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Introduction

Les pays africains, notamment au sud du Sahara, sont reconnus pour ne pas disposer d’une administration qui travaille pour le développement. Différentes études de disciplines diverses comme la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la science administrative, les sciences politiques, etc. en sont arrivées à cette conclusion établie depuis plusieurs décennies mais qui reste toujours actuelle. Pour certains observateurs, rapporte Omgba (2018, p. 21), l’administration publique africaine est « un vaste champ de désolation où règnent incompétence, inertie, connivence et corruption » ; elle porte les germes de son autodestruction car « échafaudée » sur les bases de structures administratives coloniales (Nembot, 1997). Darbon (2003) affirme que depuis le milieu des années 1970, les pays africains au sud du Sahara s’apparentent parfois aux ghost states (états fantômes) ou failed states (états défaillants)[2] et sont caractérisés par le délabrement matériel, financier et humain des appareils administratifs, ce qui a amené les institutions financières internationales, notamment le groupe de la Banque mondiale à imposer des réformes drastiques.

Les dysfonctionnements de l’administration publique béninoise ont été l’objet de plusieurs documents élaborés aussi bien par le gouvernement (Ministère de la réforme administrative et institutionnelle, 2011 ; Ministère d’État chargé du plan et du développement, 2018 ; Présidence de la République, 2016), que par les organismes internationaux et les institutions financières internationales (Gouvernement du Bénin et Programme des Nations unies pour le Développement, 2019) ou encore par les chercheurs (Bierschenk, 1991, 2009 ; Bierschenk et al., 2003). Il ressort de ces études que l’administration publique béninoise est peu efficace (Ministère d’État chargé du plan et du développement, 2018 ; Présidence de la République, 2016) et caractérisée par un bas niveau des ressources matérielles, la bureaucratie et un faible niveau de contrôle interne (Ministère de la réforme administrative et institutionnelle, 2011 ; Ministère d’Etat chargé du plan et du développement, 2018 ; Présidence de la République, 2016 ; Bierschenk et al., 2003).

Spécifiquement, sur le plan de la « circulation et de la conservation de l’information »[3], il est noté « la gestion non intégrée de l’information caractérisée par l’accès difficile à l’information » (Ministère de la réforme administrative et institutionnelle, 2011, p. 21), « le sceau constant de confidentialité, (…), une faible ouverture des agents à donner l’information, à rendre compte après une mission, (…), et (que) les archives ne constituent pas une priorité » (p. 46 et 71). La Mo Ibrahim Foundation (2023) attribue au Bénin en 2022 sur l’indicateur « Accessibilité de l’information »[4] un score de 20,5 sur 100, le classant 34ème sur les 54 pays africains ; ce score indique une aggravation car, deux ans plus tôt, il était de 27,5 sur 100 et classait le pays au 25ème rang sur 54.

Faisant l’état des lieux de la gestion des archives dans l’administration publique, le Document de Politique nationale de Développement des Archives (Direction des Archives Nationales, 2009, p. 54, 2022, p. 38) constate que les dossiers n’existent pas ou « livrent des renseignements tronqués, incomplets car démembrés, désarticulés, altérés. Les portions de texte se retrouvent çà et là, hors du contexte leur ayant donné naissance ». En termes simples, l’information produite par l’administration elle-même pendant l’exécution de ses missions et pour son propre fonctionnement, qui est du domaine public et qui contribue à la mémoire institutionnelle, la mémoire collective, à l’histoire et à la culture de la nation n’est pas maîtrisée.

Les conséquences d’une telle situation sont entre autres, les pertes de temps dans la recherche documentaire, les frustrations des chercheurs et des citoyens, la reprise des études et des risques liés à la continuité administrative, des pertes de documents et de dossiers

Direction des Archives Nationales, 2009, p. 54

l’incertitude dans la prise de décision, l’absence de preuves fiables pour l’exercice de droit ou la reddition de compte, la corruption, le gaspillage ou le double emploi dans les dépenses publiques, la mauvaise administration[5], etc., en un mot la contreperformance de l’administration.

