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INTRODUCTION

Depuis quelques années, on assiste à un engouement des immigrants francophones pour les inscriptions dans les programmes francophones de formation à l’enseignement (Duchesne, 2018). En Alberta, selon les estimations du bureau du registraire du Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, les étudiantes et étudiants d’origine immigrante représentent environ 30 % de l’effectif des étudiantes et étudiants en éducation pour l’année 2019-2020, alors qu’ils ne représentaient qu’environ 17 % de cet effectif en 2017-2018.

À notre connaissance, il n’y a pas de recherche permettant de brosser un portrait quantitatif de l’insertion professionnelle de ces enseignantes et enseignants d’origine immigrante à la fin de la formation initiale. Cependant, dans le contexte scolaire minoritaire albertain marqué par une francophonie plurielle, le recrutement de personnel enseignant d’origine immigrante qualifié contribue à une plus grande représentativité des personnes immigrantes et des minorités visibles au sein du réseau scolaire francophone albertain.

Pour autant, l’augmentation de la représentativité des minorités visibles[1] dans les programmes d’éducation ne se traduirait malheureusement pas par une meilleure insertion sur le marché du travail. Si, en 2012, Mulatris et Skogen évoquent que deux étudiants sur cinq sont confrontés à des difficultés d’intégration et d’inclusion dans le milieu scolaire franco-albertain et immersif, Prophète (2020) note que peu de données qualitatives plus récentes sur le parcours des étudiantes et étudiants d’origine immigrante et des minorités visibles sont disponibles pour cette province.

À notre connaissance, une seule recherche a examiné l’insertion professionnelle du personnel enseignant débutant en Alberta, de sa formation initiale à l’obtention d’un premier poste, en focalisant sur « le parcours global » de ces étudiantes et étudiants et l’effet de ce dernier sur la (re)construction de leur identité professionnelle en milieu francophone minoritaire (Prophète, 2020; 2022). Une autre recherche (Jacquet, 2020) a porté uniquement sur l’expérience des étudiantes et étudiants d’origine immigrante en formation initiale.

Cet article présente les résultats d’une recherche qualitative exploratoire récente sur l’expérience d’insertion professionnelle du personnel enseignant francophone d’origine immigrante et de minorités visibles en Alberta[2].

Problématique

Les études réalisées sur l’insertion professionnelle des enseignantes et enseignants débutants issus de l’immigration et de minorités visibles en contexte francophone minoritaire, en Ontario (Duchesne, 2017, 2018; Duchesne et al., 2019; Jabouin, 2018; Niyubahwe et al., 2014) ou en Colombie-Britannique (Laghzaoui, 2011) et en Alberta (Prophète, 2020; 2022) font état de défis similaires rencontrés par ces derniers, en raison du manque d’expérience, de l’inadéquation entre la formation reçue et la tâche exercée, et de leur statut de minorités visibles. Ce statut les marque d’emblée comme « autre social » (Guillaumin, 2016, cité dans Larochelle-Audet, 2019, p. 32) ou, en contexte francophone minoritaire, de « francophones Autres » (Prophète, 2020; 2022).

Au niveau de l’embauche, ils feraient face à des pratiques jugées discriminatoires et la question de l’accent est évoquée comme nuisant à la communication orale (Mujawamariya, 2002; Niyubahwe et al., 2014). Par ailleurs, ces enseignantes et enseignants seraient peu impliqués dans le rôle de passeur culturel de l’école francophone faute de connaissance des enjeux linguistiques et culturels du milieu minoritaire francophone (Duchesne, 2017 2018; Duchesne et al., 2019). De plus, ces enseignantes et enseignants seraient plus susceptibles d’être confrontés à la précarité de l’emploi et à l’instabilité professionnelle (Mukamurera et al., 2013; Mukamurera et al., 2020).

Par ailleurs, leurs pratiques pédagogiques (enseignement, gestion de classe et évaluation) seraient en décalage avec les fondements socioconstructivistes du système scolaire canadien (Duchesne, 2008, 2010; Prophète, 2020). Enfin, les rapports avec les parents d’élèves seraient tendus, ces derniers n’hésitant pas à s’interroger sur leurs compétences pédagogiques (Morrissette et Demazière, 2019; Morrissette et al., 2014; Niyubahwe et al., 2018). Une certaine réticence des pairs nés au Canada à les intégrer dans la dynamique socioprofessionnelle de l’école est également soulevée (Duchesne et al., 2019; Niyubahwe et al., 2014; Niyubahwe et al., 2018).

