Corps de l’article

Introduction

L’avènement des technologies a amené de nouvelles possibilités quant aux différents moyens pour les personnes de s’adonner aux jeux de hasard et d’argent (JHA) en ligne. L’augmentation du nombre de joueurs en ligne s’observe depuis déjà quelques années (Pallesen et al., 2021 ; Williams et al., 2020). Au Canada, plus de 2100 sites de casinos sont disponibles en ligne, situant le pays parmi ceux dépensant le plus d’argent dans le jeu en ligne (JEL) (Bush, 2023). La prolifération des technologies peut être un des facteurs ayant incité une plus grande diversité de personnes à jouer aux JHA, comme peut en attester l’augmentation de la participation à ces jeux chez les populations plus jeunes (adolescents et jeunes adultes) (Hollén et al., 2020).

Impacts de la pandémie de COVID-19 sur la transition numérique du jeu

Cette transition numérique a été accélérée par la pandémie de COVID-19 en 2020. La pandémie et le confinement qui a eu lieu dans plusieurs régions du monde ont en effet amené plusieurs personnes à se tourner vers les plateformes en ligne pour leurs activités quotidiennes (télétravail, épicerie en ligne, rencontres virtuelles, etc.) (Bilodeau et al., 2021) et pour continuer de s’adonner aux JHA (Kairouz et al., 2023 ; Xuered et al. 2021). Au Québec et au Canada, les mesures sanitaires ont inclus une restriction d’accès pour plusieurs établissements considérés non essentiels (ex. : restaurants, cinémas) et parmi ceux-ci, les lieux de JHA (ex. : casinos, salles de poker, bars et clubs) (Chaire de recherche sur l’étude du jeu, 2020 ; Czegledy, 2020 ; World Lottery Association, 2020). Étant donné la fermeture de ces lieux physiques, les personnes voulant s’adonner aux JHA ont dû s’orienter vers les sites de JEL existants. Ces sites proposent diverses formes de jeu, similaires à ceux offerts en présentiel (ex. : machines à sous, billets de loterie, jeux de cartes [poker, black jack, etc.], paris sportifs). La transition des JHA vers la plateforme de jeu en ligne lotoquebec.com, le seul site légal de JEL au Québec, a conduit à une augmentation importante des revenus pour la société d’État. En 2021-2022, les produits de la plateforme en ligne représentaient 17,6 % des produits totaux de Loto-Québec, contre 5,0 % en 2019-2020 (Loto-Québec, 2022). Ainsi, les restrictions associées à la pandémie COVID-19 semblent avoir occasionné une migration du jeu hors ligne (JHL) vers le JEL pour certains joueurs (Kairouz et al., 2023), en particulier ceux qui n’utilisaient pas les services offerts en ligne avant d’y être contraints (Xuereb et al., 2021). Effectivement, plusieurs auteurs avancent que les joueurs hors ligne se dirigeraient de plus en plus vers les JEL, et ce, même avant le contexte restrictif de la pandémie. Cette migration vers les JEL est préoccupante sachant le plus haut niveau de risque associé aux JEL par rapport aux JHA traditionnels (Gainsbury et al., 2016 ; Kim et al., 2015 ; Langham et al., 2015 ; Marionneau, 2023 ; Papineau et al., 2018).

Notions de risque dans les JHA

La notion de risque dans la recherche sur les JHA correspond à tous les facteurs en lien avec le JHA faisant en sorte que la personne serait plus sujette à développer des habitudes de jeu problématique (Rockloff et Dyer, 2006). Au-delà de la notion objective de risque que peuvent représenter les activités de JHA, il est intéressant de noter la perception du risque qu’entretiennent les personnes joueuses à l’égard des JHA. Celle-ci est modérée par des facteurs individuels et contextuels et influence leurs comportements de jeu (Spurrier et Blaszczynski, 2013 ; Kristiansen et al. 2014). Par exemple, une étude sur la perception de risque chez des adolescents a révélé que les personnes ayant une plus faible perception du niveau de risque seraient plus sujettes à jouer fréquemment (Kristiansen et al. 2014). Aussi, une méta-analyse de Spurrier et Blaszczynski (2013) relève que les joueurs avec des comportements problématiques maintiendraient leur motivation à jouer, malgré leurs attentes et expériences négatives dans les JHA, en raison d’une perception plus optimiste du risque associé à leur activité. Ainsi, il semble que la perception du risque associé aux activités de JHA influence les habitudes de participation aux JHA.

Prévention adaptée au JEL

Considérant le plus haut niveau de risque lié au JEL qu’au JHL, ainsi que la migration accélérée vers ce type de jeu observée dans les dernières années, il importe d’implanter des mesures efficaces de prévention et de réduction des méfaits (Marionneau, 2023). En effet, il est nécessaire que les campagnes de prévention ou de réduction de méfaits orientées vers le JEL soient conçues de manière distincte à celles centrées sur le JHL sachant les enjeux additionnels qu’entraîne la numérisation de l’environnement de jeu (ex. : l’accès géographique, le degré d’engagement dans le jeu, la disponibilité, l’accessibilité) (Allami et al., 2021 ; Egerer et Marionneau, 2023 ; Hörnle et al., 2019 ; Newall, 2023 ; Marionneau et al., 2023). De plus, sachant que la perception du risque associé à ces activités module les comportements de jeu, il apparaît pertinent de développer des stratégies de prévention intégrant la manière avec laquelle les joueurs perçoivent le risque associé aux JEL (Spurrier et Blaszczynski, 2013).