Le Programme d’action du gouvernement entend « dynamiser et moderniser l’administration publique », entre autres, par « l’archivage numérique et la dématérialisation des procédures » (Ministère d’État chargé du plan et du développement, 2018 ; Présidence de la République, 2016), reconnaissant ainsi que la gestion des archives dans son état actuel est un handicap à l’efficacité de l’administration publique. Analysant la situation, Ogui et al. (2020) soutiennent que les problèmes du secteur des archives au Bénin s’expliquent en partie par le contenu de l’offre de formation en archivistique mise en oeuvre par l’université qui ne répondait plus aux exigences de l’archivistique moderne. Consciente, l’université elle-même a engagé des ajustements progressifs depuis 2017 (Gnanguenon et al., 2017) qui ont abouti à l’élaboration et à la mise en oeuvre d’une nouvelle offre de formation en 2019 (Université d’Abomey-Calavi, École nationale d’Administration et de Magistrature, 2019). Celle-ci donne de nouvelles responsabilités et confie de nouveaux rôles à l’archiviste ; en effet, le travail de l’archiviste dans l’environnement administratif actuel du Bénin ne donne pas satisfaction et n’est pas très bien perçu ou apprécié.

Cet article prend la suite de Ogui et al. (2020) et vise à décrire les nouveaux rôles et responsabilités de l’archiviste qui lui permettent de faire face aux défis professionnels actuels et d’accroître sa contribution au fonctionnement de l’organisation, à la bonne gouvernance, à la prise de décision rapide, à une meilleure rentabilité, à la génération de la richesse ou de la qualité, en un mot à l’efficacité de l’administration employeur. Il est structuré comme suit : la première partie (la présente) introduit le sujet et formule la problématique ; la seconde dresse le profil du Bénin sur les plans socio-économique et de la gestion des archives dans l’administration publique ; la troisième établit la relation entre les principes de gestion de l’administration et ceux de gestion des archives ; la quatrième décrit les nouvelles tâches assignées à l’archiviste par la nouvelle offre de formation et les responsabilités qui en découlent et la dernière conclut.

Présentation du Bénin

Profil socio-économique

La République du Bénin est un pays de l’Afrique de l’Ouest d’une superficie d’environ 112 mille kilomètres carrés (Commission de la CEDEAO, 2012, p. 23) ; il est limité par le Nigéria à l’est, le Togo à l’ouest, le Niger et le Burkina Faso au nord et l’océan Atlantique au sud. Sa capitale est Porto-Novo ; cependant, Cotonou est la ville la plus importante par les activités économiques et le siège de la Présidence de la République et du gouvernement. Le pays comptait 13 millions d’habitants en 2022.

Avec sept autres colonies françaises dans la région, le Dahomey (aujourd’hui Bénin) formait ce qui était appelé l’Afrique occidentale française dont la capitale était Dakar (Sénégal), avec à sa tête un Gouverneur. Dès les premières années de son indépendance en 1960, le pays a connu une période d’instabilité politique. Un coup d’État intervenu en 1972 a mis fin à cette instabilité et instauré un parti unique et un régime socialiste basé sur le marxisme léninisme (Dossou, 1992, 2000) ; le pays porte désormais le nom Bénin. La Conférence nationale des forces vives de la nation de février 1990 a jeté les bases d’un régime démocratique ; depuis lors, l’alternance démocratique s’opère à la tête du pays (Dossou, 1992, 2000) ; cependant, le Bénin demeure une démocratie hybride selon le Democracy Index (The Economist Intelligence Unit, 2023). L’Indice de Développement Humain du Bénin est de 0,525, le classant dans le rang des pays à faible développement humain, 166ème sur 191 pays et 6ème parmi les 15 pays de l’Afrique de l’Ouest, après le Cap-Vert, le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Nigeria et le Togo et immédiatement devant le Sénégal et la Gambie dans cet ordre (United Nations Development Programme, 2022). En 2021, le taux de croissance du Produit intérieur brut est de l’ordre de 7,2 %, le Produit intérieur brut par habitant de 1319,2 dollars, l’espérance de vie de 60 ans (World Bank, 2023). Jusque-là pays à faible revenu, le Bénin est classé pour la première fois parmi les pays à revenu intermédiaire bas en 2020.

