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Introduction

Dans le domaine de la santé, le terme chronique renvoie couramment à la dimension incurable d’une maladie comme le diabète, l’hypertension ou l’asthme. Or, dans les dernières décennies, le concept de chronicité a été adopté par plusieurs chercheurs et institutions dans le champ des dépendances pour caractériser la persistance dans le temps du trouble d’usage de substance (TUS) (American Society of Addiction Medicine, 2019 ; Fleury et al., 2016 ; Leshner, 1997, 2001 ; McLellan et al., 2000 ; National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism [NIAAA], 2020 ; National Institute on Drug Abuse [NIDA], 2018 ; Société médicale canadienne sur l’addiction, 2011 ; Volkow et Boyle, 2018). Pour plusieurs auteurs, la chronicité réfère à une trajectoire ponctuée d’épisodes répétés de traitement spécialisé en dépendance ou de différents services offerts de façon moins formelle (groupes de soutien AA/NA, échange de matériel stérile, etc.), de périodes d’abstinence plus ou moins longues et de rechutes menant au retour d’une consommation problématique (Chauvet et al., 2015 ; Fleury et al., 2016 ; White, 2012).

La conception du TUS comme un problème de santé chronique offre un cadre explicatif déstigmatisant pour les personnes qui sont aux prises avec ce trouble depuis plusieurs années, en proposant de l’appréhender comme une maladie plutôt qu’une faiblesse morale qu’il faut punir (Burnette et al., 2019 ; Carter et al., 2009 ; Hall et al., 2015). Cette façon de concevoir le TUS justifie une offre de service au long cours en évitant les nombreuses ruptures dans les trajectoires de soin (Cunningham et McCambridge, 2012 ; McLellan et al., 2000). D’un point de vue pratique, la reconnaissance du TUS en tant que maladie chronique aux États-Unis facilite la couverture des soins par les assurances (Humphreys et McLellan, 2010 ; Laudet et Humphreys, 2013 ; Tai et Volkow, 2013). Mais cette façon de considérer le TUS est-elle appuyée scientifiquement ; quels en sont ses fondements théoriques et enfin, quelle critique peut-on en faire ? Pour mieux comprendre comment la notion de chronicité a été associée au TUS, il convient dans un premier temps de faire une brève mise en contexte historique. Dans un deuxième temps, la conception actuelle de la chronicité sera décrite puis critiquée autour de trois éléments : 1) la notion d’incontrôlabilité ; 2) la notion d’irrévocabilité ; 3) la conception monolithique du TUS.

Mise en contexte historique

La plupart des auteurs situent les premières utilisations du terme chronique en référence à l’alcoolisme au milieu du 19e siècle (Levine, 1978 ; Nadeau, 1983 ; White, 2000). Dès le départ, le concept de chronicité est associé à l’idée que l’alcoolisme est une maladie, modifiant le paradigme dominant de l’époque voulant qu’une personne devienne alcoolique en raison d’un défaut moral (Roman, 2013). Cette nouvelle façon de concevoir l’alcoolisme entraîne la création des premières cliniques de traitement de l’alcoolisme et des premières expériences formelles de groupe d’entraide (Levine, 1978 ; Roman, 2013 ; White, 2000). Toutefois, l’époque de la prohibition et du mouvement pour la tempérance freinent ces initiatives en instituant le retour d’une conception morale de l’alcoolisme (Roman, 2013 ; White, 2000). Plusieurs gouvernements, dont certains au Canada et celui des États-Unis, bannissent toute consommation d’alcool instituant le message que l’alcool a des effets démoniaques (Levine, 1978).

Ce n’est qu’au milieu du 20e siècle que la conception de l’alcoolisme en tant que maladie fait son retour (World Health Organization, 1950). En 1960, Elvin Mortin Jellinek, l’un des acteurs clés de cette conception, présente un modèle expliquant la nature de l’alcoolisme : le modèle de maladie (disease model). Selon Jellinek (1960), l’alcoolisme est une maladie progressive et incurable dont la notion de perte de contrôle est centrale dans la persistance du problème. La perte de contrôle est perçue comme une réaction physiologique incontrôlable à la suite de l’ingestion d’une quantité d’alcool, même faible, entraînant la personne qui en est atteinte à consommer de façon immodérée (Donovan et Witkiewitz, 2012 ; George et al., 2012 ; Jellinek, 1960). Le modèle de maladie continue à ce jour d’avoir une influence notable auprès des professionnels et est considéré comme l’une des composantes implicites du programme des AA/NA (Hartje, 2009 ; Lawrence et al., 2013 ; Maranda, 1992 ; White, 2000).

