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Introduction

Dans sa politique en matière de drogue, la Suisse expérimente depuis un certain temps de nouvelles approches plus libérales. Elle s’apprête aujourd’hui à réviser sa loi sur les stupéfiants. Cette révision devrait entraîner comme principaux changements la dépénalisation de la consommation du cannabis ainsi qu’un assouplissement de l’obligation de poursuivre pénalement la culture, la production et le commerce de cette substance. La révision prévoit également l’ancrage dans la loi de la prescription médicale d’héroïne aux personnes gravement dépendantes, telle qu’elle est pratiquée depuis 1993.

Le débat sur la libéralisation de la politique en matière de drogue est lancé au sein du Conseil fédéral, du Parlement et du public. L’Office fédéral suisse de la santé publique, qui entend y contribuer en diffusant des informations fondées, a demandé à trois experts internationaux de lui présenter des analyses critiques sur les expériences menées dans d’autres pays en matière de décriminalisation de la consommation de cannabis.

L’expérience italienne

Dans son rapport, le criminologue et psychologue Luigi Solivetti[2] analyse la politique changeante menée par l’Italie en matière de drogue. L’Italie est le premier pays à avoir, en 1975, décriminalisé la détention de drogues illégales destinées à la consommation propre, après qu’on eut constaté l’échec des lois adoptées à l’époque pour contenir la propagation de la consommation de drogue à la fin des années 60 et au début des années 70. La nouvelle loi sur la drogue prévoyait également la création d’institutions destinées au traitement des toxicomanes. Parallèlement, les peines encourues par les trafiquants de drogues dures, et plus particulièrement par les grands trafiquants, furent renforcées, allant jusqu’à 18 ans d’emprisonnement.

À partir de 1975, la consommation de drogue augmenta en Italie comme dans la plupart des pays européens. Du point de vue du nombre de décès dus à la drogue, l’Italie occupait l’un des premiers rangs du classement. L’introduction en 1975 de peines plus sévères à l’encontre des trafiquants ne permit pas de freiner la propagation de la consommation. Les partisans de la prohibition étaient d’avis que la forte augmentation de la consommation était en partie due à l’absence de sanctions. Leurs contradicteurs rétorquaient que le phénomène concernait l’ensemble de l’Europe occidentale. D’après les données disponibles, il n’est pas exclu que la dépénalisation ait pu favoriser la hausse de la consommation.

À la fin des années 80, on a assisté à un nouveau débat sur la manière de combattre la consommation et le commerce de la drogue, la petite criminalité liée à l’acquisition de drogue et le crime organisé. Dans cette lutte entre tenants de la libéralisation et partisans d’un durcissement, les seconds s’imposèrent : en 1990, une nouvelle loi fut introduite, qui prévoyait de sanctionner la consommation de drogue par des mesures administratives telles qu’un avertissement ou le retrait du permis de conduire ou du passeport. Les personnes toxicodépendantes qui refusaient de suivre un traitement étaient punies par des mesures administratives plus dures, comme l’obligation d’accomplir un travail d’intérêt général. Cette loi plus sévère, qui prévoyait cependant toujours des peines relativement légères pour les consommateurs, n’empêcha pas l’augmentation de la consommation. Comme dans la plupart des pays européens, la consommation d’héroïne recula, mais celle de cocaïne, d’ecstasy et de cannabis augmenta.

Force est de constater, pour conclure, que la politique répressive des années 50 n’a pas réussi à stopper la progression de la consommation de drogue dans les années 60. Reste à savoir si la dépénalisation de la consommation en a favorisé la hausse. Quoi qu'il en soit, une chose est sûre : la réintroduction de sanctions n’a pas eu d’influence sur la consommation de drogue dans les années 90.

Études comparatives aux États-Unis et en Australie

Eric Single et Paul Christie[3], tous deux chercheurs en sciences sociales, ont étudié les expériences menées aux États-Unis et en Australie en matière de dépénalisation de la consommation de cannabis. Dès les années 70, 11 États américains réduisirent les peines encourues pour consommation de marijuana. Bien qu’on parlât alors de « dépénalisation », les sanctions pénales ne furent pas supprimées : on se contenta de les assouplir et l'on renonça aux peines de détention.