Des progrès sont enregistrés dans la lutte contre la corruption ces dernières années, en effet, en 2012 le pays était classé 94ème sur 176 sur la liste des pays gangrénés par ce phénomène avec un score de 36 sur 100 et 6ème sur les 15 pays de l’Afrique de l’Ouest ; ce score est de 43 sur 100 en 2022, classant le Bénin 72ème sur 180 pays et 2ème ex aequo en Afrique de l’Ouest après le Cap Vert, au même rang que le Ghana et le Sénégal (Transparency International, 2023).

Situation des archives

L’histoire des archives au Bénin est intimement liée au développement de l’administration coloniale. En effet, la création du premier dépôt d’archives est intervenue en 1914 (Direction des Archives Nationales, 2009). Un archiviste français aidé par des manoeuvres dahoméens, a constitué un fonds d’archives historiques resté intègre jusque dans les années 1950 avant de connaître différents sorts suite à des déménagements successifs faute d’un dépôt central pour sa bonne conservation. Au lendemain de l’indépendance, le fonds colonial éparpillé, déclassé, soumis aux intempéries et aux rongeurs, se dégrade ; la nouvelle production documentaire du jeune État manque de tout pour son traitement et sa conservation. C’est à la fin des années 1970 que le premier cadre juridique et institutionnel postcolonial de gestion des archives a été mis en place. Le Décret n° 76-172 du 15 juillet 1976 (Présidence de la République, 1976) crée les Archives nationales et en organise la gestion. La construction d’un dépôt central des archives intervenue en 1984 facilite le regroupement de documents d’archives jusque-là épars. En 1990, le Décret n° 90-384 du 04 décembre 1990 (Présidence de la République, 1990) portant attributions, organisation et fonctionnement des Archives Nationales, rattache les Archives nationales jusque-là dépendantes du ministère en charge de la culture, à la Présidence de la République ; ainsi, elles bénéficient de l’attention de la première autorité du pays, et en conséquence pourront avoir plus de moyens et de visibilité. Dix-sept ans plus tard, le Décret n° 2007-532 du 02 novembre 2007 (Présidence de la République, 2007) renforce le cadre institutionnel des archives et prévoit un régime juridique de gestion des archives : la Direction des Archives Nationales est devenue un établissement public à caractère administratif compétent pour toutes les questions en matière d’archives au Bénin ; elle est chargée de la collecte, du tri, du classement, de l’inventaire et de la communication des documents qui procèdent de l’activité de l’État et des collectivités locales ; elle est également chargée d’un rôle d’assistance et de conseils auprès des administrations et des communes. Le même décret crée un Conseil national des archives, organe délibérant chargé entre autres de l’élaboration de la politique archivistique du Bénin et du suivi de sa mise en oeuvre ainsi que l’élaboration de la réglementation en matière du développement des archives, et rend responsables les administrations, au niveau central et communales, de la gestion de leurs archives courantes et intermédiaires.

D’autres textes législatifs ont trait à la gestion des archives au Bénin. La Loi n° 2017-20 du 20 avril 2018 portant code du numérique en République du Bénin (Présidence de la République, 2017) reconnaît en son article 268 que

la preuve sous forme électronique a la même force probante et est admise au même titre que la preuve sous forme non-électronique, sous réserve que puisse être identifiée la personne dont elle émane, et qu’elle soit établie et conservée dans des conditions qui en garantissent l’intégrité et la pérennité.

