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INTRODUCTION

Dès 2012, en se fondant sur une vision sociétale du handicap, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse invitait les collèges québécois à repenser l’accessibilité de leurs espaces afin « d’agir sur les principaux obstacles provenant de l’environnement physique et social de [leurs] institutions » (Ducharme et Montminy, 2012, p. 185). Cette intervention visait à permettre à tous les élèves, mais spécialement aux personnes présentant des limitations fonctionnelles, de « s’intégrer harmonieusement aux institutions et d’y apporter une contribution significative et recherchée » (Ducharme et Montminy, 2012, p. 185). L’approche préconisée par la Commission était la conception universelle des apprentissages (CUA) dont les principes soutiennent généralement la conception d’espaces physiques et sociaux visant l’accessibilité et l’aisance d’usage pour un maximum de personnes (Roberts et al., 2011).

Le but de cet écrit est d’effectuer une lecture critique de textes et de perspectives contemporaines liés à la réussite en contexte de diversité afin d’observer l’influence institutionnelle sur ces enjeux. Nous souhaitons ainsi dégager des modèles organisationnels inclusifs et favorisant l’accessibilité et la réussite pour tous les types d’apprenantes et d’apprenants[1]. Nous verrons avant tout comment la réussite scolaire demeure un enjeu prégnant des systèmes éducatifs collégiaux et comment elle émane d’une conception limitant la compréhension des phénomènes liés à la réussite étudiante. Nous exposerons comment se manifestent les barrières institutionnelles pour des personnes issues de la diversité et comment le chevauchement de certains de ses marqueurs crée de nouvelles barrières. En nous concentrant sur les aspects culturels et capacitaires, nous verrons comment les systèmes éducatifs nord-américains, malgré toute la bonne volonté des parties prenantes, demeurent le lieu d’un agencement inéquitable du pouvoir. Nous terminerons en survolant les connaissances issues de la recherche qui permettent d’argumenter que les principes de la CUA et de l’accessibilité universelle offrent vraisemblablement une porte de sortie à cet état de fait.

Nous postulons que, pour favoriser la réussite éducative et la réussite scolaire des personnes apprenantes, l’inclusion et l’accessibilité offertes par la CUA et l’accessibilité universelle, entre autres, permettent d’entrevoir un nouveau modèle institutionnel et organisationnel au collégial au Québec.

L’enjeu de la réussite étudiante

La réussite étudiante, « question fondamentale, complexe et multidimensionnelle » au coeur de la mission des cégeps (Fédération des cégeps, 2021, p. 1), est un enjeu sur lequel se penchent les personnes-chercheuses.

Guay et al. (2020) soulignent à cet égard que « les taux d’obtention [du diplôme] représentent les indicateurs finals de la réussite scolaire » (p. 72). Au regard des récentes statistiques ministérielles, force est de constater que, malgré tous nos efforts, cette réussite peine à s’actualiser. Entre 2010 et 2016, seulement 38,3 % des personnes apprenantes au préuniversitaire et 35,9 % à la formation technique ont réussi à obtenir leur diplôme d’études collégiales (DEC) à l’issue du délai prévu[2] (respectivement deux et trois ans) (Ministère de l’Éducation, 2021). Pire, au regard des données compilées par le Ministère depuis 1998, cette statistique n’a connu que des fluctuations marginales. Ainsi, malgré l’évolution des systèmes éducatifs, nous ne percevons pas ici d’amélioration significative au regard de la réussite scolaire.

Les résultats de l’analyse de plus de 86 000 dossiers de personnes étudiantes par Guay et ses collaborateurs, bien que limités à certains égards, demeurent significatifs. Leur recherche a mis en lumière trois éléments capitaux. D’abord, une proportion significative des personnes (tous genres confondus) ayant obtenu entre 70 % et 85 % aux épreuves ministérielles au secondaire n’obtiennent pas leur diplôme dans le temps prévu, et près du quart ne l’ont toujours pas obtenu à l’issue de deux années supplémentaires (Guay et al., 2020). Cette information permettrait donc de cibler une population présentant des risques accrus quant à leur réussite scolaire. Ensuite, des « effets d’établissements, indépendants des caractéristiques individuelles des étudiants, de leurs études secondaires antérieures et des effets de composition qu’ils pourraient engendrer » avaient des impacts sur la réussite, en ce sens que poursuivre des études au privé ou dans un collège anglophone « augmentait la probabilité d’obtenir le DEC de plus de 55 % en durée prévue et de près de 11 % deux ans après la durée prévue » (Guay et al., 2020, p. 246). Notons que selon les personnes autrices, ces constats n’ont pu démontrer si ces effets d’établissements perpétuaient des inégalités sociales ou non[3]. Finalement, cette recherche a mis en lumière la « qualité des données statistiques » (Guay et al., 2020, p. 246) à la disposition du gouvernement, et que ce dernier bloque leur accès aux personnes-chercheuses. Elle souligne ainsi la nécessité, pour le Ministère, de leur consentir un accès anonymisé afin d’en tirer socialement profit.

