Corps de l’article

Introduction

La demande de main-d’oeuvre (Castles et Miller 1998 ; Zimmerman 1996), l’exode et le gain des cerveaux (Beine et al. 2008 ; Meyer 2001) et les communautés d’expatriés (Cohen 1977 ; Fechter 2007 ; Leonard 2010) sont autant de concepts reliés à l’internationalisation des marchés du travail qui ont été amplement utilisés pour analyser les mouvements migratoires internationaux. On ne peut s’étonner que le sous-emploi des jeunes qualifiés qui sévit en Europe soit souvent évoqué comme principal facteur de push de la migration de cette population. En effet, une reprise difficile de la croissance économique en Europe depuis la crise de 2008 aurait amplifié l’interaction entre les raisons traditionnelles de l’émigration et les pressions contemporaines des conditions d’emploi temporaire ou contractuel (Bartolini et al. 2017). Toutefois, outre ces considérations de nature macroéconomique, les auteurs s’intéressant aux raisons individuelles de la migration ont relevé que d’autres paramètres influencent la décision de s’expatrier : les trajectoires socioéconomiques particulières des migrants (Annequin et al. 2017), leurs réseaux d’information, professionnels et personnels (Faist 1997 ; Meyer 2001), ainsi que les imaginaires de l’ailleurs qu’ils créent ou adoptent (Salazar 2011) sont parmi les éléments qui influencent leur capacité et leur choix de vivre à l’étranger (Piguet 2013).

Le chômage est souvent évoqué comme un facteur d’impulsion vers l’entrepreneuriat chez les populations natives comme immigrées. À côté de cela, on affirme que les conditions actuelles de l’économie auraient amené un retour en force de la figure du petit entrepreneur dans les sociétés occidentales. D’une part, la réduction des coûts de production et les possibilités qu’offrent les nouvelles technologies numériques faciliteraient l’entrepreneuriat contemporain, parce qu’il serait de moins en moins nécessaire d’engager un investissement important pour démarrer un projet. Le commerce, l’artisanat et le travail autonome seraient des sources de revenus accessibles à de plus en plus de personnes (Tounes et Fayolle 2006). D’autre part, un nombre croissant d’études démontrent que se lancer en affaires est une décision qui relève aussi de facteurs individuels, tels que l’environnement social de l’entrepreneur ainsi que ses subjectivités (c’est-à-dire ses idéologies, sa religiosité, ses appartenances, ses motivations personnelles, etc.). Par exemple, Santelli (2010) a démontré que le projet d’investissement d’entrepreneurs transnationaux franco-algériens leur a permis de vivre un repositionnement identitaire vis-à-vis de l’Hexagone, tandis que Pellegrini (2014) a relevé que de jeunes entrepreneurs français à Marrakech reliaient leurs activités économiques à leurs affects (soit la qualité de leurs rencontres, leur sentiment d’accomplissement ou leurs émotions). Pour sa part, ce texte propose que l’adoption d’un éthos entrepreneurial influence les choix migratoires et professionnels de certains jeunes adultes européens qualifiés.

En 2012, l’Institut national des migrations du gouvernement du Mexique dénombrait environ 23 000 jeunes Européens dans la ville de Mexico[1]. Cela exclut le nombre de jeunes présents en tant que touristes et ceux qui vivent à Mexico depuis quelques années sans avoir régularisé leur statut, sur lesquels il n’y a malheureusement pas de données. Toutefois, les témoignages recueillis laissent croire que cette situation est fréquente. Selon une étude sur les jeunes qualifiés ayant vécu une expérience de travail en tant qu’expatriés à Mexico (Mendoza et al. 2017), un nombre important d’entre eux souhaitent demeurer au pays après avoir obtenu leur contrat. Ces jeunes adultes mentionnent les opportunités entrepreneuriales ou de travail autonome qu’ils ont découvertes sur place.

À travers les résultats préliminaires d’une étude ethnographique menée dans la ville de Mexico, cet article montre que le projet entrepreneurial de ces jeunes s’articule autour de leur individualité. Les aspects moraux et les valeurs entrepreneuriales qui orientent leur projet servent d’abord à alimenter leur satisfaction personnelle. Ils ont peu recours à des réseaux d’appartenances nationales ou ethniques et leur famille est rarement impliquée dans l’entreprise. Si quelques-uns d’entre eux fréquentent ponctuellement des espaces de réseautage destinés aux entrepreneurs à Mexico, ils font généralement cavalier seul. Afin d’exposer cet argument, nous commencerons par une présentation de la méthodologie utilisée dans le cadre de cette étude. Nous survolerons ensuite la littérature qui aborde le sujet de l’entrepreneuriat en contexte migratoire. Puis, nous introduirons l’idée d’un éthos entrepreneurial en soutenant que cette attitude particulière vis-à-vis du travail est de plus en plus valorisée à l’échelle globale. Enfin, à travers le cas de trois participants, nous exposerons comment les jeunes adultes à l’étude expliquent leur choix de devenir entrepreneur et ce qui guide leurs actions.

