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Dans l’évaluation des toxicomanies contemporaines, l’usage des médicaments comme drogues apparaît désormais comme une préoccupation d’importance croissante dans le champ de la santé publique. Les dernières données produites par l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS, 2007) indiquent en effet que l’abus de médicaments délivrés sur ordonnance dépassera d’ici peu la consommation de drogues illicites traditionnelles telles que la cocaïne ou l’héroïne, notamment en Amérique du Nord et en Europe. Selon le National Center on Addiction and Substance Abuse de l’Université de Columbia (2005), l’abus médicamenteux concernerait 15,1 millions de personnes aux États-Unis, soit une progression de 94 % depuis 1992.

Ces détournements des médicaments de leur indication thérapeutique à des fins toxicomaniaques ne constituent pas un phénomène nouveau. Plusieurs spécialités pharmaceutiques, en particulier les psychotropes et les produits contenant des opiacés, sont ainsi bien connues des toxicomanes qui les utilisent depuis de nombreuses années pour obtenir des états de conscience modifiés (effet de « défonce » ou d’euphorie), en remplacement d’autres substances illicites. Toutefois, on observe aujourd’hui une extension de la gamme des médicaments faisant l’objet d’une utilisation détournée ou abusive et des publics concernés (National Center on Addiction and Substance Abuse de l’Université de Columbia, 2005).

Cette progression de l’utilisation à des fins « non médicales »[1] des médicaments est particulièrement marquée chez les jeunes, notamment en Amérique du Nord (Dowling et coll., 2006 ; Johnston et coll., 2007 ; 2006a et 2006b), où ces pratiques sont aussi mieux documentées. Le nombre d’adolescents américains détournant les médicaments de prescription aurait ainsi progressé de 542 % depuis 1992 (National Center on Addiction and Substance Abuse de l’Université de Columbia, 2005), amenant certains experts américains à qualifier la génération née dans les années 1990 de « génération Rx »[2].

Différents médicaments sont concernés, certains accessibles sur ordonnance, d’autres disponibles en vente libre (OTC[3]), notamment les psychotropes, mais aussi les médicaments contre l’asthme et les analgésiques, en particulier ceux contenant des opioïdes, qui sont utilisés à des fins récréatives, de recherche de sensations ainsi que de prise de risque et d’intoxications volontaires, en particulier par les adolescents et les jeunes adultes (OICS, 2007 ; Boyd et coll., 2006a et 2006b, Compton et Volkow, 2006 ; McCabe et coll., 2005c, 2004 ; Hawton et coll., 1996). Les enquêtes attestent également de la progression du recours aux stéroïdes anabolisants et aux stimulants pour améliorer l’apparence physique, les performances sportives, intellectuelles et scolaires et la résistance en contexte festif (Gasparini, 2004 ; Laure, 2003 ; NIDA, 2001). Les médicaments psychotropes, produits largement prescrits en Europe comme au Canada, sont également utilisés hors avis médical pour contrôler et réguler les humeurs (McCabe et coll., 2006a). Leur consommation émerge comme un problème de santé publique, en particulier en France, premier pays consommateur au monde, et dès la fin des années 1970, plusieurs rapports tendent à les assimiler à des drogues (Pelletier, 1978).

Ces pratiques d’utilisation « non médicale » du médicament font l’objet d’une surveillance qui s’est renforcée ces dernières années, en Europe comme en Amérique du Nord, en raison des conséquences qu’elles peuvent entraîner (interactions médicamenteuses, effets toxiques, instauration d’un phénomène de pharmacodépendance) (DAWN, 2005). Les données recueillies restent toutefois encore limitées (il existe peu d’études à grande échelle) (Haydon et coll., 2005) et ne permettent pas d’appréhender la pleine ampleur de ce phénomène, ni ses multiples dimensions, notamment parce qu’elles portent essentiellement sur « l’abus » médicamenteux et les utilisations s’inscrivant dans le cadre de pratiques addictives alors que d’autres usages se dessinent (voir Levy et coll. dans ce numéro). De plus, le développement de recherches empiriques rencontre des obstacles de plusieurs ordres. Les études se heurtent tout d’abord aux difficultés inhérentes au comptage d’une activité plus ou moins légale dont les contours restent assez mal définis, ce qui entraîne une sous-estimation de l’ampleur du phénomène (Mignon, 2002).

Le choix des dénominations et des catégories à utiliser pour la construction des questionnaires n’est pas non plus évident, celles-ci ne correspondant pas nécessairement aux façons de nommer des utilisateurs (Trabal, 2002 ; Le Moigne, 1998). N’induisant pas de réponses, seules les enquêtes qualitatives permettent de saisir les catégories du sens commun et de souligner la variabilité des usages, comme l’a souligné Haxaire à propos des psychotropes. Son enquête par entretiens sur les pharmacies familiales en milieu rural dans le bocage normand (Haxaire et coll. 1998 ; Haxaire, 2002) fait notamment émerger ce que les personnes interviewées nomment des « médicaments pour les nerfs », et jamais antidépresseurs ou anxiolytiques, lesquels relèvent davantage de l’hygiène de vie que du médical. De la même façon, Mignon (2002) fait remarquer, à propos des enquêtes françaises sur le dopage, que les individus intègrent dans la catégorie « produits dopants » autant des produits pharmaceutiques en vente libre, comme les vitamines, que des stéroïdes.