Entre les années 1960 et 1980, plusieurs chercheurs publient des travaux qui contribueront à remettre en question le modèle de maladie de Jellinek, citons à ce propos ceux de Stanton Peele et de Gordon Alan Marlatt (Nadeau, 1983). Bien que davantage conceptuels qu’empiriques, les travaux de Peele (Peele, 1977, 1979 ; Peele et Brodsky, 1975) ont permis de souligner la multitude des composantes liées au développement et au maintien de la dépendance aux substances en soulignant ses éléments psychologiques, sociaux et culturels. En faisant le parallèle avec d’autres comportements autodestructeurs, Peele et Brodsky (1975) stipulent que la dépendance n’est pas limitée aux substances et que les substances ne mènent pas forcément à la dépendance. Ce faisant, ils sortent de l’argumentaire biomédical en soulignant les processus dynamiques et complexes sous-jacents à ces comportements. En s’intéressant aux facteurs cognitifs impliqués dans la consommation d’alcool, l’étude de Marlatt et al. (1973) a remis en question certains postulats du modèle de maladie de Jellinek. Pour étudier les effets placebo de l’alcool, Marlatt et al. (1973) ont employé un devis expérimental où les participants ont été répartis aux hasards dans deux conditions. Dans la première condition de leur étude, la moitié du groupe devait boire une boisson faiblement alcoolisée et l’autre moitié devait boire une boisson sans alcool. Dans la deuxième condition, les chercheurs ont dit à la première moitié du groupe que la boisson contenait de l’alcool et à l’autre moitié qu’elle n’en contenait pas. Leurs résultats, où la quantité d’alcool ingérée est plutôt reliée à la croyance en la présence d’alcool qu’en sa présence réelle, démontrent que la consommation excessive d’alcool est davantage due à des facteurs psychologiques tels que les croyances basées sur les attentes, plutôt qu’à un processus physiologique comme le laissait croire le modèle de maladie de l’époque.

À la même époque en France, le psychiatre Claude Olievenstein remettait en question le réductionnisme d’une conception de la dépendance centrée uniquement sur l’effet psychotrope de la substance (Valleur et Matysiak, 2006). À sa manière, il propose plutôt une lecture bio-psycho-sociale du trouble d’usage formulée dans sa célèbre équation selon laquelle « les toxicomanies » sont la rencontre d’un produit, d’une personnalité et d’un moment socioculturel (Olievenstein, 1983). Fortement inspirés par les travaux de l’école de Chicago qui ont démontré comment l’usage de substances psychoactives peut également renvoyer à une forme de discipline, de régulation sociale et d’organisation du quotidien (Jauffret-Roustide, 2009), des sociologues français s’attardent également à décrire les pratiques d’usage. À cet égard, les recherches de Robert Castel et d’Anne Coppel (1991) ont permis de souligner que les personnes aux prises avec un trouble de l’usage sont des êtres sociaux capables de jugement et de comportements d’autorégulation. En affirmant que les personnes faisant usage de drogue sont aussi des citoyens à part entière faisant intégralement partie de la société, ces études ont contribué à l’adoption de l’approche de la réduction des méfaits en France (Pedersen et Trouessin, 2016).

Les progrès technologiques des années 1990 dans le domaine neuro-médical marquent un autre tournant majeur de la conception du TUS en tant que maladie chronique. L’étude du cerveau à l’aide de l’imagerie médicale permet de nettes avancées dans notre compréhension de l’initiation et du maintien du TUS (Carter et al., 2009). Ces découvertes montrent de quelle façon l’utilisation répétée de substances psychoactives (SPA) modifie certaines structures du cerveau, amenant plusieurs chercheurs à qualifier le TUS de maladie chronique du cerveau (Carter et al., 2009 ; Roman, 2013). Faisant place à davantage de nuance que le modèle de maladie de Jellinek (1960), cette conception reconnaît également la part environnementale et les processus psychosociaux qui influencent l’initiation du phénomène de dépendance (George et al., 2012 ; NIDA, 2018). Cependant, le maintien du problème (c.-à.-d. la chronicité) s’appuie essentiellement sur des arguments neurobiologiques ; l’usage de SPA à long terme endommage progressivement le cerveau en transformant certaines fonctions liées au plaisir, à la motivation, à l’attention, à la mémoire et à la prise de décision (Leshner, 2001 ; McKay, 2009a ; Volkow et al., 2016). Ces modifications privent la personne aux prises avec un TUS de son libre arbitre, et ce, de façon permanente, la rendant ainsi vulnérable aux rechutes toute sa vie durant (Kauer et Malenka, 2007 ; Leshner, 2001 ; Volkow et al., 2010). Le modèle de maladie chronique du cerveau postule qu’il s’agit d’une maladie incurable pour l’ensemble des personnes qui en souffrent et qu’en l’absence de traitement, on observe une détérioration de leur condition au même titre que d’autres maladies chroniques (MacKillop, 2019 ; McLellan et al., 2000 ; NIDA, 2018).

Contrairement aux États-Unis où de grandes institutions ont adopté l’idée que le TUS est une maladie chronique du cerveau, les positions sont plus nuancées en Europe. Par exemple, la Fédération Addiction (regroupement national des services de prévention et de réadaptation en dépendance en France), la Society for the Study of Addiction (une organisation visant à promouvoir les connaissances scientifiques dans le domaine des dépendances au Royaume-Uni) n’y font jamais référence dans leurs publications officielles. Tandis que l’European Monitoring Center for Drugs and Drugs Addiction (EMCDDA et West, 2013) (EMCDDA- une agence d’autorité européenne en matière de données et d’analyses scientifiques sur l’usage des drogues) mentionne explicitement qu’il s’agit d’un modèle trop réducteur lui préférant un modèle intégrateur.

La notion d’incontrôlabilité

Les avancées dans le domaine de la neuroscience ont mis en lumière les dysfonctionnements et les dommages causés dans certaines zones du cerveau à la suite d’une consommation prolongée de SPA. Des modifications dans les systèmes régissant la récompense, la motivation, la prise de décision ainsi que l’habileté à inhiber ses propres impulsions ont été observées (Carter et al., 2009 ; Leshner, 1997, 2001 ; NIAAA, 2020 ; NIDA, 2018 ; Volkow et Boyle, 2018). Les mécanismes sur lesquels reposent ces changements sont nombreux et complexes, ils impliquent plusieurs neurotransmetteurs, dont le plus étudié est le système dopaminergique (Solinas et al., 2019). Impliquée dans plusieurs fonctions comme la motivation, l’attention et la mémoire, la dopamine est un neurotransmetteur qui participe aussi à la formation de nouvelles synapses : un changement dans le métabolisme dopaminergique peut entraîner une restructuration du réseau synaptique (Lewis, 2017).

