Dalhousie French Studies
Revue d'études littéraires du Canada atlantique
Numéro 117, hiver 2021
Sommaire (14 articles)
Articles
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The Afterlife of the Roman de la rose
Christine McWebb
p. 3–13
RésuméEN :
Mobility in learned circles was a reality in the Europe of the Middle Ages, and it is only when we consider the reception of well-known works, such as the thirteenth-century Roman de la rose, in the countries where they circulated in the local language that we are able to gain a more complete understanding of their impact on literary and cultural currents even after the authors had passed away. Guillaume de Lorris and Jean de Meun’s conjoined Roman de la rose (1236, 1269-78) is without a doubt one of the foundational works of French medieval literature with over 360 extant manuscripts. Focusing on two non-French adaptations of this work that appeared within a century of the date of its composition, I show that these translations, or more accurately rewritings, enabled its survival and contributed to its sustained popularity in medieval Europe. The adaptations that are the subject of this analysis are Il Fiore, a thirteenth-century translation and adaptation into Italian often attributed to Dante, and the Romaunt of the Rose, commonly attributed to Geoffrey Chaucer. I conclude that through the medieval practice of interpretatio, the authors of the Fiore, and the Romaunt of the Rose adapt the original text to reflect their own contemporary cultural realities.
FR :
La mobilité dans les cercles savants dans l’Europe médiévale fut une réalité et c’est à travers la réception des oeuvres populaires dans les pays où elles circulaient dans la langue locale, tel le Roman de la rose composé au treizième siècle, que nous sommes en mesure de gagner une compréhension plus complète de leur impact sur les courants littéraires et culturels même après le décès de leurs auteurs. Le Roman de la rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun (1236, 1269-78) est sans aucun doute l’une des oeuvres fondamentales de la littérature médiévale française avec plus de 360 manuscrits qui existent encore. En me penchant sur deux adaptations non-françaises parues dans les premiers 100 ans après la composition de cette oeuvre, je montre que ces traductions, ou plutôt ces remaniements ont rendu possible sa survie et ont contribué à sa popularité continue dans l’Europe médiévale. Il s’agit des adaptations Il Fiore, une traduction en italien et une adaptation du treizième siècle souvent attribué à Dante et le Romaunt of the Rose, communément attribué à Geoffrey Chaucer. Je conclus que les auteurs de ces deux adaptations réussissent par la pratique de l’interprétation à adapter le texte original pour refléter leurs propres réalités culturelles contemporaines.
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Le Zéro et l'Infini. Sens et fonction des personnages mort-nés dans le Haut Livre du Graal
Jean-François Poisson-Gueffier
p. 15–26
RésuméFR :
Si la mort d’un personnage advient généralement au terme d’un parcours dans la temporalité et la spatialité romanesques, le Haut Livre du Graal présente trois figures de personnages mort-nés. Leur mort coïncide avec – voire précède – leur introduction dans l’espace fictionnel. La question du sens de ces personnages et du sens de l’oeuvre émergent alors de manière problématique. Et ce d’autant plus que la mort de ces « acteurs paradoxaux » relève d’une puissance de déflagration qui infléchit le cours du récit et altère profondément les équilibres politiques, symboliques et religieux de l’univers de fiction.
EN :
If the death of a character generally happens at the end of a journey into narrative time and space, the High Book of the Grail features three characters who can be described as stillborn. Their death happens at the same moment, or precedes their first mention in the romance. The meaning of these characters and the one of the work as a whole raises therefore an hermeneutical problem. In fact, their death is not considered as a minor incident, but as a tremendous event which affects the balance of the universe of fiction, politically as well as symbolically and religiously.