De plus, ces catégorisations ne sont pas neutres (Trabal, 2002) et dissimulent une réalité diversifiée qui reste dominée par l’image du toxicomane et de la toxicomanie, malgré des frontières de plus en plus brouillées. En effet, si l’utilisation des médicaments qualifiée d’abusive, leur détournement et le dopage semblent à première vue s’inscrire en marge des « bonnes pratiques » de prescription, d’obtention et de consommation du médicament, l’examen des logiques sous-jacentes présente un portrait plus complexe, tant est parfois mince la frontière entre drogues illicites et drogues licites, drogues d’évasion et drogues de confort, toxicomanie et pharmacodépendance, modification des états de conscience et addictions et même dopage et prévention[4]. De plus, comme le souligne Ehrenberg (1998b, p. 8), ces questions « sont traditionnellement abordées séparément en sciences sociales – les sociologues de la drogue ne s’intéressent pas à la sociologie des médicaments et vice-versa – comme dans les politiques publiques – les politiques de lutte contre la drogue et celles de santé mentale sont prises en charge par des organes administratifs différents ». Enfin, les recherches à caractère épidémiologique fournissent peu d’informations sur les produits, leurs usages réels, les significations que construisent les acteurs autour de ces pratiques et la façon dont celles-ci engagent les corps, comme l’a souligné Trabal (2002) à propos des conduites dopantes. L’utilisation « non médicale » des médicaments constitue ainsi un phénomène social en évolution, qui reste encore mal cerné et qui englobe une multitude de pratiques, allant du détournement à l’automédication, en passant par « l’abus » et le dopage, notions que nous nous attacherons tout d’abord à définir. Cette réflexion sur les concepts sera ensuite l’occasion d’interroger les critères qui permettent de caractériser ces pratiques comme licites ou illicites. S’inscrivant dans un contexte marqué par un plus grand accès aux produits pharmaceutiques et aux savoirs qui s’y rapportent, l’utilisation « non médicale » des médicaments pose enfin la question de l’autonomie en santé et du rapport des individus à l’expertise médicale.

1. À propos des concepts de détournement, « d’abus », de dopage et d’automédication

L’utilisation des médicaments comme drogues renvoie à plusieurs stratégies. Le médicament peut tout d’abord faire l’objet d’un détournement, qui selon la définition communément acceptée consiste dans son utilisation « en dehors de sa norme d’usage, c’est-à-dire à une fin autre que celle pour laquelle il était initialement prévu (définie par le résumé des caractéristiques du produit) » (Laure et Binsinger, 2003, p. 26). C’est le cas par exemple, des jeunes ne souffrant pas de trouble déficitaire de l’attention / hyperactivité (TDA / H) qui utilisent du Ritalin pour améliorer leur performance scolaire et des étudiants qui consomment des médicaments coupe-faim pour rester alertes en période d’examens. Le détournement concerne généralement les médicaments sur ordonnance, mais peut aussi impliquer des médicaments en vente libre s’ils sont utilisés non conformément aux indications précisées sur la notice du produit. Ces détournements ont toutefois été moins explorés sans doute parce que les conséquences des mésusages sont jugées moins problématiques[5].

La norme médicale qualifie « d’abus » l’utilisation volontaire et en quantités excessives d’une substance pharmaceutique. Cette pratique, qui progresse auprès des adolescents et des jeunes adultes, concerne en particulier les analgésiques, les stimulants et les tranquillisants (voir les travaux de McCabe et coll., 2006a et 2006b, 2005a, 2005b et 2005c, 2004). Elle implique généralement un détournement des indications thérapeutiques, mais pas obligatoirement, l’objectif pouvant être de renforcer l’effet attendu de la molécule par un dosage augmenté (par exemple, maximiser l’effet antalgique). Les enquêtes montrent que les individus qui utilisent les médicaments en quantités excessives sont fréquemment des polyconsommateurs ayant recours à différents médicaments et souvent, à d’autres substances illicites (McCabe et coll., 2006a). En Amérique du Nord, deux produits ont particulièrement retenu l’attention médiatique, les sirops antitussifs à base de dextroamphétamine, dont plus de 125 spécialités sont en vente libre et accessibles à faible coût aux États-Unis (Schwartz, 2005) et les antalgiques contenant de l’oxycodine (OxyContin®), qui nécessitent une ordonnance et dont la consommation atteindrait chez les lycéens et les étudiants des taux de prévalence parfois supérieurs à 10 % (OICS, 2007 ; Boyd et coll., 2006a). Les finalités multiples vont de la recherche de sensations et d’évasion, voire de « défonce », à la tentative de suicide. Ces pratiques sont responsables d’intoxications, d’addictions et même de décès chez les jeunes, conséquences qui semblent relativement mal connues des utilisateurs et du grand public (Partnership for a drug-free America, 2006 ; DAWN, 2005 ; Darboe, 1996).

