Résumés
Résumé
Nous en connaissons peu sur la pratique d’intervention de groupe en région, ce qui ouvre un champ de questions qui dépassent de loin la simple description des conditions de travail en intervention. Ce travail souhaite valoriser et rendre « visible » la pratique d’intervention de groupe des professionnelles issues du travail social, dans un contexte québécois, et plus spécifiquement dans un environnement de région ressource, environnement qui pose des défis et des enjeux importants reliés à ce mode d’intervention. À travers une recherche qualitative et un processus de théorisation ancrée, ce mode d’intervention a été exploré auprès de 10 intervenantes. Les principaux résultats nous permettent d’identifier les spécificités régionales de l’intervention de groupe, telles qu’une pratique destinée fondamentalement aux femmes avec des approches choisies pour l’intervention, la confidentialité et la protection de la vie privée des participantes du groupe, le manque de transport en commun, et une pratique de groupe plus présente dans le milieu communautaire.
Mots-clés :
- travail social,
- intervention de groupe,
- intervenantes,
- région ressource
Abstract
We know little about the practice of group intervention in remote areas, which leads to an array of questions that go far beyond the mere description of working conditions in this context of practice. This article aims to acknowledge and increase visibility of social work with groups in Quebec, most specifically in remote regions where mostly female social work professionals practice this type of intervention, an environment that poses important challenges related to this type of practice. Through qualitative research and a process of grounded theorizing, this type of intervention was explored using feedback from 10 female participants (social workers). The main results highlight regional specificities, such as a practice fundamentally aimed at women, confidentiality and privacy of group participants, the lack of public transportation, and a group practice more present in the community setting
Keywords:
- social work,
- group intervention,
- female social workers,
- remote areas
Corps de l’article
La pratique d’intervention de groupe a démontré à de nombreuses reprises son efficacité sur le plan clinique (Goodman et coll., 2014; Shera et coll., 2013; Wodarski et Feit, 2012). Or, l’utilisation de l’intervention de groupe auprès des personnes suivies est nécessaire chez les travailleuses et travailleurs sociaux, à défaut de quoi le bien-être des membres du groupe peut être mis à risque (Moyse Steinberg, 2008). Il apparaît donc intéressant d’examiner les enjeux auxquels sont confrontées les intervenantes[1] dans la pratique d’intervention de groupe en région, et plus spécifiquement en région ressource[2].
Selon Berteau (2006), les intervenantes ayant un sentiment d’insatisfaction à l’égard de leur formation auraient de la difficulté à acquérir des habiletés visant à travailler sur le processus de groupe. De fait, la littérature scientifique brosse un portrait plutôt sombre quant à la formation des travailleuses sociales sur l’intervention de groupe, tant dans les grands centres urbains qu’en région. En effet, les connaissances des étudiant(e)s universitaires relatives à l’intervention de groupe seraient peu étayées (Simon et Kilbane, 2014; Sweifach, 2015; Warin, 2010) et les supervisions de groupe à lesquelles ils et elles participent seraient parfois dénuées de modèles conceptuels adéquats (Archer-Kuhn et coll., 2019; Knight, 2017). De plus, plusieurs facultés universitaires offrant une telle formation n’auraient pas de professeur(e)s expert(e)s en la matière (Simon et coll., 2019) et il semble également que plusieurs superviseur(e)s soient parfois assez peu outillé(e)s pour soutenir les étudiant(e)s dans l’apprentissage de ce mode d’intervention (LaRocque, 2017).
Plusieurs recherches montrent certaines lacunes en ce qui concerne la formation universitaire à l’égard de la pratique d’intervention de groupe (Goodman et coll., 2014; Simon et Kilbane, 2014), notamment la notion d’aide mutuelle (Sweifach, 2015). L’aide mutuelle est un concept central dans la pratique d’intervention de groupe en travail social, et ce depuis la première conceptualisation de cette pratique (Gitterman, 2017; Steinberg, 2014). L’aide mutuelle permet à la travailleuse sociale de groupe de définir un rôle basé sur la facilitation des interactions entre les membres du groupe (Pullen Sansfaçon et coll., 2013).
Les groupes d’aide mutuelle sont formés d’individus vivant des difficultés et présentant des caractéristiques similaires, et au sein desquels les personnes se conseillent, s’aident émotionnellement, etc., de façon mutuelle (Barker, 2014; Turcotte et Lindsay, 2019). C’est donc à partir des interactions entre les membres du groupe que ceux-ci et celles-ci atteignent leurs objectifs (Roy et coll., 2014). Ainsi, plusieurs chercheurs et chercheuses considèrent toujours l’aide mutuelle comme l’apanage d’une pratique efficace en intervention de groupe (Berteau, 2006; Gitterman, 2017; Macgowan, 2012), ce qui amène plusieurs institutions universitaires québécoises à privilégier l’enseignement de cette notion (Lindsay et coll., 2010) en en faisant le concept-phare du travail social de groupe. Néanmoins, Sweifach (2015) montrait dans une étude que plusieurs syllabus de cours universitaires états-uniens en travail social couvraient davantage des notions relatives à la psychologie et à la psychiatrie, délaissant par le fait même l’enseignement des concepts clés en intervention de groupe en travail social. Toujours selon cet auteur, cette caractéristique pourrait être due au désir d’enseigner et d’utiliser des pratiques efficaces basées sur la standardisation des pratiques et sur la mesure des résultats en intervention de groupe (Sweifach, 2015). Par ailleurs, cela rejoint l’étude de Pullen Sansfaçon et coll. (2013) qui témoigne d’un changement de paradigme quant au type d’intervention utilisé par les travailleuses sociales, visant aujourd’hui davantage le changement personnel et l’adaptation sociale.
