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INTRODUCTION

La diversification de la population apprenante est aujourd’hui reconnue dans l’ensemble du monde de l’éducation. Concurremment, l’inclusion est au coeur des débats depuis une trentaine d’années et l’UNESCO a récemment réaffirmé que la prise en compte de tous les besoins était centrale dans la correction des injustices sociales, notamment au sein de l’école (UNESCO, 2021). Au Québec, l’objectif de développer une structure d’éducation inclusive s’inscrit dans cette vocation, comme en témoignent les recommandations du Conseil supérieur de l’éducation en matière de services scolaires et d’intervention éducative (CSE, 2017). Pourtant, si ces enjeux sont au coeur des débats du secteur scolaire au Québec, la réponse apportée est encore en quête de structuration pour soutenir les personnes fréquentant des établissements postsecondaires.

En effet, comme le souligne Desmarais (2019), la population étudiante des cégeps, universités et autres établissements supérieurs ne bénéficie de services spécialisés qu’en vertu d’un diagnostic. Bon nombre n’ont pas de besoins reconnus et ne profitent d’aucune adaptation spécifique de l’enseignement. Les règlements encadrant les accommodements accordés sont restreints et ils ne comportent pas de transformation des pratiques d’enseignement. Pourtant, il convient de rappeler que les membres du corps professoral universitaire sont loin d’avoir systématiquement reçu de la formation pédagogique avant d’enseigner (Gravelle et al., 2021) et encore plus rarement pour apporter une réponse éducative inclusive (Philion et al., 2016). Sans accompagnement institutionnel pérenne, des initiatives de terrain ont émergé pour répondre aux besoins étudiants. C’est ainsi que sont nés différents courants pédagogiques au fil des dernières décennies, dont l’Universal Design for Instruction (UDI) et l’Universal Design for Learning (UDL) (Batool et Flanagan, 2017; Desmarais, 2019). Ces deux dernières, que Desmarais (2019) propose de réunir sous le terme « pédagogie universelle » en français, font l’objet d’un intérêt grandissant au secteur postsecondaire en vertu de leur potentiel inclusif.

Cet article présente un bref rappel historique de la conceptualisation de la pédagogie universelle (désormais PU) pour comprendre la mobilisation de ses principes en recherche. S’ensuit un état de la question des études réalisées en domaine francophone sur la mise en oeuvre de la PU au secteur postsecondaire, dirigé par les questions suivantes : (1) Quels sont les défis, les pratiques gagnantes et les besoins identifiés empiriquement pour mettre efficacement en oeuvre la PU au niveau postsecondaire en domaine francophone? (2) Quels sont les besoins en matière de recherche sur l’application de la PU en domaine francophone, notamment dans les ordres postsecondaires?

LES PRINCIPES DE LA PÉDAGOGIE UNIVERSELLE

Comme le rapporte Desmarais (2019), l’approche de l’UDI est apparue dans les années 1980 dans des établissements postsecondaires américains. Marquée par le souhait d’améliorer la flexibilité, elle conduit d’abord à la création d’environnements physiques plus accessibles pour toute la communauté étudiante et s’assortit de principes directeurs pour le design universel (voir McGuire et al., 2003, pour leur description).

Dans la continuité, l’UDL émerge à la fin des années 1990 et cherche à dépasser la conception matérielle d’accessibilité pour relever un double défi : enseigner à une population étudiante se diversifiant tout en maintenant de hautes exigences académiques (Meyer et al., 2014). Les principes de l’UDL (ou PU) vont alors s’appliquer à tous les aspects de l’enseignement-apprentissage, et non plus au seul environnement physique. Ils sont regroupés en trois propositions de flexibilité : offrir aux personnes apprenantes divers moyens (a) d’engagement, (b) de représentation et (c) d’action ou d’expression. En les mettant en oeuvre dans les activités et modalités d’enseignement-apprentissage, la portée de la PU est davantage collective qu’individuelle, et elle se caractérise par la proactivité (Burgsthaler, 2013). Elle permet ainsi de répondre à la diversité des besoins sans passer par la solution des accommodements individualisés.