Le dopage qui concerne l’utilisation du médicament à des « fins de performance physique ou intellectuelle » (Laure et Binsinger, 2003, p.  43), constitue également une forme d’utilisation du médicament comme drogue. Les médicaments impliqués sont souvent détournés, mais peuvent également être utilisés conformément aux indications thérapeutiques, voire sous avis médical. Cette pratique n’implique pas nécessairement une utilisation excessive, mais peut aussi entraîner une pharmacodépendance.

Parmi les pratiques dopantes, le dopage sportif est la pratique ayant le plus largement retenu l’attention tant au niveau médiatique que dans la recherche, toutefois, elle reste moins explorée chez les jeunes sportifs (Laure, 2003). Quelques études indiquent pourtant que cette pratique est également présente chez les adolescents et hors des milieux du sport de compétition (Laure, 2003 ; Gasparini, 2004, voir Levy et coll., dans ce numéro).

D’autres pratiques dopantes visant à améliorer la performance et l’intégration dans le cadre professionnel, en milieu scolaire et dans la sphère privée, gagnent également en popularité. Celles-ci vont du recours au Viagra pour améliorer la performance sexuelle dans des contextes festifs, et ce, même en l’absence de dysfonction érectile, à l’utilisation des bêtabloquants en prévention de situations stressantes, en passant par l’injection de stéroïdes anabolisants pour augmenter la masse musculaire dans une optique de séduction, jusqu’au recours aux psychotropes pour résister aux pressions générées par les circonstances sociales. La prise médicamenteuse s’inscrit alors dans « un contexte d’incertitude [et doit permettre à la personne] de s’adapter à la représentation qu’elle a d’une situation donnée, aux fins de performance ». Il s’agit d’une stratégie de « prévention de l’échec » (Laure, 2003, p. 43).

Les médicaments sur ordonnance peuvent enfin être utilisés en dehors et au-delà de leur prescription médicale par des utilisateurs qui désirent néanmoins se conformer à leurs indications thérapeutiques. Il s’agit alors d’une forme d’automédication faisant intervenir des produits délivrés lors d’un épisode antérieur de maladie ou fournis par des tiers[6]. Assez largement répandues au sein de la population générale (Segall, 1990 ; Vaananen et coll., 2005), ces pratiques impliquent différentes catégories de produits allant des psychotropes aux antibiotiques. Les recherches soulignent que l’automédication est fréquemment employée pour traiter des problèmes de santé jugés bénins, pour lesquels les patients ne souhaitent pas déranger le praticien (ni se déranger à aller le consulter), et pour des problèmes chroniques que les individus ont appris à gérer de manière autonome. Elle est appréhendée à ce titre comme un gain de temps et d’argent (Coons et McGhan, 1988 ; Segall, 1990). Haxaire (2002) et Fainzang (2001) observent que l’automédication est plus souvent pratiquée pour les psychotropes que pour d’autres classes pharmaceutiques, car, n’étant pas des médicaments comme les autres, ils ne renvoient pas à un contexte médical mais à un quotidien qui pose problème. Différents travaux ont mis en relief les dangers associés à ces pratiques en raison notamment du non-respect des dosages ou de la durée et des effets secondaires associés à certains produits dont l’utilisation peut conduire au développement d’une pharmacodépendance (Sihvo et coll., 2000 ; Hughes et coll., 2001).

Définie comme « un état de besoin d’un (ou de plusieurs) médicament(s) pour fonctionner dans les limites de la normale » (Schück et coll., 2000), cette question de la pharmacodépendance[7] est au coeur des réflexions sur le caractère « approprié » de la consommation pharmaceutique. Constituant un mode de consommation répétée du médicament qui entraîne généralement le développement d’une tolérance, elle s’accompagne souvent de symptômes de sevrage (physique et / ou psychique) lors de l’arrêt brutal de la prise du médicament et peut entraîner une consommation excessive. Toutefois, le développement d’une pharmacodépendance est loin de se limiter aux utilisations du médicament hors cadre médical. La littérature a en effet documenté des dépendances induites chez les individus qui utilisent des substances psychoactives dans le cadre d’une prescription médicale. Ils sont alors présentés comme responsables de la chronicisation des usages même si des causes externes sont parfois identifiées (Le Moigne, 2006). Pour Solal (1991), psychiatre et psychanalyste, l’abandon du terme toxicomanie, au profit de celui plus médical de pharmacodépendance, permet d’évacuer la dimension culturelle, sociale et même clinique au profit de la biologie. Il conclut que « la toxicomanie que nous connaissions disparaît au profit d’une automédication plus ou moins bien contrôlée dont l’effet serait la pharmacodépendance » (p. 217). Ces dépendances induites ne concernent pas que les psychotropes, mais aussi d’autres classes médicamenteuses, notamment les myorelaxants, les traitements en pneumologie ou encore les anorexigènes amphétaminiques utilisés dans la prise en charge de l’obésité[8].

