal) et une avait obtenu une reconnaissance d’équivalences d’une formation réalisée dans une autre province canadienne. En ce qui concerne leur parcours migratoire, Mirela et Elena ont immigré de Roumanie à cinq années d’intervalle, respectivement en 2009 et 2004. Au regard des catégories gouvernementales, elles s’identifient comme des personnes de « minorité ethnique », c’est-à-dire que le français n’est pas leur langue première. Pour les autres rapports sociaux, elles s’identifient comme des femmes dans la quarantaine (Mirela) et trentaine (Elena).

Tableau 1

Corpus documentaire

Corpus documentaire

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Comme pour les autres personnes enseignantes, les expériences de Mirela et Elena ont été recueillies lors d’entretiens individuels semi-dirigés, d’une durée d’environ deux heures, lors desquels elles ont été invitées à raconter leur expérience d’insertion professionnelle en enseignement. Tout en se laissant guider par leur témoignage, la chercheuse principale s’est assuré que les principaux thèmes du guide d’entretien étaient abordés et que les situations vécues étaient décrites de manière détaillée. Les entretiens ont été transcrits, puis analysés selon deux objectifs (McCoy, 2006). Le premier visait à développer une compréhension de l’expérience vécue concrètement par chaque personne enseignante, tandis que le deuxième consistait à rendre visibles les champs institutionnels dans lesquels ces expériences individuelles sont situées, ainsi que les rapports de régulation organisant l’expérience étudiée. Plusieurs étapes d’analyse ont été réalisées pour répondre à ces objectifs. Les transcriptions des entretiens ont été d’abord codées afin d’identifier les principales activités institutionnelles caractérisant les expériences rapportées (obtention des autorisations d’enseigner, ouverture des dossiers d’emploi, entrevues de sélection, évaluation des compétences, attribution des affectations). À la suite de ce défrichage, une fiche synthèse pour chaque personne enseignante a été constituée à partir d’extraits décrivant en détail des situations vécues. Les extraits des expériences présentées dans la section qui suit proviennent de ces fiches.

Résultats : un parcours aux multiples brèches

L’enquête a permis de dévoiler une structure inéquitable pour l’accès à la profession enseignante au Québec. La Figure 2 illustre certaines brèches du tuyau percé constituant la voie d’accès à l’enseignement des titulaires d’une autorisation obtenue à l’extérieur du Canada, telles qu’elles sont mises en lumière par notre analyse documentaire.

Figure 2

Les brèches de la voie d’accès à l’enseignement des titulaires d’une autorisation obtenue à l’extérieur du Canada

Les brèches de la voie d’accès à l’enseignement des titulaires d’une autorisation obtenue à l’extérieur du Canada

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Les entretiens réalisés avec Mirela et Elena permettent d’illustrer certaines de ces brèches, dont plusieurs affectant la réussite du stage probatoire, et susceptibles d’empêcher les personnes transitant par cette voie d’obtenir un emploi à la hauteur des compétences obtenues dans leur pays d’origine. Il est à noter qu’au moment de réaliser l’entretien, Elena a franchi toutes les brèches identifiées à la Figure 2. Elle est titulaire du brevet d’enseignement et a un poste menant à la permanence dans son champ de qualification, en enseignement du français langue seconde au primaire, dans un centre de services scolaire de la région métropolitaine de Montréal. Pour sa part, Mirela détient un permis d’enseigner reconnaissant sa qualification pour l’enseignement des mathématiques au secondaire et cherche un contrat de travail. Elle n’a donc pas encore terminé son parcours dans le tuyau percé.