LA PÉDAGOGIE UNIVERSELLE AU SECTEUR POSTSECONDAIRE

Les recherches sur l’UDI et l’UDL se sont développées dans les vingt dernières années, particulièrement en domaine anglophone (Batool et Flanagan, 2017; Roberts et al., 2011; Rose et Meyer, 2002). Se concentrant sur les contextes d’enseignement postsecondaire, Roberts et al. (2011) ont proposé une revue de la littérature regroupant huit études empiriques, un corps de recherche alors émergent. Les chercheuses et chercheurs y ont encouragé l’utilisation de la PU pour la formation du futur personnel enseignant et des professeures et professeurs universitaires, l’amélioration de l’accessibilité dans les supports numériques, et présenté les points de vue étudiant et professoral comme une preuve d’efficacité de la PU. Néanmoins, peu de recherches portaient sur les effets de cette approche sur les performances étudiantes, c’est-à-dire des études tenant compte des moyennes cumulatives pondérées (GPA), et des taux de rétention et de diplomation. Sur le plan méthodologique, six études sur huit étaient alors qualitatives, ce qui limitait la généralisation des résultats. Les constats de cette revue appelaient également à étudier davantage les apports des technologies pour soutenir la flexibilité.

En s’appuyant sur la base de données UDL-IRN (Rao et al., 2016), Batool et Flanagan (2017) ont plus récemment proposé une revue développementale de la littérature incluant 28 études empiriques, pour examiner de quelle façon la PU était définie et opérationnalisée en recherche. Elles ont souligné une tendance à l’explicitation des principes de la PU dans les dernières années, accompagnée d’une augmentation des recherches quantitatives sur les compétences des personnes apprenantes. Elles ont aussi identifié cinq regroupements de stratégies de la PU utilisées en enseignement et en formation à l’enseignement : (1) les stratégies de consigne, ainsi que les outils (2) d’apprentissage, (3) d’analyse, (4) de pédagogie et (5) d’évaluation. Enfin, elles ont analysé l’influence de la PU sur le développement des apprentissages, et elles ont montré que l’engagement académique au niveau cognitif est le résultat le plus souvent rapporté, au détriment de la dimension socioémotionnelle. Cependant, leur revue de la littérature porte sur l’ensemble des ordres d’enseignement depuis le préscolaire, donc ne rapporte pas les résultats spécifiques aux milieux postsecondaires.

En domaine francophone, plusieurs rapports ont été produits par des établissements supérieurs, surtout au Québec et en France (Anoot et al., 2019; Bêty et Gagnon, 2018; Ducharme et Montminy, 2015; Galipeau et al., 2018; Nguyen et al., 2012; Tremblay, 2015). De plus en plus de documentation pédagogique est également mise à disposition en accès libre par les services de soutien des cégeps et universités (Belleau, 2015; Dubé et Sénécal, 2009; Sénécal et al., 2016; Turgeon et Van Drom, 2019). À ces travaux s’ajoute une revue des écrits incluant des publications scientifiques ou pédagogiques canadiennes et québécoises (en français et en anglais), disponible dans un dépôt documentaire collégial (Gagnon, 2016). Cependant, il n’existe pas, à notre connaissance, d’état de la question visant les travaux empiriques de langue française en matière d’application de la PU aux ordres postsecondaires. Considérant l’intérêt grandissant pour le potentiel de la PU, ainsi que l’émergence d’un corps de recherche pour en documenter l’implantation, il importe de faire le point sur ce que les recherches francophones ont permis d’établir à ce jour et, corollairement, d’identifier les questionnements et les besoins susceptibles d’informer les recherches à venir en la matière. Notre démarche pour construire une recension à cette fin est donc introduite dans la section suivante.