La méthodologie

L’étude se base sur des entrevues semi-dirigées de 60 à 90 minutes réalisées entre septembre 2016 et septembre 2017 auprès de 26 jeunes entrepreneurs d’origine européenne, dont quatorze Français, sept Espagnols, deux Belges, un Allemand, une Anglaise et un Italien, âgés de 25 à 35 ans (à l’exception de trois participants qui étaient légèrement plus âgés, qui avaient entre 35 et 45 ans). Plusieurs canaux de recrutement ont été utilisés, en commençant par notre réseau de connaissances préalable au terrain ethnographique et par la méthode d’échantillonnage boule de neige. Ensuite, nous avons mené des rencontres dans des espaces de cotravail. Finalement, par le biais des réseaux sociaux et de groupes d’intérêt sur l’entrepreneuriat, nous avons pu contacter de petites entreprises tenues par des Européens.

Les participants interrogés ont développé l’idée de leur entreprise et en étaient les principaux instigateurs. Il s’agit de petites entreprises de cinq ans et moins qu’ils espèrent faire croître. Leurs secteurs vont de la restauration au domaine médical, en passant par l’alimentation, les services conseils, la mode, le commerce en ligne et les services thérapeutiques. La majorité des participants sont responsables d’une entreprise formelle et enregistrée, bien que la plupart aient eu recours à quelques pratiques informelles. Neuf d’entre eux opèrent totalement dans l’informel, même s’ils ont développé une identité de marque. Moins d’un an après le début de la collecte de données, huit avaient cessé leurs activités entrepreneuriales ou les avaient mises sur pause.

Les participants sont issus de milieux socioéconomiques plutôt favorisés. Bien qu’il soit difficile de définir sans ambiguïté leur appartenance à la classe moyenne, nous nous référons à eux en tant que middling migrants, c’est-à-dire qu’ils ne proviennent pas d’une élite économique, mais qu’ils ont eu accès aux études supérieures et décrivent des parcours de vie plutôt aisés (Conradson et Latham 2005). D’un autre côté, ils ne font pas partie de ces personnes mobiles voyageant constamment d’un océan à l’autre, entre les voyages d’affaires et les loisirs. Comme leurs activités économiques sont ancrées dans le territoire mexicain, leurs déplacements sont restreints. En ce sens, ils ne voyagent généralement pas à l’international plus d’une ou deux fois par année.

Dans le cadre des entrevues semi-dirigées, les participants ont été invités à faire le récit de leur trajectoire depuis le moment de leur première expérience de mobilité jusqu’à leur situation migratoire et professionnelle actuelle. Ils ont ensuite été questionnés sur leurs plans futurs, de leurs perceptions de la société mexicaine et de leur statut d’étrangers européens dans la métropole de Mexico. Cet article se concentre sur les principaux éléments qui motivent les choix entrepreneuriaux de ces jeunes adultes[2].

L’entrepreneuriat en contexte migratoire

Le concept d’économie d’enclave, développé au début des années 1980 par Portes et Wilson, a été fréquemment utilisé pour expliquer le succès entrepreneurial, particulièrement saillant, de certains groupes de migrants dans les pays post-industriels, particulièrement aux États-Unis (Portes et Manning 1986 ; Portes et Wilson 1980 ; Waldinger 1993). L’économie d’enclave supposait une solidarité basée sur le lieu de provenance des individus en question, créant des opportunités économiques à l’intérieur d’une même « communauté » ethnique. Il a été démontré par la suite que les réseaux immigrants étaient rarement confinés à leur appartenance au milieu d’origine et qu’ils créaient des liens avec d’autres groupes économiques. Plusieurs auteurs ont donc proposé des modèles d’analyse plus complexes, soulignant que les marchés créés par les migrants s’inséraient dans les contextes sociaux où ils étaient installés. La notion de communauté a ensuite été délaissée pour faire place à des théories de l’encastrement (Granovetter 1992 ; Nicholls 2015 ; Portes et al. 2002 ; Waldinger 1993 ; Zhou 2004). Celles-ci se concentrent sur les formes organisationnelles des entreprises, qui résultent d’interactions entre les acteurs à l’intérieur d’environnements sociopolitiques singuliers. Tarrius (2001 ; 1992) s’est quant à lui attardé à décrire les « territoires circulatoires » et la circulation des acteurs économiques dans le pourtour méditerranéen (à commencer par Marseille), en insistant sur l’importance des liens sociaux comme préalables aux entreprises économiques. En ce qui a trait aux migrants qualifiés, Saxenian (1999) a contribué à la littérature sur l’entrepreneuriat en contexte migratoire par une importante étude sur les réseaux ethniques et non ethniques de groupes de migrants indiens et chinois de la Silicon Valley. Dans cette recherche, elle met de l’avant les liens que ceux-ci créaient au niveau transnational. Dans cette littérature, il n’y a pas d’études anthropologiques traitant des entrepreneurs immigrants européens au sein de petites et moyennes entreprises. Il y a un grand nombre d’études sur les migrants européens que l’on qualifie d’expatriés, soient ceux qui migrent temporairement pour effectuer un mandat dans ces entreprises, mais très peu sur les migrants occidentaux qui « s’auto-expatrient » (Benson et O’Reilly 2009 ; Stone et Stubbs 2007 ; Vaiman et Haslberger 2013), se créent ou se cherchent un emploi une fois dans un pays étranger.