Sur le plan des limites – avec égard aux enjeux qui nous préoccupent –, d’une part, les conclusions concernant le genre des individus sont confinées aux seuls marqueurs dits « biologiques[4] », masculin ou féminin, et présument ainsi que les expériences liées à l’identité de genre leur sont inféodées. D’autre part, les statistiques concernant les personnes étudiantes en situation de handicap ou issues de communautés culturelles ne sont pas analysées de manière critique, mais en présumant de leur neutralité. Nous verrons plus bas que ces marqueurs et chiffres cachent d’autres réalités.

Si nous postulons, avec Guay et al. (2020), que « les indicateurs finals de la réussite scolaire » (p. 72) sont les taux d’obtention des diplômes et que ces taux sont bien inférieurs à 50 % depuis près de 20 ans, nous serions portés à croire que le système collégial peine à assurer la réussite scolaire des personnes étudiantes. Pour pousser plus loin la réflexion, il nous paraît que mesurer l’obtention du diplôme est insuffisant pour étudier la complexité des éléments à considérer dans le parcours académique des personnes apprenantes et pour attester ou non de leur réussite, de ce qui y contribue, la ralentit ou la bloque. Nous considérons que cette perspective vient biaiser et restreindre la qualité des conclusions scientifiques s’y rattachant, ce que nous tenterons d’explorer plus bas.

La méconnaissance de l’effet des barrières institutionnelles sur la réussite

Le Réseau de recherche et de valorisation de la recherche sur le bien-être et la réussite en contexte de diversité (RÉVERBÈRE), dans son Cadre enrichi de recherche pour le bien-être et la réussite en contexte de diversité (Borri-Anadon et al., 2021), présente la réussite éducative comme un concept plus large qui :

englobe l’intégration des savoirs académiques, l’acquisition d’attitudes et de valeurs utiles au fonctionnement en société, le développement des compétences nécessaires à l’insertion professionnelle et la réussite d’objectifs personnels (autonomie, bien-être, mobilité́ sociale, etc.)

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Si les recherches colligées au sein de cet ouvrage semblent convenir que la posture liée à la réussite scolaire s’installe

au sein d’un système méritocratique [et impose] « des buts de performance » qui sont susceptibles de (re)produire les inégalités au sein de l’école, car ils auraient des conséquences négatives plus importantes chez les apprenant·e·s appartenant à des groupes minoritaires ou chez les apprenant·e·s présentant des difficultés d’apprentissage,

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sa présence persistante dénote la difficulté de nos systèmes de s’en départir. Ainsi, de multiples barrières institutionnelles demeurent et viennent influencer la réussite tant scolaire qu’éducative de multiples personnes aux identités marginalisées.

Ces éléments fluides et difficilement perceptibles en contexte de recherche exercent une influence évanescente. Toutefois, hooks[5] (1981) et Crenshaw (1989) nous ont appris à observer l’influence des « réseaux d’oppressions imbriquées » (hooks, 1981, notre traduction) ressentis par les personnes marginalisées à l’intersection du genre et de la race. En ajoutant la notion de handicap, nous obtenons l’imbrication de trois sphères sociales dont les effets sur la réussite sont difficiles à démontrer de manière « probante ». Nous présentons ici trois exemples de cas particuliers, un pour chaque marqueur identitaire spécifique (genre, communauté culturelle minorée, limitation fonctionnelle).