Par ailleurs, afin de dégager de nouvelles avenues de prévention, il semble également à propos de s’intéresser au contexte d’initiation de la pratique de jeu, c’est-à-dire aux attitudes, aux normes subjectives et aux perceptions de contrôle comportemental qui amène les personnes à s’engager dans une activité de JHA plutôt qu’une autre (León-Jariego et al., 2020 ; Wang et al., 2021, Li et al. 2013). À cet effet, il peut s’avérer pertinent de considérer les personnes jouant ou non à un type de jeu comme des groupes distincts (León-Jariego et al., 2020) dont les contextes d’initiation varient, et de s’inspirer de leurs motifs de non-initiation pour développer des stratégies préventives (Muyurama et al., 2023). Dans une optique d’accroissement des stratégies préventives en matière de JEL, il apparaît pertinent de développer la compréhension des motifs de non-initiation associés à cette forme de JHA telle que rapportée par des personnes ne s’adonnant pas aux JEL de sorte à pouvoir prévenir l’initiation ou la migration des joueurs hors-ligne vers une forme de jeu potentiellement préjudiciable. Toutefois, bien que la documentation scientifique offre des indices sur les motifs d’initiation aux JEL chez les joueurs en ligne (Wood et al., 2007), il existe peu d’informations concernant les perceptions qu’ont les joueurs qui ne jouent pas en ligne et qui ne s’intéressent pas à cette plateforme de jeu malgré son accessibilité grandissante.

À cet effet, cet article vise à accroître les connaissances sur les différentes perspectives des joueurs ne s’adonnant pas aux JEL en explorant, à l’aide d’entretiens individuels semi-structurés, les perceptions d’une population de joueurs de JHL sur le JEL. À terme, ce projet pourrait amener des pistes de réflexion afin de mieux adapter les stratégies de prévention au JEL, ainsi qu’aux profils des joueurs ou non-joueurs.

Méthode

Cette étude exploratoire a recours à un devis qualitatif afin d’obtenir des données riches et de se pencher sur le « pourquoi » et le « comment » nos participants jouent, afin de saisir leur expérience subjective (Cleland, 2017). L’étude découle d’analyses secondaires d’entrevues semi-structurées de joueurs faisant partie d’une étude qualitative descriptive. L’étude originale a été approuvée par le comité d’éthique en recherche — Lettres et sciences humaines (CER-LSH) de l’Université de Sherbrooke (N/Réf : 2018-1751/Monson). Les participants de l’étude originale (n = 30) ont été recrutés à l’aide de publicités (journaux gratuits dans le métro, bibliothèques, organismes communautaires, médias sociaux, bars et dépanneurs de Montréal). Les critères d’inclusion de l’étude originale étaient de s’identifier comme joueur, d’avoir plus de 18 ans et de pouvoir participer à une entrevue en anglais ou en français. Afin de réaliser l’objectif de la présente étude, les joueurs ont été catégorisés en deux groupes : joueurs en ligne et joueurs hors ligne en fonction des habitudes de jeu qu’ils rapportaient en entrevue. Seuls ceux jouant hors ligne ont été inclus dans l’échantillon présenté, c’est-à-dire ceux qui ne jouaient pas en ligne au moment de l’entrevue, qui n’avaient jamais joué en ligne ou qui ne voulaient pas jouer en ligne.

Échantillon

L’échantillon de la présente étude (n = 28) compte 19 hommes et 9 femmes, âgés de 25 à 75 ans (µ = 50,3). Plus d’informations sur les caractéristiques démographiques de l’échantillon se retrouvent dans le Tableau 1.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon à l’étude

Caractéristiques de l’échantillon à l’étude

Note.

* Pour différentes raisons : retraite, à la maison, recherche d’emploi, aide sociale, etc.

** Les participants jouaient à plusieurs types de jeux à la fois.

-> Voir la liste des tableaux

Collecte de données et mesures

Pour les besoins de l’étude originale, des entretiens en français ont été menés en personne entre février et mars 2020 par un membre de l’équipe de recherche formé aux entrevues qualitatives. La durée des entretiens était de 22 à 85 minutes. Des pseudonymes étaient attribués aux participants pour préserver l’anonymat.

Le guide d’entrevue rédigé par l’équipe de recherche était composé de 15 questions ouvertes. Les questions exploraient la manière dont différents joueurs définissent et utilisent des stratégies de jeu responsable (JR). La définition du JR, l’identification et l’évaluation des stratégies actuelles de JR, les obstacles à leur utilisation, les motivations à jouer, ainsi que les façons avec lesquelles le JR est promulgué figuraient parmi les sujets abordés. Un exemple de question était : « Comment pensez-vous que les stratégies de jeu responsable s’appliquent aux jeux hors ligne par rapport aux jeux en ligne (c.-à.-d. sur Internet) ? »

Les participants ont également répondu à une sous-échelle de l’Indice de gravité du jeu excessif (ICJE). Il s’agit d’un outil communément utilisé dans le domaine de JHA pour identifier le niveau de risque associé aux habitudes de jeu. La sous-échelle utilisée, soit l’Indice de gravité du jeu compulsif (IGJC) (Ferris et Wynne, 2001), est pour sa part un instrument de dépistage auto rapporté standardisé contenant neuf items permettant d’évaluer la gravité des habitudes de jeu en quatre catégories selon le score obtenu : Sans problème = 0 ; À faible risque = 1 à 2 ; À risque modéré = 3 à 7 et ; Jeu problématique = 8 et +. Des études ont démontré que cet instrument a une forte validité et fidélité (Currie et al., 2013 ; Wynne, 2003).

