On dit qu’il existe des différences épistémologiques importantes entre les Food Studies du monde anglo-saxon et les études alimentaires du côté francophone. En effet, si les chercheurs anglo-saxons semblent préconiser l’étude de la construction identitaire par le biais de pratiques culinaires et alimentaires, les francophones, quant à eux, seraient plus intéressés par la science nutritionnelle et la diététique. Dans son livre rédigé en français (et non encore traduit), la chercheuse canadienne Caroline Durand prouve tout le contraire. Elle mène une étude exhaustive qui répond aux points d’intérêt des deux sphères langagières : l’alimentation et la nutrition au service de l’identitaire, certes, sans écarter pour autant l’apport important des savoirs plus scientifiques et les rôles joués par ceux-ci au sein de la société québécoise. Ce livre est en plein carrefour des food studies, de la diététique, de la nutrition, et des études alimentaires « francophones ». D’évidence, malgré le phénomène des « deux solitudes » qui existe dans la recherche produite au Canada, Durand réussit à apprivoiser bon nombre de références des Food Studies « anglophones » pour alimenter son étude, qui elle est bien ancrée dans le fait québécois francophone. Le résultat est d’ailleurs savoureusement intéressant. Adressons d’abord la structure : le livre est divisé en deux grandes parties : la première couvrant la période de 1860 à 1918, et la seconde, la période de 1919 à 1945. La division semble logique, car elle est fondée sur une chronologie thématique, et ne pose donc aucune contrainte pour la lecture. D’ailleurs, si certains chercheurs s’intéressent davantage à une période plutôt qu’à une autre, le repère est pratique. L’introduction situe clairement le lecteur dès l’entrée en matière : « Nous estimons nécessaire d’historiciser le repas, la diète, et les conseils diététiques du passé pour éviter de les idéaliser et pour comprendre pourquoi et comment les pratiques alimentaires ont changé […] nous voulons contribuer à déconstruire certains mythes et à atténuer quelques-unes des craintes actuelles. » (5). La première partie est divisée en quatre chapitres mettant l’accent sur l’urbanisation; l’apport des médecins et des religieuses quant à la transmission des connaissances et des normes liées à la nutrition et à l’alimentation; l’École ménagère provinciale de Montréal et les projets éducatifs visant les femmes; et, finalement, les liens à faire entre les savoirs nutritionnels et le conflit armé à l’époque de la Première Guerre. D’un chapitre à l’autre, le lecteur est invité à comprendre comment les divers intervenants participent à la promotion de discours alimentaires et à la promotion de savoirs nutritionnels. Nous avons particulièrement apprécié le chapitre Les Montréalaises à l’école de la nutrition, 1900-1914. Ce chapitre permet de constater les différences entre les enseignements ménagers « francophone » et « anglophone », ce qui rejoint d’ailleurs notre propos d’introduction. En effet, chez les Québécoises francophones, on inculque des valeurs canadiennes-françaises et catholiques : les finissantes sont encouragées à utiliser leurs savoirs dans un contexte familial, afin d’appuyer leurs maris et de bien élever leurs enfants. Certaines réussissent à obtenir des brevets d’institutrices, mais peu deviennent des nutritionnistes professionnelles. Du côté anglophone, on enseigne aux femmes comment améliorer la tenue de la maison en milieu rural et comment rendre le travail domestique plus « efficace ». Ces jeunes diplômées anglophones, ayant aussi profité de cours culinaires, peuvent alors obtenir des emplois dans les cafétérias d’établissements de santé ou scolaires, ou elles peuvent pratiquer la nutrition à proprement parler. La juxtaposition de ces deux sphères d’enseignement suggère que l’emprise de la religion et de la tradition était un peu plus marquée du côté francophone qu’anglophone. Cela dit, malgré ces différences, ce chapitre permet …