Or, une grande partie des recherches entrevoient l’entrepreneuriat comme une adaptation économique pour des populations désavantagées. Puisque les Européens qui migrent vers les pays du Sud sont conceptualisés comme des migrants privilégiés ou favorisés, l’entrepreneuriat immigrant des Européens a surtout été évoqué dans le cadre de la littérature émergente sur le lifestyle migration. Ainsi, les lifestyle migrants se caractérisent par la croyance selon laquelle leur nouveau lieu de résidence pourrait leur offrir un meilleur milieu de vie et leur apporter un sentiment d’accomplissement personnel accru. Le projet entrepreneurial mis en place dans ce contexte s’inscrit dans cette quête. On apprend entre autres dans ces études que les motivations à l’entrepreneuriat de cette catégorie de migrants sont liées à une recherche du soi authentique (Benson et O’Reilly 2009 ; Korpela 2014 ; Torkington 2010).

Il y a à ce jour peu de liens conceptuels entre l’entrepreneuriat issu du lifestyle et les études issues de l’entrepreneuriat ethnique, bien que ces deux catégories de population semblent souvent entrer dans la classe des middling migrants. Alors que ces recherches sur le lifestyle migration traitent principalement des Européens et des Américains retraités, et peu des jeunes, l’entrepreneuriat immigré traite quant à lui essentiellement des immigrants provenant d’un peu partout à travers le globe vers les pays du Nord. Mais n’y aurait-il pas de points communs entre ces deux catégories de population ?

La globalisation de l’éthos entrepreneurial

L’usage de la notion d’éthos de Max Weber, qui est repris par Robert Elias, est ce qui « permet de déceler la rationalité socialement et éthiquement encastrée des comportements » (Fusulier 2011 : 99). Pour Pierre Bourdieu, il s’agit d’un « système de valeurs implicites que les gens ont intériorisé depuis l’enfance et à partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes extrêmement différents » (Bourdieu 1984 : 228, dans Fusulier 2011 : 100). Nous nous référons plutôt dans cet article à l’éthos au même sens que le sociologue Fusulier (2011 : 97), selon qui il reflète l’« intériorisation d’un principe organisateur de pratiques, dessinant une matrice globale des comportements ». Selon lui, la notion s’adapte très bien aux domaines professionnels. Il y aurait autant d’éthos qu’il y a de professions. Précisément, l’éthos entrepreneurial serait une attitude, une série de comportements orientés par l’aspiration à l’autonomie et à la liberté de l’individu, couplé à une capacité créatrice et à une recherche de l’innovation (Marttila 2013).

Il semble que cet éthos participe à la construction des sujets appartenant à la catégorie des professionnels qualifiés dans le capitalisme contemporain, que l’on qualifie ce dernier de « flexible » (Sennett 2000), « connexionniste » (Boltanski et Chiapello 1999), ou que l’on se réfère à l’économie de l’information (Castells 2009). Selon Boltanski et Chiapello (1999), cela s’expliquerait par une révolution tranquille où le poids des organisations, qui reposait sur les cadres, s’est déplacé vers les salariés, chez lesquels on recherche les capacités de responsabilisation, d’autonomie et d’initiative. Dans ce contexte, selon Rose (1990a), le soi entrepreneurial fait de sa propre vie une entreprise, cherche à maximiser son propre capital humain et tente de se former pour devenir un être toujours plus performant. En ce sens, la notion de « croissance personnelle » renvoie autant au développement de ses capacités professionnelles qu’au développement de ses capacités de gestion d’aspects plus intimes, telles que les relations interpersonnelles, les émotions ou la discipline des tâches quotidiennes. Dorénavant, l’impératif de croissance du capitalisme est non seulement pensé en termes économique et spatial, mais renvoie aussi à la notion de « savoir-être » (Rose 1990a, 1990b).