Pour les personnes issues de la diversité sexuelle et de genre, la recherche de Garvey et al. (2017) nous indique que les perceptions du climat institutionnel semblent s’être améliorées sur les campus universitaires états-uniens. Toutefois, il subsiste de nombreux effets négatifs autorapportés sur les résultats scolaires et la perception de la qualité du climat académique. L’échantillon sur 70 ans, composé majoritairement de personnes blanches, identifiées hommes et gaies (réduisant les intersections identitaires, mais limitant la précision des informations) a rapporté que plusieurs événements ont eu une incidence académique et sociale négative sur leur parcours. Ceux-ci étaient associés, d’une part, aux événements sociaux traumatiques (émeutes, décès et suicides de pairs) et à leur médiatisation, et, d’autre part, aux interactions avec des membres du personnel ou des collègues de classe ayant des comportements discriminatoires ou de harcèlement. Bien que cette recherche ait été effectuée dans un contexte socio-identitaire différent et pour les établissements postsecondaires universitaires, les conclusions ne devraient pas être considérées comme anecdotiques tant qu’elles n’ont pas été infirmées dans d’autres contextes.

Du point de vue des marqueurs identitaires racisés, la recherche de Lafortune et al. (2020) indique que l’appartenance à la diaspora haïtienne implique une grande vulnérabilité et des enjeux de persévérance certains. Notamment, on souligne l’effet de la « trajectoire migratoire de la famille », « les contraintes structurelles » et les « structures de pouvoir » (p. 20) qui conduisent à une marginalisation et à l’exclusion. Cette recherche perçoit clairement que la vision méritocratique est intégrée par les personnes interrogées et suppose que « l’idéologie méritocratique dominante en Amérique du Nord […] n’est pas sans effet sur la posture » (p. 32) de celles-ci. On perçoit clairement des répercussions structurelles et interpersonnelles, qui demeurent difficiles à démontrer selon la perspective qu’on adopte. L’effet négatif sur la réussite est présent, mais la perspective décontextualisée vient fausser les informations issues des seules statistiques, puisqu’elles ne permettent pas de rendre compte des parcours atypiques de ces personnes.

Finalement, l’étude de Jorgensen et al. (2007), bien que la cohorte analysée provienne d’un seul collège avec un « bon service de soutien aux apprentissages » (p. 74, notre traduction), démontre tout de même plusieurs éléments intéressants. Notons d’abord la rigueur méthodologique de l’analyse critique de leurs données quantitatives et qualitatives dénotant la volonté de percevoir les différentes interactions entre les éléments engagés et les possibles biais d’interprétation que chaque perspective seule pouvait provoquer. Elles ont pu déterminer que les personnes présentant un profil cohérent avec un trouble d’apprentissage ou un déficit d’attention (deux handicaps invisibles) obtenaient un résultat final à la cote de rendement au collégial (cote R)[6] inférieur aux personnes ne présentant pas ces neuroatypies. Elles ont également montré qu’à l’époque, une grande majorité de ces personnes n’utilisaient pas les services adaptés. Ces derniers avaient des scores plus faibles que leurs pairs s’en prévalant. La motivation est apparue comme un bien meilleur prédicteur du niveau de performance. Celle-ci pouvait avoir des sources bien différentes pour les personnes concernées que pour celles sans handicaps ou avec des handicaps autres que ceux identifiés pour la recherche.

Notons ici des éléments offrant une perspective qui dépasse le seul cadre de la réussite scolaire et qui donnent une meilleure appréciation des composants venant influencer la réussite éducative. Ces éléments ne sont généralement pas considérés dans une analyse quantitative sur les taux de diplomation. Ainsi, si nous pouvons prétendre tirer des conclusions des seules données perçues sous l’angle « objectif » de la réussite scolaire, il semble clair que cette dernière (ré)organise des structures de pouvoir et de performance qui reproduisent des inégalités, puisqu’une personne étudiante peut être en situation de difficulté ET réussir académiquement. En complément, la perspective critique intersectionnelle permet d’aborder de front les enjeux de réussite éducative des personnes marginalisées.

