Drogue et société, voilà deux mots familiers que nous employons sans nous interroger sur leur signification. Cette familiarité leur procure chacun une polysémie variable selon l’usage et l’intention. On parle volontiers de l’amour comme d’une drogue douce ou dure. On compare les dépendances comportementales à des drogues. Jusqu’à la philosophie qui devient drogue (Tellez, 2012) ! On parle de société secrète, de société intoxiquée (Xiberras, 1989) ou encore de société globale comme si le mot société allait de soi. Vraiment ? Au départ de ce numéro , il y a l’idée que derrière l’impression de connaître les sens des mots « drogue » et « société » se dissimulent des représentations qui constituent autant de biais subjectifs dans nos approches. Le défi est ambitieux : interroger la notion de drogue sous l’angle de la société et à la fois questionner les conceptions de la société depuis la perspective des drogues. Le territoire à couvrir est immense. Aussi a-t-il fallu privilégier des pistes d’explication parmi plusieurs. L’histoire des notions de drogue et de société est marquée par les mêmes vicissitudes. Toutes les deux s’introduisent dans l’épistémologie moderne en portant les espoirs de progrès du positivisme. Toutes les deux connaissent le désenchantement du 20e siècle en se révélant des vecteurs d’exclusion. Autant les bons que les mauvais usages des drogues se distinguent historiquement selon les classes et les statuts, autant de nos jours les sociétés se définissent principalement par ce qu’elles ne sont pas et ce qu’elles excluent. Sans entreprendre une histoire des notions de drogue et de société, rappelons le passage d’une conception essentiellement positive de la société et des drogues à une représentation davantage négative, sinon ambivalente. Du latin societas dérivé de socius (associé, compagnon), le mot société apparaît en français vers 1140 . Son occurrence dans les traités philosophiques est cependant rare avant la fin du 17e siècle. Les moralistes du 16e et du 17e siècle l’utilisent en faisant principalement allusion à la vie de salon et à l’art de conversation de la « bonne société ». « La ville, explique La Bruyère (1688), est partagée en diverses sociétés, qui sont autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon, et leurs mots pour rire » (La Bruyère, 2008 : 270). On assiste avec les moralistes à une sécularisation de la notion de société qui devient un « espace sans hiérarchie » où « la sacralité dérivée de la cour » ne subsiste plus (Parmentier, 2000 : 130). « Dans la société, c’est la raison qui plie la première » (La Bruyère, 2008 : 226). Au 18e siècle, la noblesse de la « société de cour » rivalise de plus en plus avec les couches bourgeoises ascendantes, en particulier avec les financiers dont elle ne peut se passer du soutien pour maintenir leur train de vie (Elias, 1985 : 40-45). Rang social et puissance sociale ne coïncident plus dans les années qui marquent la fin de l’Ancien Régime (ibid. : 308-309). Une nouvelle « société civile » se dessine. Telle que la conçoit Locke (2008 [1690] : 256-292) elle est l’union d’« un certain nombre de personnes » formant d’un « accord mutuel » un « corps politique » dans le dessein de « conserver leurs propriétés » que sont leurs vies, leurs libertés et leurs biens . C’est, ni plus ni moins, la « société bourgeoise » des propriétaires veillant « à détourner la part d’intervention du pouvoir dans leurs intérêts communs » (Habermas, 1993 : 65-66). La société est une abstraction conceptuelle qui se confond tantôt avec l’État, …
Parties annexes
Bibliographie
- Agier, M. (2013) La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire. Paris, France : La Découverte.
- Balibar, É. (2011). Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique. Paris, France : Presses universitaires de France.
- Bauman, Z. (2005). La société assiégée (Traduit par C. Rosson). Paris, France : Le Rouergue/Chambon.
- Bauman, Z. (2013). La vie liquide (Traduit par C. Rosson). Paris, France : Librairie Arthème Fayard/Pluriel.
- Comte, A. (1966) Catéchisme positiviste. Paris, France : Garnier/Flammarion. 1re édition 1852.
- Comte, A. (2008). Discours sur l’ensemble du positivisme. Paris, France : Flammarion. 1re édition 1848.
- Dargelos, B. (2006) Genèse d’un problème social. Entre moralisation et médicalisation : la lutte antialcoolique en France (1850-1915). Lien social et Politiques, 55, p. 67-75.
- Descola, Ph. (2005). Par-delà nature et culture. Paris, France : Gallimard.
- Dumont, L. (1983). Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne. Paris, France : Seuil.
- Durkheim, É. (1889). Communauté et société selon Tonnies. Revue philosophique, 27, p. 383-390.
- Durkheim, É. (1963). Les règles de la méthode sociologique. Paris, France: Presses universitaires de France, 1re édition 1895.
- Durkheim, É. (1967). Détermination du fait moral. Sociologie et philosophie. (p. 39-71), Paris, France : Presses universitaires de France, 1re édition 1906.
- Ehrenberg, A. (1995). L’individu incertain. Paris, France : Hachette.
- Elias, N. (1985). La société de cour (Traduit par P. Kamnitzer et J. Etoré). Paris, France : Flammarion.