CADRE CONCEPTUEL

Dans notre analyse, nous articulons trois grandes notions intersectées. Dans un premier temps, il s’agit de définir les termes « enseignante et enseignant d’origine immigrante » parmi l’éventail des définitions retenues par diverses études réalisées sur cette problématique. Nous définissons ensuite l’insertion professionnelle en lien avec les processus identitaires qu’elle génère pour les acteurs concernés dans un contexte socioscolaire donné : celui du milieu minoritaire francophone. Enfin, nous faisons appel à la notion de « triple minorité » pour situer le statut particulier qui marque l’insertion professionnelle de ce personnel enseignant débutant.

Le personnel enseignant débutant d’origine immigrante

Différents termes sont utilisés dans les recherches pour qualifier le personnel enseignant d’origine immigrante, le plus souvent en fonction du contexte de la formation (national ou international) et du statut générationnel de la migration (première et/ou deuxième génération d’immigrantes et d’immigrants). Pour les fins de cette étude, nous utilisons le terme « personnel enseignant d’origine immigrante » pour désigner toute personne formée à l’enseignement au Canada ou à l’étranger pourvu qu’elle ait une origine immigrante (Niyubahwe et al., 2019). Cette définition permet de tenir compte du processus de (re)qualification professionnelle et de la manière dont la personne se définit elle-même.

L’insertion professionnelle

L’insertion professionnelle est définie comme l’étape « durant laquelle le novice tente de s’intégrer à sa profession et de passer d’une expérience de survie à la maîtrise progressive des diverses facettes de son travail » (Mukamurera et al., 2020, p. 84). La phase exploratoire (entre 1 à 3 ans) se caractérise par des stades de « survie » et de « découvertes » (Huberman, 1989). Chez l’enseignante ou l’enseignant débutant confronté au « choc du réel », la « survie » se manifeste par le tâtonnement, le souci d’être à la hauteur et le décalage entre les idéaux et la réalité. Tandis que le stade de « découvertes » est marqué par « l’enthousiasme des débuts, l’expérimentation, la fierté d’avoir enfin sa propre classe, ses élèves, son programme, et de faire partie d’un corps de métier constitué » (p. 7). Ce n’est que vers la quatrième et la sixième année qu’intervient la phase d’intégration professionnelle, correspondant au stade de « stabilisation » qui « se caractérise par le choix de s’engager définitivement dans la carrière enseignante » (Duchesne, 2018, p. 16).

L’insertion professionnelle dans un contexte socioculturel différent ajoute un niveau de complexité pour le personnel enseignant d’origine immigrante. Le « choc du réel » convoque chez celui-ci la (re)construction de l’identité professionnelle et de l’identité de soi, nécessaire au « passage d’un monde à l’autre » (Prophète, 2020, p. 131). Gohier et al. (2001) soutiennent que « [p]our qu’un individu la reconnaisse comme sienne, l’identité professionnelle doit être intégrée à l’identité qu’on peut appeler globale de la personne… » (p. 4). Or, pour le personnel enseignant débutant d’origine immigrante en milieu francophone minoritaire, l’articulation entre le « je » et le « nous » ne se déroule pas sans heurts, ruptures ou remises en question (Prophète, 2022). Le rôle de « passeur culturel » attendu du personnel enseignant en milieu francophone minoritaire albertain (Richard et Gaudet, 2015) n’est pas évident pour ces « francophones Autres » (Prophète, 2020), peu familiers avec la situation scolaire minoritaire alors même que leur identité est soumise à l’épreuve d’une triple minorisation.

Assignation racialisante et processus de minorisation

En tant que « francophones Autres » (Prophète, 2020), le personnel enseignant débutant d’origine immigrante est soumis à un processus d’assignation racialisante qui consiste à « essentialiser une origine réelle ou supposée, à en radicaliser l’altérité et à la minoriser, c’est-à-dire à la soumettre dans un rapport de pouvoir inégalitaire » (Mazouz, 2020, par. 4). Ce processus de minorisation, qui induit le statut de « triple minorité » (Madibbo, 2021), en tant que francophones d’ailleurs, de minorité visible et d’immigrant, imprime leur expérience d’insertion professionnelle.

Nous soutenons que l’insertion professionnelle du personnel enseignant débutant d’origine immigrante se dessine en creux des rapports que la minorité linguistique francophone entretient avec ses propres minorités à l’interne, et en particulier avec ces « francophones Autres » racisés dont le parcours d’insertion professionnelle est pavé de « discrimination ordinaire » (Prophète, 2020).