MÉTHODE DE SÉLECTION DES ÉCRITS

Le nombre d’écrits en français sur la PU en milieu postsecondaire est encore très limité. Le modèle de synthèse de la littérature s’est ainsi imposé pour cet état de la question, puisqu’une méta-analyse reposant sur des analyses statistiques aurait été inadaptée pour ce corpus, et une revue systématique exigeant de s’appuyer sur un grand nombre de publications aurait été prématurée (Sutton et al., 2019). Nous avons ainsi cherché des études empiriques publiées et réalisées en milieu postsecondaire francophone et avons inclus des recherches sur différentes dimensions de la PU, telles que la perception, les pratiques ou l’influence de la PU en enseignement ou en apprentissage, ou encore l’opérationnalisation de la PU dans les activités de formation à l’enseignement. Nous avons d’abord recensé des articles revus par des pairs, sans égard au paradigme de recherche (quantitatif ou qualitatif). La recherche documentaire s’est opérée numériquement et nous avons intégré les résultats en incluant les mots-clés « pédagogie universelle » et « conception universelle de l’apprentissage » en français. Nous avons aussi examiné les publications intégrant « pédagogie inclusive » et retenu celles répondant au critère de mise oeuvre de la PU. Nous n’avons pas retenu les travaux théoriques, non arbitrés par des pairs, non publiés dans une revue scientifique lors de la recension, les études conduites en domaine non francophone et les publications institutionnelles (ex. : analyse de curriculum, répertoires de ressources). En raison de la prédominance des études qualitatives dans les écrits repérés, les 12 articles initialement colligés ont fait l’objet d’un dépouillement à l’aide d’une base de données Airtable. Cette stratégie permet d’étiqueter les études constituant le corpus en fonction de critères ajustables en cours de lecture et de confronter les lectures de la chercheuse et du chercheur afin de sélectionner sans biais les travaux rapportés.

Les contenus des écrits ont été dépouillés puis analysés en deux temps. Premièrement, nous les avons classés en fonction de leur nature (article, rapport, thèse ou mémoire), de leur paradigme (quantitatif, qualitatif, mixte) et de leur modèle de recherche (ex. : enquête, étude de cas, étude de conception), et nous avons dégagé les contextes d’études, les publics participants, les instruments de recherche, les analyses, les résultats et la discussion de chaque publication. À l’issue de ce travail, nous avons identifié cinq études publiées entre 2015 et 2021, aucune étude antérieure conforme aux critères d’inclusion n’ayant été repérée. Dans un second temps, nous avons dégagé les besoins, les défis, ainsi que les pratiques gagnantes de la PU tels qu’ils sont rapportés dans les écrits. Les modèles et objets de recherche, ainsi que les contextes des cinq études sélectionnées, sont synthétisés dans le tableau 1, de la plus récente à la plus ancienne.

Tableau 1

Études colligées sur l’application de la PU à l’ordre postsecondaire en domaine francophone

Études colligées sur l’application de la PU à l’ordre postsecondaire en domaine francophone

Tableau 1 (suite)

Études colligées sur l’application de la PU à l’ordre postsecondaire en domaine francophone

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Quatre études sur cinq ont été menées en contexte universitaire, l’étude de Bergeron et Marchand (2015) ayant été réalisée en contexte collégial. Elles ont été principalement conduites au Québec, hormis l’enquête de Kennel et al. (2021) réalisée en France. Nous avons réparti les travaux retenus en trois catégories associées aux modèles et aux objets de chaque recherche. Les trois catégories présentées sont : (1) les études de type enquête sur les croyances, les représentations et les pratiques déclarées du corps professoral par rapport à la PU; (2) une étude de conception décrivant la démarche d’intégration didactique de la PU; et (3) les études sur la formation de professeures et professeurs et la mise en oeuvre de la PU en classe.

Enquêtes sur les croyances, représentations et pratiques déclarées de professeures et professeurs par rapport à la pédagogie universelle