Il est reconnu que les grandes décharges dopaminergiques libérées à la suite de la prise de SPA créent une association entre les sensations de plaisir (réponse obtenue) et la consommation (stimulus) (Di Chiara, 2002 ; Volkow et Baler, 2015). Cette association crée un circuit qui renforce la consommation de SPA (Koob et Le Moal, 2006 ; Nutt et Nestor, 2018). La consommation prolongée de SPA occasionne une chute dans la quantité de dopamine libérée, poussant la personne à consommer davantage pour obtenir les mêmes effets, phénomène qualifié de neuroadaptation (Di Chiara, 2002). Ce processus conduit à une désensibilisation du système de récompense diminuant ainsi la capacité à ressentir le plaisir lié aux activités de la vie quotidienne et la motivation à les poursuivre (Volkow et al., 2016). En contrepartie, on voit s’installer une hyperactivation du circuit impliqué dans la motivation pour la recherche et la consommation de SPA (Koob, 2013 ; Volkow et al., 2010). La priorité accordée à ces activités est activée par le biais attentionnel : une forme de conditionnement faisant en sorte qu’une personne aux prises avec un TUS portera davantage attention aux stimuli reliés à la consommation de SPA (Waters et al., 2003). Ce conditionnement contribue à la constitution d’un cercle vicieux dans lequel les biais stimulent la consommation qui à son tour aura pour effet d’accroître l’intensité des biais renforçant ainsi ce circuit (Deleuze et al., 2013). La présence des stimuli reliés à la consommation déclenche également une réaction physiologique qui entrerait en jeu dans le phénomène du craving (Deleuze et al., 2013 ; Koob et Le Moal, 2006).

De plus, d’autres observations ont montré que l’utilisation prolongée de SPA a un impact sur le système préfrontal qui régit notamment l’impulsivité et la prise de décision (Volkow et al., 2016 ; Volkow et al., 2010). Les changements observés dans cette zone altèrent les capacités d’une personne aux prises avec un TUS à évaluer et à anticiper les conséquences de ses choix (Carter et al., 2009). Des études ont également montré que les personnes aux prises avec un TUS font preuve de moins de flexibilité face à une nouvelle situation et utilisent moins d’informations pour prendre une décision (Schoenbaum et al., 2016). Ces difficultés sont corrélées avec le risque de faire une rechute (Brevers et al., 2018 ; Domínguez-Salas et al., 2016).

S’appuyant ainsi sur tout ce corpus de données neuro-médicales indiquant que l’usage prolongé de SPA entraîne des modifications dans différentes structures du cerveau, les tenants du modèle de maladie chronique attestent que le maintien du TUS dans le temps est expliqué par l’effet de ces modifications sur la capacité d’une personne à exercer un contrôle sur ses comportements (Becoña, 2018 ; Kauer et Malenka, 2007). Autrement dit, la conceptualisation chronique du TUS repose sur l’idée que certains dysfonctionnements dans le cerveau entraînent une incapacité à contrôler ses comportements de consommation. À propos des personnes présentant un TUS, le NIDA (2013) mentionne que : « leur cerveau a été altéré par les drogues au point où leur libre arbitre a été « détourné » et leur désir de consommer est hors de leur contrôle » [traduction libre] (3e paragraphe). Sur son blogue, la directrice du NIDA (Vollow, 2015) explique que la dépendance est une maladie du libre arbitre : « en raison de leur consommation de drogue, leur cerveau n’est plus en mesure de produire quelque chose dont nous avons besoin pour fonctionner et que les personnes saines tiennent pour acquis : le libre arbitre » [traduction libre] (Volkow, 2015, 4e paragraphe).

D’abord, il est essentiel de souligner l’hétérogénéité marquée des réponses aux propriétés toxicophiles des SPA d’un individu à l’autre (Richard et al., 2000). Un corpus important de littérature montre la façon dont différents facteurs, allant de la susceptibilité génétique à des facteurs psychosociaux, influencent les variations individuelles dans le développement d’un TUS (Swendsen et Le Moal, 2011). L’étude de la réactivité du circuit dopaminergique sous une lunette neurodéveloppementale a permis de faire ressortir les différences individuelles dans la capacité des individus à réguler leur usage de substances (Ersche et al., 2020 ; Leyton et Vezina, 2014). Tandis que des études longitudinales ont mis en évidence la façon dont l’exposition à des expériences traumatiques au cours de l’enfance peut fragiliser les capacités cérébrales de réponses au stress, association aussi fortement corrélée à la présence d’un TUS à l’âge adulte (Dervaux et al., 2017 ; Fenton et al., 2013).