CADRE MÉTHODOLOGIQUE

Cette recherche qualitative exploratoire (Paillé et Mucchielli, 2016) a été réalisée auprès de 11 enseignantes et enseignants d’origine immigrante et de minorités visibles : sept enseignantes et enseignants débutants en contexte scolaire francophone et immersif en Alberta et quatre enseignantes et enseignants d’expérience oeuvrant dans ces contextes scolaires et intégrés à des fins comparatives. L’usage de la comparaison nous permettait d’explorer le déploiement de l’insertion professionnelle dans des contextes scolaires différents en situation linguistique minoritaire (francophone) et majoritaire (anglophone).

Sélection des participantes et des participants

Une liste préliminaire de noms a été établie à l’aide des listes d’étudiantes et d’étudiants ayant suivi nos cours en formation initiale et à la maitrise entre 2018 et 2020. Nous les avons ensuite contactés par courriel afin de solliciter leur participation, selon trois critères : 1) être une enseignante ou un enseignant débutant d’origine immigrante; 2) avoir terminé sa formation initiale en enseignement au Canada; 3) être dans sa première ou deuxième année d’enseignement dans les écoles francophones ou d’immersion française.

Des entrevues semi-dirigées individuelles ont été réalisées à l’été 2021 par téléphone et via Zoom. À l’exception d’une participante, toutes les personnes interviewées enseignent dans des écoles situées à Edmonton. Cette recherche a reçu l’autorisation éthique de notre université et les entrevues ont été enregistrées avec le consentement des participantes et des participants. Le guide d’entrevue intégrait 18 questions portant sur le profil sociodémographique, les défis rencontrés à l’insertion professionnelle, le soutien reçu et/ou les stratégies personnelles utilisées, ainsi que des suggestions ou des recommandations. Les entrevues retranscrites sous forme de verbatim ont été soumises à une analyse de contenu (L’Écuyer, 1987). Afin de conserver l’anonymat des personnes dans les extraits cités, nous identifions les participantes et participants à l’aide de la lettre « P » pour « Participante » ou « Participant », suivie d’un chiffre (ex. : P7).

Profils du personnel enseignant

Les sept enseignantes et enseignant débutants (un homme et six femmes) sont originaires de l’Afrique de l’Ouest (4), de l’Afrique du Nord (2) et de l’Europe, de parents maghrébins (1). Ils sont au Canada depuis au moins cinq ans. Ces participantes et participants ont obtenu leur diplôme de baccalauréat en éducation après-diplôme (B.Ed/AD) du Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta; deux avaient une expérience d’enseignante ou d’enseignant dans leur pays d’origine, les autres ayant des expériences variées dans des domaines liés de près ou de loin au milieu socioéducatif. Enfin, leur niveau d’éducation est assez élevé : maitrise (2) et doctorat (2).

PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ET ANALYSE

Dans cette section, nous présentons d’abord les défis d’insertion professionnelle rencontrés par les participantes et participants; ensuite nous discutons du soutien qui leur a été apporté; enfin, nous abordons leurs suggestions pour faciliter leur insertion professionnelle.

Les défis d’insertion professionnelle rencontrés

Les participantes et participants évoquent quatre types de défis lors des entretiens, soit ceux liés 1) à l’accès à l’emploi, 2) à la différence de culture éducative, 3) à l’exercice de la fonction d’enseignante ou d’enseignante, et 4) aux relations interpersonnelles.

L’accès à l’emploi

Après leur deuxième stage de formation initiale, la majorité des personnes disent avoir rapidement trouvé un contrat temporaire (six mois à un an) dans les écoles. Cependant, ces postes sont principalement dans les programmes d’immersion française (P4, P7, P8) ou de programme bilingue (anglais-arabe) (P6, P11), gérés par des conseils scolaires anglophones. Seules deux participantes (P3, P5) ont obtenu un premier poste temporaire dans les écoles francophones. De plus, trois enseignantes et enseignants avaient obtenu un poste permanent après un poste probatoire d’un an; une autre n’avait pas eu son contrat temporaire renouvelé; une autre participante était toujours sur des contrats temporaires (remplacements de congé maternité); un autre attendait toujours de savoir s’il était renouvelé ou non. Cette situation illustre la précarité du processus d’insertion professionnelle des enseignantes et enseignants d’origine immigrante (Larochelle-Audet, 2019).