L’intervention de groupe en région
Bien que la pratique de groupe en travail social en région ressource – tel est le cas de l’Abitibi-Témiscamingue – n’a pas été documentée de façon directe dans ce travail, la recherche montre également que les intervenantes qui évoluent en région font face à des défis et des enjeux qui diffèrent de ceux des grands centres urbains, tant sur le plan de l’identité professionnelle que dans les méthodes d’intervention (Brown et coll., 2017; Desgagnés et coll., 2018; Riebschleger, 2007). La pratique de groupe en travail social en région ressource comporte certains enjeux qui lui sont propres, tels que : 1) le manque de disponibilité du transport en commun permettant aux membres du groupe de se rendre aux rencontres ; 2) la difficulté de maintenir la confidentialité, à cause du fait que l’ensemble des membres du groupe ont davantage de chances de partager des liens sociaux étroits ; 3) le manque de ressources financières allouées au maintien de l’intervention de groupe; et 4) la difficulté de trouver un lieu anonyme pour conduire l’intervention de groupe (Desgagnés et collab., 2018; Humble et coll., 2013; Riebschleger, 2007). Pour Hursley (2018), plusieurs travailleuses sociales insistent sur le fait qu’elles ne sont pas suffisamment préparées lors de leur formation d’intervention en région. Une étude de Lee (2016), faite auprès de travailleuses sociales et travailleurs sociaux travaillant en région ressource, montrait également que les contraintes de temps, le manque de soutien et le sentiment d’isolement étaient des freins à l’utilisation de la recherche scientifique au sein de leur pratique.
Plusieurs enjeux semblent donc être présents en ce qui a trait à la pratique de groupe en travail social en région, notamment en ce qui concerne les connaissances des professionnelles à l’égard de cette pratique et aux contextes dans lesquels elle est appliquée. Le peu d’écrits scientifiques portant sur le sujet motive cette recherche à viser une meilleure compréhension des pratiques d’intervention de groupe en travail social en région ressource – ici, dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue. Plus spécifiquement, cette étude poursuit deux objectifs : 1) identifier les approches utilisées par les intervenantes de groupe; 2) identifier les facteurs positifs et négatifs qui caractérisent la pratique d’intervention de groupe en région ressource.
Méthodologie
L’étude repose sur une démarche de recherche qualitative (Lessard-Hébert et coll., 1997). Elle se veut exploratoire, car ses résultats sont d’ordres qualitatif et indicatif à partir d’un petit nombre (10) de répondantes. Une approche inductive a été privilégiée. Cela semblait plus simple, vu le caractère éclaté des différentes postures épistémologiques et des pratiques des intervenantes décrites plus tôt. Notons que la théorisation ancrée, d’abord développée par Glaser et Strauss (1967), a été explorée davantage par Paillé (1994). Elle permet de mettre en lumière un corpus de données qui n’est pas clairement expliqué par la littérature existante. La démarche permet de dégager du sens et/ou un schéma explicatif en allant à l’encontre de divers éléments d’une situation ou d’une pratique méconnue (Paillé, 1994; Paillé et Muchielli, 2003). Dans la présente étude, cette approche méthodologique de recherche a permis de sonder plus profondément les pratiques de groupes en travail social chez diverses intervenantes ayant différents points de vue et travaillant dans différents cadres de pratiques en région éloignée.
Nature de l’échantillon
Dans le cadre de cette étude, l’échantillon a été assemblé selon la méthode non probabiliste, puisque les participantes ont été choisies en fonction de certaines caractéristiques qui les distinguaient (Ouellet et Saint-Jacques, 2000). Malgré certains critères de recrutement précis qui nous ont permis de rester dans l’univers du travail social, nous avons privilégié un échantillon contrasté, en accord avec l’approche de la théorisation ancrée, afin d’explorer le plus de situations de pratiques possible. En ce qui a trait à l’identité des intervenantes à interroger, nous avons ciblé celles qui habitent en Abitibi-Témiscamingue (région administrative 08) et sont membres de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ). Cet ordre professionnel a été choisi dans le but de diffuser le projet de recherche auprès des travailleuses sociales qui travaillent dans le réseau de santé et des services sociaux de la région où a été faite l’étude.
Pour avoir plus de participantes et atteindre un début de saturation, nous avons élargi notre échantillon aux personnes ayant un baccalauréat en travail social. La « saturation empirique » est « le phénomène par lequel le chercheur juge que les dernières entrevues, documents ou observations n’apportent pas d’informations suffisamment nouvelles ou différentes pour justifier une augmentation du matériel empirique » (Pires, 1997, p. 157), c’est-à-dire que l’information est devenue répétitive. On peut aussi dire que la saturation théorique correspond au moment où l’ensemble des données recueillies commence à « faire sens » et à expliquer la « réalité » de l’intervention de groupe en travail social, en contexte de région éloignée.