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Between Ethos and Moralité: Reading La Fontaine's "Préface" to the Fables
Stephen Bold
p. 27–41
RésuméEN :
This paper proposes a reading of La Fontaine’s puzzling and coy preface to his first volume of Fables. Presented at the start as a friendly debate between the author and a rival, the “Préface” becomes an ironic sort of performance art that reveals the fabulist’s own ambivalence toward a genre that has come to him cloaked in the sober robes of a moralizing pedagogy. La Fontaine tries on the costume and does his best to play the part, composing his role from the illustrious examples of Socrates — a fabulist in extremis — and eventually a crafty Aesop, only to show us little by little that he is more a poet and artist than a moralist. Distrustful of those who would lecture on virtue and rectitude, La Fontaine’s teaching anticipates at once Rousseau’s negative education in the Émile and also Victor Turner’s pedagogy of anti-structure.
FR :
La présente étude propose une nouvelle lecture de la curieuse et déroutante préface au premier recueil des Fables de La Fontaine. Cette préface, qui s’annonce dans les termes assez classiques d’un différend entre auteurs, devient peu à peu une performance dans laquelle le fabuliste dévoile ses réticences quant au genre adopté, trop souvent revêtu d’un moralisme maussade. La Fontaine a beau essayer le costume et jouer le jeu, suivant les exemples illustres de Socrate, devenu fabuliste à l’article de la mort, et en fin de préface, d’un Ésope plutôt malin— il se découvre plus poète et artiste que fournisseur de leçons morales. Dans son peu de goût pour les grands discours sur la vertu et la droiture, il anticipe, en proposant aux jeunes innocents le chemin de l’adaptation et la survie dans un monde souvent hostile, l’attitude du précepteur d’Émile et, plus récemment, le principe de l’antistructure de Victor Turner.
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« Un beau viveur et un délicat vivant ». Le baron de Besenval, courtisan et collectionneur, à travers son iconographie
Agnès Calatayud
p. 43–64
RésuméFR :
Le baron Pierre-Joseph-Victor de Besenval de Brünstatt (1721-1791), au zénith de son existence, après s’être vaillamment illustré au combat sous Louis XV au sein du régiment des gardes suisses dont il était le colonel, était devenu, sous les lambris dorés de Versailles, le plus exercé et le plus incontournable des courtisans. Membre assidu de la garde rapprochée de la reine Marie-Antoinette, spirituel et séduisant, il excellait dans les deux arts qui faisaient le sel de la petite société de la reine à Trianon: celui de la conversation et celui de la galanterie. Besenval avait pourtant une passion qui prévalait sur toutes les autres : c’était l’un des plus fins collectionneurs d’art de son temps. Au lendemain de la prise de la Bastille, retentissant événement qu’il ne put empêcher en dépit de son rôle de commandant militaire de la garnison de Paris, il quitta précipitamment la capitale, fut repris, incarcéré, jugé, et miraculeusement libéré. Cet article se propose d’analyser divers portraits-clés de cet aristocrate emblématique de l’Ancien régime et de sa chute, qui désira tirer sa révérence sur un exceptionnel portrait de lui-même en collectionneur. Unique tableau de ce genre dans l’art français du XVIIIe siècle, ce fascinant portrait intime, au coin du feu, conserve pour la postérité l’esprit et le goût dont faisait preuve le baron de Besenval à l’orée de la Révolution.
EN :
At the zenith of his life, the baron Pierre-Joseph-Victor de Besenval de Brünstatt (1721-1791), after having distinguished himself in battle under the reign of Louis XV as a colonel in the regiment of Swiss guards, had become the most seasoned courtier of Versailles. Assiduous member of Marie-Antoinette’s entourage, witty and attractive, he excelled in the two arts which were the mainstays of the Queen’s coterie at the Trianon château: the art of conversation and that of gallantry. Besenval had a prevailing passion; he was one of the finest art collectors of his time. In the aftermath of the storming of the Bastille, a momentous event he could not prevent despite commanding the Royal troops in Paris, he left the capital hastily, was caught, imprisoned, judged, and miraculously freed. The aim of this article is to examine different portraits of this aristocrat who embodied the Ancien régime and its downfall who, at the dawn of the Revolution, wanted to bow out gracefully from these tumultuous times leaving behind an exceptional portrait of himself as an art collector. A unique painting of its kind amongst 18th century French works, this fascinating and intimate fireside portrait immortalises Besenval’s wit and taste for posterity.