Une analyse poststructuraliste réalisée par le sociologue Marttila (2013) montre que la signification du terme entrepreneuriat s’est enrichie d’autres connotations au cours des dernières années. Alors qu’auparavant il désignait surtout le phénomène de création d’une entreprise, il peut désormais s’associer à une variété de discours, de milieux et de pratiques professionnelles. Selon cet auteur, l’entrepreneuriat, l’entreprise et l’entrepreneur portent aujourd’hui des significations qui permettent divers arrangements et hybridités culturelles. En conséquence, ces termes s’adaptent aux divers contextes locaux et nationaux dans lesquels ils s’emploient. Plutôt que de définir un rôle social particulier ou une série de pratiques impliquant nécessairement l’investissement d’un capital économique, l’entrepreneuriat est désormais perçu comme un esprit, voire une attitude envers le monde (Marttila 2013). Un employé, un activiste ou un étudiant peuvent être désignés comme entrepreneurs, s’ils agissent selon les paramètres associés à cette attitude. La promotion de ce registre de conduites est aussi présente au sein de grandes entreprises envers leurs employés. Le concept « d’intrapreneuriat », qui a fait son apparition à la fin des années 1970 (Pinchot 1985), est de plus en plus utilisé dans le domaine du management. Il signifie une attitude entrepreneuriale au sein d’une grande entreprise. En somme, on constate que l’entrepreneuriat est indissociable de conduites particulières. Pour cette raison, la notion d’éthos s’impose.

Plusieurs phénomènes globaux peuvent être associés à la valorisation de ce registre d’attitudes et de valeurs. Par exemple, les cinq dernières années ont été marquées par l’essor d’un nouveau vocabulaire des espaces et des pratiques de l’économie de l’information : startups, espace de cotravail, incubateurs, accélérateurs, communautés hackers, financement participatif, économie du partage, etc. Ces espaces ont été créés dans le but présumé de favoriser l’innovation et la création chez des individus ayant des idées porteuses. Ce sont des espaces qui valorisent le besoin d’autonomie et de liberté des travailleurs. Ces phénomènes ne sont plus seulement répandus dans les pays dits post-industriels, mais dans l’ensemble des métropoles, et même dans des villes de taille inférieure. Si ces espaces, majoritairement occupés par de jeunes adultes, sont ancrés physiquement dans des contextes locaux, leur vocabulaire est néanmoins une manifestation de la globalisation. Selon nous, l’engouement que suscitent ces initiatives est à voir à la fois comme des reflets et des canaux d’un éthos entrepreneurial à l’échelle globale.

Dans un texte portant sur le traitement des compétences non cognitives dans le régime néolibéral, Camfield (2015 : 70) remarque à quelques reprises, sans s’y attarder avec précision, différents contextes nationaux dans lesquels l’entrepreneur semble présenté comme une figure modèle pour le citoyen : elle cite notamment Kanna (2010 : 114) selon qui être un « citoyen flexible » à Dubaï signifie « se voir comme une sorte d’artiste créateur d’identité, extrayant des aspects utiles et prétendument progressifs de l’identité et les recadrant à travers les valeurs néolibérales de l’entrepreneuriat, de l’individualisme et de la flexibilité culturelle ». Elle mentionne aussi Ong (2007 : 4), qui présente un projet néolibéral à Singapour où, grâce à « la réglementation, l’autogestion et la réingénierie », les Singapouriens sont encouragés à devenir des « entrepreneurs avertis et à risque ». Rappelant le concept de subjectivation développé par Foucault, plusieurs gouvernements ayant pris le tournant néolibéral semblent, en effet, mettre en place des politiques et des discours visant à encourager une matrice de comportement axée sur l’autonomisation et la responsabilisation individuelle, mais aussi sur leur capacité « créative », leur acceptation du risque et leur résilience (Rose 1990a, 1990b).

Notons aussi que l’introduction d’une approche entrepreneuriale dans les programmes éducatifs fait l’objet d’une grande promotion depuis les dernières années. Plusieurs pays du Nord ont mis en place des réformes scolaires allant dans le sens d’une approche par projet, dans lesquels les élèves doivent développer leur autonomie et leur sens de l’initiative (c’est le cas du Canada, de la Finlande, de la France et de bien d’autres). La valorisation de l’entrepreneuriat figure également parmi les objectifs de la Commission européenne, selon laquelle l’école devrait stimuler les qualités entrepreneuriales des élèves dès leur plus jeune âge. Elle souligne notamment l’importance d’éveiller la créativité et l’autonomie, afin de permettre aux jeunes d’entrevoir l’entrepreneuriat comme une perspective d’avenir, une option professionnelle envisageable (Brunila 2012). Il semble donc que la promotion des valeurs et des attitudes entrepreneuriales ainsi décrites continuera d’être faite non seulement par le secteur privé, mais aussi par les institutions publiques. Le cas du Mexique est maintenant considéré comme un terrain fertile pour l’entrepreneuriat contemporain et le monde des startups (Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] 2016). Lorsque le Partido Revolucionario Institucional (PRI) a repris le pouvoir en 2012, il a transformé le Fonds de soutien aux micros, petites et moyennes entreprises (FONDO PYME) en Institut national de l’entrepreneur du Mexique (INADEM). L’INADEM a comme objectif principal de favoriser la vitalité de ce qu’il nomme l’« écosystème entrepreneurial mexicain » et d’encourager les nouvelles impulsions entrepreneuriales. De ce fait, le nombre d’initiatives entrepreneuriales a régulièrement augmenté au cours de la dernière décennie à Mexico.