Analyses et cadre théorique

Les entretiens ont été retranscrits et vérifiés par deux personnes lors de l’analyse primaire de l’étude originale. Dans le cadre de la présente étude, les verbatim de l’échantillon ont été analysés avec une approche inductive dans le but de ressortir le contenu concernant le JEL (Blais et Martineau, 2006). En utilisant l’analyse thématique comme méthode d’analyse (Paillé et Mucchielli, 2012), les thèmes émergents associés à la perception des JEL ont été extraits au moyen du logiciel NVivo 10.

L’analyse et l’interprétation des résultats s’appuient également sur le cadre théorique de la participation au JHA et du développement de problème de jeu créé par Chevalier (2003). Ce cadre propose trois volets touchant les conditions nécessaires à l’initiation au jeu, les explications de poursuite du jeu et du développement potentiel du jeu problématique. Le volet d’intérêt pour cette étude est celui touchant aux conditions d’initiation au jeu ; soit la capacité de jouer (physique et mentale), les disponibilités requises (ex. : du jeu, des mises, temporelles) et la représentation des JHA (la légitimité du jeu et son utilité). Ce cadre théorique permettra donc de voir comment le discours des joueurs ne jouant pas en ligne permet de saisir leurs motifs de non-initiation.

Résultats

L’analyse thématique a permis de dégager deux thèmes principaux expliquant la non-initiation aux JEL qui s’articulent autour de la notion du risque perçu dans le JEL : 1) Faible légitimité du JEL et ; 2) Perte de contrôle avec le JEL (voir Figure 1). Il a été identifié que d’une part, les participants accordent une faible légitimité aux JEL, liée au délai de réception de gains, à l’origine du contrôle du jeu et aux soupçons de fraudes, et d’autre part, qu’ils identifient plusieurs facteurs associés à la perte de contrôle, liée au fonctionnement et à la structure des JEL, augmentant le risque perçu des JEL vis-à-vis les JHL.

Figure 1

Arborisation thématique découlant des analyses d’entrevues

Arborisation thématique découlant des analyses d’entrevues

-> Voir la liste des figures

Faible légitimité du JEL

Le cadre théorique de Chevalier (2003) définit la légitimité comme étant « une représentation, un construit, qu’une personne établit ou négocie à partir de ses propres valeurs et des valeurs de ses environnements sociaux proximaux ou distaux ». Le discours des participants permet d’abord d’identifier ce premier thème qu’est la faible légitimité perçue envers le JEL. Plusieurs démontrent cette position en s’interrogeant sur le délai de réception de leurs gains, la légitimité de l’opérateur et la possibilité d’être victime de fraudes.

Délai de réception de gains

Un point expliquant cette faible légitimité perçue par les participants est le doute de recevoir leurs gains, ainsi que le délai avant de pouvoir toucher à ceux-ci. Certains, comme Noah (homme, 55 ans), se demandent s’ils vont les recevoir : « Je ne sais pas. Vont-ils me payer aussi ? Vont-ils prendre six mois à me payer ou deux mois ou je ne sais pas […]. »

Légitimité de l’opérateur

Une seconde explication de cette faible légitimité est la suspicion entourant la provenance du contrôle des jeux. Certains participants se questionnent concernant la légitimité des opérateurs étant à l’origine des sites des jeux, notamment la possibilité que les sites soient opérés par des organisations issues du crime organisé ou encore de gouvernements étrangers : « C’est qui qui contrôle ça ? C’est-tu le gouvernement, le gouvernement des États-Unis, c’est-tu la mafia, c’est-tu un groupe de milliardaires ou millionnaires super honnêtes ? On ne sait pas. […] » (Noah, homme, 55 ans)

D’autres affirment se méfier du gouvernement du Québec et de Loto-Québec en matière de JEL, indiquant que l’objectif premier de l’industrie est de faire de l’argent. Une participante en particulier affirme que : « Loto-Québec puis le gouvernement, eux autres, ils sont morts de rire » (Charlotte, femme, 68 ans), soulignant son manque de confiance et témoignant de mauvaises intentions prêtées aux institutions du jeu.

Soupçons de fraudes

Un dernier raisonnement alimentant le manque de légitimité perçu du JEL est lié aux soupçons de fraudes potentielles en lien avec le partage d’informations bancaires, comme mentionné par Charlie (femme, 46 ans) : « […], mais moi, rentrer ma carte de crédit, tout ça, on ne sait pas, on a peur pour les fraudes. Je ne sais pas, moi je n’aime pas les jeux électroniques comme ça. »

Il convient de noter que cette faible légitimité n’est pas partagée par l’ensemble des participants. Lors des entrevues, certains ont évoqué le contraire vis-à-vis les JEL. L’analyse des discours a révélé que des joueurs considèrent les opérateurs du JEL comme plus « honnêtes » et « généreux » que les opérateurs du JHL et qu’ils ne les perçoivent pas comme des « fraudeurs » en raison de leur apparente légitimité : « […] ça demande tes informations. Tu les donnes parce que c’est protégé, ce ne sont pas des fraudeurs qui font [ces] sites. Ce sont vraiment des sites protégés » (Marc, homme, 28 ans). Selon certains participants, étant donné leur nouveauté et leur désir d’amener plus de gens à utiliser les JEL, ces sites protégés essaient d’encourager l’essor du jeu.

Bref, ce thème fait ressortir les doutes par rapport à la réception des gains, la légitimité des opérateurs et les soupçons de fraudes en lien avec le partage d’informations bancaires. Les attitudes majoritairement négatives attestent des a priori défavorables qu’ont les joueurs hors ligne envers le JEL.