Le gouvernement a adopté en 2009 une politique nationale décennale de développement des archives (Direction des Archives Nationales, 2009) renouvelée en 2022 dont la vision est ainsi formulée :

À l’horizon 2030, l’archivage est systématique au Bénin, fidèle à la mémoire collective et au service du développement

Direction des Archives Nationales, 2022, p. 51

En 2006, la structure-type des ministères prévoit un service d’archives (Présidence de la République, 2006) et, en 2012, une direction de l’informatique et du préarchivage – devenue direction des systèmes d’information en 2017 – dont relève le service des archives (Présidence de la République, 2012) ; chaque ministère dispose d’une unité en charge de la collecte et du traitement des archives intermédiaires. Cette structure-type a été systématiquement reprise par les autres institutions comme l’Assemblée nationale, la Cour constitutionnelle, la Cour suprême, etc. et les directions techniques des ministères et autres structures publiques autonomes y compris les entreprises publiques et les collectivités territoriales.

Le Bénin forme des archivistes de niveau universitaire depuis 1982 (Gandaho, 1989, 1993) ; avant cette année, le gouvernement envoyait annuellement quelques agents à l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar au Sénégal (Gandaho, 1989, 1993), notamment. Même si l’effectif était insignifiant, le budget national ne pouvait pas trop longtemps supporter les frais liés à une formation à l’étranger. L’étude de faisabilité de la formation sur place des professionnels de l’information documentaire (Lafont, 1982) avait estimé à 610 l’effectif des bibliothécaires, archivistes et documentalistes nécessaire pour couvrir les besoins de l’administration, ce qui a justifié l’ouverture d’un programme de formation en Sciences et techniques de l’information documentaire avec l’appui financier et technique de l’UNESCO et de l’Agence Canadienne de Développement International (Gandaho, 1989, 1993 ; Lafont, 1982). Aujourd’hui, 40 ans après l’ouverture du programme de formation, plus d’un millier d’archivistes sont livrés sur le marché du travail (Abati, 2019), l’administration publique étant le principal employeur. Les problèmes majeurs du secteur des archives, dont les conséquences justifient cette étude, sont d’ordres techniques et résumés comme suit par la Politique nationale de développement des archives (Direction des Archives Nationales, 2009) :

Dans les services d’archives des différentes administrations, les problèmes les plus récurrents ont nom : insuffisance de personnel qualifié, manque d’infrastructures adéquates, accumulation de l’arriéré, déversement des documents intermédiaires à des endroits inappropriés, etc. La majorité des services d’archives ne dispose pas d’outils de gestion tels que le plan de classification et le calendrier de conservation ; s’il en existe, ils sont obsolètes ou inadaptés. On note par ailleurs (…) l’absence d’une prise en charge des documents dès leur création dans les bureaux, l’absence d’une culture de classement au quotidien, le faible niveau de dématérialisation, le non-respect par les producteurs des principes de versement d’archives, etc.

Direction des Archives Nationales, 2009, pp. 17-18

Principe de gestion des archives et principes de gestion de l’administration

Principe de gestion des archives

La science archivistique repose sur la théorie des trois âges et le principe de respect des fonds principalement (Lodolin, 1984 ; Rousseau et Couture, 2008). La théorie des trois âges divise le cycle de vie du document en trois étapes appelées « âges » ou phases (Ducharme et Ghariani, 1986 ; Direction des Archives de France, 2007)[6]. Le principe de respect des fonds est défini comme le principe fondamental selon lequel les archives d’une même provenance ne doivent pas être entremêlées avec celles d’une autre provenance et doivent être conservées selon leur ordre primitif s’il existe (Azanmavo et al., 2018 ; Conseil International des Archives, 2012 ; Duchein, 1977 ; Direction des Archives de France, 2002)[7]. L’ordre originel des documents est constitué au sein d’une unité appelée dossier, définie comme « un ensemble organisé de documents traitant du même sujet ou procédant de la même activité ou opération » (Conseil International des Archives, 2000). Les administrations gérant des affaires, elles ont intérêt à constituer un dossier par affaire en vue de se retrouver facilement lors de la recherche de documents. Les lieux de conservation des dossiers d’archives varient suivant des durées déterminées à l’avance appelées durée d’utilité administrative (DUA)[8].