En 2013-2014, Philion et al. (2016) ont réalisé une enquête auprès de 613 professeures et professeurs des universités du Québec sous l’angle des préoccupations et des enjeux de l’inclusion. Cette étude exploratoire a été réalisée à l’aide d’un questionnaire de 32 questions, réparties en 3 sections. La première section consistait à établir les profils des personnes participantes. La seconde intégrait des questions avec un énoncé à choisir ainsi qu’une échelle de Likert. Elle présentait également les concepts de profils « traditionnels » (incapacité physique ou motrice, trouble de santé chronique, déficience auditive, déficience visuelle) et les profils « émergents » (trouble d’apprentissage, trouble déficitaire d’attention avec ou sans hyperactivité, traumatisme crânien, trouble de santé mentale, trouble du spectre de l’autisme). La dernière section était structurée en deux questions ouvertes pour identifier ce qui pourrait aider le corps professoral à mieux soutenir les étudiantes et étudiants et leur permettre de commenter l’inclusion en milieu universitaire. Les résultats montrent un niveau de confort variable en fonction des besoins, et ce niveau diminuait considérablement face à des personnes apprenantes présentant un traumatisme crânien et encore davantage face à celles présentant un trouble de santé mentale ou un trouble du spectre de l’autisme. En outre, seulement 22 % à 39 % des personnes répondantes considéraient avoir un bon niveau de compréhension des besoins pour la catégorie « émergente », un niveau qui plafonnait à la moitié des réponses pour la catégorie « traditionnelle. » Les personnes répondantes ont par ailleurs déclaré qu’il était de leur responsabilité de favoriser l’inclusion (88 %) tout en maintenant un haut niveau d’exigence pour toutes et tous (86 %). En revanche, elles et ils étaient moins nombreux à estimer qu’il leur revenait d’adapter leurs approches pédagogiques, leurs modalités de travail ou leur matériel (64 % à 75 %), ou bien d’informer les étudiantes et étudiants sur les services spécialisés de leur institution (64 à 68 %). De plus, 88 % de ces personnes ne déclaraient pas de difficulté à les accommoder, ce qui s’expliquerait par le fait que cela touche souvent les examens, pris en charge par des unités de gestion. Pour celles et ceux qui rencontraient des difficultés, ce sont les demandes de formats d’examen de remplacement, la gestion des travaux d’équipe ou individuels, les contextes de stage et les travaux en laboratoire qui étaient en cause. De plus, plusieurs ont exprimé leur désarroi face à certains comportements d’étudiantes et d’étudiants aux prises avec des troubles de santé mentale, et pour lesquels ils ne sont pas formés. En matière d’évaluation, deux personnes répondantes sur cinq remettaient en question les accommodements en raison de leur préoccupation à maintenir de hautes exigences, d’une inquiétude quant à l’orientation professionnelle des étudiantes et étudiants ainsi qu’au maintien de l’équité. Les personnes participantes appelaient par ailleurs au développement de balises claires pour les soutenir, ainsi qu’à l’accès à de la formation continue en matière d’inclusion et de droit.

Réalisée récemment, l’étude de Kennel et al. (2021) a été menée à l’Université de Strasbourg en France. L’enquête porte sur l’approche de la conception universelle de l’apprentissage comme démarche pédagogique favorisant la réussite universitaire. Elle a été modélisée en s’appuyant sur l’étude de Desanges (2017), conduite auprès de 1098 étudiantes et étudiants en 2009, et qui révélait une insatisfaction substantielle de ce public vis-à-vis des pratiques professorales. L’objectif de recherche de Kennel et al. (2021) consistait donc à voir si la politique universitaire d’inclusion pouvait se traduire dans les pratiques déclarées par le corps professoral. Pour ce faire, l’Inventaire des stratégies d’enseignement inclusives de Lombardi et Murray (2011) a été traduit en français et 117 professeures et professeurs y ont répondu en mai 2018. Cette échelle de Likert vise à mesurer les attitudes et les pratiques déclarées en matière de conception universelle de l’apprentissage. Le questionnaire comprend 89 questions organisées en 6 rubriques : (1) dispositions particulières (accommodements proposés), (2) accessibilité des supports, (3) adaptation de la quantité de travail et des modalités de remise, (4) pratiques d’animation du cours et d’amélioration de la compréhension, (5) accès diversifié aux contenus et sollicitation des interactions en classe, (6) flexibilité des modalités d’évaluation. L’équipe de recherche a également demandé aux personnes répondantes les raisons d’une absence de comportement effectif dans leurs pratiques en posant des questions ouvertes. Leurs résultats montrent que plus d’une personne sur trois n’était pas au fait des services spécialisés de leur établissement, que 84,6 % de celles-ci n’étaient pas sensibilisées à la prise en compte des besoins particuliers et que seuls 2,6 % avaient suivi de la formation sur l’inclusion. De plus, si la majorité démontrait une attitude favorable à des adaptations, seuls 38,5 % déclaraient les appliquer. En revanche, les pratiques visant à soutenir davantage la compréhension par divers moyens étaient majoritairement déclarées (ex. : répéter une question, varier les modalités, compléter le cours avec des lectures et des supports visuels), bien qu’un certain nombre soit réticent à téléverser les notes de cours pour éviter l’absentéisme. L’enquête illustre aussi une grande résistance à réduire la quantité de travail ou à modifier les modalités de remise des travaux, notamment pour maintenir le même niveau d’exigence pour tout le monde. Cette posture se reflète dans la vision de l’évaluation, en ce sens qu’un plus grand nombre était en désaccord avec l’idée de laisser les personnes apprenantes choisir leur modalité de passation. Le recours aux outils numériques pour varier l’accessibilité des supports était par ailleurs plébiscité, mais très peu pratiqué.