Alors que la majorité des personnes interviewées (6) souhaitait enseigner dans les écoles francophones, force est de constater la disjonction entre leur idéal et leur réalité d’emploi. Cette situation s’explique notamment par une conjecture d’emploi favorable dans le secteur scolaire anglophone en Alberta et par l’agentivité des participantes et des participants. En effet, très au fait de la popularité des programmes d’immersion française (ACPI, 2021) et de la pénurie d’enseignantes et d’enseignants pour ces programmes[3], ainsi que des besoins récents répondant au changement dans le profil migratoire[4], les participantes et les participants ne se limitent pas uniquement au secteur scolaire francophone ni à la seule région d’Edmonton. La participante 4 n’a pas hésité à se délocaliser en milieu rural afin « d’avoir plus de chances de se faire embaucher ». Quant à la participante 6, elle crédite la rapidité avec laquelle elle a trouvé un poste à sa connaissance de la langue arabe : « Ils [les personnes au conseil scolaire] n’ont rien vu de mon CV que le mot « arabe », et finalement j’ai été placée là-bas [dans cette école bilingue]. »

De son côté, la participante 3 crédite son poste dans une école francophone à Edmonton à de la chance plutôt qu’à ses compétences professionnelles : « […] quand je faisais mon stage… en sixième année […] l’enseignante a pris un poste de direction adjointe, alors le conseil m’a proposé de prendre sa place. » Ce témoignage renforce l’idée que les occasions d’emploi sont réduites dans le secteur francophone où le nombre d’écoles est plus limité, comparativement au secteur anglophone[5].

Cependant, en toile de fond se dessinent également des rapports identitaires dichotomiques « eux » (franco-albertains) versus « nous » (francophones Autres) (Prophète, 2022) contribuant à un sentiment d’exclusion du milieu scolaire francophone.

[…] moi honnêtement mon souhait était de travailler avec les francophones du fait de mon niveau de français, du fait de mon amour pour le français, certes, mais aussi de la clientèle qu’ils ont là-bas alors je me suis dit je vais être un bon fit mais pas du tout […] je n’ai jamais eu de retour. (P8)

Dans cet autre extrait, la participante 8 passe du « je » au « nous ». Elle interprète ainsi le rejet personnel ressenti de la part du milieu scolaire francophone, comme la manifestation d’une mise à l’écart de la communauté triplement minorisée (francophone d’ailleurs, immigrante, musulmane) dont elle fait partie : « Je veux faire une différence dans la francophonie, mais on ne veut pas de nous. » (P8)

De son côté, la participante 4 fait le choix délibéré de ne pas postuler dans le secteur francophone à la suite de ses observations. Ayant fait « beaucoup de bénévolat dans les écoles et dans les institutions francophones » où elle observe « comment ils traitaient [courte pause] les noirs », elle « fait le choix personnel de ne pas travailler avec les francophones, parce que je sais qu’il y a des différences de racisme et ils ne nous acceptent pas aussi… » (P4). Cette dernière emploie les termes « je » et « ils », renforçant ainsi l’idée que l’exclusion est celle d’un groupe racialisé, « les noirs », par ce « ils », les Franco-Albertains blancs.

Ces extraits éclairent le statut de « triple minorité » (Madibbo, 2021) qui influence en filigrane l’insertion professionnelle du personnel enseignant d’origine immigrante. En même temps, l’usage de la dichotomie « nous » versus « eux » et le passage du « je » au « nous » manifestent une conception homogène et essentialisante des groupes en présence, laissant peu de place aux variations individuelles et contribuant davantage à la consolidation de frontières internes entre la minorité francophone d’origine et les minorités francophones immigrantes originaires des pays africains.

Le recours à la comparaison entre les systèmes scolaires francophone et anglophone contribue à renforcer une représentation négative du système scolaire francophone : « Chez les anglophones il y a une diversité. Tu peux voir que si tu mérites le poste, tu l’as, ils ne voient même pas ta couleur de peau whatever. » (P4) Cet extrait laisse planer le doute d’une discrimination raciale en milieu scolaire francophone, contrairement au système anglophone où ce sont les compétences professionnelles qui sont prises en compte et pas « la couleur de la peau ».

S’approprier une culture éducative différente sans se perdre

Au-delà de la dichotomie entre les conseils scolaires francophones et anglophones, les participantes et participants expriment un choc culturel face à la culture éducative albertaine qui se conjugue au « choc du réel » (Huberman, 1989) rencontré par tout personnel enseignant débutant (Larochelle-Audet, 2019).

L’analyse de nos entretiens révèle combien les défis relatifs à la culture éducative évoqués par les participantes et participants sont similaires à ceux identifiés dans des recherches précédentes sur le sujet (Duchesne, 2008, 2010; Jacquet, 2020; Morrissette et al., 2018; Morrissette et al., 2016; Prophète, 2020).