Ensuite, il faut dire que la plupart des études sur lesquelles s’appuient le NIDA et les chercheurs qui défendent le modèle de maladie chronique du cerveau ont été réalisées en laboratoire, affectant ainsi la validité écologique des conclusions qui peuvent en être tirées (Burgess et al., 2006). Parmi ces études, plusieurs ont été réalisées en laboratoire auprès d’animaux à l’aide d’une méthodologie d’auto-administration où les chercheurs sont en mesure de contrôler l’exposition et l’accès à la substance, ce qui correspond peu à la réalité sur le plan psychologique et environnemental (Ahmed, 2012 ; Field et Kersbergen, 2020). Les conclusions tirées à partir de ces études ne permettent donc pas d’inclure d’autres facteurs qui seraient naturellement présents dans le contexte d’un individu présentant un TUS, tels que l’accessibilité aux substances, son entourage, ses motivations, etc. Des études sociologiques mettent d’ailleurs bien en lumière la façon dont les représentations sociales, les normes, les valeurs, les modes de socialisation, la construction identitaire, les processus de stigmatisation, etc., viennent forger les expériences d’usage et peuvent contribuer à son maintien (Jauffret-Roustide et al., 2008 ; Jauffret-Roustide et Jangal, 2021).

Le fait de se concentrer uniquement sur les facteurs d’ordre neurobiologique conduit à une sur simplification des capacités de décision humaine (Becoña, 2018 ; George et al., 2012 ; Gray Hardcastle et Hardcastle, 2017). Tout comme ce qui mène à l’initiation du TUS, les causes de son maintien sont complexes et reposent sur l’interaction d’un ensemble de facteurs dont notamment les cognitions, la motivation, l’identité, les relations sociales, les politiques publiques et le contexte culturel (Becker et al., 2016 ; Brevers et al., 2018 ; Lewis, 2015 ; Marlatt et al., 1973 ; Zargar et al., 2019). Le choix de continuer ou non de consommer semble donc être un processus beaucoup plus complexe que ne le laisse croire l’idée selon laquelle les effets pharmacologiques à long terme d’une substance sur le système nerveux central ont endommagé le libre arbitre (Suissa, 2009).

D’ailleurs le concept du libre arbitre n’est pas dichotomique ; le fait d’être conscient ou inconscient d’agir se décline en un long continuum (Heyman, 2017). Des recherches montrent que la notion de perte de contrôle est un concept dynamique et changeant dans la vie d’une personne présentant un TUS (Snoek, 2017). Les résultats du Drug Abuse Reporting Program (DARP) – une grande étude nationale d’efficacité des traitements – montrent que parmi les personnes qui continuent à consommer après avoir reçu un traitement, une majorité d’entre elles ne retournent pas à leur niveau de consommation quotidienne antérieure au traitement (Simpson et Sell, 1982). Par exemple, chez les consommateurs d’opioïdes qui ne sont pas sous traitement par agonistes opioïdes, cette diminution correspond en moyenne à 50 % de la consommation rapportée sur une base hebdomadaire un an après avoir reçu un traitement, alors que chez les consommateurs de cannabis elle se situe à 25 % en moyenne (Simpson et Sell, 1982).

Par ailleurs, de nombreuses recherches longitudinales montrent qu’il est possible de maintenir une consommation contrôlée d’alcool après avoir eu un TUS, et ce, même chez les cas les plus sévères (Dawson et al., 2007 ; Mann et al., 2005 ; Vaillant, 2003 ; Young, 2017). Ainsi, la perte de contrôle ne serait pas un phénomène statique. Il s’agirait d’un phénomène variable au fil des phases du TUS qui correspondrait davantage à une diminution circonstanciée de la capacité à être en contrôle plutôt qu’à une perte de contrôle totale et irrémédiable (George et al., 2012 ; Snoek, 2017). L’efficacité des pratiques de réduction des risques pour la propagation des maladies infectieuses chez les personnes qui s’injectent (Hagan et al. 2011) illustre que si on leur en donne les moyens, elles sont capables de mettre en pratique différentes stratégies pour atténuer les risques liés à leur consommation (Poliquin et al., 2017 ; Schmitt et Jauffret-Roustide, 2018).

La notion d’irrévocabilité

Cette perte de contrôle en tant que phénomène irrévocable est au coeur de la conceptualisation chronique du TUS (Douaihy et Driscoll, 2018). Du côté des AA, la dépendance est comprise comme une maladie sur laquelle les personnes n’ont pas de pouvoir et pour laquelle il n’existe pas de remède : « “alcoolique un jour, alcoolique toujours” est un simple fait avec lequel on doit vivre » [traduction libre] (Alcoholics Anonymous, 2017, p. 9). Cette idée selon laquelle il n’y aurait pas de possibilité de « guérir » d’un TUS est partagée par plusieurs chercheurs qui font état des similitudes entre les maladies chroniques physiques et le TUS (Humphreys et McLellan, 2010 ; McLellan et al., 2000 ; O’Brien et McLellan, 1996 ; White et McClellan, 2008). L’article le plus fréquemment cité pour exposer ces ressemblances est la revue de littérature réalisée par McLellan et al. (2000). Dans cet article, McLellan et al. (2000) rapportent des similitudes entre le TUS et le diabète, l’hypertension ou l’asthme sur le plan de : l’étiologie de ces troubles influencée par le même ensemble de facteurs (héritabilité génétique, choix personnels et de facteurs environnementaux) ; l’aggravation de l’état de santé, voire la mort prématurée en l’absence de traitement ; des taux de rechutes similaires à la suite d’un traitement ainsi que des facteurs de rechute semblables (pauvreté, le manque de soutien social, la présence de troubles de santé mentale). Enfin, sur la base d’une recension d’une centaine d’études évaluant le traitement du TUS avec groupe témoin, ils postulent que la rémission du TUS est rare tout comme dans le cas des maladies physiques chroniques pour lesquelles il n’existe pas de remède connu, mais dont le suivi à long terme permet d’amoindrir les conséquences.