La taille finale de l’échantillon est constituée de 10 participantes, toutes d’origine québécoise. L’âge des participantes varie de 22 à 53 ans, pour une moyenne de 38 ans. La tranche d’âge des 40 à 50 ans n’est toutefois pas représentée dans l’échantillon. Neuf des participantes sont de sexe féminin et un de sexe masculin. Deux des participantes ont complété une maîtrise universitaire et les huit autres ont gradué comme bachelières en travail social. Parmi les 10 répondantes, neuf faisaient de l’intervention de groupe seulement dans le milieu communautaire et une dans le Centre de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue (CISSS-AT). Parmi les 10 participantes, six ont fait de l’intervention de groupe au fil des années, tant dans le milieu communautaire que dans le réseau de la santé et des services sociaux. Les années de pratique en intervention de groupe varient entre 2 et 13, pour une moyenne de 9,9 années. Toutes les participantes étaient en fonction au moment de l’étude et pratiquaient l’intervention de groupe régulièrement.
Recrutement
Les premières participantes ont été recrutées à l’aide de courriels acheminés au comité régional de l’OTSTCFQ, région 08 Abitibi-Témiscamingue. Dans ces courriels, les participantes ont reçu toute l’information essentielle à la compréhension du but et des implications de l’étude. Elles ont également été informées de la façon avec laquelle leur anonymat serait préservé. Les autres participantes ont été recrutées à l’aide de la technique « boule de neige » (Goodman, 1961), donc référées par les premières participantes recrutées. À cet égard, la procédure « boule de neige » s’est bien ajustée au contexte des participantes, étant donné que chacune des répondantes interrogées a permis de recruter une autre intervenante qui réunissait elle aussi les critères d’inclusion de la recherche. Les lieux et les horaires des entrevues de recherche ont été établis en collaboration avec les personnes interrogées. Les entrevues ont été faites à l’aide du logiciel de visioconférence Zoom pendant les deuxièmes et troisièmes vagues de la COVID-19 (de septembre 2020 à mars 2021).
Collecte des données
Dans le cadre de l’étude, des entrevues semi-dirigées (d’une durée approximative de 60 minutes) ont permis aux participantes d’exprimer leur compréhension des choses dans leurs propres termes (Lamoureux, 2000). La technique de l’entrevue donne un accès direct à l’expérience et à l’opinion des individus, et elle peut être réalisée auprès de presque toutes les personnes. Elle permet de recueillir une abondance de détails et de descriptions et permet aux chercheurs et chercheuses d’obtenir des précisions ou des éclaircissements sur ce qu’énoncent les répondantes. Pour Gauthier (2003), l’usage de l’entrevue est indispensable en recherche chaque fois qu’un autre procédé d’observation n’est pas possible ou n’assure pas aussi adéquatement la collecte des données nécessaires. L’entrevue, en tant qu’instrument de cueillette des données de type qualitatif, permet aussi d’éviter certaines limites propres à d’autres types d’entrevues, car elle permet de rapporter le point de vue des acteurs et d’en tenir compte dans la compréhension de leurs réalités (Poupart, 1997). L’instrument de collecte des données comprenait ici deux sections : 1) 17 questions ouvertes et 2) les caractéristiques sociodémographiques des participantes. Les thèmes abordés en entrevue sont présentés plus bas. Les entrevues ont été réalisées l’une à la suite de l’autre par deux membres de l’équipe de recherche qui détiennent une expertise en recherche qualitative (Pr Labra et Pre Castro) et une assistante de recherche. Un guide d’entrevue semi-dirigée a été utilisé. L’assistante de recherche a signé un formulaire d’engagement à la confidentialité pour la participation à la collecte et pour l’analyse des données de recherche (voir l’annexe 1).
Indicateurs de l’étude
Pour l’amorce de l’analyse des données, plusieurs thèmes et sous-thèmes ont été abordés afin de décrire la pratique de groupes en travail social. Par exemple : les approches utilisées en intervention[3], le type de groupe, la structure du groupe, les facteurs positifs et les obstacles dans l’intervention de groupe, et le financement. Ces thèmes ont été repérés à partir de la recension des écrits. De plus, les caractéristiques démographiques et de pratiques en groupe des participantes ont été retenues pour l’analyse. Par la suite, nous avons procédé par induction analytique, c’est-à-dire que nous avons tenté « (1) de condenser des données brutes dans un format résumé, (2) d’établir des liens entre les objectifs de la recherche et les catégories découlant de l’analyse des données brutes et (3) de développer un cadre de référence ou un modèle à partir des nouvelles catégories émergentes » (Blais et Martineau, 2006, p. 1). Les nouveaux thèmes issus des discussions entre chercheurs et chercheuses ont également été considérés.