Étude de conception décrivant la démarche d’intégration didactique de la PU

L’étude de conception d’Eid (2019) porte sur un cours universitaire de français langue seconde – précisément français langue des affaires – enseigné à l’Université de Montréal. Ce cours incluait la modalité de classe inversée (Eid et al., 2019) et il était initialement fondé sur les principes de la perspective actionnelle, une approche issue de la didactique des langues faisant appel à l’apprentissage par tâches et marquée par la diversité des supports pédagogiques (ex. : audio, vidéo, documents authentiques issus de la littérature, des médias, du cinéma, etc.). L’auteure résume quatre défis qui ont orienté ses choix d’amélioration : (1) la quasi-impossibilité de couvrir tout le contenu de la discipline en classe; (2) la difficulté à maintenir l’attention du public apprenant; (3) le défi de solliciter l’interaction en classe; et (4) l’impossibilité de répondre équitablement à tous les besoins sans différencier l’apprentissage et l’évaluation. Dans l’optique d’intégrer la conception universelle de l’apprentissage à la démarche didactique, la professeure s’est appuyée sur l’Alberta Education Framework (Alberta Education, 2016) et sur le document d’aide à la différenciation pédagogique de la direction de l’éducation française albertaine (Alberta Education, 2010). Elle s’est aussi inspirée du cadre de référence sur l’évaluation des apprentissages au secondaire du ministère de l’Éducation du Québec (Gouvernement du Québec, 2006). De plus, les logiciels Aidodys et Antidote ont été utilisés pour soutenir la lecture chez les personnes présentant une dyslexie ou une dysorthographie. En matière d’encadrement, plus d’attention a été accordée aux interactions apprenantes et un suivi individualisé a été offert grâce à des enregistrements vocaux visant à leur fournir de la rétroaction ciblée et personnalisée. Une individualisation des parcours hors classe a également été instaurée, consistant à donner non plus une date limite, mais un intervalle de temps pour réaliser les activités à distance. La professeure-chercheuse a sondé les 24 personnes apprenantes sur les modalités du cours : l’intégralité a accordé une note de 10/10 aux conditions de flexibilité pédagogique et 94 % à 95 % étaient d’accord ou tout à fait d’accord avec le fait que ces modalités leur avaient permis d’approfondir les contenus, de s’engager dans une réflexion critique collégiale autour de problèmes complexes et de se sentir encouragées à mieux comprendre la réalité du monde des affaires en français. Parmi ce public, 75 % étaient tout à fait d’accord et 25 % d’accord avec l’idée que l’évaluation formative leur avait été bénéfique. Dans une moindre mesure, les personnes répondantes estimaient que les interactions avec le groupe-classe les avaient aidées à maîtriser les objectifs du cours (82 %) et que le partage d’expertise leur avait été profitable (81 %). Par ailleurs, certaines ont déclaré avoir parfois manqué de temps en classe pour travailler en équipe, le rythme différencié ayant pris le dessus. La préparation en classe inversée semblait également exiger davantage de travail personnel.