Cet article n’a pas pour objectif d’approfondir les particularités des contextes nationaux propres à chacun des participants, bien que les contextes spécifiques pré- et postmigratoires puissent avoir une influence sur les trajectoires professionnelles (Froschauer 2001). Lorsque ce projet de recherche a été développé, l’une des hypothèses était que les difficultés à intégrer le marché de l’emploi pour les jeunes adultes en Europe, particulièrement ceux provenant de France, d’Espagne, d’Italie, du Portugal ou de Grèce, étaient un incitatif à quitter leur pays. Il était également présumé que des difficultés à intégrer le marché de l’emploi au Mexique, qui connaît une croissance de sa main-d’oeuvre de jeunes qualifiés, pouvaient être un facteur les incitant au travail autonome ou à l’entrepreneuriat. Cependant, les entrepreneurs rencontrés dans la ville de Mexico n’étaient pas passés par des périodes de chômage particulièrement longues et sentaient qu’ils avaient suffisamment d’opportunités d’emploi. Plusieurs d’entre eux s’étaient retrouvés au Mexique parce qu’ils recherchaient une expérience de travail internationale et que, selon leurs dires, ils avaient un goût pour l’aventure. Ils perçoivent la capacité d’adaptation et l’apprentissage « d’une autre culture », qu’ils associent à leur expérience, comme une acquisition de compétences. Tout cela, en s’affranchissant des structures de travail de leur pays de provenance en Europe, qu’ils perçoivent comme limitantes. Or, cet article souhaite plutôt démontrer que les choix migratoires et professionnels de ces jeunes sont aussi influencés par une valorisation croissante d’un éthos entrepreneurial provenant des sociétés post-industrielles. Ce phénomène de plus en plus répandu mérite de faire l’objet d’une attention approfondie.

Entreprendre pour « offrir quelque chose de soi »

La majorité des participants n’ont pas eu à investir un capital important pour démarrer leur projet. Leur investissement se calcule plutôt en temps et en efforts de travail. Parmi les participants interrogés, tous considéraient que la marge de profit de leur entreprise était faible ou nulle, et ce, même après plusieurs années d’activité. En effet, les participants ont tous rejeté l’idée selon laquelle l’entrepreneuriat serait un choix motivé par l’enrichissement économique. Dans le cas de ceux qui se dédiaient à leur projet à temps plein (19 sur 26), 15 ont mentionné qu’ils travaillaient davantage que s’ils avaient un emploi traditionnel. Dans tous les cas, ils ont dit apprécier la possibilité d’être maître de leur horaire et de la gestion de leurs activités. « Être son propre patron » est un aspect qu’ils considéraient comme l’un des avantages de leur vie entrepreneuriale. Il semble toutefois qu’une de leurs principales satisfactions repose sur le sentiment de donner eux-mêmes un sens à leur travail, sens qu’ils trouvent principalement dans l’impression « d’offrir quelque chose de soi ».

Plusieurs éléments qui sont généralement centraux dans les études sur les entrepreneurs en contexte migratoire ne prédominent pas chez les participants. D’abord, tel que mentionné, les liens familiaux et les solidarités ethniques ont longtemps été au centre des justifications des choix entrepreneuriaux. Or, lors des entrevues, les participants n’ont pas eu tendance à impliquer le travail de leur entourage, de leurs proches ou de leur famille dans leur projet entrepreneurial. Ils n’ont pas non plus fait référence à leurs relations interpersonnelles en termes de solidarités ethniques ou nationales. La moitié des participants étaient célibataires. Les autres parlaient de leur conjointe ou de leur conjoint en tant qu’appui, conseiller ou même observateur de leur projet. Toutefois, la relation conjugale est plus souvent présentée comme une sphère de la vie qu’ils doivent apprendre à concilier avec leur mode de vie d’entrepreneur. Bien qu’ils présentent généralement leur vie de couple comme étant séparée de leur entreprise, il est possible que l’appui moral et financier de l’autre facilite la mise en place de leur projet, l’association conjugale faisant généralement diminuer les coûts de la vie quotidienne. Dans un autre ordre d’idée, certaines études ont proposé que la décision d’entreprendre pouvait être le résultat d’une « contagion » (López 2009), c’est-à-dire d’une inspiration suscitée par un autre entrepreneur. Ici encore, les participants ne mentionnent que très rarement des modèles d’influence ayant fait naître en eux le désir d’entreprendre. Leur discours se situe plutôt dans un va-et-vient entre leur histoire personnelle et leur rapport abstrait à la société. Afin de démontrer cette dialectique, nous présentons ici trois cas choisis parmi les jeunes adultes interrogés.