Ce rapide tour d’horizon montre que le détournement de médicaments, la consommation en quantités excessives, le dopage et l’automédication constituent des pratiques imbriquées et ayant des similarités, même si elles ont été généralement étudiées de manière isolée. Haydon et coll. (2005), qui limitent leur analyse aux médicaments psychotropes, proposent de regrouper sous le terme « d’abus médicamenteux » toute utilisation du médicament hors prescription pour des problèmes autres que ceux pour lesquels ils ont été prescrits, ou selon une posologie augmentée en termes de dosage ou de fréquence des prises. Si le terme « d’abus » n’est pas forcément bien choisi du fait de sa connotation négative, une démarche visant à cerner ce qu’il peut y avoir de commun dans ces pratiques de consommation des médicaments en dehors de la relation thérapeutique et à des fins non médicales nous semble tout à fait intéressante parce qu’elle a le mérite de ne pas imposer de catégorisation a priori des pratiques. En effet, il est tout à fait possible, comme nous l’avons déjà souligné, que ces catégories ne correspondent pas à celles des utilisateurs. Aussi, serait-il particulièrement important de mieux saisir les critères sur lesquels s’appuient les individus pour distinguer les produits et leurs usages, de même que le langage qu’ils utilisent pour qualifier tant les médicaments que les différentes pratiques d’utilisation hors cadre médical. Akrich (1995) a montré que la configuration matérielle du médicament, à savoir, l’emballage, le conditionnement, la notice, la forme galénique de même que les gestes plus ou moins techniques que requière son utilisation, encadrent les usages et contribuent à la construction des significations qui s’y rapportent. Qu’en est-il lorsque le médicament est utilisé hors cadre médical ? Est-il entouré du même dispositif technique ? Enfin, en quoi la circulation du médicament d’un contexte de consommation à un autre, par exemple, dans un contexte festif où il peut être associé à des drogues illégales, transforme-t-elle les significations qui s’y rapportent ? Le médicament est-il alors perçu comme une drogue ou conserve-t-il encore certains attributs spécifiques ?

2. Pratiques licites ou illicites ?

L’utilisation « non médicale » des médicaments est souvent qualifiée « d’utilisation illicite » dans la littérature épidémiologique (Haydon et coll., 2005 ; McCabe et coll., 2006a), d’une part parce qu’elle comporte généralement une transgression de la norme de prescription et d’autre part parce qu’elle n’a de visée ni curative, ni préventive. L’utilisation du médicament en dehors d’une démarche diagnostique, thérapeutique ou préventive semble ainsi constituer un élément déterminant pour apprécier son caractère déviant (c’est d’ailleurs l’un des critères retenus par Laure et Binsinger, en 2003, pour catégoriser les pratiques qui relèvent du détournement). Toutefois, il n’est pas toujours facile de définir ce qui constitue un bénéfice thérapeutique ou préventif et donc une utilisation « médicale » et légitime du médicament ni ce qui, à l’inverse, relèverait d’un usage illicite. Le caractère déviant d’un comportement ne peut d’ailleurs être envisagé, ainsi que l’a montré la sociologie de la déviance (voir par exemple, Becker, 1985), indépendamment du jugement social porté sur celui-ci, qui varie en fonction de la perspective adoptée (celle de l’utilisateur n’étant pas nécessairement celle du prescripteur, ni même du législateur) et du contexte.

Or, on observe dans les sociétés occidentales actuelles une extension des catégories médicales et des normes de prévention, l’utilisation croissante du médicament ayant pour objet d’améliorer la performance, de réguler les humeurs, de refaçonner les corps et les identités et de repousser les limites du corps (Scott, 2006 ; Conrad et Potter, 2004 ; Dworkin, 2001 ; Mamo et Fishman, 2001). Gasparini (2004) se demande si les pratiques dopantes, qui s’inscrivent dans une mise en conformité à l’égard de normes esthétiques et de performance de plus en plus contraignantes, constituent réellement des pratiques déviantes. Nombre de ces pratiques impliquent d’ailleurs l’utilisation de médicaments conformément à leurs indications et sous avis médical[9]. Il en va de même des médicaments psychotropes, qu’Ehrenberg a étudié dans sa trilogie Le culte de la performance (1991a), L’individu incertain (1995), et La fatigue d’être soi (1998a). Comme le souligne cet auteur, les psychotropes sont entrés dans le monde des drogues, accentuant le brouillage des catégorisations, mais s’en distinguent comme « drogues de performance et de socialisation qui aident l’individu à mieux s’intégrer, à aménager son confort intérieur et à survivre dans une société qui a vu s’effriter en quelques années les institutions collectives sur lesquelles s’appuyait la régulation des rapports sociaux » (Ehrenberg, 1991b, p. 18). Leur usage renvoie aussi au « dépassement sans limites et permanent de soi, [à] la tentative illusoire d’être plus que soi-même dans le projet irréalisable de s’évader totalement de soi » (1991b, p. 15). Il s’agit « d’être mieux que soi, en tout cas autrement que soi » (Ehrenberg, 1992a, p. 11), dans « une société qui repose sur l’individu souverain, libre et égal à tous les autres » (Ehrenberg, 1992b, p. 54). Toutefois, cette « société d’individus » génère de « l’incertitude sur la place » de chacun (Ehrenberg, 1995, p. 302).