Études sur la formation enseignante et la mise en oeuvre de la pédagogie universelle en classe

La recherche-action de Bergeron et Marchand (2015) a été réalisée dans le cadre d’une formation à l’enseignement portant sur le soutien aux étudiantes et étudiants ayant un trouble d’apprentissage (désormais ETA) au secteur collégial privé. Les objectifs étaient de documenter les savoirs coconstruits par le corps professoral, ainsi que le processus d’apprentissage collectif et les stratégies de formation soutenant l’amélioration des pratiques. Six personnes ayant quatre à vingt ans d’expérience en sciences, anglais, éducation spécialisée, archives médicales, philosophie et littérature ont participé. Les 24 séances de formation, d’une durée de 3 heures, ont été enregistrées et des entrevues de groupe initiale et finale ont été conduites, puis transcrites et analysées par traitement qualitatif. Les résultats montrent que la première année a permis aux personnes participantes de prendre conscience des effets positifs des pratiques de la PU pour l’apprentissage. La seconde année a quant à elle stimulé l’intérêt envers la différenciation, notamment par la diversification des activités, des sujets, des sources à mobiliser, ainsi que des modalités de travail au sein d’une même leçon (individuel, en dyade, en équipe). La planification a également évolué en partant de stratégies ponctuelles vers des situations complètes d’enseignement-apprentissage. À l’issue de la formation, les planifications intégraient l’explicitation des intentions pédagogiques, du sens et de l’utilité de l’activité ou des savoirs ciblés, de la nature du défi proposé et du rôle de l’étudiante et de l’étudiant dans la construction des connaissances. Enfin, l’étape de rencontre avec les ETA a été reçue et évaluée de manière très positive par les personnes participantes.

Plus récente, l’étude de cas de Desmarais, Rousseau et Stanké (2020) a été réalisée au Québec auprès de trois professeures universitaires ayant cinq à dix ans d’expérience et intervenant en sciences de l’éducation, en sciences de l’activité physique et en ergothérapie. Il s’agit de la seconde phase d’un projet mis en place par Rousseau et al. (2016), au cours duquel six participantes avaient contribué à coconstruire un répertoire de pratiques basé sur les trois principes de flexibilité de la PU. Les chercheuses ont documenté la mise en oeuvre des pratiques répertoriées par trois de ces professeures. Deux observations de classe soutenues par une grille structurée ont été réalisées, puis chacune a répondu à une entrevue individuelle d’explicitation basée sur les observations faites ainsi qu’à un questionnaire sur le continuum normalisation-dénormalisation. Les résultats montrent que les professeures prenaient leurs décisions pédagogiques de manière intuitive et que la planification semblait constituer une étape critique pour mettre en oeuvre des pratiques issues de la PU. Quatre conditions d’implantation desdites pratiques ont émergé de leurs discours : (1) savoir cultiver le droit à l’erreur des personnes apprenantes, (2) s’assurer de bien comprendre leurs besoins, (3) s’appuyer sur la formation à la PU, et (4) instaurer des exigences institutionnelles en matière de flexibilité. Suite à la mise en oeuvre, les répondantes ont pointé trois catégories de défis rencontrés : (a) de nature organisationnelle, c’est-à-dire l’équilibre entre les contraintes du milieu et les exigences du programme; (b) ceux de nature pédagogique, particulièrement l’évaluation et ses adaptations souvent considérées comme une entrave au maintien des exigences; et (c) ceux qui sont propres aux étudiantes, comme le manque d’autonomie, leur faible participation ou l’hétérogénéité du groupe. Cependant, elles ont évoqué une amélioration suite à l’implantation des pratiques de la PU, comme la « démocratisation » de leur classe ou l’amélioration des supports grâce à l’intrant des personnes apprenantes. Finalement, de leur point de vue, le fait que ces dernières développent plus d’autonomie et se sentent traités en adultes aurait un effet positif sur les apprentissages. En matière de pratiques observées, les chercheuses ont étiqueté 140 stratégies pédagogiques organisées selon leur fréquence. Le principe de la PU le plus actualisé dans les pratiques des professeures était la diversification des moyens de représentation, comme le fait d’utiliser des exemples et des contre-exemples. Le principe de diversification des moyens d’engagement était le second en importance dans leurs propos, et le fait de clarifier ses attentes ressortait le plus souvent. Enfin, le principe de diversification des moyens d’action ou expression était le moins représenté, particulièrement dans les plans de cours analysés. De surcroît, de l’ensemble des stratégies étiquetées dans les données, il semblerait que les modalités d’évaluation étaient peu abordées en comparaison de la planification et du pilotage.