Perte de contrôle avec le JEL

Un deuxième thème relié à la perception de risque et provenant de l’analyse du discours des participants explore des facteurs augmentant la perte de contrôle associée aux JEL. C’est le cas des facteurs liés au fonctionnement du jeu (l’omniprésence du JEL, la grande disponibilité des nouvelles technologies, l’intangibilité du mode de paiement et la rapidité du jeu) et à son environnement physique (l’environnement sans frontière du JEL, le confort et l’aspect solitaire du jeu).

Reliés au fonctionnement du JEL

Omniprésence du JEL. Selon les participants, un premier facteur relié au fonctionnement du JEL et amplifiant le risque de perdre le contrôle avec les JEL est leur disponibilité permanente (24 heures sur 24). Plusieurs trouvent préoccupant le fait qu’on puisse jouer à toute heure de la journée. Comme l’avance une participante, « l’occasion fait le larron » (Daphné, femme, 74 ans). La possibilité de jouer la nuit est revenue dans de nombreuses entrevues comme étant un aspect encourageant les comportements problématiques. « Mais là, en pleine nuit vous pouvez vous lever et dire “Oh ! Je vais jouer une petite demi-heure, une heure, deux heures”. C’est tellement plus facile de jouer beaucoup, beaucoup. Je trouve ça terrible. » (Daphné, femme, 74 ans)

Grande disponibilité des nouvelles technologies. Un autre facteur cité comme augmentant la perte de contrôle avec le JEL est la large disponibilité des nouvelles technologies due à leur prolifération. Selon certains, nous serions tous rendus « branchés » sur nos ordinateurs, nos téléphones intelligents ou nos tablettes (Victor, homme, 53 ans). L’utilisation des téléphones intelligents comme facteur facilitateur est revenue à plusieurs reprises en entrevue. Un participant qualifie même les temps actuels de « l’époque des cellulaires » (Louis, homme, 45 ans).

La peur qu’ont plusieurs participants des nouvelles technologies et de leur prolifération est aussi ressortie des entrevues. Certains participants d’avis similaire avancent que les choses vont de « pire en pire » (William, homme, 51 ans) avec les nouvelles technologies et qu’il faudrait faire attention aux avancées futures dans le domaine. Quelques-uns qualifient le JEL à l’ordinateur « [d]’épouvantable » tandis que d’autres affirmaient être sans moyen vis-à-vis cet appareil : « Seigneur. Déjà, juste en partant, devant l’ordinateur, je fige, je bloque tout. » (Félix, homme, 66 ans). D’autres déclarent ne pas vouloir y jouer et activement se protéger contre cette tentation en n’ayant aucune application de jeu en ligne ou de connexion Internet sur leur téléphone intelligent. « […] puis un joueur compulsif sur son téléphone, et bien ce doit être mortel. Je ne veux même pas […] Moi, je n’ai aucune application. Je n’ai jamais eu une application [de JEL]. Je sais comment ça marche. Je ne veux rien savoir. » (William, homme, 51 ans).

Dans le même ordre d’idée, il est intéressant de noter qu’en entrevue, les participants partagent leurs opinions quant à l’évolution future des JEL et sur le risque de rendre ces technologies encore plus attirantes. Selon eux, avec le développement des nouvelles technologies, les JEL risquent d’évoluer de manière préoccupante, d’être plus accessibles et les mesures préventives mises en place par les organisations devront refléter cette tendance.

En entrevue, certains participants nuancent les risques de perte de contrôle liés à cette grande disponibilité des technologies en rapportant avoir une faible littératie numérique et familiarité avec les JEL. En effet, bien que les JEL soient partout, ils seraient moins accessibles pour plusieurs participants étant donné leur manque de connaissances numériques en matière de JEL, ou le fait qu’ils n’aient pas accès à ces modalités de jeu. Certains participants affirment même ne pas beaucoup entendre parler des JEL vu leur nouveauté.

[…] on ne parle pas beaucoup des jeux en ligne. On parle surtout des jeux de société ou des loteries. Je n’ai pas beaucoup entendu parler des notions de jeu responsable par rapport aux jeux en ligne. Peut-être parce que c’est trop nouveau.

Victor, homme, 53 ans

Ce manque de connaissances est d’ailleurs remarqué par l’intervieweuse par le fait que plusieurs participants lui posent des questions sur le fonctionnement des JEL et sur la manière de procéder aux paiements (cartes de crédit). Nombreux sont ceux qui parlent également de la complexité de ce type de jeu et des nouvelles technologies (ex. : téléphones, ordinateurs, Internet).

Intangibilité du mode de paiement. Pour les participants, un troisième aspect facilitant la perte de contrôle des JEL est le mode intangible de paiement. En effet, il est mentionné en entrevue que l’utilisation des cartes de crédit dans les JEL rend plus facile les grandes dépenses. D’autres mentionnent les problèmes monétaires pouvant découler de ce type de jeu (ex. : inconscience des pertes financières, intangibilité de l’argent gagné, emprunts). Beaucoup soutiennent que le JEL rend sûrement plus difficile le contrôle de leurs habitudes de jeu et limite leur capacité à rester responsable. De l’avis des participants, cette méthode empêche le joueur d’avoir une vraie notion de l’argent dépensé et l’amène à se « vider » plus rapidement, voire à faire faillite. Selon certains, la meilleure solution est donc de ne pas jouer en ligne.

Tu sais, ce n’est pas comme si tu sors ton argent de ton portefeuille puis tu le mets dans la machine. Là, c’est ta carte de crédit en ligne, puis, tu sais, je ne sais pas ce qu’est la limite que tu peux jouer dans une journée, mais tu peux vider ton compte là…

Zoé, femme, 25 ans

Malgré tout, ce point de vue n’est pas partagé par tous. Pour certains participants, la réalité virtuelle de l’argent utilisé facilite au contraire le contrôle dans ce type de JEL. Selon eux, l’utilisation de carte de crédit et prépayée peut potentiellement aider au contrôle des dépenses.