Premier cas : Hans

Hans[3] est un Allemand de 30 ans qui a effectué des études supérieures en science politique à Londres. Il a rencontré sa conjointe mexicaine dans le cadre de ses études. Ils ont décidé de s’installer à Mexico, il y a trois ans. Hans en est à son troisième projet entrepreneurial qu’il mène en plus de sa carrière d’enseignant. Il a lancé le premier projet lors de son séjour en Angleterre et a échoué « faute d’expérience ». Puis, il a mis fin au deuxième sous prétexte qu’il n’était pas novateur, qu’il n’allait pas changer les paradigmes de l’industrie et qu’il n’avait pas le potentiel de croître. Son projet actuel, qui consiste à fabriquer et à vendre des lunettes à moindre coût avec service d’essai à domicile, semble le satisfaire davantage que ses projets précédents :

Je dirais que la plus grande motivation [d’un entrepreneur] est de résoudre un problème. La première raison pour laquelle je suis entré dans l’optique, c’est parce que j’avais brisé mes lunettes et je devais m’en acheter d’autres. Elles allaient coûter très cher. J’ai pensé que c’était inacceptable de payer 4 000 pesos, ce qui équivalait à 20 % de mon salaire mensuel. Pour une paire de lunettes, ça me semblait insensé, surtout que je connaissais déjà le marché. Il y a un monopole dans l’industrie. Je savais que les coûts de production étaient beaucoup moins chers. J’ai donc cherché pour un laboratoire, et j’ai directement vu que c’était beaucoup moins cher. Mon client est avantagé par rapport à moi. Si quelque chose ne fonctionne pas dans la production des lunettes, s’il y a une erreur, je perds de l’argent directement. Je pense que je gâte le client. C’est la vérité. […] Pour moi, il s’agit seulement de fournir un meilleur service, parce que je pense que c’est vraiment un problème de payer autant pour un produit qui ne coûte pas aussi cher à produire. […] C’est bien pour moi et c’est encore mieux pour le client. Je pense que les meilleurs entrepreneurs ne sont pas motivés par l’argent, c’est quelque chose qui va au-delà de ça[4].

D’abord, puisqu’il a déjà un emploi relativement bien rémunéré et que son entreprise ne fait presque pas de profit, les activités entrepreneuriales de Hans ne correspondent évidemment pas à un moyen de subsistance. Dans cet extrait, il est explicite que sa principale satisfaction est la simple mise en place d’une structure d’entreprise qui fonctionne et qui, selon lui, semble améliorer un marché. Le soi de Hans est mis de l’avant dans le récit de l’origine de son projet, à partir d’une anecdote personnelle. Par l’expression de ses jugements et de ses valeurs vis-à-vis d’un marché qu’il considère injuste pour le consommateur, il valorise son entreprise et lui donne sa raison d’être.

Deuxième cas : Kathleen

Kathleen est une Anglaise de 33 ans qui vit à Mexico depuis environ cinq ans. Après s’être consacrée à quelques emplois mal rémunérés dans la restauration, elle a lancé un service de traiteur il y a un peu plus de deux ans. Elle prépare des menus pour le midi à base de sandwichs qu’elle livre à bicyclette au cours de la journée. Son service fonctionne sur appel. Elle a donné comme mission à son entreprise d’offrir de la nourriture rapide de qualité qui soit la moins nuisible possible pour la santé et pour l’environnement. À ce stade, son entreprise oeuvre de façon informelle, mais elle souhaite la régulariser. Comme elle cuisine à son domicile qu’elle partage avec des colocataires, elle aimerait avoir un local afin de se défaire de certaines contraintes logistiques qui compliquent son travail. Elle raconte :

Quelqu’un m’a offert de partager son local. Le Belxicano. Il est Belge, mais on le dit aussi Mexicain. Il m’a offert qu’on s’associe. Sauf que je préfère garder ce qui est mien, et lui il veut que ce soit le sien. Il m’a proposé de faire ceci et cela, que je prépare les déjeuners pendant que je fais mes sandwichs. […] Il voulait qu’on le fasse ensemble, mais c’est son restaurant, son affiche c’est le Belxicano, mais mon projet ce n’est pas le Belxicano !