Obtention d’un avis d’admissibilité conditionnelle

La première étape vers une autorisation d’enseigner pour les personnes enseignantes qualifiées à l’extérieur du Canada est l’obtention d’un avis d’admissibilité conditionnelle. Pour obtenir cet avis, la personne candidate doit être titulaire d’une autorisation d’enseigner délivrée par l’autorité compétente du pays où elle a fait ses études et avoir suivi avec succès une formation universitaire qui équivaut au Québec à un baccalauréat d’au moins trois années, ainsi qu’un programme de formation en psychopédagogie équivalent à au moins un certificat de 30 unités et une formation disciplinaire liée aux matières du Régime pédagogique (Ministère de l’Éducation, 2020). Les personnes enseignantes dont la formation ou l’autorisation d’enseigner ne correspondent pas aux attentes fixées par le ministère de l’Éducation ne pourront généralement pas avancer plus loin. Une ouverture à la reconnaissance des acquis expérientiels en enseignement pour l’obtention de cet avis est toutefois indiquée dans un document récent du ministère de l’Éducation (voir Ministère de l’Éducation, 2020). Il ne s’agit toutefois pas d’un processus systématique. Même si elles détiennent une expérience en enseignement, les personnes qualifiées à l’extérieur du Canada peuvent ainsi voir leur parcours de requalification s’arrêter dès cette première étape.

Examen de langue et unités de formation universitaire

Lorsque la demande est acceptée, l’avis d’admissibilité conditionnelle délivré énonce les conditions à remplir afin de recevoir un permis probatoire d’enseigner d’une durée de cinq ans. L’une des conditions obligatoires prévues par le Règlement est la réussite d’un examen de langue. Si l’examen écrit est aussi exigé pour les personnes formées au Québec, il nécessite plus de préparation pour les personnes n’ayant pas le français ou l’anglais comme langue première. Mirela relate ainsi comment elle a l’impression que tous les efforts qu’elle a faits depuis son arrivée au Québec pour apprendre le français ne sont pas reconnus :

Je ne savais pas la langue. J’ai perdu beaucoup de temps pour apprendre le français, pour bien passer les examens du ministère. Les exigences légales du français sont grandes et personne n’apprécie l’effort qu’on fait, nous les étrangers, pour apprendre le français. Dans mon pays, on ne parle pas le français, ce n’est pas ma langue. […] Mais personne n’apprécie ça, l’effort qu’on fait […] toutes les épreuves pour travailler en enseignement, pour dépasser l’obstacle, la barrière de la langue. (Mirela)

Cette enseignante se demande par ailleurs si la situation aurait été différente si elle avait pu réaliser le baccalauréat en enseignement des mathématiques au secondaire offert au Québec, pour lequel elle a été refusée à son arrivée en raison de son niveau de français. Même si elle a surmonté cette brèche, son récit d’expérience montre comment les conditions linguistiques exigées aux enseignantes immigrantes au Québec, au début de leur parcours (deuxième brèche de la Figure 2), peuvent avoir un effet important sur leur parcours de requalification.

Pour les personnes ayant franchi cette brèche, comme Mirela et Elena, le permis probatoire est délivré. Il peut être renouvelé, à la demande de son titulaire, pour des périodes de cinq ans. Il faut cependant avoir réussi les 15 unités de formation universitaire exigées pour l’obtention du brevet, et dispensées dans un programme reconnu : 6 unités sur la didactique, 3 sur le système scolaire du Québec, 3 sur l’évaluation des apprentissages et 3 sur l’intervention auprès des élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation (RLRQ c. I-13.3, r. 3, art. 13).

Stage probatoire : obtenir les contrats nécessaires

Le brevet d’enseignement peut enfin être délivré à la personne ayant obtenu un permis d’enseigner par cette voie si elle a réussi, en plus des conditions préalablement énumérées, un stage probatoire, soit un processus d’évaluation[6] visant à vérifier les compétences et les habiletés professionnelles des personnes y étant assujetties (RLRQ c. I-13.3, r. 3, art. 27). Le stage probatoire doit être effectué en situation d’emploi, dans le cadre de contrats de travail d’au moins 200 heures effectués chez un seul et même employeur reconnu par le cadre législatif (centre de services scolaire, école privée) ou par entente avec le ministre de l’Éducation au cours de 12 mois consécutifs (RLRQ c. I-13.3, r. 3, art. 28, 29). En vertu du Règlement, toute personne soumise au régime de stage probatoire concluant un contrat répondant à ces conditions doit obligatoirement être évaluée (RLRQ c. I-13.3, r. 3, art. 30). L’accompagnement et l’évaluation de la personne en stage probatoire sont effectués par un responsable du stage probatoire désigné par l’employeur à l’aide d’une grille d’évaluation fournie par le ou la ministre (RLRQ c. I-13.3, r. 3, art. 31). Ces responsabilités peuvent également être assumées par les directions d’école, comme c’était systématiquement le cas avant un changement règlementaire survenu en 2019.