Le traitement et l’analyse des données
Les enregistrements ont été retranscrits dans leur intégralité à l’aide du logiciel NVivo, version 12. Les verbatims ont été lus et relus dans l’ordre, pour produire des catégories principales (condensées) qui ont été passées en revue plusieurs fois par deux des trois membres de l’équipe de recherche afin de s’assurer que les concepts concernant les mêmes phénomènes soient placés dans la même catégorie. Cette procédure a impliqué le rassemblement des informations qui étaient communes, spécifiques ou divergentes d’un type de répondantes à l’autre, ainsi que la division du matériel par thèmes et sous-thèmes, de façon à permettre un accès rapide et facile à toutes les données recueillies (établissement d’un lien entre les données et les objectifs de la recherche). Ces données ont été analysées selon la procédure d’analyse inductive de contenu thématique, qui implique : 1) de se familiariser avec les données collectées à travers l’écoute des entrevues et la lecture de chacune des transcriptions, l’une à la suite de l’autre; 2) de générer des codes initiaux à partir de ce qui a été identifié comme étant pertinent dans la phase précédente; 3) de rechercher des thèmes; 4) de faire la revue des thèmes; et 5) de définir et nommer des thèmes (Labra et coll., 2020).
Considérations éthiques
Cette recherche a été conduite dans le respect des droits de la personne et a suivi les principes fondamentaux émis dans l’Énoncé de politique des trois Conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains – EPTC 2 (2022) (CRSH et coll., 2022). Elle n’a pas comporté de risques pour la santé psychologique des intervenantes ayant participé à l’étude.
Les participantes ont été contactées par téléphone. Leurs coordonnées ont été conservées dans un classeur verrouillé, sous forme papier, par une seule personne désignée au sein de l’équipe de recherche (« chercheur principal »). Par la suite, des noms fictifs ont été attribués à chacune des participantes pour assurer la confidentialité lors de l’analyse et de l’interprétation des données. Les verbatims et la banque de données sur NVivo 12 seront détruits sept ans après la fin du projet. Un formulaire de consentement a été présenté aux répondantes avant chaque entretien, ainsi qu’au CER-UQAT (Certificat 2020-09). Chaque participation a été faite sur une base volontaire et les répondantes pouvaient, en tout temps et sans conséquences, se retirer de l’étude sans devoir justifier leur décision.
Résultats
Cette partie dévoile les résultats de l’analyse des entretiens avec les participantes. Elle est divisée en trois sections : 1) la présentation des approches utilisées par les répondantes interrogées; 2) la description des facteurs positifs et négatifs qui caractérisent l’intervention de groupe en région ressource; et 3) un résumé qui donne une présentation globale des groupes avec qui ont interagi les intervenantes dans leur pratique.
En ce qui a trait aux types de groupes, les participantes font surtout de l’intervention dans des groupes de développement, définis comme groupes répondant aux besoins sociaux et émotionnels de leurs membres (Labra et Castro, 2023). Dans cette étude, nous identifions trois types de groupes : un groupe éducatif, un groupe d’aide mutuelle et un groupe de socialisation. Une intervenante a indiqué qu’elle travaille aussi dans un groupe de tâches (ou groupe d’évaluation clinique). Pour ce qui est de la durée de vie des groupes, tous sont formés pour une période relativement courte (moyenne de sept rencontres). Les groupes peuvent être ouverts ou fermés et comptent en moyenne de sept à huit participantes. Leur composition est majoritairement formée de femmes de 18 ans et plus qui présentent des problématiques variées.
Les rencontres de groupe pendant la période de pandémie de la COVID-19 sont tenues par l’intermédiaire du logiciel Zoom si les conditions des participantes le permettent (accès à Internet, problème ou un besoin d’intervention, etc.). Toutefois, dans des conditions normales, toutes les rencontres sont tenues en mode présentiel.
Les approches utilisées en intervention avec des groupes
Suite aux entrevues avec les 10 participantes, nous avons été capables de distinguer six approches qui semblent être davantage utilisées en intervention de groupe. Ces approches sont variables : certaines visent surtout une prise de conscience personnelle et sociale chez les membres (empowerment) ; d’autres, en particulier chez les femmes qui subissent la « domination » du patriarcat, empruntent une approche féministe offrant une intervention systémique à partir de la réalité des participantes du groupe ; d’autres encore visent un changement de comportement.
Dans la première catégorie, on trouve les interventions de groupe inspirées de l’approche d’empowerment (pouvoir d’agir) et de l’approche féministe, comme mentionné par les participantes. Ces deux approches sont utilisées avec des femmes. Elles procurent, selon les intervenantes en travail social, des outils de conscientisation par rapport à la réalité que les femmes avec qui elles travaillent vivent dans leurs rapports sociaux de sexe. Les connaissances des intervenantes interrogées, provenant de leur pratique de groupe portant sur ces deux approches, se résument en quatre points : 1) la présence d’un « système social patriarcal, [par rapport auquel] on souhaite que les femmes reprennent du pouvoir sur leurs vies » (participante 2); 2) une exigence pour l’intervenante à « se faire confiance » (participante 10); 3) une mobilisation « par rapport [aux] problématiques [des femmes, et pour lesquelles on les] encourage » (participante 7); et 4) « [une efficacité] dans les groupes de femmes, je dirais » (participante 5). S’appuyant sur l’approche féministe, une intervenante a également mentionné que l’« approche anti-oppressive » était dans son coffre à outils en intervention de groupe :
Au niveau des approches on utilise beaucoup aussi l’approche anti-oppressive, … parce qu’on considère que… que les violences à caractère sexuel sont pas seulement à l’individuel, tsé… sont vraiment au niveau, relationnel, sociétal; donc ça se passe sur différentes couches. Donc, l’approche anti-oppressive c’est une approche qu’on utilise.