C’est la culture qui est la plus difficile ici. C’est arriver à comprendre leur culture, et à faire comme eux pour être comme eux [mais] tu es fière de ce que tu es, de ta culture, de tes origines tout ça, mais finalement tu te retrouves obligée à suivre le troupeau. […] socioculturellement…, on ne fit pas. (P6)

L’insertion professionnelle du personnel enseignant débutant d’origine immigrante convoque un processus d’acculturation professionnelle leur permettant de (re)construire une identité professionnelle en conformité avec celle attendue dans le nouveau contexte (Prophète, 2022). Dans cet extrait, le participant 6 témoigne de ses efforts pour s’approprier par mimétisme les façons de faire du milieu scolaire, tout en y résistant.

Les témoignages sur la gestion de classe expriment particulièrement le « travail sur soi » de décentration (Abdallah-Pretceille, 1997) impliqué dans la (re)construction de l’identité professionnelle. Pour le participant 7, un enseignant expérimenté dans son pays d’origine, la gestion de classe a été un obstacle majeur dès l’entrée en fonction, jusqu’à la fin de son mandat. Les mots utilisés sont très forts pour marquer la différence de rapport à l’autorité :

Nous sommes sur un terrain totalement différent de celui qu’on a connu en Afrique… la manière de se comporter des enfants est totalement différente. [Dans son pays d’origine], l’enseignant, c’est le roi, c’est le dictateur. (P7)

Qualifiant sa classe de « très difficile », « qui bouge tout le temps », il a dû apprendre à respecter que ses élèves soient « libres de dire ce qu’ils veulent faire ou ne veulent pas faire », et il évoque le difficile équilibre à trouver entre la discipline et le risque de « perd[re] la face » ou d’être « humilié en classe » (P7). C’est tout autant la (re)construction de son identité professionnelle d’enseignant et de l’identité de soi qu’il semble évoquer ici. Cet extrait suggère que ce « passage d’un monde à l’autre » (Prophète, 2022) est plus difficile pour un enseignant d’expérience, contrairement à la participante 8 qui apprécie davantage cette centration sur l’élève : « J’ai trouvé que leur façon d’enseigner, leur façon de mettre l’élève au centre ça me va… Moi tu vois, en France […], les profs n’étaient pas centrés sur l’élève, c’était centré sur l’enseignant. »

Toutefois, les difficultés rencontrées lors de la gestion de classe sont nuancées. La participante 5, tout en reconnaissant la différence culturelle de rapport à l’autorité, considère qu’il s’agit d’une problématique qui concerne l’ensemble des enseignantes et enseignants : « La question de la gestion des classes, des comportements, là c’est général. Que tu sois nouvel enseignant ou non, parce que les élèves que l’on a chaque année, les élèves changent. » (P5) Dans cet extrait, le facteur culturel n’est plus le facteur déterminant des difficultés rencontrées qu’elle associe plutôt aux caractéristiques des élèves.

L’exercice de la fonction d’enseignant

L’entrée dans le premier poste est difficile pour les enseignantes et enseignants débutants n’ayant pas eu d’autres choix que celui d’accepter les postes qu’on leur offrait « … c’était par obligation, j’ai pris ce qu’on m’offrait ». (P6) « L’année où on a gradué, on était plus de 100 bachelors c’était comme, OK, prends ce qu’on te donne et tais-toi. » (P8)

Plusieurs participantes et participants évoquent la lourdeur de la tâche d’enseignement :

« L’enseignement c’est plus difficile. Il y a beaucoup de veilles, beaucoup de travaux. » (P7) « Si je laisse l’enseignement, ça ne sera pas à cause des élèves, mais c’est à cause du travail, tu n’as plus de vie, surtout pour les débutants. » (P8) Ou encore : « La première année a été très dure. » (P6)

Les conditions matérielles dans lesquelles s’exerce la profession contribuent à la lourdeur de la tâche d’enseignement. Certains participants et participantes se retrouvent à enseigner des matières pour lesquelles ils n’ont pas les compétences :

[…] quand tu n’es pas confortable à enseigner une matière, tu peux dire non,
je ne peux pas et on trouve quelqu’un pour le faire. Donc, bon, moi je ne savais pas qu’il y avait la musique, je suis tombée dedans et il fallait que j’assume sinon…  (P5)

L’utilisation du mot « sinon » laisse entendre qu’elle n’avait pas le choix. Une fois en poste, elle doit assumer un programme scolaire qu’elle ne maitrise pas : « […] toujours au niveau de musique c’était très difficile parce que quand je prenais le programme d’études en musique, je ne comprenais rien, absolument rien. » (P5)

Autre facteur s’ajoutant à la difficulté : le contexte linguistique dans lequel s’exerce la tâche d’enseignement. Trois participantes et participants (P6, P7 et P11) y font explicitement référence :