C’est aussi parce que la politique ne remplit plus sa mission de prise en charge collective que l’individu se trouve à assumer de plus en plus de responsabilités pour lesquelles l’estime de soi et la disponibilité sont indispensables. Ainsi, « l’individu incertain caractérise une société de désinhibition, dont le ressort est l’amélioration de soi, condition indispensable pour se gouverner dans une société complexe et un avenir opaque » (Ehrenberg, 1995, p. 24). Selon cet auteur, les médicaments psychotropes constitueraient ainsi surtout des moyens d’augmenter les performances, de rester dans la course et de favoriser l’insertion et non des moyens d’évasion par rapport à la réalité. Ils sont « une chimie de l’action et de la socialisation » (Ehrenberg, 1992b, p. 67) et se situent entre performance et confort, entre individu conquérant et individu souffrant.

La perspective de Castel et Coppel (1991) est tout autre et s’enracine dans la sphère sociale, ses modes de régulation et de relâchement du lien social. Ils remarquent que dans l’histoire, des contrôles sociétaux forts ont été exercés sur les usages des drogues. C’est pourquoi quand « une société ne peut plus se contenter de mobiliser ses régulations traditionnelles pour encadrer la consommation de produits », la situation doit être pensée dans une logique de la rupture et non de l’abus ou de l’excès (1991, p. 239). Ils distinguent trois types de régulation de l’activité toxicomaniaque : les hétéro-contrôles, qui sont ceux des professionnels tant du monde médical que judiciaire et qui deviennent nécessaires en cas de dérégulation ; les contrôles sociétaux ou régulations informelles et non professionnalisées qui proviennent de l’entourage, de la famille, et du milieu de travail; enfin, les autocontrôles, qui correspondent aux stratégies individuelles de distanciation ou de désengagement des toxicomanes eux-mêmes. Ces stratégies représentent « pour une part l’intériorisation des contrôles sociaux et légaux des drogues illicites, chaque usager privilégiant, selon ses moyens ou ses aspirations, un aspect ou un autre des hétéro-contrôles » (Castel et Coppel, 1991, p. 250-251).

Cette typologie construite pour les drogues peut-elle être reprise et dans quelles conditions pour les médicaments psychotropes, dans la mesure où l’autocontrôle n’y prend pas le même sens ? En effet, à quoi peut correspondre l’autocontrôle dans le cas de l’usage de psychotropes, ou même d’autres médicaments, qui font généralement l’objet d’une prescription par un professionnel et sont donc médicalement reconnus et acceptables. Cela est encore plus vrai des médicaments accessibles en vente libre, comme les sirops pour la toux, dont les effets négatifs sont peu connus et qui semblent particulièrement attractifs pour les adolescents (Darboe, 1996). L’utilisation de ces produits ne correspond pas à une pratique illicite pouvant relever de la justice et donc d’une peur ou d’une intériorisation du contrôle social. Cette absence de repères « légaux », mais aussi « moraux » stables, est caractéristique de l’utilisation « non médicale » des médicaments. Trabal (2002), qui s’est intéressé à la façon dont les sportifs faisant usage de produits dopants appréhendent le dopage, signale ainsi que la catégorisation de « dopé » est loin de s’imposer à eux de manière évidente, en partie du fait de la fréquence de cette pratique dans le monde du sport. De plus, les repères sur lesquels pouvaient s’appuyer les athlètes pour définir la pratique dopante (faire l’objet d’un contrôle positif) ont longtemps constitué des événements accidentels dont les conclusions restaient discutables. Monaghan (1999) observe également une forte légitimité du recours aux stéroïdes anabolisants dans le milieu du culturisme.

De manière plus générale, le médicament constitue un objet si familier que le caractère déviant ou même dangereux de son utilisation hors avis médical n’est pas facilement perceptible (Partnership for a Drug-free America, 2006[10] ; Darboe, 1996). En outre, le processus de « pharmacologisation » en cours dans nos sociétés contemporaines (Desclaux et Levy, 2003) s’accompagne d’une transformation des représentations du vivant (Clarke et coll., 2000), témoignant de nouvelles modalités d’inscription du médicament dans les corps. Haraway (1991) affirme ainsi que les médicaments participent de l’émergence d’une nouvelle espèce, les cyborgs (diminutif de cyber et organisme), « hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués », dont l’une des particularités est de poser différemment la question de la distinction entre naturel et artificiel. Certains médicaments semblent ainsi de moins en moins perçus comme des produits artificiels, du fait de leur inscription dans le quotidien, mais aussi parce qu’ils permettent l’atteinte d’états « plus réels que réels »[11] (Basalmo, 1996, cité dans Mamo et Fishman, 2001). Cette capacité des molécules à se fondre dans le corps a été mise en évidence, pour certaines populations, pour l’hormonothérapie (Thoër-Fabre et Levy, 2007), le Viagra (Potts, 2004 ; Mamo et Fishman, 2001), mais aussi les psychotropes qui ne sont pas perçus comme des médicaments à part entière (Haxaire, 2002 ; Fainzang, 2001).