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(Dé)montrer en (dé)montant : recadrage des identités narratives dans L'Avenir de Camille Laurens et Vaste est la prison d'Assia Djebar
Julia Galmiche
p. 65–76
RésuméFR :
L’Avenir de Camille Laurens (1998) et Vaste est la prison d’Assia Djebar (1995) sont deux romans caractérisés par leur absence de linéarité, tant sur le plan narratif que sur le plan chronologique. Cet article s'intéresse à l'articulation entre je et elle, auto et fiction, présent et passé, langage littéraire et langage cinématographique, cette structure duale donnant à l’oeuvre un aspect protéiforme, transmédial, duquel émerge un roman oxymorique, hybride, mieux à même de refléter la complexité de l’identité narrative féminine. Le langage cinématographique n'est pas pensé ici comme simple faire-valoir du langage littéraire. Au contraire, il participe activement à la complexification de la narration, prolongeant au niveau micro (fond) la dialectique observable au niveau macro (forme ou structure narrative), mais aussi au (re)cadrage des identités narratives. Le langage cinématographique délimite ainsi le champ du présent dans lequel évolue le sujet féminin, le contre-champ/chant du passé permettant un retour du sujet sur lui-même, tout en préfigurant le hors champ des possibles à venir.
EN :
L'Avenir [The Future] by Camille Laurens (1998) and Vast is the Prison by Assia Djebar (1995) are two novels characterized by their absence of linearity on a narrative level as well as a chronological level. This article focuses on the articulation between I and she, auto and fiction, present and past, literary language and cinematic language. It seeks to show how this dual structure provides a shape-shifting, transmedial aspect to the novels being examined, out of which emerges an oxymoric, hybrid narrative better able to reflect the complexity of the female identity. The cinematic language is not simply used to enhance the literay quality of the writing. On the contrary, it plays a significant role in making the narrative more complex and, by doing so, not only replicates at the micro level (content) the dialectics that can be observed at the micro level (form or narrative structure), but also contributes to (re)framing narrative identities. The cinematic language therefore delimits the range of the camera in which the female subject is evolving. At the same time, the reverse angle shot, which acts as a counter-narrative, enables the female subject to reflect on her past self while heralding what is left outside the scope of the camera and is yet to be seen.
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Le langage des murs qui enferment dans L'Étranger de Camus et Hiroshima mon amour de Duras
Vincent Grégoire
p. 77–83
RésuméFR :
Meursault de L’Étranger et « Elle » d’Hiroshima mon amour sont des personnages tragiques qui, comme poussés par un fatum antique, ont commis un crime, crime de sang ou crime d’amour, pour lequel ils doivent payer. Tandis que le premier est accusé d’insensibilité et condamné à mort parce que la justice voit en lui un « monstre moral », le deuxième est accusé de « collaboration horizontale » et puni par la « justice populaire ». Dès lors, enfermés, dans une cellule pour le premier, alternativement dans une chambre et une cave pour le second, ces deux êtres cherchent les visages et voix d’amours passées. La quête de ces visages et voix d’un monde révolu qui font souffrir les protagonistes par leur disparition va laisser la place chez les deux personnages à un état d’apaisement allant permettre, au héros comme à l’héroïne, de se réconcilier avec leur passé. Tandis que Meursault, qui a changé en prison, va redécouvrir sa mère et finalement comprendre la volonté de celle-ci de reprendre goût à la vie à l’asile de vieillards, « Elle », guérie par le Japonais, va retrouver un équilibre sentimental.
EN :
Meursault from L’Étranger, and “Elle” from Hiroshima mon amour are tragic characters who, as if driven by an ancient fatum, have committed a crime, blood crime or crime of love, for which they must pay. While the first is accused of insensitivity and sentenced to death because justice sees him as a “moral monster”, the second is found guilty of “horizontal collaboration” and punished by “popular justice”. From then on, locked up in a cell for Meursault, or alternately in a room and a cellar for “Elle”, these two characters seek the faces and voices of past loves. The quest for these faces and voices from a bygone world which make the protagonists suffer by their absence will give way for Meursault and “Elle” to a state of peace that will allow them to come to terms with their past. While the first character, who has changed in prison, is going to rediscover his mother and finally understand her desire to reembrace life in the home for the elderly, the second character, “healed” by the Japanese, will finally find a sentimental balance.