La gestion des archives exige l’utilisation d’un ensemble de documents-guides, généralement désignés sous le nom d’outils de gestion, qui définissent les règles de gestion des documents dès leur création. Ce sont principalement les trois que sont : 1) le plan de classification qui permet de regrouper, lors du rangement aussi bien dans les bureaux que dans les magasins, les documents d’archives suivant les « aspects de gestion » qu’ils abordent en tenant compte des « fonctions » ou des « activités » de l’institution qui les produit ; ainsi par exemple, sont rangés côte à côte dans le magasin des archives les dossiers d’élaboration de tous les rapports annuels d’une institution même si ceux-ci ont été produits à différentes périodes de l’existence de l’institution ; 2) le calendrier de conservation qui définit pour chaque type de dossiers, la durée d’utilité administrative et le sort final auquel il est destiné (destruction, tri et élimination, conservation définitive). En effet, une administration ne peut garder indéfiniment tous les documents qu’elle a reçus ou élaborés ; elle définit elle-même le sort final des documents suivant la « valeur » qu’elle attribue à chaque document, dans le respect de la législation, de la réglementation et des « cultures professionnelles » ; et, 3) le manuel de procédures qui définit le rôle de chaque agent sur le cycle de vie du document.

Principes de gestion de l’administration

Les principes et notions de gestion des archives évoquées ci-dessus ont une relation avec la gestion de l’administration. Nous n’évoquons ici que le principe de continuité et son corollaire le principe de mutabilité ou d’adaptation. L’administration doit par exemple assurer la continuité du service public (Chrétien et al., 2020 ; Gaudemet, 2001 ; Mellerray et al., 2012) d’une part, et de l’autre part, avoir l’information administrative actuelle et complète. Le principe de continuité du service public « repose sur la nécessité de répondre aux besoins d’intérêt général sans interruption. Il traduit sur le plan de l’action administrative l’idée plus générale de l’exigence d’une permanence de l’État » (Chrétien et al., 2020, p. 737). Corollaire du principe de continuité, le principe de mutabilité ou d’adaptation « consiste à s’assurer au mieux, qualitativement, le service que de garantir sa régularité dans le temps » (Chrétien et al., 2020, p. 739). Le principe de continuité du service public signifie par exemple que l’absence ou l’affectation d’un agent ne doit pas empêcher l’administration de fonctionner normalement ou de continuer à offrir le service public. Pour cela, les documents élaborés ou reçus par un agent dans le cadre de ses attributions doivent être accessibles à qui de droit afin que les « affaires » qu’il gère puissent continuer à l’être qu’il soit absent ou affecté. Cela suppose que le classement qu’il a fait des documents est compris par d’autres collègues, suggérant que l’ordre mis dans les documents par chaque agent doit être impersonnel et que les « dossiers » doivent pouvoir s’identifier facilement. Cet ordre – originel − ne doit pas être remis en cause par l’archiviste une fois que les documents lui sont versés aux termes prévus par le calendrier de conservation, au nom des principes fondamentaux des archives. Or, dans l’administration publique béninoise aujourd’hui, en cas d’affection, soit l’agent sortant dégage de son bureau tous les documents disponibles et les envoie au service d’archives lorsque celui-ci existe ou les laisse à un endroit inapproprié, où ils peuvent être livrés aux intempéries, soit c’est l’entrant qui le fait, chacun étant sûr que l’entrant ne peut y effectuer aucune recherche fructueuse, car chacun range suivant ses propres règles et méthodes.

Nouveaux rôles et responsabilités de l’archiviste

Avant d’aborder les nouveaux rôles et responsabilité de l’archiviste, rappelons son travail tel qu’il l’exécutait avant l’intervention de la nouvelle offre de formation.