DISCUSSION

Notre première question de recherche visait à identifier les défis, les pratiques gagnantes et les besoins identifiés dans les études recensées concernant la mise en oeuvre de la PU en contexte postsecondaire. Parmi ces travaux, il appert que la question de l’équité est la préoccupation la plus évoquée par le corps professoral, en ce sens qu’il leur importe de maintenir des exigences et des attentes comparables envers toutes et tous (Bergeron et Marchand, 2015; Eid, 2019; Kennel et al., 2021; Philion et al., 2016). Cette inquiétude est parfois adjacente à des préoccupations exprimées envers le bien-être étudiant en classe, ainsi qu’envers leur avenir professionnel. Un autre enjeu majeur est l’adaptation de l’évaluation, qu’il s’agisse d’accroître la flexibilité dans les modalités de travail ou de remise, ou bien de changer le type d’évaluation proposé. Par ailleurs, deux niveaux se dégagent des défis identifiés par les personnes répondantes des cinq études : premièrement, les enjeux liés aux pratiques et stratégies de classe, ce qui inclut de couvrir tous les contenus d’un cours malgré les adaptations, de maintenir l’attention et la motivation, de répondre à la diversité des besoins et de pallier le manque d’autonomie. Deuxièmement, les défis liés à la structuration de l’offre éducative, comme le décalage entre les intentions pédagogiques et les contraintes imposées par les milieux (Desmarais et al., 2020), ou encore le manque de temps pour s’informer sur les besoins et amorcer des changements concrets (Bergeron et Marchand, 2015; Kennel et al., 2021).

Outre ces défis pédagogiques et institutionnels, ces travaux permettent de dégager des pratiques perçues comme gagnantes par les personnes participantes, indicateur le plus souvent rencontré dans la littérature en matière de réussite de la PU, comme le soulignaient déjà Roberts et al. (2011). La mise en pratique des trois grands principes de flexibilité (Meyer et al., 2014) est ainsi plébiscitée par le corps professoral ou les personnes apprenantes sondées (Bergeron et Marchand, 2015; Desmarais et al., 2020; Eid, 2019). Plus précisément, la différenciation accrue des apprentissages et des modalités d’évaluation – comme la levée ou l’adaptation des contraintes de temps –, l’amélioration de l’explicitation dans la planification et dans les consignes, ainsi que le recours aux technologies portées sur l’accessibilité sont identifiées comme des pratiques probantes pour l’ensemble des personnes apprenantes. De surcroît, une autre dimension de la réussite de la PU a émergé du corpus, à savoir le positionnement des professeures et professeurs. En l’occurrence, les « bonnes pratiques » s’adjoignent d’un sentiment de responsabilité déclaré en matière d’inclusion et de soutien à cette population étudiante. En outre, bien comprendre les besoins est un enjeu important, tout comme le fait de cultiver le droit à l’erreur. Corollairement, rencontrer individuellement les personnes apprenantes et recevoir leur intrant ou leurs rétroactions constitue un levier majeur d’amélioration des pratiques d’enseignement.

À l’instar du besoin de formation déjà évoqué par Roberts et al. (2011), les chercheuses et chercheurs en domaine francophone soulignent le besoin d’offrir de la formation en matière d’inclusion aux ordres postsecondaires. Les résultats présentés mettent en exergue le besoin de formation sur la conception et la mise en oeuvre d’une évaluation universelle, laquelle est parfois perçue comme une entrave à l’excellence ou à l’équité. Ce besoin révèle une compréhension erronée du concept de flexibilité, souvent confondu avec une baisse des exigences, et il renvoie à l’intérêt de la dénormalisation évoquée par Desmarais (2019) pour soutenir le corps professoral dans son appréhension de l’inclusion des divers profils apprenants.