- Foucault, M. (1994). Michel Foucault, une entrevue : sexe, pouvoir et la politique de l’identité. Dans D. De fort et F. Ewald (dir.), Dits et écrits IV. 1980-1988. (p. 735-746). Paris, France: Gallimard.
- Foucault, M. (2014). The lost interview. [Vidéo en ligne] Repéré à : https://www.youtube.com/watch?v=91CQaoaNfqA
- Gusdorff, G. (1966). Les sciences humaines et la pensée occidentale. 1-De l’histoire des sciences à l’histoire de la pensée. Paris, France : Payot.
- Habermas, J. (1993). L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (Traduit par M.B. de Launy). Paris, France : Payot.
- Habermas, J. (2012). Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé (Traduit par J. Lacoste). Paris, France : Petite bibliothèque Payot. 1re éd. allemande 1973.
- Hegel, G.W.F. (1940). Principes de la philosophie du droit (Traduit par J. Hyppolite). Paris, France : Gallimard, 1re édition allemande, 1820.
- Hegel, G.W.F (1965). Le droit naturel (Traduit par A. Kaan). Paris, France : Gallimard, 1re édition allemande 1802-1803.
- Honneth, A. (2008). La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique (Traduit par O. Voirol et al). Paris, France : La Découverte.
- Hulin, M. (2014). La mystique sauvage. Aux antipodes de l’esprit. Paris, France : Presses universitaires de France, 1re édition 1993.
- James, W. (2007). Philosophie de l’expérience. Un univers pluraliste (Traduit par D. Lapoujade). Paris, France : Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 1re édition anglaise, 1909.
- Kant E. (1985). Critique de la raison pratique (Traduit par L. Ferry et H. Wisman). Paris, France : Gallimard, 1re édition 1788.
- Kant, E. (1988). Anthropologie du point de vue pragmatique (Traduit par M. Foucault). Paris, France : Librairie philosophique J. Vrin. 1re édition 1797.
- Kant, E. (1990). Fondements de la métaphysique des moeurs (Traduit par V. Delbos). Paris, France : Delagrave, 1re édition 1785.
- Karsenti, B. (2013). D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes. Paris, France : Gallimard.
- La Bruyère. (2008). Les Caractères ou les moeurs de ce siècle. Les moralistes. (p. 115-570). Paris, France : Flammarion. Le monde de la philosophie. 1re édition 1688.
- Laclau, E. (2008). La raison populiste (Traduit par J.-P. Ricard). Paris, France : Seuil.
- La Rochefoucauld. (2008). Maximes. Les moralistes. (p. 1-109). Paris, France : Flammarion – Le Monde de la Philosophie. 1re édition 1678.
- Laval, C. (2012). L’ambition sociologique. Paris, France : Gallimard.
- Latouche, S. (2012). L’âge des limites. Paris, France : Mille et une nuits.
- Latour, B. (2007). Changer de société, refaire de la sociologie. Paris, France : La découverte.
- Lewin, L. (1970). Phantastica. Drogues, psychédéliques, stupéfiants, narcotiques, excitants, hallucinogènes. Paris, France : Payot, 1re édition allemande 1925.
- Locke, J. (2008). Traité du gouvernement civil (Traduit par D. Mazel). Paris, France : Flammarion – Le Monde de la Philosophie, 159-427. 1re édition 1690.
- Mairet, G. (2000). Hobbes, matérialisme et finitude. Introduction. Hobbes, T. Léviathan ou matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil. (p. 9-67). Paris, France : Gallimard.
- Michelet, J. (1974) Le peuple. Paris, France : Garnier-Flammarion, 1re édition 1846.
- Mill, J.S. (1990). De la liberté (Traduit par L. Lenglet). Paris, France : Gallimard, 1990. 1re édition 1859.
- Parmentier, B. (2000). Le siècle des moralistes. De Montaigne à la Bruyère. Paris, France : Seuil.
- Rancière, J. (2013) L’introuvable populiste. Dans Badiou, A. et al. (dir.), Qu’est-ce qu’un peuple ? (p. 137-143). Paris, France : La Fabrique.
- Rosenzweig, M. (1998) Les drogues dans l’histoire entre remède et poison. Archéologie d’un savoir oublié. Bruxelles, Belgique : De Boeck & Belin.
- Rousseau, J.-J. (1968). Les confessions II. Paris, France : Garnier-Flammarion, 1re édition posthume 1789.
- Rousseau, J.-J. (1992). Discours sur les sciences et les arts. [1750]. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes [1754]. Paris, France : Garnier-Flammarion.
- Sahlins, M. (2009) La nature humaine, une illusion occidentale (Traduit par O. Renaut). Paris, France : Éditions de l’éclat.
- Sloterdijk, P. (2006). Écumes. Sphéréologie plurielle (Traduit par O. Manonni). Paris, France : Maren Sell.
- Tellez, J. (2012). La philosophie comme drogue. Paris, France : Germina.
- Tonnies, F. (1963). Community & society. (Gemeinschaft und Gesellschaft). New York, USA : Harper & Row, 1re édition 1887.
- Whitehead, A.N. (1995). Procès et réalité. Essai de cosmologie (Traduit par D. Charles et al). Paris, France : Gallimard. 1re édition anglaise 1929.
- Xiberras, M. (1989). La société intoxiquée. Paris, France : Klincksieck.