Au moment de l’entretien, Mirela explique qu’elle ne parvient pas à obtenir les contrats de travail nécessaires pour être évaluée et poursuivre son cheminement vers le brevet. Au cours de la dernière année et demie, Mirela a déposé sa candidature dans plusieurs écoles et centres de services scolaires de la région métropolitaine de Montréal et des régions avoisinantes, ainsi que dans des écoles des Première Nations et commissions scolaires des communautés conventionnées. Elle s’est également inscrite à des alertes-emploi et a remis son curriculum vitae à plusieurs directions d’écoles secondaires de Montréal. Elle a aussi commencé, à contrecoeur, une attestation d’études professionnelles pour devenir éducatrice en services de garde : « Je n’aime pas ça, mais je n’ai pas le choix. […] Peut-être que ça, c’est une opportunité d’entrer dans une école » (Mirela).

Mirela estime que son champ de qualification, l’enseignement des mathématiques au secondaire, contribue à sa difficulté à « entrer » dans le système, en raison du nombre élevé de personnes candidates, comparativement à d’autres champs d’enseignement. Or, alors qu’elle avait indiqué être disponible pour des affectations hors de son champ d’expertise et ne nécessitant pas obligatoirement d’autorisation d’enseigner (comme la suppléance occasionnelle), son dossier a été catégoriquement refusé dans un centre de services scolaire. En guise d’explications, elle a reçu ces quelques mots inscrits sur son portail électronique : « Refusé. Motif d’exclusion : non évalué. Pas besoin de recrutement » (Extrait du dossier électronique de Mirela). Dans un autre centre de services scolaire, son dossier d’employée a rapidement été ouvert, mais, en deux ans, elle n’a jamais été appelée pour enseigner ou faire de la suppléance. Mirala se trouve par conséquent bloquée devant cette brèche.

Pour sa part, Elena a aussi effectué plusieurs mois de suppléances occasionnelles avant de réaliser que ce type d’affectations ne lui permettrait pas de progresser vers un brevet et un emploi permanent :

Il se peut que tu n’aies pas de contrats ou il se peut que tu fasses juste de la suppléance. Et si tu n’as pas de contrats, tu n’es pas évalué. Si tu n’es pas évalué, tu ne peux pas être sur la liste de priorité. Donc, il se peut que tu continues comme ça longtemps, longtemps, longtemps. Des années et des années. (Elena)

Elle dépasse finalement cette brèche lorsqu’elle obtient deux contrats de 20 % (une journée par semaine) en dehors de son champ d’expertise, dans deux écoles différentes.

Stage probatoire : être dument et justement évalué

La durée du stage est de 900 heures d’enseignement, mais elle peut être réduite à 600 heures si la personne responsable de son évaluation estime que son objectif est atteint (RLRQ c. I-13.3, r. 3, art. 28). Malgré un cumul suffisant d’heures de travail effectuées sous contrats, cette condition discrétionnaire n’a cependant pas profité à Elena. Après deux évaluations positives, la directrice d’école responsable de son évaluation communique avec elle pour l’informer qu’elle ne complètera pas le processus :

Elle est venue m’observer dans la classe deux fois. On a discuté, on a écrit sur un formulaire toutes les observations positives, négatives… Mais il fallait finaliser ce formulaire. Elle était occupée. Elle m’a dit : « Je vais le faire au mois de juillet. » Au mois de juillet, elle m’a dit : « Ben finalement, j’ai décidé de faire juste la première partie. La deuxième, tu vas la faire à un autre moment donné. Tu étais juste à 20 % dans mon école. » Elle aurait pu la faire. Mais puisque j’étais à 20 %, elle a pris ses précautions… ou je ne sais pas quoi. (Elena)

Selon Elena, la directrice qui l’a évaluée estime alors ne pas avoir pu collecter suffisamment d’informations pour attester de la réussite de son stage probatoire.