3. Autonomie du sujet et rapport à l’expertise médicale

La question de l’autonomie du sujet est au centre des pratiques d’utilisation du médicament hors avis médical et des revendications exprimées individuellement et collectivement par les individus, d’un accès plus immédiat aux médicaments sur ordonnance (Vaillancourt Rosenau et Thoër, 1996). Nombre d’individus en Amérique du Nord estiment ainsi posséder les connaissances nécessaires pour traiter la plupart des problèmes de santé courants et expriment leur volonté d’exercer un plus grand contrôle sur leur propre santé et sur le choix du traitement. Ces revendications semblent aussi s’inscrire dans le cadre d’un accès plus problématique aux soignants en Amérique du Nord, que celui-ci résulte d’un manque de ressources au plan du système de santé ou d’une couverture des soins et des médicaments moins avantageuse que dans la plupart des pays européens (Vaillancourt Rosenau et Thoër, 1996). Elles témoignent surtout d’une évolution du rapport des individus au savoir médical et surtout à l’expertise des médecins en matière de médicaments. Certains y voient l’avènement d’un modèle plus consumériste de la relation médecin-patient, et du système de soins en général, au sein duquel le « patient informé » se conduirait en évaluateur rationnel des options de traitement qui lui sont proposées dans le but de maximiser sa santé (Meredith, 1993, cité dans Lupton, 1997).

Cette analyse rejoint en partie celle de Giddens (1991) qui soutient que la prise de conscience par les individus des risques inhérents au développement scientifique les amènerait à adopter une attitude plus réflexive à l’égard de l’expertise médicale. Il est ainsi probable que les nombreuses crises concernant les risques associés à certains médicaments vedettes aient contribué à alimenter une prise de distance à l’égard des experts, en jetant un doute sur les compétences des médecins à évaluer et surtout à maîtriser les risques associés à la prise médicamenteuse. La critique du savoir biomédical à l’égard des médicaments semble également se développer au sein de l’institution médicale, comme le montrent Gabe et Bury (1996) qui analysent la controverse entourant les benzodiazépines au début des années 1990.

La grande disponibilité des informations sur la santé et les médicaments dans les médias, et en particulier sur Internet, et la multiplication des instances délivrant ces informations (les patients pouvant aussi devenir producteurs d’information) (Hardey, 2001), jouent un rôle important dans ces transformations. La diffusion de l’information relative à la santé permettrait ainsi une « ré-appropriation » des connaissances et de l’expertise par les profanes (lay reskilling) (Giddens, 1991). Certains, adoptant une vision optimiste d’Internet, affirment que cet outil contribue à libérer le patient de la domination biomédicale, parce qu’il démocratise l’accès au savoir, permet l’émergence d’une expertise individuelle et collective et surtout basée sur un savoir expérientiel, différente de celles des cliniciens, et l’ouvre à des modalités alternatives de soins favorisant l’empowerment des individus à l’égard de leur santé (Hardey, 2001 ; Eysenbach, 2000). La diffusion croissante de l’information sur la santé et les traitements aurait aussi pour effet de remodeler la relation médecin-patient, constituant même selon Weiss et Fitzpatrick (1997) une véritable menace à l’autonomie des cliniciens.

Appropriation des savoirs relatifs au médicament utilisé hors cadre médical

La façon dont les individus s’approprient les savoirs relatifs aux médicaments et se positionnent à l’égard des experts et notamment du médecin, dans le cadre de l’utilisation « non médicale » des produits pharmaceutiques a été peu documentée. Dans son étude réalisée auprès de culturistes faisant usage de médicaments et en particulier de stéroïdes pour améliorer leur apparence et leur force musculaire et tendre vers le « corps parfait », Monaghan (1999) met en évidence une appropriation en même temps qu’un rejet du savoir biomédical et de l’expertise médicale. Plusieurs culturistes interrogés condamnent les représentations négatives des médecins à l’égard des stéroïdes et le regard moralisateur qu’ils posent sur l’usage de ces produits. Considérant que la plupart des cliniciens connaissent mal les produits dopants et ne sont pas en mesure d’en apprécier correctement les risques, ils privilégient d’autres sources d’information au sein de l’univers du culturisme et s’appuient sur un savoir ancré dans l’expérience, que celle-ci soit directe ou indirecte. L’expertise médicale n’est toutefois pas complètement rejetée, le médecin pouvant être mobilisé lorsque les culturistes ont des inquiétudes ou pour accéder à certaines analyses médicales qui produiront des indicateurs corporels jugés indispensables à la bonne utilisation des stéroïdes. Certains médecins plus ouverts aux pratiques médicamenteuses du culturisme sont également évoqués, de même que différents résultats issus de travaux relevant selon les culturistes de la « vraie » recherche scientifique. Fox, Ward et O’Rourke (2005) constatent cette même ambivalence à l’égard du médecin chez des participants à des forums sur Internet, qui utilisent le médicament Xenical pour perdre du poids. Thoër et Mérineau (2008), qui analysent les échanges dans les forums concernant les médicaments détournés par les ravers (adeptes de fêtes technos), montrent que les références à un savoir biomédical sont nombreuses, mais que ces dernières font intervenir d’autres catégories d’experts (étudiants en pharmacie, en biologie, ou encore en médecine vétérinaire) plus proches des utilisateurs du fait de leur âge et aussi de leur consommation passée ou présente des produits sur lesquels ils se prononcent.