Pour moi, premièrement, c’était la barrière de la langue déjà, je n’étais pas très à l’aise en anglais, de tenir une conversation longue et profonde en anglais, et quand on voyait ça, je ne vais pas dire qu’on m’évitait, c’est un mot méchant, mais les conversations étaient froides… (P6)

Cet extrait indique une seconde disjonction entre une formation initiale réalisée dans un contexte linguistique francophone et le contexte linguistique dans lequel les participantes et les participants enseignent. Les conditions matérielles dans lesquelles s’exerce la tâche d’enseignement pour la plupart des participantes et participants d’origine immigrante, qui « héritent des tâches moins convoitées qui sont généralement plus difficiles » (Mukamurera et al., 2008, cité dans Larochelle-Audet, 2019, p. 98), contribuent à une phase de survie (Huberman, 1989) doublement pénalisante pour les enseignantes et enseignants débutants d’origine immigrante dans un contexte linguistique minoritaire.

Les relations interpersonnelles

Finalement, c’est dans le domaine interpersonnel, lors des interactions quotidiennes que se manifeste le racisme ordinaire (Collins, 2016, cité dans Larochelle-Audet, 2019). Pour quelques participantes et participants, les jugements et le manque d’ouverture à leur égard sont bien présents dans les rapports avec les parents d’élèves, leurs collègues et l’administration, bien que cela soit variable d’une école à l’autre en fonction de la culture organisationnelle, de la présence ou non d’un personnel enseignant et d’élèves issus de diverses origines ethnoculturelles. La participante 3 évoque cette situation de tension avec les parents :

Il y avait une élève qui parlait… qui n’arrêtait pas, qui me dérangeait. Alors j’ai envoyé un courriel aux parents, je dis : « Elle bavarde trop. » Alors le matin quand je suis arrivée, le père était là, la mère était là, la direction m’attendait tout ça pour un mot […]. (P3)

Dans cet extrait, elle exprime son étonnement face à la réaction des parents qu’elle semble percevoir comme démesurée : « Tout cela pour un mot. » Morrissette et al. (2014; 2018) évoquent les relations tendues entre les enseignantes et enseignants débutants et les parents d’élèves, lorsque les valorisations scolaires du pays d’origine « sont très éloignées de celles mises de l’avant dans la société d’accueil » (p. 10). Une situation qui révèle le statut d’autorité des parents dans le système scolaire canadien (Morissette et al., 2018) et le repositionnement attendu de l’enseignante dont l’autorité est mise à défaut par les parents et la direction.

La participante 4 exprime clairement le fil tenu sur lequel se déroulent les relations interpersonnelles à l’école, du fait de la multiplicité des actrices et des acteurs, et de leurs attentes :

Au début, cette relation est très difficile parce qu’il y a beaucoup de relations… Il y a les parents, il y a l’équipe de ton école, le staff, il y a le district, le conseil scolaire, et tu dois satisfaire tout le monde… Il y a beaucoup de choses à prendre en compte et je les apprends toujours. (P4)

Le soutien à l’insertion professionnelle

Les participantes et participants évoquent trois grands types de soutien à leur insertion professionnelle : 1) le mentorat, 2) l’accueil par les pairs, et 3) la connaissance de la communauté d’accueil. Les participantes et participants ont particulièrement insisté sur les points 2 et 3.

La majorité des enseignantes et enseignants (5 sur 7) ont eu un mentor formel pour les accompagner durant les premières semaines de travail, assigné par les conseils scolaires (mentor externe), l’Alberta Teacher Association (représentant syndical à l’école agissant comme mentor) ou la direction de l’école (enseignant-mentor). La présence de mentor a été très appréciée comme en témoignent ces extraits :

« […] quand je l’appelais ou lui envoyais un email, il répondait tout de suite, il était très aidant, c’est vrai. J’ai beaucoup appris. » (P6)

Je dois aussi dire que j’ai eu un bon encadrement, parce que quand je suis arrivée à mon école […] ma direction m’avait affecté un mentor qui était issu aussi de l’immigration, qui avait sept années d’études et d’ancienneté, et puis elle avait enseigné aussi à la maternelle. […] Alors j’ai eu beaucoup de coaching. (P3)

L’affinité du mentor avec l’expérience migratoire apparait ici comme une valeur ajoutée. Ce mentor, que nous qualifierons de « mentor-solidaire » en raison de sa capacité à mobiliser sa propre expérience migratoire pour témoigner de sa compréhension intime des défis rencontrés par l’enseignant d’origine immigrante dans le nouveau contexte scolaire, apparait comme une figure clé de l’insertion professionnelle des enseignantes et enseignants d’origine immigrante, comme le mentionne d’ailleurs une enseignante d’expérience :