participante 5
Enfin, une intervenante nous parle d’une dernière approche qu’elle qualifie de « rapport d’opposition », qui, selon elle, permet de bien expliquer la réalité que vivent les femmes.
L’approche en rapport d’opposition, c’est une approche que j’aimerais découvrir un peu plus… bien, si je l’utilise un peu, … j’trouve que c’est une approche plus explicative que… Mettons, on prend l’approche de modification du comportement, on a vraiment une méthode ABC qu’on applique, avec les conséquences, etc. Mais avec cette approche-là [celle « en rapport d’opposition »], j’trouve que ça nous permet plus de comprendre la dynamique des femmes.
participante 9
Dans la deuxième catégorie, on retrouve les interventions de groupe centrées sur l’aide mutuelle. Ce type d’intervention de groupe est utilisé autant avec les hommes qu’avec les femmes. Les trois intervenantes qui déclarent l’utiliser reconnaissent qu’elle leur permet de travailler avec le groupe en abordant les intérêts ou les préoccupations communes, et en considérant le groupe comme un tout. Elles parlent d’« aller vers un but commun » (participante 6) et de « chercher la force du groupe » (participant 4). Les récits de cette participante et de ce participant permettent de bien illustrer les qualités d’un groupe centré sur l’aide mutuelle :
J’appellerai ça [l’aide mutuelle] une pratique de proximité, une pratique plus… smooth, … j’veux pas dire « laisser-aller » là, sinon mettre en valeur la force du groupe.
participant 4
C’est vraiment de miser sur le potentiel des personnes et de leurs réseaux […] La pratique est orientée vers un but qui va permettre aux personnes de développer, euh… à long terme des habiletés pour, euh… maintenir et améliorer l’équilibre. […] Cela se caractérise par la présence d’un objectif commun, de l’aide mutuelle, et le partage des expériences variées.
participante 6
En ce qui a trait à la troisième catégorie, les participantes définissent leurs pratiques de groupe à partir de leurs visions des problématiques rencontrées. S’y reconnaissent deux intervenantes en travail social, qui parlent d’une « approche globale » dans leurs interventions. En utilisant cette approche, les deux intervenantes vont aborder d’autres aspects tel que d’affirmation de soi, d’estime de soi ou même la gestion du stress et de l’anxiété qui ne sont pas nécessairement liés à la problématique qui a amené les participantes au groupe. Une des deux intervenantes explique :
C’est pour ça aussi que l’on peut parler d’une approche globale, parce qu’on va aussi aller toucher, […] certains autres aspects qui ne sont pas nécessairement liés à la violence conjugale, par exemple, ou qui peuvent l’être aussi par extension, mais on parle d’affirmation de soi, d’estime de soi, de gestion du stress et de l’anxiété. C’est sûr qu’on va parler des conséquences de la violence conjugale, mais on… on va voir ça d’une approche un petit peu plus large, je dirais.
participante 2
La quatrième et dernière catégorie d’approche recensée nous parle d’approche cognitive, comportementale et éducative. Ce serait celle d’une intervenante qui travaille auprès de groupes avec des problématiques particulières (le deuil, la séparation dans le couple).
Bien entendu, les caractéristiques respectives des approches mentionnées par les participantes se croisent lors de leurs interventions. Aucune intervenante n’utilise une seule approche; au contraire, elles ont recours dans leurs interventions à différentes façons de faire, et cela en fonction de la problématique d’intervention, de la population desservie et de l’institution où elles travaillent (voir tableau 1) – trois éléments à prendre en compte lorsque l’on fait du travail de groupe.
Tableau 1
Types d’approches utilisés en intervention de groupe en travail social
Facteurs positifs et négatifs de l’intervention de groupe
Les 10 répondantes se sont exprimées généreusement sur les facteurs qui, selon elles, empêchent et facilitent leurs pratiques d’intervention en région ressource. À propos des facteurs favorisant l’intervention auprès des groupes, trois sujets sont abordés : 1) les bénéfices pour les participantes du groupe; 2) les bénéfices pour l’intervenante; et 3) l’accès au financement. Concernant les bénéfices que l’intervention de groupe apporte aux participantes, la majorité des intervenantes indiquent que le groupe procure ce qui suit à ses membres : « le partage d’une même réalité » (participant 4), « une prise de conscience de leur problématique » (participant 9), « une force de groupe » (participantes 2, 3, 7 et 10) et « [un désamorçage de] l’isolement des membres » (participantes 2, 5 et 6).