L’Orégon montra la voie en 1973, en ramenant à une simple amende la peine sanctionnant la possession de marijuana. Dix États fédéraux lui emboîtèrent le pas jusqu’en 1978. Les analyses fondées sur les enquêtes nationales réalisées entre 1972 et 1977 ne font apparaître, dans le comportement relatif à la consommation de marijuana, aucun changement susceptible d’avoir été entraîné par la dépénalisation. Les mesures de dépénalisation adoptées ont fait l’objet d’évaluations aussi bien à l’échelon des États fédéraux que dans le cadre d’analyses secondaires au niveau national.

Bien qu’elles comportent des lacunes méthodologiques, les évaluations réalisées sur le plan fédéral confirment le constat dressé plus haut. Single et Christie estiment que l’absence de lien entre dépénalisation et niveau de consommation pourrait s’expliquer par le fait que la réduction des peines n’a pas eu d’effet sur la disponibilité de la drogue.

Cependant, la dépénalisation de la consommation de cannabis a entraîné la suppression des inconvénients de la criminalisation pour les consommateurs ainsi qu’une baisse des coûts de l’exécution des peines en raison de l’assouplissement des sanctions. Les États-Unis ont toutefois rejeté ce constat et acquis la conviction que la consommation de drogue devait être punie sévèrement, en vertu d’une politique de tolérance zéro. C’est ainsi que les mesures de dépénalisation ont été supprimées dans tous les États fédéraux au cours des deux décennies qui ont suivi.

Les mesures australiennes de dépénalisation se fondent sur une approche entièrement différente, tenant davantage de la volonté de réduire les risques. Même si le terme « dépénalisation » s’est également imposé dans ce pays, jamais la consommation de cannabis n’y a été entièrement libre. En Australie méridionale, dès 1987 les consommateurs de cannabis n’étaient plus sanctionnés que par des amendes, tandis que d’autres États australiens comme Victoria ou la Tasmanie appliquaient une politique plus répressive. Les résultats de sondages ne montrent cependant aucune progression de la consommation en Australie méridionale, pourtant plus libérale.

Le modèle de l’Australie méridionale comportait cependant des difficultés d’application. En effet, il arrivait souvent que les amendes qui permettaient d’échapper à une condamnation pénale ne fussent pas payées. De plus, la police faisait preuve de moins de retenue dans l’établissement d’amendes administratives que dans la dénonciation des consommateurs, celle-ci étant susceptible d’entraîner une condamnation pénale. La conjonction de ces deux phénomènes fit que tant le nombre des infractions constatées par la police que celui des condamnations pour détention de cannabis augmentèrent notablement, alors même que le principe d’une dépénalisation semblait largement accepté. Malgré ces difficultés, il fut démontré que les amendes constituaient un moyen de sanction moins coûteux que les poursuites pénales.

Analyse comparative en Europe occidentale

Le sociologue Karl Heinz Reuband[4] a réalisé en Europe une vaste étude comparative qui n’a pas permis de mettre en évidence un lien systématique entre la consommation de cannabis et la politique appliquée en matière de drogue. Ainsi, en ce qui concerne le cannabis, les Pays-Bas, qui possèdent la politique la plus libérale en la matière, ne se distinguent guère des pays dont les pratiques sont plus répressives. L’ Espagne et le Danemark, deux pays qui appliquent une politique relativement libérale en matière de drogue, présentent certes des taux de prévalence supérieurs à la moyenne pour ce qui est de la consommation de cannabis, mais c’est également le cas de la Grande-Bretagne qui, traditionnellement, a toujours été plutôt adepte de la répression de la consommation. Pour ce qui est des pays scandinaves, qui mènent des politiques répressives, les taux de prévalence sont faibles en Finlande et en Norvège, mais ils correspondent plus ou moins à la moyenne européenne en Suède.