Le vrac et l’inefficacité de l’administration

Le travail de l’archiviste tel qu’il a été enseigné, dont les conséquences constituent la problématique de cette étude, est ainsi résumé par Ogui et al. (2020) :

Les documents n’étant pas organisés en dossiers avant d’être envoyés au service des archives, ils parviennent à l’archiviste dans un désordre, et largement après l’expiration de la durée d’utilité administrative. L’archiviste a pour tâche de tenter de mettre un ordre qui ne peut plus être celui qui aurait dû être (…). Ce faisant, l’archiviste ignore la théorie des trois âges et viole le principe de respect des fonds (…). Par ailleurs, l’archiviste va à l’encontre de la constitution organique ou logique des dossiers

p. 34

L’archiviste ignore donc le dossier dans les méthodes, techniques et outils qu’il déploie. Allant dans le même sens, Azanmavo et al. (2018) et Sounnouvou et al. (2018) estiment que l’archiviste béninois ne peut mettre en oeuvre ses compétences que lorsqu’il se trouve devant un vaste dépotoir sauvage de documents. Dans ces conditions, le rôle de l’archiviste est moins l’organisation des ressources documentaires en vue de la recherche de l’information que la mise d’un « ordre » pour donner l’illusion que tout est bien classé et propre. Cette situation rappelle celle des archives dans certains pays développés il y a déjà quelques décennies, par exemple celle de l’Italie avant la réglementation de 1997 :

les archives devinrent, en certains cas, d’énormes amas de documents dans lesquels personne n’était capable de trouver ceux nécessaires au traitement des affaires administratives

Bonfiglio Dosio, 2001, p. 77

En conséquence, l’archiviste n’intervient dans le cycle de gestion du document qu’après que le document a perdu son « utilité administrative, c’est-à-dire après qu’il est devenu sans importance dans la conduite de l’action administrative » (Azanmavo et al., 2018), puisque les documents sont mis à sa disposition largement après l’expiration de la durée d’utilité administrative (Ogui et al., 2020, p. 34). Or, c’est à ce moment que des ressources (humaines, matérielles, mobilières et immobilières) sont consacrées à leur description et leur conservation.

En fait, à bien observer, les documents élaborés ou reçus par l’administration publique béninoise ne remplissent pas les conditions pour s’appeler archives, car ils ne forment pas des dossiers (Mêgnigbêto, 2020), et ne permettent pas de suivre l’évolution des affaires ; c’est du « vrac d’archives » défini comme des documents d’archives « jamais classés chez leur producteur » (Nougaret, 1999, p. 57). En d’autres termes, l’administration publique béninoise ne produit pas d’archives mais du vrac d’archives, et l’archiviste a été formé uniquement pour prendre en charge le vrac et non des archives ; il ne fait pas un travail professionnel et intellectuel, mais se réduit à un simple trieur de documents (Ogui et al. 2020, p. 34) ou embellisseur d’espace. Cela se comprend mieux lorsque l’on tient compte du contexte de jeune État indépendant et sous-développé pour lequel la formation a été pensée ; en effet, dans un rapport de mission d’enseignement pour le compte de l’UNESCO, Lafont (1982, p. 7) montrait déjà que la formation était conçue pour régler un problème ponctuel :

Dans un pays en développement où la plupart du temps le tri est la première opération à effectuer, une connaissance parfaite des types de documents et des traitements qu’ils justifient est nécessaire.