Il est difficile, en l’absence d’études documentant d’autres contextes de consommation, de savoir comment les jeunes générations qui utilisent les médicaments sans supervision médicale, dans le cadre de pratique d’automédication, se positionnent à l’égard de l’expertise médicale. Un article du New York Times (Harmon, 2005) suggère que les médecins sont perçus par les jeunes adultes comme une des sources d’information sur le médicament parmi d’autres. Plusieurs jeunes adultes interrogés par ce journaliste préféraient ainsi s’appuyer sur une recherche d’information personnelle, notamment sur Internet, ou sur l’expérience de leurs pairs pour traiter des problèmes comme la dépression, la fatigue, l’anxiété ou le manque de concentration. Ces jeunes insistent aussi sur l’importance de la prise médicamenteuse comme source de connaissance et témoignent d’une certaine prise de distance à l’égard de l’expertise médicale qui est jugée insuffisante. Il est possible, mais cette hypothèse reste à valider, que les générations qui ont grandi dans des contextes sociaux et culturels où le médicament est largement présent dans les médias et aussi dans leur quotidien, du fait de la médicalisation croissante de « pathologies sociales », aient développé une grande familiarité et une certaine maîtrise de cet objet. Le médicament, de par sa capacité à incorporer l’expertise scientifique, faciliterait de plus un passage direct de la science aux profanes, permettant de contourner l’expert dont l’intervention n’est plus absolument nécessaire pour que le produit soit efficace (van der Geest et Whyte, 1989). Ainsi, le médecin ne semble plus constituer un intermédiaire obligé vers le médicament, notamment pour les jeunes.

Cette prise de distance à l’égard de l’expertise médicale ne signifie pas que l’utilisation hors de la relation thérapeutique n’est pas encadrée, comme le soulignent les travaux de Monaghan (1999). Cet auteur montre en effet que les culturistes qui utilisent des médicaments pour développer leur musculature revendiquent une utilisation « raisonnable » de ces produits. L’étude de Thoër et Mérineau (2008) sur le forum d’une communauté de ravers met également en évidence un discours valorisant une prise de risque « limitée » qui devient, dans une certaine mesure, un marqueur identitaire pour les membres. Il serait toutefois important de mieux saisir les éléments qui constituent ces dispositifs d’encadrement de la prise médicamenteuse hors cadre médical et surtout de mieux cerner la façon dont ils se déclinent selon les contextes de consommation.

D’autres voies d’accès au médicament

Différents travaux montrent que les produits utilisés par les adolescents hors cadre médical, qu’ils soient disponibles avec ou sans ordonnance, proviennent souvent de la pharmacie familiale (Sloand et Vessey, 2001 ; Buclin et Diezi, 1998 ; McCabe, 2006a ; Partnership for a drug-free America, 2006) ou sont fournis par des tiers (Beck et coll., 2004 ; Lyon Daniel et coll., 2003 ; Stoelben et coll., 2000). Une étude réalisée auprès de jeunes âgés de 9 à 18 ans par Lyon Daniel et coll. (2003) indique que le partage de médicaments sur ordonnance concerne une proportion non négligeable d’individus : 10,9 % des jeunes avaient ainsi partagé des médicaments prescrits avec des membres de leur famille ou des pairs au cours des 12 derniers mois, quel que soit le sens du partage. Cette pratique progressait avec l’âge et apparaissait plus répandue chez les filles que chez les garçons, concernant 22,3 % des adolescentes de 15 à 18 ans. En ce qui concerne les psychotropes, consommés selon l’enquête française ESCAPAD 2003 par 6 % des garçons et 18 % des filles de 17 ans au cours du dernier mois, ils n’auraient fait l’objet d’une prescription à l’usager que dans la moitié des cas (Beck et coll., 2004). Lorsque le médicament est utilisé à des fins de recherche de sensations ou de « défonce » par les adolescents et les jeunes adultes, les pairs semblent jouer un rôle particulièrement important, tant au niveau de l’information que de l’accès aux produits (McCabe et coll., 2006b ; McCabe et Boyd, 2005b). Ils constituent notamment la source privilégiée de renseignements sur les modalités d’utilisation des produits pour maximiser les sensations de « high » (McCabe et Boyd, 2005b).