DES APPROCHES DE LA DIVERSITÉ, LA CUTURALISATION ET LA MÉDICALISATION DE L’AUTRE

Dans les articles cités précédemment, nous avons vu émerger un motif impliquant les identités des personnes marginalisées. Le concept de diversité, selon Swartz (2009), est utilisé en éducation supérieure pour parler d’inclusion dans une volonté d’« augmenter la présence [des Autres] en contextes institutionnalisés » (p. 1045, traduction libre). Ce terme repose toutefois sur une dialectique hégémonique et hiérarchisée, où « la différence est identifiée comme un déficit, comme source de division et d’illégitimité » (p. 1045, traduction libre) face à un courant dominant. Cette perspective est également confirmée par les recherches issues du RÉVERBÈRE lorsque la diversité est perçue à travers les prismes de diversité en tant que phénomène personnel (Borri-Anadon et al., 2021) ou en tant que phénomène contextualisé, tous deux cohérents avec une perspective centrée sur la réussite scolaire. Cette dialectique s’illustre à travers différentes stratégies reconduisant l’altérité et ne prenant souvent pas en compte la perspective de cette même altérité que nous souhaitons désormais inclure (Swartz, 2009). Cette autrice soutient qu’en présence d’une législation organisationnelle se proclamant neutre, mais ne prenant pas en compte les disparités liées aux appartenances culturelles, celle-ci maintient l’état d’inégalité et empêche d’aborder de front les enjeux d’injustice tout en reléguant au silence les revendications des personnes ainsi marginalisées. En contexte éducatif, cela a donné lieu à un courant d’éducation multiculturel pertinent et potentiellement émancipateur. En revanche, en l’absence de changements systémiques profonds dans l’organisation du pouvoir, de la légitimité épistémique et de la reconnaissance de la valeur intrinsèque des individus, cette approche ne remplit pas son mandat. Au Québec, nous tentons d’élaborer ce modèle d’éducation multiculturel émancipateur (Moldoveanu, 2010), mais toujours sans traiter les éléments systémiques et organisationnels.

Cette vision de la diversité comme altérité, perçue à travers une lorgnette normative, a des répercussions sur le soutien des personnes apprenantes dans leurs parcours vers la réussite. Nous observons avec Borri-Anadon (2016) deux « dispositifs de régulation sociale » que sont la « culturalisation » et la « médicalisation » (p. 172). L’autrice remarque, d’une part, que les orthophonistes scolaires interrogées « entretiennent une conception alarmiste du milieu de vie des élèves [issus de l’immigration], marqué par des problématiques dites “culturelles” importantes, réputées avoir une incidence sur leur développement » (p. 172). Cette « prégnance du culturel », à travers leurs jugements professionnels, voit alors « la dimension ethnoculturelle ou linguistique […] essentialisée; elle occupe toute la place dans la (re)connaissance des besoins de l’élève » (p. 173). La chercheuse identifie, à l’instar de Potvin, la « culturalisation du social […] où “la différence culturelle devient le principal facteur explicatif des rapports sociaux” » (Potvin, 2004, dans Borri-Anadon, 2016, p. 173). Elle perçoit bien ce que Swartz soulignait : que cette « culturalisation du social engendre une occultation de la dimension sociopolitique du racisme » (p. 173), qui fait reposer l’intégration et la réussite de l’élève « sur la volonté individuelle de celui-ci et de sa communauté » (p. 173).

Borri-Anadon (2016) remarque, d’autre part, un enjeu lié à la « perspective psychomédicale en milieu scolaire » (p. 173). En effet, celle-ci s’organise autour d’une conception des « difficultés des élèves comme une condition déterminée scientifiquement et objective, inhérente à l’individu et à laquelle seule une intervention particulière peut remédier » (p. 174) en identifiant cette condition à un « déficit intrinsèque de l’élève » (p. 174). On retrouve ici une conception de la diversité comme phénomène individuel et plaçant ainsi l’individu différent en se référant à son hétérogénéité (Borri-Anadon et al., 2021). En 2015, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse remarquait que malgré l’engagement des acteurs et actrices du réseau subsistaient des préoccupations importantes. Elle soulignait la présence d’un « certain nombre d’obstacles qui persistaient pour l’ensemble des étudiants en situation de handicap […] et qui affectent leurs chances de réussite » (Ducharme et Montminy, 2015, p. 54). Parmi ceux-ci, la nécessité d’obtenir un diagnostic, qui vient ralentir l’accès à des mesures de soutien, était déjà un élément abordé dans leur recherche initiale de 2012. Cette approche « biomédicale » comporte son lot de problèmes logistiques et humains et fait reposer le poids du système sur les individus puisqu’il revient à la personne étudiante « de demander l’aide nécessaire pour que soient adaptés les services éducatifs à sa condition et de démontrer l’authenticité de son handicap » (Ducharme et Montminy, 2012, p. 184). Catala (2021) présente cet état de fait comme une « injustice épistémique » qui intervient lorsqu’une personne « prend part à un échange si elle n’est soit pas adéquatement crue ou pas adéquatement comprise parce qu’elle appartient à un groupe social non dominant », comme c’est le cas pour les personnes aux identités de genre non traditionnellement masculines, les personnes d’origines culturelles non majoritaires, les personnes avec des limitations fonctionnelles, etc. (Catala, 2021).