Or, la manière de traiter le vrac diffère de celle de traiter les archives (Nougaret, 1999, p. 57). Les principes de continuité et de mutabilité apparaissent comme une barrière contre la mauvaise administration entendue comme une inaction de l’administration alors qu’une action est attendue d’elle, une action de l’administration en dessous de ce qu’elle doit être ou non intervenue au moment approprié. Or, dans l’administration publique béninoise les dossiers n’existent pas ou sont incomplets (Direction des Archives Nationales, 2009, p. 39, 2022, p. 31). Vu que les archives doivent véhiculer l’information administrative, et qu’« un document d’archives pris isolément hors de son contexte qu’est le dossier, n’a aucune valeur » (Direction des Archives Nationales, 2009, p. 39), il s’en suit que l’information administrative contenue dans les documents disponibles dans l’administration publique béninoise n’a pas de valeur archivistique, et ne peut donc pas être utile, actuelle ou exacte, car incomplète. Dans ces conditions, l’efficacité de l’administration n’est pas garantie[9]. En résumé, la gestion des archives dans l’administration béninoise ne garantit ni l’assurance d’une information administrative, ni la continuité du service public. D’ailleurs, la Politique nationale de développement des archives (Bénin. Direction des Archives Nationales, 2009, p. 39) a identifié un risque lié à « la continuité administrative ». L’archiviste ne gère pas les archives courantes ; et la pratique archivistique qui se dégage de la formation est un handicap à l’efficacité de l’administration.

L’archiviste veille à la création et à l’intégrité du dossier

L’offre de formation en archivistique (Université d’Abomey-Calavi, École nationale d’Administration et de Magistrature, 2019) donne à l’archiviste les compétences pour agir sur les trois phases du cycle de vie du document. À la phase active, elle assigne à l’archiviste la responsabilité « de veiller à la création, à l’alimentation et à l’intégrité du dossier par la formation et le contrôle du personnel d’une part, et de l’autre part, par l’assistance-conseil au même personnel » (Ogui et al., 2020, p. 38) ; alors, l’archiviste agit au niveau des services producteurs de documents en vue d’amener le personnel à mettre de l’ordre au quotidien dans les documents qu’il utilise et suit la vie du dossier de sa création jusqu’à son versement. De cette responsabilité, découlent les rôles ou actions comme consignées dans la figure 1. Ainsi, l’offre de formation déplace le paradigme du travail de l’archiviste du document vers le dossier, car il lui apprend à maîtriser la notion et à donner forme au dossier (Ogui et al., 2020, p. 38).

Figure 1

Rôles de l’archiviste dans la gestion des archives courantes

Rôles de l’archiviste dans la gestion des archives courantes

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Sur les archives intermédiaires et définitives, l’archiviste a pour responsabilité d’assurer la disponibilité de l’information à la demande à travers les 4C (collecte, classement, conservation et communication, voir figure 2.). À cette fin, vu qu’il reçoit désormais des dossiers des services producteurs, il procède à la description suivant les normes en vigueur, fait de l’indexation systématique − en utilisant le plan de classification − et de l’indexation-matière − en utilisant soit un thesaurus, soit un répertoire de vedette-matière, soit encore tout autre outil d’indexation-matière − alimentant ainsi les outils de recherche disponibles. En outre, il s’assure des conditions de conservation, fait l’évaluation et le tri à l’expiration de la DUA en vue de sélectionner les archives devenues historiques, procède à l’élimination et participe ou initie des activités de valorisation. Ce faisant, il prépare le service d’archives à produire des réponses fiables aux requêtes des publics.

Figure 2

Rôles de l’archiviste dans la gestion des archives intermédiaires et définitives

Rôles de l’archiviste dans la gestion des archives intermédiaires et définitives

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Le dossier au coeur du travail de l’archiviste

La notion de dossier d’archives a de nombreuses définitions, des plus simples aux plus complexes (Chabin, 2002). Une formulation élaborée par la Commission européenne (2002) complète celles existantes en justifiant la réalité tangible qu’est le dossier dans le fonctionnement et la gestion au quotidien de l’administration d’une part et dans les méthodes, techniques et outils que déploie au quotidien l’archiviste :

le dossier est le noyau autour duquel sont organisés les documents en fonction des activités de l’institution pour des raisons de preuve, de justification ou d’information et pour garantir l’efficacité dans le travail.