Les médicaments peuvent aussi faire l’objet d’achats individuels dans les pharmacies (Partnership for a drug-free America, 2006), notamment les produits disponibles sans prescription qui, compte tenu des changements de statuts opérés depuis les années 1980 (de médicaments prescrits à médicaments sans ordonnance), sont de plus en plus nombreux (Vaillancourt Rosenau et Thoër, 1996). Enfin, Internet constitue une source d’approvisionnement qui se développe. L’étude réalisée par le National Center on Addiction and Substance Abuse de l’Université de Columbia (Califano, 2004) auprès de 157 sites de vente en ligne de médicaments observe que la plupart des médicaments sur ordonnance sont facilement accessibles sur Internet sans prescription médicale. Les deux produits vedettes sur ces sites, les benzodiazépines et les analgésiques opioïdes, sont également des produits souvent utilisés en quantités excessives, notamment par les jeunes. L’ampleur de ce phénomène de vente en ligne de médicaments prescrits et acquis hors avis médical reste toutefois difficile à estimer du fait du caractère illégal de ces pratiques (McCabe et coll., 2004 ; Lemire, 2006). Les jeunes font référence à ce moyen d’accès au médicament, mais il serait important de documenter la prévalence de leurs achats en ligne (McCabe et Boyd, 2005b).

Conclusion

Les recherches mettent en évidence une progression de l’utilisation « non médicale » des médicaments, notamment chez les adolescents et les jeunes adultes. Ce phénomène, qui regroupe un ensemble de pratiques qui vont du détournement d’usage, à l’utilisation en quantités excessives, au dopage, et à l’automédication, est difficile à évaluer en raison de l’absence d’études à grande échelle et des problèmes liés aux modalités de mesure et surtout à la catégorisation des pratiques. Les données recueillies se contentent de plus de dégager les tendances épidémiologiques sans analyser de façon précise le sens que construisent les individus autour de ces pratiques et la façon dont celles-ci engagent les corps.

Le développement de ces pratiques s’inscrit dans une tendance à la banalisation de l’assistance chimique de la vie quotidienne dans des sociétés où les valeurs sont devenues la responsabilité et l’initiative individuelles et où les exigences de contrôle de soi et de performance sont de plus en plus marquées. Il témoigne aussi d’un nouveau rapport au corps, conçu comme une donnée à modifier, mettant en évidence de nouvelles modalités d’inscription des molécules dans les corps. Ce développement traduit enfin une certaine forme d’autonomie à l’égard de l’institution médicale, qui semble passer par une réappropriation des savoirs relatifs aux médicaments. La prise de distance à l’égard du médecin, point d’accès du système expert Giddens (1991), ne remet pas en cause le processus de médicalisation sans doute parce que celui-ci est désormais plus largement impulsé par le complexe pharmaco-industriel que par les actions menées par la profession médicale (Conrad, 2005). Ainsi, les revendications d’autonomie en santé, qui contribuent à élargir le champ de ce qui se rapporte à la santé et mettent l’accent sur la responsabilisation de l’individu, ne semblent pas freiner l’extension de la médicalisation (Gagnon, 1998), voire renforceraient la « pharmacologisation » des corps (Fox, Ward et O’Rourke, 2005).

Le positionnement par rapport aux instances prenant position sur les médicaments et les modalités d’appropriation des différents savoirs qui s’y rapportent, varient toutefois selon les individus, en fonction notamment de l’appartenance sociodémographique, mais aussi de l’expérience des produits pharmaceutiques. Ces transformations dans le rapport au médicament semblent toucher de manière particulière les adolescents et les jeunes adultes du fait de leur proximité avec l’objet médicament. Des études sont toutefois nécessaires pour mieux cerner la façon dont ces catégories d’âge s’approprient les savoirs relatifs aux médicaments dans le cadre des utilisations hors supervision médicale. Il serait également intéressant d’envisager ces différentes pratiques d’utilisation du médicament dans une perspective temporelle, afin de comprendre comment se développent et s’entrecroisent les « carrières » de consommation (Becker, 1985). Ceux qui détournent le médicament à des fins de recherche de sensation sont-ils aussi ceux qui l’utilisent pour améliorer leur performance ou modifier leur apparence ou bien y a-t-il un certain cloisonnement des pratiques ? De plus, il serait également utile de resituer ces différentes pratiques de consommation du médicament dans leur contexte culturel d’utilisation, étant donné que celui-ci influe sur la construction des représentations du médicament, sur son accessibilité et sur les rapports qui se tissent entre les acteurs au sein de la chaîne du médicament.

Enfin, des études sont nécessaires pour documenter avec précision les pratiques d’utilisation des médicaments hors supervision médicale et cerner les critères sur lesquels s’appuient les différents acteurs (utilisateurs, médecins, santé publique) pour les distinguer et en évaluer les risques. La littérature portant sur les phénomènes d’utilisation « non médicale » des médicaments insiste sur le caractère dangereux de ces utilisations en raison des risques et des dépendances qui leur sont associés. Toutefois, des dispositifs d’encadrement qu’il serait important d’explorer semblent exister, au moins pour certaines de ces pratiques de consommation du médicament hors du cadre médical, témoignant de l’existence d’autres modes de régulation des pratiques que ceux dictés par la norme médicale.