En outre, l’étude perceptuelle des expériences étudiantes des personnes atteintes par ces handicaps invisibles effectuée par Mullins et Preyde (2013) vient confirmer que les enjeux dont nous discutons ici affectent également les personnes qui possèdent déjà les diagnostics. En effet, les chercheuses ont trouvé que, malgré la présence de services de soutien et d’accommodements, ces personnes diagnostiquées, donc médicalement légitimées au sein du système dans leurs requêtes de mesures de soutien, percevaient tout de même des barrières sociales et institutionnelles lourdes d’implications. Ces dernières soulignent notamment le manque de compréhension des personnes qu’elles côtoient au sein de l’institution quant aux répercussions réelles de leur situation de handicap. Cela provoque chez ces dernières un sentiment d’invalidation dans le processus de légitimation de leurs demandes dû au manque de marqueurs visuels « signalant » (p. 154) la présence de leur handicap. Les chercheuses notent également des iniquités que ces personnes étudiantes subissent en lien avec les modes d’évaluation traditionnellement privilégiés. En outre, la disposition physique des classes, incluant les luminaires ou les environnements bruyants, et le sentiment que le personnel enseignant peut émettre des doutes quant à la légitimité de leurs demandes d’accommodements relativement à une perception d’iniquité envers les autres personnes étudiantes créent de la frustration et des désavantages.

Au collégial, c’est la grande majorité des personnes ayant un plan d’intervention qui ont un handicap invisible. Les Centres collégiaux de soutien à l’intégration (CCSI) francophones dénombraient, pour les cégeps publics et privés subventionnés qu’ils desservent et qui ont partagé leurs informations (78/91), à l’automne 2020, environ 20 000 personnes qui possédaient des plans d’intervention. De ce nombre, la grande majorité (un peu plus de 18 000 individus) présente une « déficience neurologique » (incluant les troubles déficitaires de l’attention, ou du spectre de l’autisme), un trouble d’apprentissage ou de santé mentale (CCSI, 2022).

La culturalisation et la médicalisation émergent au sein des organisations et incitent à percevoir l’identité étudiante à travers une lorgnette présumément objective. Celle-ci ne réussit toutefois pas à prendre l’individu dans sa complexité et constater l’interaction de ses caractéristiques en lien avec son environnement. C’est ainsi que nous voyons s’organiser une essentialisation doublée d’une délégitimation des personnes marginalisées ayant déjà des défis particuliers. Le système qui se met en place, bien au contraire de ses intentions, alourdit le parcours et l’expérience étudiante.

LE SOUTIEN AUX APPRENTISSAGES APPORTÉ PAR LA CONCEPTION UNIVERSELLE DES APPRENTISSAGES ET L’ACCESSIBILITÉ UNIVERSELLE

Considérons alors une organisation sous l’égide du concept de réussite éducative accompagnée d’une vision de la diversité comme « phénomène social ». Toujours au sein de l’ouvrage de Borri-Anadon et ses collaborateurs (2021), ce type de vision de la diversité, tel qu’il est conceptualisé par Larochelle et al. (2018), présente la diversité comme un « état de fait [non un] problème – ni même une richesse » (cité dans Borri-Anadon et al., 2021, p. 22). En ce sens, une « approche sociétale du handicap [et par extension de la différence, permet de le considérer] comme le résultat de l’organisation de la société : celui-ci naît de l’interaction d’un être humain et de ses capacités avec l’environnement social et ses exigences » (Fougeyrollas, 1998, cité dans Ducharme et Montminy, 2012, p. 185).