Lorsque nous lui avons demandé pourquoi, malgré les difficultés qu’elle rencontrait, elle ne voulait pas changer sa formule, elle a répondu : « parce que c’est ce qui m’intéresse, que les gens mangent bien, qu’ils s’intéressent à ce qu’ils mangent, qu’ils connaissent les ingrédients. C’est ce qui est bien. Tu sais parfois ils me demandent pourquoi je ne fais pas de sandwichs au jambon. […] Ce jambon [qui contient des nitrites] je ne le touche pas, je ne le mange pas… Je ne le mange dans aucune occasion. Ça me dégoûte ».

À la suite de ce commentaire, Kathleen nous a décrit avec indignation les aspects de l’industrie de la viande qui la dégoûtent, comme l’ajout des produits chimiques et les mauvaises conditions de vie des animaux. Dans cet extrait, on relève quelques éléments représentatifs des autres entrepreneurs interrogés. Dans un premier temps, par son refus de s’associer avec un entrepreneur qui a déjà eu l’occasion de croître, elle exprime l’importance de demeurer totalement autonome. La marque « Belxicano » ferait de l’ombre à l’identité de son propre projet, qui est le reflet de son individualité. Avant l’attrait du gain économique, elle privilégie le contrôle total de ses activités entrepreneuriales. Puis, le cas de Kathleen dénote que cette individualité ne prend sens que si elle est soutenue par un aspect moral, soit la nécessité d’apporter un changement social. Ici, il s’agit d’éduquer ses clients sur les questions écologiques et nutritives liées à l’alimentation. Sa critique de l’industrie alimentaire au Mexique permet de donner un sens à son projet.

Troisième cas : Fernanda

En 2012, Fernanda, une Espagnole de 33 ans, a déménagé au Mexique avec son conjoint, un Espagnol qu’elle qualifie d’« amoureux » du Mexique. Le contexte de crise économique, qui laissait peu de perspective d’emploi dans son domaine, le design d’intérieur, l’aurait convaincue de migrer avec lui dans la grande métropole de Mexico. Quelques mois après son arrivée, Fernanda a été embauchée dans une firme, mais l’expérience fut ardue. Une ambiance de travail difficile et des traitements abusifs de l’employeur envers ses employés l’ont ainsi décidée à démissionner et à chercher un nouveau projet de vie : « Bon, le fait est qu’après la crise existentielle dans laquelle je suis entrée, je me suis dit… qu’est-ce que je fais de ma vie ? Alors j’ai commencé à penser à quelque chose en lien avec l’écologie. J’aime le design, la décoration, alors j’ai pensé à faire un projet de réutilisation du bois. J’ai développé tous mes prototypes. » Fernanda n’a pas pu développer ce projet, faute de capital financier et d’espace. Ainsi, elle s’est plutôt mise à fabriquer des savons artisanaux à base d’ingrédients naturels :

C’était une activité qui me permettait de rester à la maison, avec un investissement minimal. J’ai commencé petit à petit. Au début, je le faisais seulement pour moi. Je me suis dit, je peux tirer un peu d’argent de ça, je n’ai pas à travailler pour quelqu’un, je travaille pour moi. En plus, ça me plaît, alors essayons d’aller plus loin. Mes produits, ils m’enchantent, parce que j’ai des problèmes de peau, les savons m’irritent. Alors j’ai voulu savoir si ça plairait aussi au public en général, réellement. Alors je l’ai présenté à une exposition où ils vendent des produits artisanaux, et le produit s’est bien vendu.

À l’instar de l’attitude de Kathleen, Fernanda nous a ensuite décrit les effets néfastes de l’usage de la glycérine industrielle et des produits chimiques dans les cosmétiques et nous a expliqué les processus de fabrication du savon, qu’elle a d’ailleurs appris de manière complètement autodidacte. D’une part, l’entrepreneuriat est décrit comme un moyen de surmonter ce qu’elle nomme une « crise existentielle ». Il lui permet aussi de s’affranchir d’un emploi hiérarchisé. D’autre part, pour ce faire, il lui fallait offrir quelque chose qui lui plaisait et qui plairait à d’autres. La critique de l’industrie des cosmétiques vient finalement appuyer sa démarche.

Le portrait de l’attitude de ces jeunes adultes à l’égard du travail s’éloigne de la vision traditionnelle du travail associée aux classes moyennes des sociétés du Nord, qui étaient caractérisées par la stabilité de l’emploi, la sécurité économique et l’accumulation de biens (Boltanski et Chiapello 1999). Dans les cas présentés, on relève plutôt l’envie d’autonomie, de création et d’innovation, traduite par le sentiment d’offrir quelque chose de nouveau ou de différent. Dans ces exemples, on relève que l’intériorisation de cette attitude, qui correspond à l’éthos entrepreneurial que nous avons décrit auparavant, permet l’expression et la construction de l’individualité des participants.