La finalité du dossier telle qu’exprimée dans cette formulation rejoint celle des archives qui sont utilisées pour servir « de preuve, de justification ou d’information » et pour « l’efficacité » de l’administration. En effet, l’administration doit pourvoir justifier qu’elle a accompli sa mission, qu’elle a rempli ses obligations ; elle doit justifier auprès des décideurs et même auprès des citoyens, l’utilisation des moyens mis à sa disposition pour en prétendre réclamer de nouveaux ; elle doit pouvoir prouver l’efficacité de ses interventions en relation avec ses missions et ses moyens. La Commission européenne désigne le dossier comme un moyen pour l’administration d’accomplir cette mission. En d’autres termes, sans dossier, une administration ne peut exhiber de preuves ou de justification ; elle ne peut pas donner une « information » et elle ne peut garantir un travail efficace. L’existence de dossier est alors comme une condition d’existence des archives, car

dans le dossier, on peut suivre le déroulement de l’affaire (…) ; et, un système parfait de classement et de constitution des dossiers est la condition pour mettre en place une organisation viable des archives.

Bonfiglio Dosio, 2001, p. 79 ; p.80

Comme la cellule, les archives meurent quand le noyau est absent.

Conclusion

L’analyse du fonctionnement de l’administration publique du Bénin révèle de nombreux goulots d’étranglement qui inhibent son fonctionnement et la rendent peu efficace. Pour illustration, l’information que l’administration publique produit elle-même ne peut être utilisée pour servir de preuve, de justification ou d’information, car les conditions de sa conservation lui ôtent les caractéristiques d’une information administrative (utilité, actualité, complétude et exactitude). La raison principale de cet état de choses est l’inorganisation des documents d’archives dès leur création qui ne fournit pas à l’archiviste les matières premières pour un travail technique, professionnel et intellectuel au service de l’administration employeur. La nouvelle offre de formation en vigueur donne de nouvelles compétences à l’archiviste et lui confie de nouveaux rôles et responsabilités. Désormais, l’archiviste intervient dans la gestion des archives courantes avec pour attributions de veiller à la création, à l’alimentation, à l’intégrité et au versement du dossier en formant, assistant, conseillant et contrôlant ses collègues du bureau dans leurs tâches quotidiennes de gestion des documents, conformément au Relevé du Conseil des Ministres en sa séance du 26 octobre 2005 qui recommande la prise en charge des documents produits par les administrations dès leur création dans les bureaux. Dès lors, il a la matière première pour construire ou alimenter des instruments de recherche conformes aux normes professionnelles.

Chaque administration devrait pouvoir donc s’organiser pour assurer l’accessibilité de ses documents en vue d’être efficace, qu’elle ait à sa disposition un archiviste ou non. En confiant ces rôles à l’archiviste, celui-ci devient un des acteurs de l’efficacité de l’administration, puisqu’il assure la coordination d’un système qui amène l’administration à produire des documents structurés en dossiers pour que les archives servent de preuve, de justification et d’information. Il facilite donc la gouvernance et l’efficacité des services et contribue à la constitution de la mémoire administrative, institutionnelle et historique car, « les documents historiques naissent et sont contenus dans les archives courantes » (Bonfiglio Dosio, 2001, p. 78).

L’archiviste travaille donc pour suppléer l’administration dans son travail de classement à la source, au changement de comportement de chaque agent afin d’intégrer la « culture du classement ». C’est une condition pour la réussite du numérique sur lequel est centrée l’action du gouvernement pour « dynamiser et moderniser l’administration » (Ministère d’État chargé du plan et du développement, 2018 ; Présidence de la République, 2016), car le numérique ne s’accommode par du vrac (Pasquier, 2016). Ce faisant, l’archiviste contribue à l’atteinte des Objectifs de Développement Durable, notamment la cible 16.10 « Garantir l’accès public à l’information et protéger les libertés fondamentales, conformément à la législation nationale et aux accords internationaux » (Assemblée générale des Nations Unies, 2015).