L’année suivante, après trois mois supplémentaires de suppléance occasionnelle, Elena remplace une enseignante au préscolaire, un champ pour lequel elle n’est pas qualifiée. Ce remplacement deviendra un contrat à temps partiel, permettant à Elena d’obtenir une nouvelle évaluation positive par le directeur de l’école et de recevoir son brevet d’enseignement, après que l’employeur – le centre de services scolaire – a conclu à l’atteinte du stage probatoire (art. 34).

Discussion et limites

Le parcours de requalification par lequel ont transité Mirela et Elena a été éprouvant à plusieurs égards. Pour sa part, devant l’impossibilité de travailler dans le réseau public, Mirela remet en question le fonctionnement du système. Elle se demande à quoi sert le fait d’avoir obtenu la reconnaissance de sa qualification par le ministère de l’Éducation si, concrètement, cela ne lui permet pas de travailler. Elle explique qu’elle n’aurait pas quitté son poste dans son pays d’origine si elle avait su ce qui l’attendait :

C’est vraiment difficile. Toutes les démarches… Qu’est-ce qu’on peut faire? On a tout essayé, tout, tout. Faut travailler! Si je savais que les choses se passent comme ça… [soupir] je serais restée en Europe de l’Est. Je ne m’attendais pas à ça! L’année passée, par exemple, j’y suis allée en juillet et je suis restée là-bas deux mois. Moi, je ne voulais pas revenir ici. C’est mon conjoint qui m’a dit : « Non, non, on va essayer encore une fois. » On essaie quoi? Qu’est-ce que tu veux essayer? Faire des entrevues qui finalement ne donnent rien? Même si je passe l’entrevue, même si je suis acceptée en entrevue, je suis dans une banque de candidatures et je reste dans la banque jusqu’à ce que l’entrevue ne soit plus valide! Après une année, je recommence. C’est quoi ça? (Mirela)

Pour Elena, les années de stage probatoire ont été particulièrement stressantes, notamment le prolongement impromptu de sa période de probation et les conditions de travail difficiles dans lesquelles elle a été évaluée :

Parce que c’est quand même stressant quand tu sais que tu es évaluée, surtout que la maternelle ce n’était pas mon champ. Je n’ai jamais travaillé en maternelle avant. Au moment où j’ai reçu une feuille [de la directrice] comme quoi je dois t’évaluer dans ta classe, j’avais deux autistes, avec peu de support. Je n’avais pas de T.E.S. [technicien ou technicienne en éducation spécialisée] en permanence dans la classe. (Elena)

Certaines des difficultés décrites par Mirela et Elena, notamment la précarité d’emploi et les conditions difficiles de travail, sont similaires à celles vécues plus largement par le personnel enseignant en début de carrière (Beaudry et al., 2021; Kamanzi et al., 2015; Tardif et al., 2021). Ces difficultés sont toutefois particulièrement préjudiciables pour les personnes enseignantes immigrantes, qui doivent également composer, d’une part, avec les autres brèches de leur parcours de requalification synthétisées dans cet article et, d’autre part, avec d’autres types d’obstacles comme l’absence d’un réseau de contacts dans le milieu scolaire, des pratiques discriminatoires, une perte de statut social, ainsi qu’une insécurité professionnelle et socioéconomique (Niyubahwe, 2015).

Ces conditions peuvent nuire à leur parcours de requalification, voire contribuer à son échec, et ainsi exclure ces personnes, pourtant qualifiées en enseignement, de l’institution éducative québécoise ou, encore, les confiner à des contrats précaires comme le remplacement ou la suppléance occasionnelle (Larochelle-Audet, 2019).