Avec la Grande-Bretagne et le Danemark, la Suisse fait partie des pays qui comptent la plus forte proportion de personnes ayant déjà touché au cannabis. Il est intéressant de constater que le pourcentage est plus élevé en Suisse romande qu’en Suisse alémanique, alors même que les cantons francophones appliquent une politique nettement plus répressive.

Dans sa comparaison entre pays, Reuband examine, outre le cadre légal, d’autres facteurs susceptibles d’influer sur la consommation de drogue, tels que la perception des risques et l’image de la consommation d’un point de vue moral. Il constate qu’il n’y a pas de corrélation systématique entre une politique libérale en matière de cannabis et la connaissance des risques que présente la consommation pour la santé. Le même constat s’applique à l’acceptation de cette drogue par la société, qui n’est pas moins marquée dans les pays ayant opté pour une politique répressive.

Il manque pour l’heure des études sur les effets qu’une plus grande accessibilité des drogues (réseau de coffee-shops aux Pays-Bas, par exemple) pourrait avoir sur la consommation de cannabis. On constate qu'aux Pays-Bas une plus grande facilité d’accès aux drogues n’a pas entraîné de hausse de la consommation. Il faudrait toutefois effectuer une analyse portant sur différents pays pour établir si l’accessibilité des drogues a des effets sur leur consommation.

On entend souvent dire que la probabilité qu’un consommateur de cannabis passe à une drogue dure est relativement élevée (thèse de l’escalade). Tout consommateur de cannabis ne devient pas fatalement toxicomane, même s'il est vrai que la plupart des personnes qui prennent une drogue dure ont commencé par le cannabis. Dans sa comparaison entre pays européens, Reuband constate qu’une forte prévalence en matière de cannabis ne va pas forcément de pair avec une prévalence élevée pour les drogues dures.

Conclusions

Les observations réalisées dans le cadre des études citées ne permettent pas de conclure que la dépénalisation de la consommation de cannabis puisse favoriser la consommation de cette substance. Ni l’analyse de Reuband comparant les situations de différents pays européens ni les comparaisons réalisées par Single et Christie entre États fédéraux américains ou États australiens, n’attestent l’existence d’un lien systématique entre la politique appliquée en matière de consommation de cannabis et la progression de cette consommation. D’un point de vue historique, l’exemple de l’Italie (Solivetti) montre que la réintroduction de sanctions à l’égard des consommateurs de drogue ne suffit pas à stopper l’augmentation de la consommation.

Dans les vastes analyses comparatives qui incluent les pays de l’Europe occidentale (Reuband), mais aussi les États fédéraux des États-Unis et d’Australie (Single, Christie), on s’intéresse d’abord au lien entre le cadre légal et les prévalences de drogues. Dans ce contexte, il n’est pas possible d’inclure l’ensemble des politiques publiques visant à réduire la consommation de drogues. Il faudrait pour cela que le sujet de l’analyse se limite à un seul pays.

Comme les comparaisons entre les pays ne révèlent aucun lien systématique entre la législation et l’évolution de la consommation du cannabis, il serait nécessaire de prendre en considération les diversités sociales et culturelles des pays pour expliquer les différents niveaux de consommation.

La révision prévue de la loi suisse sur les stupéfiants change complètement les dispositions applicables aux consommateurs de cannabis, puisqu’elle supprime les sanctions dont ces derniers étaient passibles. De plus, l’assouplissement de l’obligation de poursuivre pénalement les personnes qui cultivent et produisent du cannabis ou qui en font le commerce devrait modifier la situation du marché. La loi révisée prévoit par ailleurs des mesures de protection des jeunes (signalement précoce des adolescents particulièrement exposés, interdiction de remise à des adolescents). La Suisse a l’intention de mener une étude scientifique sur les conséquences d’une révision de la loi afin de garantir que les nouvelles conditions-cadres n’aient pas d’effets négatifs sur la santé publique.

Consommation illégale de drogues et la loi

Consommation illégale de drogues et la loi
Source : European legal database on drugs, traduit et complété par S. Villiger et V. Maag

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