L’intention de prévoir une « accessibilité universelle » pour les personnes présentant des limitations fonctionnelles a été formulée et conceptualisée à travers les travaux de l’architecte Ronald Mace aux États-Unis au cours des années 1980 (Bergeron et al., 2011; Silver et al., 1998). Plus près de nous, c’est Société logique (2023) qui porte le flambeau de cette accessibilité universelle :

L’idée derrière le design universel est d’aménager un monde viable dans lequel toute la population puisse vivre en toute liberté et en sécurité, à toutes les étapes de la vie. […] Le design universel propose une variété de solutions simples et esthétiques pour promouvoir de saines habitudes de vie et offrir des lieux, des aménagements et des objets de qualité qui tiennent compte des besoins de tous, incluant les personnes ayant des limitations fonctionnelles.

Cette approche a été adoptée en éducation à travers les applications pédagogiques de la CUA. Notons qu’avec cette dernière, il semble que nous ayons assisté à un passage d’une perspective globale environnementale à une application ciblée dans la salle de classe, au niveau de la relation pédagogique et des outils entre personnes enseignantes et apprenantes. Il apparaît donc que la perspective organisationnelle et institutionnelle a été outrepassée pour placer la responsabilité de l’application de cette approche sur les personnes enseignantes. En ce sens, la définition présentée par Bergeron et al. (2011) nous semble bien présenter cette posture : la CUA est « un ensemble de principes liés au développement du curriculum qui favorise les possibilités d’apprentissage égales pour tous les individus » (p. 92).

Depuis l’apparition de ce concept en recherche en 1998[7], ce champ s’est développé et les recherches ont démontré la valeur de son application, particulièrement dans les salles de classe. Roberts et al. (2011) présentent ainsi les neuf principes appliqués à l’enseignement au collégial : 1. L’utilisation équitable; 2. La flexibilité de l’usage; 3. Du matériel simple et intuitif; 4. Une information perceptible; 5. La tolérance à l’erreur; 6. La réduction du besoin de fournir des efforts physiques supplémentaires; 7. Une taille et un espace adéquat pour permettre l’usage; 8. Favoriser les communautés d’apprentissage; et 9. Une conception de l’instruction intentionnelle et transparente.

En lien avec les enjeux de diversité soulevés plus haut, la CUA a démontré son potentiel ou sa capacité à améliorer l’expérience étudiante et la réussite éducative. Les articles de Couillard et Higbee (2018) et de Hackman (2020) démontrent clairement comment l’application des principes de la CUA peut permettre aux personnes apprenantes, dont différents marqueurs identitaires marginalisés s’« intersectionnent »,de se sentir incluses et soutenues dans leurs apprentissages. Ils établissent toutefois certaines balises afin d’assurer une inclusivité accrue, telles une attention particulière aux barrières liées aux attitudes du corps professoral et professionnel (Couillard et Higbee, 2018), ou encore l’intégration de pratiques liées à l’éducation multiculturelle critique (Couillard et Higbee, 2018; Hackman, 2020). Les recherches de Burgstahler et Russo-Gleicher (2015) et Black et al. (2015) démontrent quant à elles que les personnes apprenantes ayant un diagnostic d’autisme bénéficient clairement de l’accessibilité permise par l’application des stratégies issues de la CUA. Finalement, la recherche d’Eid (2019) illustre comment, à l’aide d’une série de pratiques issues de la CUA, des personnes apprenantes immigrantes dans le cadre d’un cours de français langue des affaires sont devenues actrices de leurs apprentissages et ont été motivées « linguistiquement, socialement et culturellement » (§ 76).

Cela dit, soulignons que plusieurs recherches soulèvent déjà directement ou indirectement la nécessité d’arrimer les différentes parties prenantes afin de conserver une harmonisation avec les services pédagogiques, les services aux étudiants et étudiantes, l’alignement pédagogique entre les collègues et les processus administratifs (Couillard et Higbee, 2018; Desmarais et al., 2020; Häggblom, 2020; Takemae et al., 2018). Pour leur part, Fovet et Mole (2013) ont bien démontré à quel point la collaboration de plusieurs services, départements et personnes est nécessaire pour favoriser et renforcer les effets positifs de la CUA.