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Humour Anarchie. Henri Roorda (1870-1925)
Gilles Losseroy
p. 85–94
RésuméFR :
Ecrivain précoce et contrarié, pédagogue enthousiaste et enseignant désabusé, essayiste, dramaturge et humoriste sous le pseudonyme de Balthasar, Henri Roorda, qui est né en 1870, se définit tel qu’il a vécu : sur le fil précaire d’un « pessimisme joyeux », où l’écriture demeure la seule planche de salut.… Quand en mai 1926 paraît son ultime opus : Mon Suicide, il y a six mois que Roorda a mis fin à ses jours.Entre temps, d’articles en chroniques, Roorda a fait oeuvre. Depuis l’espace commun au professeur et à l’anarchiste : la marge. C’est un portrait de cet écrivain méconnu : ses années d’apprentissage, la découverte de l’anarchie, l’enseignement, l’écriture… que propose cet article.
EN :
Precocious and upset writer, enthusiastic educator and disillusioned teacher, essay writer, dramatist, humourist (using the pseudonym Balthasar), Henri Roorda, born in 1870, defines himself as he lived: on the frail edge of a “joyful pessimism”, where writing is the only lifeline… Roorda took his own life 6 months before his last opus, My Suicide, is published in May, 1926.In the meantime, Roorda had been producing the work of a lifetime (articles, chronicles, columns…), always on the margins, as a teacher and an anarchist. This article is the portrait of this unsung writer: the early years, the exploration of anarchy, the teaching, the writing…
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A Proustian Reading of Michel Onfray's Cosmos and Christian Signol's Les vrais bonheurs: "Privileged Moments" of Sensorial Ecstasy
Keith Moser
p. 95–109
RésuméEN :
This study probes the philosophical significance of the strange joy induced by a trigger sensation that immediately strikes the reader in Michel Onfray’s Cosmos and Christian Signol’s Les vrais bonheurs. Heavily influenced by Proust’s vision of involuntary memory, the role of the senses, and the nature of time in A la recherche du temps perdu, Onfray and Signol attempt to explore the essence of everything in the context of powerful, transformative sensorial encounters. Some critics automatically dismiss the rending ecstasy depicted by the Proustian narrator in the “petite madeleine” scene as nothing more than a form of whimsical artistry. However, Onfray and Signol’s rewriting of this renowned passage demonstrates that the notion of a privileged moment, associated with Proust in French literary circles, is an all-encompassing metaphor for delving into the most fundamental philosophical questions of all.
FR :
Cette étude sonde la signification philosophique de la joie étrange induite par une sensation de déclenchement qui frappe immédiatement le lecteur dans Cosmos de Michel Onfray et Les vrais bonheurs de Christian Signol. Fortement influencés par la vision de Proust de la mémoire involontaire, le rôle des sens et la nature du temps dans A la recherche du temps perdu, Onfray et Signol tentent d’explorer l'essence de tout dans le contexte de rencontres sensorielles puissantes et transformatrices. Certains critiques rejettent automatiquement l'extase décrite par le narrateur proustien dans la scène de la « petite madeleine » comme rien de plus qu’une forme d'art fantaisiste. Cependant, la réécriture par Onfray et Signol de ce passage renommé démontre que la notion d'un moment privilégié, associée à Proust dans les cercles littéraires français, est une métaphore globale pour approfondir les questions philosophiques les plus fondamentales.