À l’inverse des études dont l’analyse s’appuie avant tout sur les liens créés qui permettent de développer l’entreprise immigrée, il semble qu’ici l’impulsion principale des activités économiques soit la réalisation du soi individuel. En ce sens, on pourrait se demander si les participants de ces études cadrent dans la catégorie des lifestyle migrants, qui expriment des motivations existentielles similaires pour la migration et l’entrepreneuriat. Toutefois, les exemples présentés dans cet article se distinguent légèrement des conclusions apportées par ces auteurs au sujet de l’individualisme et de la quête de la réalisation personnelle. Selon Korpela (2014), les lifestyle migrants suivent un éthos de liberté (freedom ethos). Elle affirme aussi que « leur soi » ne constitue plus une construction visant à s’opposer à un autre dont on cherche à se distinguer, mais serait défini « par eux-mêmes et pour eux-mêmes ». Or, dans les exemples présentés ci-haut, il est clair que, chez ces entrepreneurs migrants, la construction du soi s’associe à un désir d’avoir un impact sur le monde et à une volonté de résoudre une problématique sociale : une industrie néfaste pour l’environnement, un marché injuste, un enjeu de santé publique, etc. Dans ce contexte, toutefois, ce qui doit changer pour le mieux demeure de l’ordre de la subjectivité de l’individu entrepreneur en question.

Conclusion

Les conditions actuelles de l’économie globale portent à croire que l’entrepreneuriat de petite et moyenne taille séduit un nombre grandissant de jeunes qualifiés. Dans ce contexte, les nouvelles manières d’appréhender le projet entrepreneurial, dans lequel l’expression de l’individualité de l’entrepreneur est centrale, ne font pas partie à ce jour des analyses classiques de l’entrepreneuriat en contexte migratoire.

Les résultats de l’étude semblent concorder en partie avec l’analyse de Rose (1990a, 1990b), selon qui l’individu entrepreneur doit se développer avant tout lui-même, dans une quête d’autonomisation et de responsabilisation. Toutefois, les discours des migrants révèlent aussi une préoccupation au sujet d’enjeux d’ordre collectif. Ces données semblent refléter une caractéristique des « individus individualisés » décrits par de Singly (2003). Ce dernier affirme que le développement de l’individualité est associé à une notion de liberté qui « vient non pas de l’absence de contraintes, mais du choix des contraintes assumées, replacées dans un projet » (ibid. : 125). Selon lui, dans les sociétés où l’individu prime sur le collectif, tout se passe « comme si l’altruisme abstrait l’emportait sur l’altruisme concret » (ibid. : 168). En effet, les valeurs et la morale mises de l’avant par ces entrepreneurs s’articulent autour d’une idée abstraite de ce que pourrait devenir le projet et de la manière dont il pourrait profiter à la société.

À l’instar des études existantes sur les économies immigrées et transnationales, les liens que développent ces jeunes migrants entrepreneurs avec la société dans laquelle ils s’insèrent devront faire l’objet d’une analyse future. C’est à partir du postulat défendu dans cet article qu’il faudrait porter une attention particulière à la manière dont ces jeunes entrepreneurs interagissent avec la société urbaine de Mexico, depuis qu’ils ont démarré une entreprise. Puisque cet éthos entrepreneurial influence leur pratique, comment développent-ils leurs relations d’affaires ? Où se situent leurs relations interpersonnelles dans leurs projets professionnels ? Dans quels réseaux s’insèrent-ils ? Puisque nous avons déjà relevé la faible importance des réseaux de contacts basés sur la nationalité au sein de leur projet, cela permettra de nuancer la littérature qui laisse entendre que l’entrepreneuriat immigré est d’abord le résultat d’une adaptation économique basée sur des solidarités liées aux appartenances ethniques ou nationales. Cela permettra aussi d’intégrer les jeunes générations et les middling migrants, lesquels oeuvrent dans les nouvelles réalités de l’économie de l’information. C’est à partir de ce constat également qu’il sera intéressant d’approfondir, dans des recherches futures, de quelle manière ces migrants mobilisent leurs ressources identitaires multiples, telles que le genre, le milieu de provenance (ethnique et national) et leur profession, pour donner forme à leur projet. Pour terminer, il sera nécessaire de poser ces questions d’ordre macro : comment ces jeunes participent-ils à la transformation du paysage entrepreneurial de Mexico avec leur projet, si tel est le cas ? Leur manière d’appréhender leur projet entrepreneurial est-elle sujette à la réussite ou à l’échec ? Et, qu’est-ce que cela signifie sur un plan plus global ?