Ben, peut-être que les femmes ont sensiblement le même vécu ou le même… tsé, par exemple, on rencontre le même… tsé, il y a beaucoup de personnes qui travaillent dans les mines, donc des conjoints qui travaillent dans le secteur minier. Donc, y ont sensiblement la même réalité, fa’que je pense que ça permet parfois de… de… de mieux se comprendre, de parler le même langage parce qu’on a la même réalité régionale.
participante 2
Donc, c’est un aspect plus négatif, mais parfois ça devient un aspect positif où : « ah ! je la connais elle », et euh… « Ça me soulage de voir que je ne suis pas toute seule à… dans… dans mon réseau à… à vivre de la violence conjugale. » Donc, ça montre que personne n’est à l’abri. Ça peut avoir un aspect positif ; c’est pour ça que je parle toujours un peu d’un couteau à double tranchant.
participante 8
Pour terminer ce point, citons cette intervenante qui nous parle de comment la force du groupe agit positivement dans le groupe :
Il y a des rencontres qui se passent bien, d’autres moins bien, mais dans mon cas, j’adore ça parce que, dans mon cas, je trouve ça très valorisant en tant qu’intervenante d’entendre et de voir ce que j’ai l’opportunité de voir durant les ateliers : les liens qui se créent entre les femmes, comment elles se soutiennent entre elles, comment elles s’entraident. De voir la solidarité, c’est toujours bien… bien touchant, pis on vit vraiment de beaux moments, ce que l’on a moins en intervention individuelle.
participante 10
Deux des intervenantes en travail social interrogées ont aussi fait mention du fait que l’intervention de groupe a des bénéfices professionnels pour les intervenantes elles-mêmes. C’est à ce sujet qu’une d’entre elles s’exprime :
C’est difficile à expliquer, mais il y a quelque chose dans… Je me sens privilégiée de vivre certains moments avec les femmes; il y a de très, très beaux moments qui ressortent de ça et je me dis : « Ah mon dieu, j’aimerais ça avoir une de mes collègues avec moi, pour entendre ça ou pour voir ça. » Parce que c’est très, très, très touchant et très beau malgré le fait que ce soit très difficile.
participante 2
Un dernier élément souligné par les intervenantes, en ce qui trait aux facteurs positifs dans le fait de pratiquer l’intervention de groupe en Abitibi-Témiscamingue, touche la relative facilitée de trouver du financement afin de monter des groupes durant l’année. Cette réalité a été soulevée par une personne qui travaille dans le milieu communautaire :
Je dirais que ce n’est pas difficile le financement pour la maison [organisme communautaire][…]. Ça va quand même très bien. […] ne sais pas dans quelle enveloppe, … je ne sais pas dans quelle partie du financement l’intervention de groupe, mais c’est pas difficile à obtenir. Je sais pas si nous avons un financement particulier pour l’intervention de groupe ou si ça va dans le financement global de la maison.
participante 5
À propos des facteurs qui nuisent à l’intervention de groupe dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue, les témoignages des intervenantes permettent d’en identifier au moins six. Toutes les répondantes s’entendent pour dire qu’un des principaux défis en intervention de groupe est celui de la confidentialité, étant donné la proximité des gens de la région les uns par rapport aux autres.
Il y a un couteau à double tranchant, en fait (je pense à l’intervention de groupe en région éloignée). Tout d’abord, il peut y avoir le fait de : on connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un dans le groupe. Donc, tout le monde se connaît sensiblement un petit peu dans le groupe. Euh… ce qui est difficile un petit peu à gérer parfois.
participante 2
Un autre élément mentionné par les répondantes est celui de l’accès difficile et sporadique au transports en commun, ce qui nuit à l’assiduité des rencontres des membres du groupe, surtout pendant la période hivernale.
Euh… le fait qu’il y ait des communautés rurales qui sont quand même assez éloignées, ça fait que parfois c’est compliqué pour les groupes, euh… le soir pour les groupes quand il y a des tempêtes de neige, parce qu’on est en Abitibi. Euh… ça peut être compliqué aussi pour les femmes qui ont pas de transport, c’est plus difficile de leur offrir la possibilité de venir au groupe.
participante 7
L’étendue géographique de l’Abitibi-Témiscamingue est perçue comme un obstacle pour faire un groupe et place les femmes qui résident loin des principaux centres urbains (Rouyn-Noranda, Val-d’Or, Amos, La Sarre et Ville-Marie) en situation d’isolement social.
C’est assez important là, comme… comme impact, surtout l’hiver, … Pis l’hiver, les femmes sont plus isolées, … c’est ça. Quand on fait des rencontres Zoom, ben, il y a des femmes qui ne participent pas parce que l’agresseur, ou les personnes avec qui elle habite, elle n’a pas confiance.
participante 7
D’autres intervenantes font émerger une opinion plutôt négative de la valeur donnée à la pratique d’intervention de groupe dans le milieu institutionnel du travail social. Pour ces répondantes, ce réseau cultive une vision à court terme et une structure organisationnelle qui ne perçoit pas le travail en groupe d’un oeil favorable.