S’il est juste d’affirmer qu’il existe certaines similitudes entre les maladies physiques chroniques et la proportion de personnes touchées plus sévèrement par le TUS, il demeure cependant que l’utilisation du terme chronique n’est pas adéquate pour caractériser le TUS. Le concept de chronicité renvoie indubitablement à l’aspect incurable ou irrévocable d’une maladie (Bedworth et Bedworth , 2010). Or, plusieurs études montrent qu’il est possible de se rétablir d’un TUS même si pour les cas les plus sévères, le parcours menant à la rémission peut parfois prendre plusieurs années. Une revue des études portant sur les trajectoires des personnes présentant un TUS révèle que pour 35 % à 54 % des gens, il faut en moyenne 17 années entre l’apparition du trouble et l’absence des critères diagnostiques du trouble au cours d’une année (Fleury et al., 2016). De même que le temps médian entre le premier épisode de traitement et la première année complète sans usage de substances est de neuf ans (Dennis et al., 2005). Les études de trajectoire de vie portant sur les « sorties de la toxicomanie » ont mis en lumière la pluralité des voies possibles vers le mieux-être (via l’abstinence, la réduction des risques, à l’aide d’un traitement formel, de groupe d’entraide, etc. [Caiata Zufferey, 2005 ; Castel et al., 1998]).

Par ailleurs, une mesure d’abstinence dichotomique réalisée peu après un traitement ne permet pas de prendre en compte le processus de changement qui s’est amorcé (Kougiali et al., 2017 ; Maisto et al., 2018). De la même façon, une rechute après un traitement n’indique pas forcément un échec de celui-ci (Maisto et al., 2018). Dans une enquête nationale canadienne auprès de personnes rapportant être en rémission d’un TUS, 20 % des participants ont déclaré avoir fait entre deux et cinq rechutes, alors que 15 % mentionnent avoir fait six rechutes ou plus depuis le début de leur processus de rémission (McQuaid et al., 2017).

Pour les tenants du modèle de maladie chronique du cerveau, le concept de chronicité s’appuie sur l’idée que la perte de contrôle des comportements de consommation persiste, car les modifications neurologiques qui en sont la cause demeurent présentes malgré les périodes d’abstinence (Leshner, 2001 ; McKay, 2009b ; NIDA, 2018 ; Tracy, 2016). Des études réalisées auprès de personnes dépendantes à la cocaïne, à l’héroïne, à l’alcool et aux amphétamines, pendant des périodes d’abstinence variant entre deux semaines et dix-sept mois, montrent des améliorations sur le plan de différentes fonctions exécutives (mémoire, prise de décision, inhibition, planification des tâches, fonction motrice), sans toutefois atteindre un niveau de fonctionnement normatif considéré comme antérieur à la dépendance (Ersche et al., 2006 ; Noël et al., 2013 ; Schulte et al., 2014 ; Verdejo-García et Pérez-García, 2007 ; Volkow et al., 2001). En outre, des études réalisées à l’aide de l’imagerie médicale permettent de constater que la présence de stimuli associés à la consommation active la trajectoire dopaminergique impliquée dans le phénomène de craving et que cette réponse demeure présente même après plusieurs années d’abstinence, bien qu’elle tende à diminuer avec le temps (Campanella et al., 2020 ; Dempsey et al., 2015 ; Li et al., 2013 ; Volkow et al., 2009 ; Wolf, 2016 ; Yang et al., 2019). C’est pourquoi plusieurs chercheurs vont qualifier le TUS de relapsing brain disease (Carter et al., 2009 ; Leshner, 1997 ; NIAAA, 2020 ; NIDA, 2018).

Le fait qu’il soit possible d’observer une réaction neurologique impliquée dans le phénomène de craving, et ce, même après plusieurs années d’abstinence n’implique pas forcément qu’il s’agit d’une relapsing brain disease. Soulignons d’abord que la rechute et le craving sont deux concepts distincts. Le désir intense de consommer ou le fait d’être en mesure d’observer des indicateurs neurochimiques liés à ce désir n’indiquent pas qu’il y aura une rechute. Il y a une nette distinction entre le désir de consommer (craving) et le comportement de consommer à nouveau (rechute) ; la rechute est un comportement induit par un ensemble de facteurs dont le craving n’en est qu’un parmi d’autres (Sliedrecht et al., 2019). Ainsi, le fait que les études montrent la persistance de la vulnérabilité associée au phénomène de craving n’implique pas forcément une perte de contrôle liée aux comportements de consommation, mais il est vrai en augmente la probabilité (Redish, 2013). Ces résultats illustrent la présence d’un conditionnement classique puissant dont l’effet d’apprentissage persiste (Schultz, 1998). Dans son article What neurobiology cannot tell us about addiction, Kalant (2010) met les lecteurs en garde contre un réductionnisme où les causes sont confondues avec les conséquences ; le conditionnement classique n’est pas une maladie du cerveau, il s’agit plutôt d’un des nombreux mécanismes d’apprentissage persistants impliqués dans le développement et le maintien du TUS.