Mais je pense qu’à ce niveau-là, il y a plus de restrictions, il y a plus de limites, alors on peut calculer d’une meilleure façon le montant d’argent qu’on va dépenser, parce qu’on a quand même plus le contrôle. Dans les machines à sous, dans les bingos […] on a tendance à dépenser plus d’argent, parce qu’on ne voit pas l’argent y aller, comme plus vite. Alors je pense, à ce niveau-là, en ligne, on a plus de contrôle.

Jacob, homme, 36 ans

Rapidité du jeu. Un dernier facteur augmentant la perte de contrôle relié au fonctionnement du JEL est la rapidité du jeu. Les participants s’interrogent sur le temps que dure le plaisir en ligne ou affirment que le « fun » se termine très vite avec les JEL, un peu comme avec les JHL. Un participant mentionne d’ailleurs la similarité entre l’interface du JEL et la loterie vidéo (JHL). Les deux se déroulent devant un écran et proposent une rapidité similaire.

Si tu as l’argent en banque ou tu as une carte de crédit, tu t’inscris sur le site web, tu as tout sur l’écran, alors un peu comme la loterie vidéo. C’est là où est-ce que le « fun » commence. Mais, ça se termine aussi vite dès que tu n’as plus un cent.

Hugues, homme, 32 ans

Reliés à l’environnement physique du JEL

L’environnement sans frontières du jeu. Un premier aspect mentionné par les participants augmentant la perte de contrôle relié à l’environnement du JEL est l’environnement sans frontières du JEL. Ceux-ci soulignent que l’environnement du JEL n’a pas de lieu géographique fixe, qu’il se situe partout et qu’il suffit d’une bonne connexion Internet. Les participants affirment qu’il est maintenant possible d’être en ligne et de jouer de n’importe où sur un écran. À leurs yeux, cet aspect du jeu le rend problématique, parce qu’il est plus difficile à contrôler, le rendant moins propice au jeu responsable. « Pas qu’ils sont moins responsables, en général, le monde qui jouent [aux JEL], mais je pense que ça serait plus facile d’être moins responsable, parce que justement, on l’a constamment devant nous. » (Zoé, femme, 25 ans). »

Selon certains participants, les JEL sont beaucoup plus, sinon trop, accessibles par rapport aux JHL étant donné que l’individu peut maintenant jouer de son domicile. Les participants se déclarent inquiets par rapport à ce facteur augmentant la possibilité de perte de contrôle, surtout en ce qui a trait aux populations vulnérables.

[…] je trouve que quelqu’un qui est sur le bord de flancher, je trouve ça vraiment, mais vraiment dangereux pour ces gens-là. […] ça peut devenir pour lui une façon de s’évader, puis le fait qu’il soit à la maison, en ligne. Moi je trouve ça assez préoccupant. […] alors là, tu as quelqu’un qui est dans une situation qui n’est pas le «  fun  » pour toutes sortes de raisons puis là, il est deux heures du matin, il ne dort pas, puis […] il ouvre son ordinateur puis, il part là-dedans… Moi je trouve ça vraiment préoccupant pour ça.

Léa, femme, 56 ans

D’autres déplorent le fait que le joueur n’ait plus à se déplacer physiquement (ex. : pour aller au bar ou au casino), à s’habiller ou à sortir dans les intempéries extérieures pour pouvoir jouer. Selon un participant, ce type d’environnement pourrait occasionner des conséquences terribles, comme la possibilité de faillite personnelle.

En ligne c’est pire. C’est pire parce que tu l’as toujours avec toi. Tu vas te vider. Si tu fais rentrer ça chez vous, tu vas faire faillite. Jamais en ligne, c’est la pire affaire. […] Tu n’as qu’à peser. Tu n’as même pas besoin de sortir, même pas besoin d’aller prendre de marche pour prendre l’autobus.

Nicolas, homme, 72 ans

Confort. Un élément augmentant le risque relié à l’environnement physique du JEL est le confort. Plusieurs dénotent cette aisance à jouer dans le confort de leur résidence. Selon eux, ne pas avoir à faire d’effort pour jouer, de pouvoir le faire en pyjama ou de pouvoir mettre sur « pause » son jeu pour aller aux toilettes sans perdre sa « place » à la machine sont des aspects du jeu le rendant beaucoup plus facile et par le fait même, « dure à contrôler. » (Marcel, homme, 37 ans).

Donc, c’est encore pire pour moi. C’est dans ce sens-là. C’est pire dans le sens que tu peux jouer quand tu veux, tu es en ligne. Tu n’as pas besoin de te préparer, tu n’as pas de faire garder ton enfant. Tu n’as pas besoin de rien. Tu joues dans le confort de ton foyer, à l’heure que tu veux et quand tu veux.