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L’homoérotisme en autotraduction : Le cas de Sud / South de Julien Green
Genevieve Waite
p. 111–125
RésuméFR :
Écrivain translingue de nationalité américaine, Julien Green (1900-1998) a écrit une grande variété de romans, pièces, nouvelles, et essais, ainsi que l’un des journaux intimes les plus longs du vingtième siècle. Parmi ses textes bilingues se trouve une pièce d’inspiration homoérotique, Sud (1953), que l’auteur a traduite en anglais comme South (1959) avec l’aide de sa soeur, Anne Green. Quoique l’homoérotisme des personnages des oeuvres de Green ait déjà été examiné dans certains textes critiques, l’évolution de cet homoérotisme dans une pièce autotraduite comme celle de Sud / South n’a pas encore été étudiée de près. Dans cet article, on montrera ainsi comment cet auteur a transformé le drame de l’amour homosexuel de sa première pièce, Sud (1953), dans son autotraduction, South (1959), et les effets de ces changements linguistiques sur le lecteur. Plus précisément, on analysera comment Green a employé une approche translative du moins-dit pour cacher la plupart de l’intrigue centrale de la version traduite de sa pièce. À cause de multiples coupures, révisions, et ajouts en autotraduction, l’amour du lieutenant Ian Wiczewski pour le jeune Erik Mac Clure, ainsi que l’orientation homosexuelle d’Édouard Broderick, sont moins visibles dans South que dans Sud. Par conséquent, Sud et South apparaissent comme deux versions bien disparates de la même oeuvre.
EN :
As a translingual American writer, Julien Green (1900-1998) wrote a wide variety of novels, plays, short stories, and essays, as well as one of the longest recorded journals of the twentieth century. Among his bilingual texts Green published an important homoerotic play, Sud (1953), which he later translated into English as South (1959) in collaboration with his sister, Anne Green. Although the homoerotic nature of the characters of Green’s novels has been examined in certain critical texts, the evolution of this homoeroticism in Green’s self-translated play, Sud / South, has not yet been studied in detail. This article will, therefore, show how Green radically transformed the drama of homosexual love from his first play, Sud (1953), in his self-translation, South (1959), and the effects of these linguistic changes on the reader. More specifically, this critical analysis will demonstrate how Green used a translative approach of the moins-dit in order to conceal a substantial portion of his original French play’s central intrigue. Because of multiple omissions, revisions, and additions in self-translation, Ian Wiczewski’s love for the young Erik Mac Clure, as well as Édouard Broderick’s homosexual orientation, are less visible in South than in Sud. Consequently, Sud and South appear as two very disparate versions of the same text.
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Homosexualité, Islam et désacralisation du pouvoir royal dans Le jour du Roi d'Abdellah Taïa
Taïeb Berrada
p. 127–143
RésuméFR :
Dans Le jour du Roi, Abdellah Taïa explore le thème d’une altérité assujettie à un intraduisible enfermé dans un aspect politico-symbolique : celui à la fois de s’exprimer dans la langue de l’autre et celui d’exprimer des relations homo-érotiques et homosexuelles vécues au Maroc sous le règne d’Hassan II. Or, ce discours révèle l’instabilité d’un modèle d’identification confronté à un dispositif sexuel normalisant les corps et les esprits, où la société surveille et participe à une discipline hétéro-normative de l’homosexualité en punissant toute déviation rendue publique ou visible sous le regard symbolique du roi du Maroc. Ceci semble parvenir à déstabiliser toute identification avec « l’Autre comme moi », en s’introduisant dans l’intimité même des deux jeunes protagonistes du roman et en imposant une hétéro-normativité sur un amour homo-érotique qui ne pouvait se résoudre que par l’annihilation d’une des deux parties et ainsi au meurtre de l’Autre mais de l’Autre comme moi. Ce fratricide remonte aux mythes fondateurs en Islam et renvoie particulièrement au meurtre originel qui se différencie et s’émancipe du modèle oedipien, traduisant à ce titre une conception différente de l’amour du « Même » et d’une homosexualité identitaire occidentale à prétention universaliste.