La littérature à propos des dommages neurologiques causés par la dépendance aux SPA et la plasticité du cerveau à la suite d’une période d’abstinence prolongée est foisonnante. Il y a toutefois, une grande inconsistance parmi les résultats : une simple recension peut facilement rapporter tout et son contraire (voir à titre d’exemple les travaux de Tracy, 2016). L’inconstance dans les résultats peut notamment être causée par la variation d’une étude à l’autre dans la durée des périodes d’abstinence ou encore le fait que les études n’utilisent pas d’échelles standardisées (Basterfield, et al., 2019 ; Frazer et al., 2018). D’où l’importance d’utiliser des méta-analyses ou des revues systématiques pour conclure sur cette question.

Les auteurs d’une méta-analyse auprès de personnes présentant un trouble d’usage lié à l’alcool rapportent que les dommages neurologiques persisteraient en moyenne jusqu’à un an après le début de l’abstinence (Stavro et al., 2013). Tandis qu’une revue systématique recensant des études menées auprès d’ex-utilisateurs de cocaïne et une méta-analyse d’études se déroulant auprès d’ex-consommateurs de méthamphétamine conclut que l’état actuel des connaissances ne permet pas de postuler que les dommages neurologiques persistent au-delà d’une période d’abstinence prolongée (Basterfield et al., 2019 ; Frazer et al., 2018). Les auteurs de ces articles soulignent le manque de rigueur méthodologique de plusieurs études, notamment l’absence de critères d’inclusion portant sur une période prolongée d’abstinence, des taux importants d’attrition du côté du groupe d’anciens consommateurs ainsi que le fait que les groupes de comparaison ne sont pas appariés en fonction de l’âge ou de l’éducation, deux facteurs reconnus pour affecter la capacité à réaliser des tâches cognitives. D’autres auteurs avancent également que, à la suite d’une période d’abstinence, l’absence d’amélioration sur le plan des fonctions neurocognitives pourrait être due à des problèmes qui étaient présents avant l’apparition du problème de dépendance (Schulte et al., 2014). En définitive, la présence de ces biais atténue notre capacité à établir une relation de causalité entre la dépendance et la persistance des dommages neurologiques au-delà d’une période prolongée d’abstinence. Même advenant la démonstration empirique d’une telle relation de causalité à l’aide d’un devis pré-post, il est probable que de tels dommages se déclinent plutôt en un long continuum selon la sévérité du TUS.

Une conception monolithique du TUS

Une troisième critique à la conceptualisation du TUS en tant que maladie chronique s’intéresse justement à cette absence de gradation dans la sévérité du problème ; comme si toutes les personnes aux prises avec un TUS formaient un seul bloc monolithique dont le trouble serait particulièrement sévère. Certains chercheurs font une distinction parmi les utilisateurs de services spécialisés en dépendance : certains présenteraient un profil transitoire, c’est-à-dire que le trouble se résorberait assez facilement dans le temps, alors que pour d’autres il persisterait pendant plusieurs années (Brochu et al., 2014 ; Chauvet et al., 2015). D’après White (2008), les personnes présentant ce deuxième profil se différencient de celles présentant un profil transitoire par une plus grande sévérité clinique du trouble, une plus grande complexité (polydépendance, usage de drogue injectable, concomitance avec un ou des troubles de santé mentale), une plus grande vulnérabilité (historique familial de TUS, âge plus jeune de début du TUS, évènements traumatisants) ainsi qu’un capital plus faible de rétablissement.

L’absence de nuance dans la conceptualisation dite chronique du TUS proviendrait notamment du fait que la plupart des études à partir desquelles les tenants de cette conceptualisation tirent leurs conclusions ont été menées auprès de populations cliniques (White, 2008). Non seulement la population clinique est hétérogène, mais elle ne représente pas l’ensemble des personnes présentant un TUS (Fein et Landman, 2005). En comparaison avec des personnes aux prises avec un TUS, mais n’utilisant pas les services spécialisés en dépendance, les participants dans ces études ont un profil clinique plus sévère en termes de quantité consommée, de durée du problème et présentent une plus grande complexité clinique se manifestant par la concomitance avec d’autres troubles (Dawson, 1996 ; Fein et Landman, 2005 ; Moss et al., 2007 ; Storbjörk et Room, 2008). Cette complexité est d’ailleurs en cause dans l’obtention d’un pronostic moins favorable, ce qui s’actualise par une diminution de l’efficacité des traitements et la persistance du trouble s’apparentant chez certains à une certaine forme de chronicité (Helzer et Pryzbeck, 1988 ; Weisner et al., 2003).

L’étude du TUS sous la lunette des cas les plus sévères dresse un portrait non représentatif en termes de manifestations du trouble et de ses conséquences, une déformation de la réalité connue sous le nom de biais de Berkson ou d’illusion du clinicien (Cohen et Cohen, 1984 ; Heyman, 2009). Cette représentation serait d’autant plus déformée vu la proportion importante de personnes n’utilisant pas les services spécialisés en dépendance (Dawson et al., 2005 ; Kelly et al., 2017 ; Müller et al., 2020 ; Stinson et al., 2006). En effet, approximativement 10 % des personnes ayant un TUS consultent pour leur problématique (Substance Abuse and Mental Health Services Administration [SAMHSA], 2016).