Alexis, homme, 59 ans

Aspect solitaire du JEL. Un dernier facteur de perte de contrôle perçu en lien avec l’environnement physique du jeu est l’isolement des joueurs. Nombreux sont ceux qui qualifient de problématique cet isolement et ce manque d’interactions sociales. Selon eux, cet aspect du JEL en facilite l’usage et le rend plus difficile à contrôler. Les participants discutent aussi de l’aspect négatif de ne pas pouvoir avoir quelqu’un pour les avertir lorsqu’ils jouent trop et d’être seul à devoir se contrôler. « Je pense que les gens qui jouent en ligne vont peut-être dépenser plus. Parce que tu es tout seul chez vous. Puis tu n’es pas avec quelqu’un qui peut-être va te dire : “c’est assez !”, tu es chez vous. » (Zoé, femme, 25 ans)

Plusieurs participants comparent d’ailleurs l’isolement, le manque de contrôle et la compulsion dans ce type de jeu à leurs dépendances passées ou présentes. En effet, nombreux sont ceux qui mentionnent une plus grande facilité à devenir dépendant ou accro aux JEL. Pour certains, le JEL leur rappelle trop leurs dépendances (ex. : tabac, alcool, autres drogues) pour qu’ils puissent en retirer du plaisir. Le terme « maladie » a même été utilisé en référence aux JEL, en ce sens que, malgré l’absence de succès dans ces jeux, le désir de continuer à jouer est parfois plus fort que tout, amenant le joueur à y revenir inlassablement. « C’est ça, j’essaie d’éviter les jeux en ligne. D’après ma vision des choses, je pense, il y a plus de risque de développer une dépendance avec les jeux en ligne » (Henry, homme, 38 ans).

En résumé, les participants identifient plusieurs aspects augmentant le risque de perdre le contrôle avec le JEL. Ceux-ci auraient, à leur avis, des impacts négatifs et problématiques sur les pratiques de jeu de la personne.

Dans sa globalité, l’analyse thématique permet de faire ressortir la faible légitimité perçue par les participants du JEL, en lien avec le délai de gains, la légitimité des opérateurs et les soupçons de fraudes, ainsi que la perception du risque de perte de contrôle dans ce type de jeu, reliée au fonctionnement du jeu ainsi qu’à son environnement physique.

Discussion

Cette étude compte parmi les premières à se pencher sur la perception du JEL par des joueurs hors ligne ne s’adonnant pas aux JEL. Elle vise à accroître les connaissances sur les différentes perspectives de ce type de joueurs, en s’intéressant tout particulièrement aux motifs de non-initiation.

Les résultats mettent en lumière une perception négative du JEL, principalement en lien avec les facteurs de risques perçus de cette forme de jeu par des joueurs qui ne jouent pas en ligne. Il est intéressant d’obtenir un portrait aussi critique du JEL de la part des joueurs exclusivement hors ligne, concernant une plateforme de jeu qu’ils n’utilisent pas ou déclarent ne pas connaître. L’émergence naturelle des deux thèmes principaux (faible légitimité du JEL et perte de contrôle dans le JEL), qui ne faisaient pas partie de l’analyse primaire de cette étude ou des questions d’entrevue, souligne l’importance de ces sujets pour les participants.

En se rapportant à la notion de perception du risque, ces résultats mettent en lumière la perception élevée de risque associé au JEL chez ces joueurs hors-ligne, expliquant potentiellement leur réticence à s’engager sur cette plateforme de jeu (Spurrier et Blaszczynski, 2013 ; Kristiansen et al. 2014). Les résultats tirés des entretiens s’arriment à plusieurs niveaux avec les éléments portant sur l’initiation de la participation aux JHA décrits dans le cadre théorique de Chevalier (2003). En effet, l’initiation aux JHA reposerait sur trois éléments, soient 1) avoir la capacité à jouer (physique et mentale), 2) les disponibilités requises (ex. : des jeux, des mises, temporelles) et 3) la représentation des JHA (légitimité et utilité). Tous les participants de cette étude répondent au premier « critère », ayant les capacités nécessaires à la participation aux JHA et aux JEL. Toutefois, Chevalier (2003) précise que le premier critère n’est pas suffisant pour expliquer pourquoi une personne décide de s’initier aux jeux. Ainsi, ce sont les autres éléments, la disponibilité et la représentation des JHA, qui sont déterminants chez nos participants pour expliquer pourquoi ils ne s’initient pas aux JEL.

Disponibilités requises

Dans le cadre de l’étude, les éléments correspondants au concept de « disponibilités requises » proposé par Chevalier (2003) se retrouvent dans le thème de la perte de contrôle, soulignant les éléments reliés au fonctionnement du jeu et à l’environnement physique qui augmentent les risques de perte de contrôle dans le JEL. Notamment, l’environnement sans-frontière du JEL et la grande facilité d’accès à celui-ci dû aux nouvelles technologies sont des points soulevant des préoccupations chez nos participants quant à la disponibilité excessive des JEL. En ce qui concerne la disponibilité des mises, l’intangibilité des modalités de paiement rendrait plus difficile le suivi des mises et pourrait entraîner une perte de contrôle sur celles-ci. De plus, l’accessibilité constante des JEL accentuerait les problèmes liés au jeu, notamment en compliquant la gestion du temps consacré à cette activité. La rapidité des parties semble ajouter un caractère d’immédiateté qui favorise davantage la perte de contrôle des habitudes de jeu. Ainsi, les participants de l’étude ont soulevé des éléments présentés dans le cadre de Chevalier (2003), qui sont pour leur part des facteurs de risques de perte de contrôle dans le JEL, et donc des motifs de non-initiation au jeu.