Dans le réseau de la santé [CISSS de l’Abitibi-Témiscamingue], c’est souvent la vision à court terme [qui compte]. Entre autres, au Centre intégré, en tous cas dans le secteur de Rouyn-Noranda, on a coupé l’offre de service de groupe. Quand il y a eu la fusion [CISSS de l’Abitibi-Témiscamimgue], sans évaluer là, euh… euh… pis à mon avis, si on veut une population en santé, faut investir dans… en prévention, pis dans la première ligne, là.
participante 6
Pour cette même intervenante, la pratique d’intervention de groupe est méconnue, ce qui fait en sorte que la tendance dans le réseau de la santé et des services sociaux est de privilégier l’intervention individuelle : « Ben, c’est souvent méconnu comme pratique dans le réseau… On axe plus, euh… au niveau de l’intervention individuelle » (participante 6).
En résumé, l’intervention de groupe en région ressource que pratiquent les 10 intervenantes en travail social interrogées pour cette étude sous-entend des défis importants pour les intervenantes. Les témoignages des répondantes semblent également représenter une préoccupation pour le peu de place donnée à la pratique du travail social de groupe dans le réseau de santé et des services sociaux de la région. Dans ce scénario, il n’est pas étonnant alors de découvrir que plus des deux tiers des personnes interrogées pratiquent l’intervention de groupe dans le secteur communautaire. Autrement dit, l’intervention de groupe se fait majoritairement dans le milieu communautaire et moins dans le réseau de santé et des services sociaux de la région d’Abitibi-Témiscamingue
Discussion
Les résultats de cette étude, lesquels s’appuient sur le point de vue des intervenantes issues du travail social et qui pratiquent l’intervention sociale de groupe, suggèrent l’utilisation de plusieurs approches dans leurs pratiques professionnelles. Comme indiqué dans la section des résultats, ces approches vont de l’approche féministe, en passant par l’approche d’empowerment, l’approche anti-oppressive, l’approche globale, l’approche de rapport d’opposition, le modèle d’aide mutuelle, à une approche plus thérapeutique comme l’approche cognitive-comportementale. La plupart de ces approches s’insèrent dans un contexte institutionnel de région dont les populations cibles sont fondamentalement des femmes victimes de violence à caractère sexuel, psychologique ou économique. C’est ainsi que les interventions basées sur l’empowerment, le féminisme, l’approche de rapport d’opposition ou même l’approche anti-oppressive permettent aux intervenantes en travail social de travailler autour des concepts clés postulés par ces approches : la conscientisation, la violence sociétale, le rapport de genre (Butler, 2002; Calvès, 2009; Dominelli, 2012) et le fait de favoriser l’action sociale (Dallaire, 2010). Cependant, les intervenantes interrogées laissent entrevoir dans leur propos que l’aide mutuelle et l’approche cognitive-comportementale semblent davantage utilisées auprès d’une population plus hétérogène en termes de sexe et de genre, et cela, dans un contexte institutionnel et communautaire abordant des problématiques (par exemple : le deuil, la recherche d’emploi et le développement de soi) qui rejoignent autant les hommes, les femmes et les jeunes.
Il est intéressant de constater que les intervenantes qui souscrivent au modèle d’aide mutuelle reconnaissent, dans cette pratique de groupe, certains phénomènes de l’aide mutuelle mentionnés, tels que la force du groupe, le soutien émotionnel et le partage d’informations (Labra et Castro, 2023; Steinberg, 2014). L’aide mutuelle devient ainsi un modèle qui, pour les intervenantes interrogées, devient une clé dans leurs interventions (Berteau, 2006). De plus, bien qu’il existe certaines correspondances entre les pratiques décrites se référant à l’approche féministe et au modèle d’aide mutuelle, ce dernier serait plus centré sur les forces du groupe (Steinberg, 2014) et sur la production de conditions optimales pour que les membres apprennent à s’entraider en se basant de ce que propose le modèle d’aide mutuelle (Labra et Castro, 2023).
Peu de textes scientifiques semblent identifier, ou rendre visibles, les approches d’intervention auprès des groupes par les intervenantes en travail social. Or, plusieurs approches se dégagent du discours des personnes interrogées à propos de leurs pratiques. Les approches identifiées devraient, à notre avis, être prises en considération dans la formation de groupes en travail social, afin de « connecter » davantage les étudiant(e)s avec la réalité des interventions auprès des groupes. En plus de l’apprentissage d’approches clés dans la formation de groupe en travail social, mentionnons aussi les savoirs expérientiels, les savoirs d’usage et d’action, qui se forgent chez chaque intervenante dans leur pratique d’intervention auprès des groupes.