Enfin, l’enquête réalisée comporte plusieurs limites. Même s’ils visent, en définitive, à accroitre la capacité des personnes à agir, les savoirs produits au terme de l’enquête tendent à surexposer les activités et textes des groupes dominants dans l’institution éducative et la société, au détriment des expériences partagées par les personnes enseignantes rencontrées. Ils peinent à rendre compte de la complexité et de la fluctuation des rapports de pouvoir émanant des expériences des personnes enseignantes et, dans cet article plus précisément, des multiples configurations du racisme dans l’organisation du travail enseignant. La littérature scientifique indique en effet que les personnes de groupes racisés sont particulièrement susceptibles de vivre de la marginalisation et de la discrimination, de ressentir de la méfiance et des préjugés à leur égard en milieu scolaire et de voir leurs expériences et apports en enseignement dévalués (Jabouin, 2018; Jabouin et Duchesne, 2020; Larochelle-Audet, 2019; Larochelle-Audet et Magnan, 2021; Mujawamariya, 2002). De ce fait, de nouvelles recherches accordant davantage d’espace aux expériences des personnes enseignantes de groupes racisés pourraient contribuer à mieux cerner l’enchevêtrement du racisme dans le processus de requalification pour accéder à la profession enseignante au Québec.

Conclusion : Une question d’équité?

Cet article a explicité les principales brèches du tuyau réservé aux personnes enseignantes qualifiées à l’extérieur du Canada, relativement à l’avis d’admissibilité conditionnelle, à l’examen de langue, aux unités de formation en enseignement et au stage probatoire, susceptibles d’empêcher ces personnes d’obtenir un emploi à la hauteur des qualifications obtenues dans leurs pays d’origine. La matrice de la domination ainsi dévoilée met en exergue le fait que les conditions dans lesquelles les personnes enseignantes en processus de requalification sont évaluées pour accéder au brevet sont à la fois préjudiciables et inéquitables, comparativement aux multiples voies accessibles aux personnes formées au Québec, et notamment aux personnes bénéficiant du régime de stage supervisé par le milieu universitaire (voir Larochelle-Audet, 2019). Il offre ainsi un éclairage sur le domaine structurel du pouvoir (Collins, 2016) dans la profession enseignante au Québec, lequel s’observe par la composition différenciée et inéquitable des différents tuyaux constituant le pipeline vers un emploi en enseignement.

Afin d’accroitre l’équité entre les personnes souhaitant exercer la profession enseignante au Québec, il apparait nécessaire de remplacer le tuyau par lequel doivent transiter les personnes enseignantes qualifiées à l’extérieur du Canada ou, encore, d’en ajouter de nouveaux composés d’un matériel plus robuste. Il faudrait, à minima, remplacer les sections du tuyau les plus percées, dont certaines décrites dans cet article. En ce sens, l’enquête effectuée permet d’identifier des pistes de changements institutionnels pour accroitre l’équité du processus de requalification, comme la généralisation du système de reconnaissance des acquis expérientiels antérieurs, la modulation des conditions d’accès au brevet selon le profil et les besoins différenciés de chaque personne, et la révision en profondeur du stage probatoire. Dans un contexte où le nombre de personnes non légalement qualifiées enseignant dans le réseau scolaire québécois est en importante progression – il a « plus que doublé de 2015-2016 à 2018-2019, jusqu’à représenter plus du quart (25,2 %) du personnel enseignant actif au cours de l’année scolaire 2018-2019 » (Harnois et Sirois, 2022, p. 10) –, la fin d’une voie unique pour les personnes enseignantes qualifiées à l’extérieur du Canada pourrait permettre d’augmenter le nombre de personnes enseignantes compétentes dans le réseau scolaire québécois, et ainsi contribuer à résorber, en partie, la pénurie de personnel. Bien que ces changements ne puissent à eux seuls régler les obstacles systémiques rencontrés par les personnes enseignantes immigrantes, ils constituent un pas vers davantage d’équité et de justice sociale dans le système éducatif.