Représentation du JEL

L’étude révèle divers éléments concernant la représentation que se font les joueurs ne jouant pas aux JEL qui témoignent de la faible légitimité qu’ils y accordent. Conformément au cadre théorique de Chevalier (2003), l’initiation à une pratique de jeu nécessite une légitimité suffisante au type de jeu, découlant de la culture, de l’environnement social proximal du joueur, de ses valeurs, ainsi que de l’honnêteté du jeu perçue. En se fiant aux éléments exposés par ce cadre théorique, les participants de l’étude attribueraient une faible légitimité au JEL étant donné que 1) ils sont moins exposés à ce type de jeu au quotidien ; 2) un grand nombre ont une faible littératie numérique et ; 3) ils ne font pas confiance aux opérateurs et à ce type de jeu. Par ailleurs, un élément additionnel expliquant cette perception pourrait être en lien avec l’âge moyen de l’échantillon, celui-ci étant de 50,3 ans. En effet, des études populationnelles indiquent que l’âge aurait un impact sur la préférence en matière de JHA ; les personnes plus âgées ayant moins tendance à jouer en ligne, par rapport aux personnes plus jeunes, en raison d’une aisance moindre avec la technologie (Lind et al., 2021 ; Pallensen et al., 2021). Corroborant ceci, une grande proportion des participants de cette étude a affirmé ne pas être à l’aise, voire avoir peur des nouvelles technologies. De plus, des éléments remettant en question l’honnêteté du JEL, comme leurs doutes et leur méfiance quant au délai de réception de gains, l’origine du jeu et la possibilité de fraudes, sont venus renforcer leur perception d’un manque de légitimité de cette plateforme.

Toujours en rapport à la notion de « Représentation des JHA », Chevalier (2003) s’est aussi penché sur le lien entre les notions de légitimité et d’utilité. L’utilité correspond à la croyance du joueur de pouvoir retirer quelque chose du jeu (ex. : gain). Selon Chevalier (2003), cette distinction entre la légitimité et l’utilité permet de diviser les personnes préférant ne pas s’adonner à un type de jeu en deux groupes : ceux n’ayant jamais joué au dit jeu (par une faible légitimité) ou ceux y ayant déjà joué et décidé d’arrêter (par la constatation d’une faible utilité). Il est intéressant de constater que ces deux groupes correspondent exactement aux profils des joueurs composant l’échantillon de cette étude. Ainsi, selon le cadre de Chevalier (2003), il est possible d’émettre l’hypothèse qu’une faible utilité perçue aurait dissuadé les participants ayant déjà essayé le JEL de continuer à jouer sur cette plateforme.

Conscience des risques associés aux JEL

Les résultats permettent aussi d’attester de la conscience des non-joueurs en ligne des risques du JEL, malgré le fait qu’ils n’y participent pas. Il est intéressant d’obtenir un portrait aussi conforme entre les risques identifiés dans la documentation scientifique et la perception des personnes ne jouant pas en ligne. Les aspects mentionnés par les participants comme facilitant la perte de contrôle (ex. : l’omniprésence, l’environnement sans frontière, la disponibilité permanente des nouvelles technologies, l’intangibilité du mode de paiement, la rapidité du jeu et le confort) correspondent effectivement aux facteurs retrouvés dans la littérature rendant les JEL potentiellement séduisants ou addictifs (Bonnaire, 2012). Aussi, il est possible d’observer une similarité dans la perception des facteurs de perte de contrôle qu’ont les joueurs en ligne et hors ligne. Dans une étude qualitative de Hing et al. (2015), des joueurs en ligne ont identifié les caractéristiques du JEL qui contribuent à la perte de contrôle (ex. : l’intangibilité de l’argent perdu/gagné et l’utilisation de cartes de crédit, l’absence de contrôle extérieur, l’isolement entourant le jeu et sa trop grande accessibilité). Les résultats obtenus dans notre étude s’alignent à ceux de Hing et al. (2015), ce qui témoignerait d’une conscience des risques associés aux JEL même chez les joueurs hors ligne, et ce, malgré leur manque d’expérience ou leur faible exposition à cette modalité de jeu.

Par ailleurs, les analyses ont permis de démontrer que les participants perçoivent avec justesse le risque de ne pas saisir l’ampleur des habitudes de jeu qui peut être occasionné par la participation au JEL. Selon eux, plusieurs facteurs dans ce type de jeu amèneraient le joueur à perdre de vue ses habitudes de jeu, par exemple, l’intangibilité de l’argent perdu ou dépensé, la rapidité du jeu et son interface virtuelle. Ces résultats vont dans le sens d’une étude qui avance que l’absence de manipulation d’argent comptant pourrait avoir un impact négatif sur l’évaluation des dépenses des joueurs en ligne lors de leurs séances de jeu (Hing et al., 2015). Selon une étude de Griffiths et al. (2006), cela pourrait être dû à une plus faible valeur psychologique de l’argent numérique comparativement à l’argent « réel ». Cela serait perçu comme un facteur amenuisant l’authenticité des dépenses dans le JEL, en plus d’autres facteurs identifiés dans cette étude comme le manque de réalisme, de fiabilité et de sociabilité du jeu (McCormack et Griffiths, 2012). Ce manque d’authenticité serait justement une des raisons dissuadant les joueurs de s’adonner aux JEL (McCormack et Griffiths, 2012). Ainsi, ces résultats démontraient la conscience des risques du JEL de nos participants (ex. : la facilité d’accès, la disponibilité). Il est intéressant de constater que ces mêmes caractéristiques problématiques du JEL sont également celles que les joueurs en ligne préfèrent dans cette modalité (McCormack et Griffiths, 2012 ; Wood et al., 2007). Cette idée pourrait être explorée dans de futures études.