Notre second objectif de recherche consistait à établir les besoins en matière de recherche sur la PU en domaine francophone. Comme l’illustre cette synthèse, il existe peu de publications arbitrées par des pairs au secteur postsecondaire, et les travaux présentés adoptent principalement des modèles de recherche qualitatifs ou d’enquête. Le recours au paradigme empirico-inductif permet de documenter avec précision les postures et les pratiques d’enseignement, comme c’est le cas de la recension de pratiques proposée par Desmarais et al. (2020). Cependant, les résultats présentés sont contextuels et ils ne sauraient être généralisés. De plus, bien qu’ils permettent d’établir un constat précis des défis et des besoins pour l’implantation de la PU, les résultats de Philion et al. (2016) et de Kennel et al. (2021) ne sont issus que d’analyses descriptives, malgré un grand nombre de personnes participantes.

En ce qui concerne les profils des personnes participantes, les travaux empiriques que nous avons présentés incluaient rarement ceux des apprenantes et apprenants. Les protocoles de recherche devraient ainsi impliquer une triangulation par combinaison de niveaux et considérer les différents publics pour diversifier les points de vue sur un même phénomène (Paillé et Mucchielli, 2013). Toujours en matière de triangulation, les études de Bergeron et Marchand (2015) et de Desmarais et al. (2020) mettent en exergue le facteur temps, particulièrement l’articulation entre les activités de formation offertes et le potentiel d’application des pratiques et stratégies en classe. En d’autres termes, les changements dans les pratiques prennent du temps et, sur le plan méthodologique, il convient de maintenir l’effort de triangulation temporelle pour étudier leur implantation et leur incidence de manière longitudinale. Enfin, ces deux recherches conduites sur la mise en oeuvre des pratiques de la PU à l’issue d’activités de ressourcement professionnel sont, par nature, articulées autour de communautés de pratique. Tout comme l’étude de conception d’Eid (2019), leurs apports sont critiques pour comprendre la réflexivité du corps professoral en cours de transformation des pratiques, mais il convient de déterminer si les personnes participantes ne présentaient pas un intérêt plus grand que leurs pairs à opérer des changements pédagogiques inclusifs.

CONCLUSION

Rapportant cinq études francophones en milieu postsecondaire, cette synthèse de la littérature met en évidence que l’équité et l’évaluation constituent deux enjeux majeurs pour les professeures et professeurs, et que les contraintes institutionnelles sont parfois perçues comme un frein à la mise en oeuvre de la PU. Toutefois, la flexibilité, la différenciation, l’explicitation et le recours aux technologies sont autant de pratiques qui semblent gagnantes, particulièrement lorsqu’elles s’accompagnent d’une responsabilité assumée par la communauté professorale. Corollairement, cette recension met en exergue un grand besoin de formation aux pratiques inclusives, particulièrement pour travailler sur les croyances et représentations professorales sur la PU, ainsi que sur le développement d’une évaluation universelle.

Comme tout travail de recherche, cette synthèse présente des limites. En effet, le caractère émergent des études sur les applications de la PU en milieu postsecondaire implique que très peu de publications revues par les pairs sont disponibles en français à ce jour et la grande majorité de ces travaux ont été réalisés uniquement au Québec. Par ailleurs, en raison du caractère exploratoire de ce champ, les enquêtes et études qualitatives y sont encore prédominantes. Pour les recherches à venir, il est donc nécessaire de diversifier les sites d’étude pour fournir une meilleure représentation de la Francophonie. Les futurs travaux devraient également diversifier les approches méthodologiques – notamment au profit de modèles quantitatifs ou mixtes – pour étudier les effets de la PU sur le cheminement universitaire et pour analyser les différences intergroupes et les relations entre variables, en ayant recours à des modèles statistiques inférentiels, par exemple.

Finalement, une dimension importante dont nous n’avons pas pu traiter est la gestion des besoins dans la dynamique sociale du groupe-classe. En effet, le développement de connaissances sur les pratiques à privilégier en matière d’interaction entre les personnes apprenantes selon leurs profils respectifs mérite d’être davantage exploré, particulièrement dans une perspective intersectionnelle. Autrement dit, il s’agit de tenir compte des différences individuelles pour étudier l’inclusion de chacune et chacun, mais aussi fournir au corps professoral des informations et des solutions précises sur les pratiques à favoriser ou à éviter pour faciliter les échanges en classe.