[…] quand on a un enseignant de minorité visible, il faut savoir choisir le mentor… il faut avoir des personnes qui sont ouvertes d’esprit, qui ont la capacité de se mettre à la place de l’autre, qui n’ont pas une vision unique des choses. (P10)

L’accueil par la direction et les pairs est un facteur positif relevé par les participantes et les participants, et qui permet de se sentir soutenu face à la lourdeur de la tâche : « J’ai trouvé des collègues vraiment sympathiques. Ils étaient prêts à m’aider, ils étaient là… beaucoup d’entraide, beaucoup de collaboration, j’ai passé, même si c’était dur, une superbe année. » (P8) Faisant référence à son statut de minorité visible, la participante 4 souligne l’ouverture du personnel enseignant à son égard qu’elle attribue à la présence d’une direction d’école métissée : « J’étais la seule personne de couleur dans l’établissement… et j’ai apprécié l’accueil qu’ils m’ont réservé. Ils sont tellement ouverts parce que la directrice est métissée. » (P4)

Le participant 3 attribue également son expérience positive à la présence de collègues de minorités visibles et à l’accueil de la direction : « Ça n’a pas juste été le fait que j’avais trouvé des collègues qui étaient d’une minorité visible… C’est aussi l’accueil de ma direction, comment elle prenait le temps avec moi. » (P3) D’autres, comme les participantes 5 et 11, l’attribuent à leur connaissance initiale de la communauté scolaire, grâce au bénévolat (P5) ou à la proximité avec la communauté culturelle : « Le fait qu’il s’agisse d’une communauté très proche de la mienne… ce n’est pas une communauté étrangère pour moi. Ça a facilité les choses pour moi, ça m’a permis de m’intégrer facilement. » (P11)

Tous ces extraits éclairent l’importance d’établir une culture d’accueil et de mentorat à l’école pour faciliter l’insertion professionnelle de ces enseignantes et enseignants débutants. Le rôle des mentors-solidaires est à souligner, car leur expérience d’enseignement ancrée dans le contexte scolaire albertain et/ou franco-albertain et leur expérience migratoire et d’adaptation facilite le développement d’un espace professionnel inclusif et de partage avec les enseignantes et enseignants débutants d’origine immigrante et de dépasser la dichotomie marginalisante « eux » vs « nous ».

Les suggestions pour faciliter l’insertion professionnelle

S’appuyant sur leur propre expérience, les participant.es plébiscitent l’agentivité personnelle : « Il faut comprendre et il faut accepter de se faire former. Il faut être flexible. » (P7) Cette suggestion souligne combien l’insertion professionnelle relève également d’une capacité de décentration (Abdallah-Pretceille, 1997) et d’un savoir-être flexible, propres à soutenir la (re)construction professionnelle (Gohier et al., 2001) et de l’identité de soi (Prophète, 2020).

Certains participants et participantes conseillent de profiter du contexte de bilinguisme canadien : « … de profiter des deux langues et d’être parfaitement bilingue… » (P7) où en contexte minoritaire francophone la compétence en anglais est présentée comme une valeur ajoutée : « C’est vrai qu’il y a des écoles francophones, mais il faut faire des efforts en anglais pour ne pas limiter ses opportunités. » (P5) Ces deux extraits nous rappellent les défis spécifiques auxquels sont confrontés les enseignantes et enseignants débutants en contexte francophone minoritaire.

Au niveau du rôle de l’institution scolaire, plusieurs suggestions concernent les conditions matérielles de l’accueil, comme l’offre de « formations supplémentaires, et puis du soutien [moral] surtout pour les nouveaux enseignants qui arrivent […] pour éviter qu’ils craquent » (P5); la formation interculturelle du personnel scolaire (enseignants et administrateurs) pour dépasser le racisme ordinaire à l’égard des accents (P4) et mieux comprendre les différentes cultures et les difficultés que traversent les enseignantes et enseignants débutants d’origine immigrante afin de leur faire confiance (P8 et P6).

La participante 6 suggère en particulier de revoir la formation initiale afin d’être mieux préparé à la réalité du terrain :

 […] c’est ce qui manquait [dans la formation initiale], on ne nous disait pas trop la vérité sur ce qui nous attend après. Il faut plus je pense un cours sur l’insertion professionnelle, ou même des ateliers comme ça, nous dire en face comment on doit agir dans les situations, nous aider. (P6)

Toutes les suggestions faites par les participantes et participants pointent vers une responsabilité partagée du processus d’insertion professionnelle reposant autant sur les personnes que sur l’institution scolaire et de formation.