Concrètement, nous trouvons chez Berger et Van Than (2004) l’un des premiers modèles administratifs développés à partir des stratégies de la CUA. Les auteurs présentent un argumentaire et fournissent des guides réflexifs afin d’aider les gestionnaires à effectuer une transition vers un modèle multidimensionnel inspiré de la CUA. Arendale et Poch (2008) nous offrent quant à eux un chapitre fort complet incluant une revue de littérature, des modèles pratiques pour plusieurs services, certains cas de figure, ainsi qu’un modèle de changement par étape pour l’éducation supérieure. Finalement, Van Hees et Schoonhoven (2021), à partir d’un cas de figure d’un établissement d’enseignement postsecondaire ayant adopté l’accessibilité universelle comme modèle institutionnel (politiques, mesures de soutien universelles, méthodes pédagogiques et évaluations inclusives), conceptualisent notamment un modèle pour les services aux personnes apprenantes venant remplacer le modèle biomédical contesté plus haut. La Figure 1 montre bien « l’approche par continuum » (p. 347, traduction libre) qui permet à l’établissement de réduire les demandes d’ajustements raisonnables « [e]n s’attaquant de manière proactive aux obstacles rencontrés par les étudiants désavantagés […] et en intégrant la plus grande diversité possible » (p. 348).

Figure 1

Éducation postsecondaire inclusive – Approche par continuum

Éducation postsecondaire inclusive – Approche par continuum

-> Voir la liste des figures

Nous constatons ici que la CUA constitue une approche de choix en éducation postsecondaire. Nous avons bien vu qu’elle apporte des bénéfices pour les personnes apprenantes, et ce, particulièrement pour celles ayant des marqueurs identitaires marginalisés. Nous avons également pu remarquer qu’un alignement entre les départements, personnes et services est demandé lorsqu’elle est appliquée seulement dans la salle de classe. Finalement, nous avons pu apprécier l’état du développement d’approches institutionnelles inclusives et accessibles.

CONCLUSION

En somme, soulignons que la réussite scolaire étudiante est un enjeu majeur au collégial et que les statistiques nous permettent d’affirmer qu’elle n’a virtuellement pas évolué au collégial au cours des dernières décennies (Guay et al., 2020; Ministère de l’Éducation, 2021). Rappelons que des effets systémiques imbriqués viennent alourdir le parcours éducatif des personnes marginalisées par un ou plusieurs marqueurs identitaires (Borri-Anadon, 2016; Garvey et al., 2017; hooks, 1981; Jorgensen et al., 2007; Lafortune et al., 2020; Swartz, 2009). Plus particulièrement, l’organisation d’un système scolaire lourdement influencé par la méritocratie (hooks, 1994; Kamanzi, 2019; Lafortune et al., 2020; Swartz, 2009) vient créer des situations provoquant des injustices épistémiques (Catala, 2021) ayant des répercussions non négligeables sur les expériences étudiantes (Borri-Anadon, 2016; Ducharme et Montminy, 2012, 2015; Mullins et Preyde, 2013). Pour répondre à ces défis, retenons que les principes et méthodes associés à la CUA ont un fort potentiel pour améliorer la réussite éducative, incluant la réussite scolaire (Bergeron et al., 2011; Roberts et al., 2011; Silver et al., 1998). Particulièrement, notons la valeur ajoutée de son application dans la salle de classe pour les personnes présentant des identités marginalisées (Black et al., 2015; Burgstahler et Russo-Gleicher, 2015; Couillard et Higbee, 2018; Eid, 2019; Hackman, 2020), et plus spécifiquement avec son implémentation institutionnelle (Arendale et Poch, 2008; Berger et Van Than, 2004; Fovet et Mole, 2013; Van Hees et Schoonhoven, 2021).

Cela dit, son application au niveau institutionnel en éducation postsecondaire au Québec, surtout au point de vue collégial, n’est pas bien connue et demande à être étudiée. L’accessibilité et l’inclusion des diversités de personnes, surtout dans des établissements aux approches basées sur la performance et des structures méritocratiques, demandent un changement institutionnel profond qui inquiète nécessairement. Nous souhaitons ainsi, avec les parties prenantes du collégial québécois, étudier ces approches de manière rigoureuse et attentive. L’enjeu de la réussite demeure entier; les personnes aux identités marginalisées peinent à se sentir incluses et à performer dans des structures méritocratiques. La CUA et l’accessibilité universelle proposent des pistes intéressantes et encourageantes. En tout respect des guides d’amélioration continue et des évaluations des systèmes d’assurances qualité collégiaux (CEEC, 2021), évaluons les bienfaits de revoir nos modèles administratifs institutionnels pour favoriser ensemble la réussite éducative de toutes les personnes apprenantes.