EN :
In his novel Le jour du Roi Abdellah Taïa explores the theme of alterity in its relation to two political and symbolic forces: expressing one’s self in the language of the Other and narrating homo-erotic and homosexual relationships in Morocco under the dictatorship of Hassan II. It is the translation of these two aspects that leads to the creation of a new narrative about homosexual Franco-Moroccan identity. This narrative, in turn, reveals the instability of a model of identification subjected to a normalizing sexual apparatus controlling bodies and minds in a place where homosexuality is still punishable by law. This renders the identification process for the two main characters of the novel particularly problematic as they can no longer sustain it without going back to the sources of foundational myths and more particularly to the original murder in Islam. This article argues that the killing of one character by the other goes back to the original murder of Abel by Cain, a model which becomes emancipated from the Western Oedipal complex, translating a new conception of a love relation between two male characters. By so doing, it calls for a reevaluation of the normativity imposed by the king who is using his power based on a patriarchal interpretation of religious legitimacy in view of political gain.
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What we do in the Shadows... Rapports de force/rapports de France dans quelques romans de Jean-Christophe Grangé
Isabelle-Rachel Casta
p. 145–156
RésuméFR :
Auteur middlebrow, Jean-Christophe Grangé est peu étudié en tant que tel, mais ses romans (massivement lus) dessinent pourtant une étrange carte de France : la police, siège et incarnation visible du pouvoir officiel, y est régulièrement débordée par un ensemble mouvant et disparate de sectes, de camarillas, d'organisations plus ou moins occultes ou de groupuscules paramilitaires tout-puissants, dans la droite ligne de la pensée apocalyptique des illuministes du XVIIIe siècle. La France des rapports de force est fantasmatiquement présente, sillonnée à toute vitesse par des déplacements précisément décrits et minutés, mais totalement improbables par leur aisance même. Il y a donc réalisme – la Bretagne de Lontano, la rue Goujon de Miserere, la cathédrale Notre-Dame du Serment des Limbes... et en même temps plongée dans une « liquidité » des actions et des trajets qui appartient proprement au songe. Spectrographie d'un irréel surexposé, l'univers romanesque de Grangé pourrait être résumé par le leitmotiv qui parcourt, comme une isotopie, la plupart des rencontres et des échanges : “je serai là dans moins d'une heure”. Ce “pouvoir” curialisé des sectes du bizarre, des retours infernaux du passé, des fantômes de la (dé)colonisation mal liquidés s'incarne en plusieurs figures du Mal, tueurs en série ou apprenti sorciers (La forêt des mânes) qui ne cesse de miner les instruments officiels de la démocratie... La juxtaposition du licite et du paranormal, du réaliste et du loufoque, crée l'ambiance particulière de cet univers où le “dessous” grouillant et mortifère mine et corrompt toujours plus le “dessus” ordonné et brillant des normes sociales, et où la sauvagerie serpente infiniment dans les signes de la modernité.
EN :
Middlebrow author, Jean-Christophe Grangé is little studied as such, but his novels (widely read) nonetheless draw a strange map of France: the police, the seat and visible embodiment of official power, is regularly overwhelmed by a shifting and disparate sects, camarillas, more or less occult organizations or all-powerful paramilitary groups, in line with the apocalyptic thought of the illuminists of the eighteenth century.The France of the balance of power is fantastically present, crisscrossed at full speed by movements precisely described and timed, but totally improbable by their very ease.There is therefore realism - the Brittany of Lontano, the rue Goujon de Miserere, the cathedral Notre-Dame du Serment des Limbes... and at the same time immersed in a “liquidity” of actions and journeys which properly belong to the dream. Spectrography of an overexposed unreality, Grangé's romantic universe could be summed up by the leitmotif that runs through most of the meetings and exchanges, like an isotopy: “I'll be there in less than an hour”. This curialized “power” of the sects of the bizarre, of the hellish returns of the past, of the ill-liquidated ghosts of (de) colonization is embodied in several figures of Evil, serial killers or sorcerer's apprentices (La forêt des mânes) which never ceases. to undermine the official instruments of democracy. The juxtaposition of the licit and the paranormal, the realistic and the wacky, creates the special atmosphere of this universe where the swarming and deadly “below” undermines and corrupts more and more the orderly and brilliant “above” of social norms, and where savagery winds infinitely in the signs of modernity.