Facteurs de risques de dépendances avec le JEL

Ces facteurs de risques perçus font craindre aux participants un plus haut niveau de risque de dépendance avec le JEL. Les participants comparent ces éléments négatifs en lien avec le JEL (ex. : isolement, manque de contrôle, compulsion dans les JEL) à leurs dépendances passées et présentes à d’autres substances (ex. : alcool, drogues). Selon les participants, le JEL pourrait augmenter la probabilité de développer une dépendance au jeu pour les joueurs à risque. Cette constatation est corroborée par plusieurs études qui ont démontré que la prévalence de jeu problématique est plus élevée chez les joueurs en ligne (Allami et al., 2021 ; Brunelle et al., 2012 ; Olason et al., 2011 ; Papineau et al., 2018 ; Pallensen et al., 2021 ; Woods et Williams, 2011). Le JEL est aussi associé à plus de méfaits pour la santé globale, la qualité de vie et le fonctionnement social des individus que les jeux hors ligne (Papineau et al., 2018).

Choix actif et conscient de ne pas jouer

Finalement, les analyses ont mis en lumière la forme de prévention utilisée par les participants en lien avec le JEL, soit celle de l’abstinence. Ces résultats mettent l’accent sur les choix actifs et conscients des personnes ne jouant pas en ligne concernant leurs pratiques de jeu. Le discours des études sur le jeu problématique tourne souvent autour de la notion d’impulsivité, de dépendance et d’irrationalité des joueurs, en opposition avec les notions de contrôle, d’autonomie et d’usage de la raison (Reith, 2007). Les joueurs de JHA sont parfois dépeints comme des individus fondamentalement hors de contrôle, irrationnels et dont les actions sont réductibles à certains processus biologiques hors du champ de la conscience (Reith, 2007). Or, à travers ces entrevues, il est possible de constater le choix conscient et actif que ces joueurs hors ligne font en ne jouant pas en ligne. Le fait que les participants aient pu identifier et percevoir les risques associés au JEL témoigne également de leur capacité réflexive et de leur conscience des risques. Leur réserve à l’égard des JEL est justifiée par des arguments rationnels correspondant aux risques concrets qui y sont associés dans la recherche (Bonnaire, 2012 ; Hing et al., 2015 ; Langham et al., 2015).

Dans un contexte de prévention et de réduction des méfaits du JEL, ces conceptions qu’ont les joueurs hors lignes sur le JEL (ex. : leur perception du risque) pourraient aider à cerner les comportements individuels. En effet, ces normes dictant ce qui est acceptable ou non dans un groupe social influencent fortement les actions des individus et pourraient servir à promouvoir des changements de comportements (Li et Chapman, 2013, Thaler et Sunstein, 2009). Un moyen de s’y prendre pourrait être l’utilisation des nudges dans un contexte de JEL (Fortier et al., 2024). Les nudges sont une forme de stratégie préventive qui a pour objectif d’encourager les personnes à modifier leurs comportements ou à prendre certaines décisions sans y être forcées, via une intervention dans l’environnement de la population cible afin d’influencer leurs choix (ex. : un message de sensibilisation basé sur les normes sociales) (Murayama et al., 2023). L’utilité et l’efficacité des nudges ont été démontrées dans divers domaines tels que l’alimentation et la santé (Murayama et al., 2023). L’étude de Fortier et al. (2024) soulève l’intérêt de cette approche dans le domaine des JHA (ex. : ajout d’alarmes en fonction des habitudes de jeu, messages personnalisés au type de joueur). Parmi les stratégies pouvant être employées pour le développement des nudges, Murayama et ses collaborateurs (2023) notent la collecte d’informations auprès de personnes n’adoptant pas, de manière volontaire, le comportement visé par le nudge. Dans cette optique, les informations tirées des entretiens de joueurs ne jouant pas en ligne pourraient servir d’amorce à une réflexion entourant le développement de nudges spécifiques à l’initiation et la participation au JEL.

Limites et futures avenues de recherche

Cette étude comporte certaines limites. Premièrement, les joueurs ont été recrutés dans le cadre d’une étude initiale qui se concentrait plus largement sur le sujet du JR et non pas spécifiquement sur le JEL. Par conséquent, bien que la saturation des thèmes ait été atteinte pour le JR, ce n’était pas le cas pour le sujet du JEL. Cependant, à la connaissance des autrices, il s’agirait de l’une des premières études récentes à examiner les perceptions des joueurs hors ligne concernant le JEL.

Par ailleurs, l’échantillon de cette étude présente des caractéristiques distinctes (genre, type de jeux, âge) qui pourraient avoir des impacts sur les résultats de l’étude et leur transférabilité. Néanmoins, ces résultats amènent une richesse d’information additionnelle à la documentation scientifique.

De plus, les participants ont été affectés à un groupe (joueurs en ligne ou hors ligne) en fonction de leurs habitudes de jeu déclarées lors des entrevues. Ce faisant, il n’y avait pas de composante d’auto-identification à un groupe donné. Se pencher sur les dynamiques groupales et les perceptions des joueurs en ligne sur les joueurs hors ligne et vice versa pourrait alimenter de futures recherches.

Enfin, la collecte de données à la base de l’étude a été effectuée avant la pandémie COVID-19 au Québec. Sachant l’accélération de la transition numérique pendant la pandémie et la disponibilité exclusive du JEL comme plateforme de jeu (King et al., 2020), il serait intéressant d’étudier l’impact de la COVID-19 sur l’évolution potentielle des perceptions ou habitudes des JEL.

Conclusion

En conclusion, les analyses des entrevues ont permis de faire ressortir le manque de légitimité du JEL que percevaient des joueurs ne jouant pas en ligne, ainsi que leur compréhension juste du risque en lien avec ce type de plateforme, s’illustrant par leur choix conscient de ne pas jouer en ligne. Il reste important dans la recherche et dans la conception des mesures de prévention de considérer les joueurs comme étant des acteurs dans leurs choix vis-à-vis les JHA.