Par ailleurs, trois observations issues des résultats des études portant sur des populations non cliniques vont à l’encontre d’une conceptualisation chronique du TUS pour l’ensemble des personnes qui en sont affectées. Premièrement, les taux élevés de rémission dans plusieurs études réalisées à partir de la population générale montrent qu’il s’agit de la norme plutôt que de l’exception (Heyman, 2013). À partir d’analyses rétrospectives menées sur des échantillons de personnes issues de la population générale qui rapportent avoir eu une dépendance aux substances au cours de leur vie, ces études rapportent des taux de rémission autour de 63 % à 75 % pour l’alcool (Dawson et al., 2005 ; Sobell et al., 1996), de 75 % pour la cocaïne et le cannabis (Lopez-Quintero et al., 2011). Deuxièmement, la notion de chronicité implique une dégradation de l’état de la personne en l’absence de traitement, mais plusieurs études indiquent qu’il est possible de se rétablir d’un TUS sans avoir recourt à une aide formelle, phénomène qualifié de rémission spontanée ou naturelle (Granfield et Cloud, 1999 ; Rumpf et al., 2007 ; Sobell et al., 1996 ; Waldorf et Biernacki, 1979). Le cas des soldats américains au Viêtam est l’un des exemples les plus fréquemment cités pour illustrer ce phénomène ; ces hommes avaient développé une forte dépendance à l’héroïne pendant leur séjour, dépendance qui s’est résorbée à leur retour au pays sans avoir recours à une forme quelconque de traitement pour 95 % d’entre eux (Robins et al., 1974). Non seulement l’absence de traitement n’entraîne pas forcément la dégradation de l’état de la personne aux prises avec un TUS, mais d’autres données montrent que la rémission peut même se produire sans une seule rechute. C’est ce que rapportent la moitié des personnes répondant aux critères diagnostiques du TUS au cours de la vie dans une étude canadienne menée auprès de la population en générale (McQuaid et al., 2017). Troisièmement, la prise en compte des courbes développementales dans l’étude du phénomène de TUS montre qu’il s’agit d’un problème qui débute vers la fin de l’adolescence et qui prend fin au début de la vie adulte pour une majorité de personnes présentant ce problème (Heyman, 2009 ; Seeley et al., 2019). Les données populationnelles québécoises vont d’ailleurs en ce sens en montrant que parmi tous les groupes d’âge, les personnes âgées de 15 à 24 ans sont les plus représentés quant à la dépendance à l’alcool ainsi qu’à l’utilisation d’autres substances illégales (Kairouz et al., 2008). Des observations similaires sont rapportées dans les études populationnelles menées en France, lesquelles révèlent que les taux de dépendance à l’alcool et aux autres substances se retrouvent en plus grandes proportions chez les jeunes adultes avant de diminuer progressivement (Beck et Richard, 2013 ; Dupuy et al., 2009).

La prise en compte des résultats provenant des études non cliniques démontre que le TUS n’est pas un phénomène homogène sur le plan de la sévérité et de ses manifestations (Acier et al., 2008 ; Kairouz et al., 2008 ; Kelly et al., 2017 ; McQuaid et al., 2017). Il apparaît donc incorrect d’appliquer les conclusions des études menées auprès d’une minorité de personnes présentant un profil plus sévère à une majorité de personnes pour qui le problème n’a pas la même ampleur (Dawson, 1996 ; White, 2008). Ainsi, pour plusieurs auteurs, la conception chronique du TUS s’applique uniquement à ceux présentant un profil plus sévère (Fleury et al., 2016 ; Hall et al., 2015 ; Kincaid et Sullivan, 2010 ; McKay, 2013 ; White, 2012 ; White et McClellan, 2008 ; Wiens et Walker, 2015). La sévérité de leur profil s’apparenterait aux problèmes chroniques de santé physique dont les périodes de stabilités et de détérioration requièrent des soins au long cours (McLellan et al., 2000).

Conclusion

De cette réflexion critique sur les fondements théoriques de la notion de chronicité émergent trois grands constats. Premièrement, l’adoption d’une perceptive bio-psycho-sociale semble mieux refléter les dynamiques complexes qui subsistent entre les facteurs d’ordre individuel (génétique, neurologique, psychologique) et de contexte (social, politique, environnemental) impliqués dans le développement et le maintien du phénomène de dépendance (Couteron, 2019 ; Landry et Brochu, 2012). À cette perspective bio-psycho-sociale, s’ajoute également la dimension expérientielle, c’est-à-dire la façon dont la personne vit et comprend sa problématique d’usage (Morel, 2019).

Les avancées dans le domaine neurologique ont permis d’améliorer notre compréhension de plusieurs phénomènes impliqués dans le développement et le maintien du TUS en exposant la taille du défi que doivent surmonter les personnes qui tentent d’arrêter de consommer (Snoek, 2017). Néanmoins, ces découvertes ne doivent pas mener à une sur simplification de phénomènes complexes tels que la capacité à contrôler ses comportements de consommation donnant ainsi l’image d’un automate qui obéit à des commandes neurobiologiques (Peele, 2016). De plus, le fait que les substances psychoactives induisent des changements dans les structures du cerveau n’en fait pas pour autant une maladie du cerveau. Les TUS entraînent également des conséquences parfois tout aussi permanentes dans les différentes sphères de vie des personnes qui sont aux prises avec cette problématique (sur le plan judiciaire, des relations sociales, etc.). Mettre uniquement de l’avant les conséquences neurobiologiques est réducteur et occulte la complexité du problème. La réduction à la seule dimension neurobiologique nous amène à nous centrer uniquement sur l’individu au détriment des dimensions sociales, collectives et culturelles qui jouent aussi un rôle dans l’initiation et le maintien du problème (inégalités sociales de santé, stigmatisation, politiques réglementant l’accès, etc.). Alors que l’émergence et la persistance de la problématique d’usage trouvent aussi un terreau fertile dans certains aspects spécifiques à notre contexte socioculturel contemporain, à savoir la quête effrénée du plaisir immédiat, la valorisation de l’excès, la stimulation sensorielle intense, mais éphémère ainsi qu’une accessibilité instantanée aux objets de désir, ce que plusieurs ont qualifié de société addictogène (Chambon et Couteron, 2019).