CONCLUSION

La plupart des défis rencontrés par le personnel enseignant débutant sont similaires à ceux déjà identifiés dans des recherches précédentes réalisées en contexte francophone minoritaire : trouver un premier poste, la différence de culture éducative, la gestion de classe, les rapports enseignant-parents, les rapports avec les pairs et une maitrise insuffisante de l’anglais et des programmes d’études pour ceux et celles enseignant dans les programmes d’immersion française (Duchesne, 2017, 2018; Duchesne et al., 2019; Jabouin, 2018; Niyubahwe et al., 2014; Prophète, 2020).

Contrairement aux résultats d’une recherche précédente (Mulatris et Skogen, 2012), les enseignantes et enseignants débutants semblent trouver assez rapidement un poste dans les programmes d’immersion française à titre de suppléant avant d’obtenir la titularisation, en raison d’une conjoncture de pénurie d’enseignantes et d’enseignants dans ces programmes qui favorise l’entrée rapide dans la profession.

Toutefois, le recrutement dans les écoles francophones est plus problématique et les enseignantes et enseignants débutants expriment de l’amertume face à un futur professionnel d’enseignante et d’enseignant imaginé dans le système scolaire francophone et la réalité matérielle de leur exclusion. Cela est sensible dans leurs discours par l’emploi dichotomique des termes « eux » (les francophones natifs) versus « nous » (les francophones d’ailleurs) laissant entrevoir également une essentialisation des rapports internes entre minorité linguistique et minorités ethniques et raciales.

Par ailleurs, à l’instar d’enseignantes et d’enseignants débutant dans la profession qui sont confrontés à des conditions matérielles difficiles (Larochelle-Audet, 2019), l’expérience d’insertion professionnelle du personnel d’origine immigrante témoigne elle aussi d’une disjonction entre la formation reçue, la tâche réelle ainsi que la charge de travail demandée pour la réaliser (Mukamurera et al., 2008, p. 53).

Enfin, la majorité des participants s’entend pour souligner le rôle positif que jouent le mentorat (Gagnon et Duchesne, 2018), l’accueil par les pairs et la direction d’école pour faciliter leur insertion professionnelle. En particulier, nous soulignons le rôle clé que jouent les mentors-solidaires dont l’expérience de contigüité avec l’enseignante et l’enseignant d’origine immigrante représente une valeur ajoutée à l’insertion professionnelle du personnel enseignant. De plus, l’accueil par les pairs et la direction et leur ouverture à l’égard de la diversité ethnoculturelle sont identifiés comme des facteurs positifs par les enseignantes et enseignants d’origine immigrante. Cependant, ces facteurs sont modulables d’un contexte scolaire à un autre et d’une école à une autre. Le degré d’accueil et d’ouverture à l’Autre social, et inversement de résistance, dépend de la culture organisationnelle de l’école.

Notre échantillon ne nous permet pas d’établir des lignes claires expliquant le recrutement rapide dans le secteur anglophone et l’expression d’exclusion et de racisme ressentie par certaines personnes dans le secteur francophone. Nous faisons l’hypothèse qu’il y a des facteurs objectifs, tels une conjoncture de pénurie d’enseignants dans les programmes d’immersion et le développement de nouveaux programmes bilingues qui favorisent le recrutement des enseignantes et des enseignants francophones d’origine immigrante dans le secteur anglophone. On peut également s’interroger sur la manière dont les procédures de recrutement se déploient dans ces systèmes scolaires afin d’identifier les facteurs organisationnels qui contribuent à un recrutement si important dans le secteur anglophone. Une autre hypothèse serait que les changements migratoires observés dans la province avec l’arrivée de ces « Autres » francophones (Prophète, 2022) mettent à l’épreuve une certaine conception de l’identité franco-albertaine traditionnelle (homogénéité de langue, de culture et de religion) (Laghzaoui, 2011) et du rôle de l’enseignante et de l’enseignant dans la (re)production de la langue et de la culture francophone dans les écoles en milieu francophone minoritaire (Gérin-Lajoie, 2018). En milieu minoritaire francophone, l’insertion professionnelle du personnel enseignant d’origine immigrante se décline en toile de fond du statut de « triple minorité » (Madibbo, 2021) et mérite d’être examiné davantage.

Des recherches longitudinales et comparatives, intégrant les perspectives croisées de différents acteurs et actrices scolaires, sont nécessaires pour, d’une part, mieux cerner les facteurs (structurels, personnels ou autres) qui agissent sur la qualité de l’insertion professionnelle du personnel enseignant d’origine immigrante et des minorités visibles; et pour cerner, d’autre part, leur intégration à plus long terme dans la profession enseignante dans cette province.