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From Transformative Travels to Translingual Poetics: the "Ultime voyage" of Victor Segalen and François Cheng
Xinyi Tan
p. 157–168
RésuméEN :
François Cheng and Victor Segalen are widely acknowledged for their common role of “cultural ambassador” between China and France. However, according to Jean Mouttapa who wrote the preface for Cheng’s book L’Un vers l’autre. En voyage avec Victor Segalen (2008), there exists a “spiritual affinity” between the two authors that connects them in a fundamental way. Focusing on this unusual bond, this article examines how the dual destinations of travel – lieu (Other/Elsewhere) and milieu (Self/Home) – are represented in two poetic creations, namely “Perdre le Midi Quotidien” by Segalen and “Ultime voyage” by Cheng. At the intersection of French and Chinese, the travelers-poets trace and translate the courses of their internal progress through their physical displacements. Drawing on essential concepts from Segalen’s theory such as the Divers and the Exote, my analysis reveals the extent to which Segalen and Cheng’s translingual poetics serve as a powerful vehicle to display and disseminate their positive view of the Self-Other bond.
FR :
François Cheng et Victor Segalen sont reconnus pour leur rôle commun d’« ambassadeur culturel » entre la Chine et la France. Cependant, d’après Jean Mouttapa, auteur de la préface du livre de Cheng L’Un vers l’autre. En voyage avec Victor Segalen (2008), il existe aussi entre ces deux auteurs une « affinité spirituelle » qui les relie de manière fondamentale. Se concentrant sur ce lien particulier, cet article examine comment les doubles destinations de voyage – lieu (Autre/Ailleurs) et milieu (Soi/Ici) – sont représentées dans deux créations poétiques : « Perdre le Midi Quotidien » de Segalen et « Ultime voyage » de Cheng. À la croisée du français et du chinois, les voyageurs/poètes dessinent et traduisent les cours de leurs évolutions intérieures à travers leurs déplacements physiques. S’appuyant sur quelques notions essentielles de l’exotisme ségalenien, comme le Divers et l’Exote, mon analyse révèle la mesure dans laquelle les poésies « translingues » de Segalen et de Cheng fonctionnent comme un véhicule efficace pour exposer et diffuser une image positive de la relation entre le Moi et l’Autre.
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La Métaphore : modes d'emploi ou « Voici des îles »
Victor Kocay
p. 169–182
RésuméFR :
Cet article se veut une étude portant sur l’emploi de la métaphore dans un texte littéraire. Dans un premier temps nous revenons sur la métaphore elle-même comme procédé de création linguistique (la métaphore « vive » de Ricoeur), mais l’essentiel, c’est de montrer que le sens véritable de la métaphore et sa fonction dans le texte dépendent des intentions de l’auteur. Nous nous référons à trois auteurs en particulier. Pour Proust, la métaphore permet de mieux dire le réel parce qu’elle traduit plus fidèlement les sensations. Pour Colette la métaphore joue sur le plan psychologique en permettant à l’auteure de ramener les êtres et les choses à une esthétique particulière. Et pour Camus la métaphore signifie le désordre qui laisse pourtant entrevoir un ordre possible meilleur. La formule, « Voici des îles », est empruntée à Michel Serres.
EN :
This article attempts to show that metaphors can be used in different ways in literary texts. After a brief discussion on metaphor as a creative linguistic device (Ricoeur), I argue that the meaning and the function of a metaphor in a literary text depend, at least in part, on the intentions of the author. I refer to three different authors. For Proust, metaphor allows for a more accurate representation of reality because it remains close to physical sensations. For Colette, metaphors play a psychological role in that they allow the author to align reality according to a specific aesthetic. And for Camus, metaphor is a sign of disorder that nonetheless points to a different and better social order. The expression, “Voici des îles” is borrowed from Michel Serres.