La conceptualisation du TUS n’est pas une simple discussion d’ordre sémantique ; elle a une influence sur l’orientation des services (Suissa, 2009). L’adoption d’une perceptive bio-psycho-sociale apparaît être plus profitable sur le plan du traitement. Cette perspective permet notamment de cibler des éléments sur lesquelles la personne aux prises avec un TUS est en mesure de changer (perception, gestion des émotions, etc. ; Becoña, 2018). En considérant l’ensemble des facteurs impliqués dans le développement et le maintien du problème, l’offre de service devient plus globale, ce qui favorise la mise en place de services intégrant aussi des éléments de la sphère sociale. Des services, tels que le Travail Alternatif Payé à la Journée (TAPAJ ; Delile et al., 2018 ; Spectre de rue, 2024) ou Logement d’abord (Tsemberis, 2011), adoptent une approche globale où la problématique d’usage, sans l’occulter, n’est pas la centration principale. En misant sur l’insertion par l’entremise de l’emploi (TAPAJ) ou du logement (Logement d’abord), ces initiatives améliorent les conditions de vie des personnes, suscitent leur désir de se projeter positivement dans l’avenir et leur donnent l’occasion de regagner du pouvoir sur leur vie.

Deuxièmement, le TUS n’est pas un phénomène homogène sur le plan de la sévérité : parmi l’ensemble des personnes présentant un TUS, certaines s’en sortent assez rapidement à l’aide de service ou non, pour d’autres le problème persiste dans le temps et s’accompagne d’une plus grande sévérité ainsi que d’une concomitance avec d’autres problèmes. Tout comme la capacité à exercer son libre arbitre ou la persistance des dommages causés par la consommation ne sont pas des notions dichotomiques. L’adoption d’une vision en continuum du TUS et de ses manifestations semble refléter plus adéquatement le portrait complexe et nuancé qui se décline selon la sévérité du TUS, la durée de la dépendance, les substances consommées, les caractéristiques de l’individu et de son environnement.

Dans ce contexte, il convient de mettre en place une large gamme de services conçus pour répondre aux différents niveaux de sévérité des personnes allant de services d’intervention précoce (comme les consultations jeunes consommateurs ; Couteron, 2016) à des traitements au long cours pour des personnes présentant des besoins complexes (Beaulieu et al., 2022), en passant par une variété de services à plus ou moins court terme. Soulignons à cet effet, que la conceptualisation du TUS en tant que maladie chronique a contribué à la reconnaissance des besoins de service au long cours pour ces personnes dont le profil est plus sévère (Beaulieu et al., 2021). Elle a favorisé la conception de services à long terme d’intensité variable qui misent sur la continuité (Dennis et al., 2003 ; McKay et al., 2010). Par ailleurs, en proposant du soutien de façon continue, les groupes d’entraide AA/NA s’inscrivent dans une offre au long cours dont l’intensité peut s’ajuster selon les besoins des personnes. Mais est-il nécessaire de qualifier leur trouble de chronique pour concevoir des services répondant à leurs besoins ?

Cela nous amène au troisième et dernier constat de cette réflexion critique sur la notion de chronicité : le concept de chronicité n’est pas adéquat pour qualifier la sévérité et le maintien du TUS dans le temps. Le terme chronique renvoie à l’aspect incontrôlable et irrévocable d’une maladie. Concevoir le TUS comme une maladie chronique où les personnes qui en sont atteintes n’ont pas de contrôle sur leurs comportements nuit à leur sentiment d’auto-efficacité, leur agentivité et ultimement leur processus de rémission (Burnette et al., 2019 ; Carreno et Pérez-Escobar, 2019 ; Heather et al., 2018 ; Peele, 2016 ; Snoek, 2017 ; Wiens et Walker, 2015). Quant à la notion d’irrévocabilité, plusieurs études montrent que la rémission est possible, même si elle s’échelonne sur plusieurs années (Dawson et al., 2005 ; Fleury et al., 2016 ; Heyman, 2017 ; Vaillant, 2003). Un terme renvoyant au caractère persistant du TUS pour cette proportion de personnes reflèterait mieux l’idée que pour ces personnes le trouble s’étire sur plusieurs années sans impliquer forcément son irrévocabilité (ex. : TUS persistant ou TUS au long cours).

La conception du TUS comme une maladie chronique du cerveau est souvent accompagnée de l’argument voulant que la vision médicale du TUS contribue à sa déstigmatisation (Burnette et al., 2019 ; Carter et al., 2009 ; Hall et al., 2015 ; Valleur, 2009 ; Volkow et Koob, 2015). Or, cela contribuerait plutôt à les positionner comme des personnes « anormales », différentes des « gens normaux » (Walsh et Foster, 2021). Une méta-analyse regroupant les résultats de 26 études a montré que les explications neurobiologiques des problèmes de santé mentale (incluant les TUS) sont associées à un plus grand désir de distance sociale, une perception de la dangerosité et davantage de pessimisme envers leur potentiel de rétablissement, sans aucune réduction du blâme qui leur est attribué (Loughman et Haslam, 2018). Ainsi, il est essentiel de préserver une conception multidimensionnelle et nuancée du TUS afin que la réponse offerte aux personnes qui en ont besoin soit adéquate.