Le fait de pratiquer l’intervention de groupe en région comme l’Abitibi-Témiscamingue comporte certains bénéfices, mais confronte aussi les personnes interrogées à certains défis propres à la réalité de leur région. Pour ce qui relève du positif de faire du groupe, les intervenantes ont mentionné que la pratique de travail social de groupe bénéficie autant les participantes que les intervenantes. Les bénéfices de l’intervention de groupe ont été documentés dans quelques études, qui indiquent son efficacité auprès des participantes sur le plan thérapeutique (Goodman et coll., 2014; Shera et coll., 2013; Wodarski et Feit, 2012). Cela rejoint les propos des participantes lorsqu’elles indiquent que le groupe permet à ses membres un partage et une prise de conscience d’une réalité commune, le partage d’un langage commun dans le groupe, une réduction des effets négatifs de l’isolement social et géographique (une spécificité de l’intervention de groupe en région ressource), ainsi que le développement des liens qui se créent dans le groupe et qui permettent de se soutenir les uns les autres. On appellera ce dernier point « la force du groupe » (Steinberg, 2014), ce phénomène par lequel le groupe a une pratique d’intervention efficace (Berteau, 2006; Gitterman, 2017; Macgowan, 2012).
Du côté des intervenantes, l’intervention de groupe leur procure des bénéfices sur le plan professionnel. Elles ont déclaré lors de nos entretiens vivre des moments très touchants envers les types de dévoilement des membres du groupe. Ce constat laisse sous-entendre que les intervenantes se sentent, à quelque part, fières d’avoir développé les conditions nécessaires pour que les membres du groupe y trouvent leur place et s’y expriment en toute liberté. Un autre bénéfice cité par une intervenante du milieu communautaire est la facilité du financement pour l’intervention de groupe dans le milieu communautaire en région. Quoi qu’il en soit de ce dernier aspect, il n’a pas été soulevé par le reste des intervenantes.
Pratiquer l’intervention auprès des groupes en région ressource, où « tout le monde se connaît », comporte pour les intervenantes interrogées un enjeu relatif à la confidentialité des membres dans le groupe, parce qu’ils ont des liens sociaux fortement interconnectés (Humble et coll., 2013). La confidentialité et la protection de la vie privée des participant(e)s du groupe sont des aspects que doivent gérer les intervenantes lors des séances d’intervention, en reconnaissant qu’il s’agit d’un droit de la personne, en appliquant un cadre sécurisant pour toutes les participant(e)s et en établissant les règles de fonctionnement du groupe. De plus, les groupes doivent trouver des lieux de rencontre qui ne sont pas facilement repérables pour les gens de la communauté (en particulier pour les femmes qui vivent ou ont vécu de la violence conjugale). Ainsi, la confidentialité devient une préoccupation importante dans les milieux régionaux.
Le fait que les gens habitant en région se connaissent souvent les uns les autres, ou qu’ils partagent souvent des liens de parenté, nous amène à nous poser quelques questions pour la recherche future : Est-ce que le risque de bris de confidentialité dans les groupes en région empêche certaines participantes de venir au groupe, de s’engager avec la démarche de groupe, ou même de continuer leur participation ? Et qu’en est-il du fait que les participants ne peuvent pas ventiler leur vie privée en toute liberté dans le groupe ? Ce sont deux questions qui méritent d’être étudiées par les membres du groupe afin de déterminer l’impact que peut avoir l’interconnexion sociale et familiale à laquelle sont exposés les gens en région.
Un autre aspect a été soulevé par les intervenantes comme nuisant à l’intervention de groupe, celui de l’infréquence des services de transport en commun en région. L’Abitibi-Témiscamingue a une superficie de 64 651 kilomètres carrés (P. Cauchon, 2015), dont plus de 90 % sont ruraux. Traverser l’Abitibi-Témiscamingue d’une de ses frontières à l’autre prend plus de cinq heures en voiture. Le manque de services de transport offerts affecte l’assiduité des participantes aux rencontres de groupe et met en situation d’isolement social les personnes qui résident dans des secteurs eux-mêmes éloignés des centres urbains de la région. À propos des défaillances du système de transport en commun en région, la littérature rejoint notre constat à l’égard de l’intermittence, en terme de présence aux rencontres de groupe, pour les membres du groupe (Desgagnés et coll., 2018; Riebschleger, 2007). La difficulté de déplacement en région est une spécificité pour l’intervention de groupe en région ressource qui ne peut être négligée, parce que les intervenantes du milieu communautaire ont des ressources financières limitées et plusieurs peinent à remplir leur mission à cause du financement précaire (CTROC, 2019), ce qui serait le cas de la plupart des intervenants (neuf sur 10) ayant participé à l’étude. Dans le contexte budgétaire limité des organismes communautaires de la région d’Abitibi-Témiscamingue qui font de l’intervention de groupe, ceux-ci se voient contraints à user de créativité pour couvrir les frais de déplacement des participant(e)s, surtout des femmes, en situation d’isolement géographique.
Enfin, quelques intervenantes ont critiqué le réseau de la santé et des services sociaux de la région pour sa vision à court terme et son organisation des services, ce qui aurait un impact négatif sur la place que le groupe prend dans l’organisme où elles travaillent. Pour ces intervenantes, la pratique de groupe n’est pas le mode d’intervention privilégié par les chefs de programmes, puisque les intervenantes interrogées disent travailler dans une logique d’immédiateté, et les nouvelles modalités en rapport avec les difficultés d’horaire ajoutent une contrainte aux possibilités de faire de l’intervention de groupe. Dans ce paradigme organisationnel, la « mesurabilité » du travail par l’entremise du nombre des dossiers traités et les tâches administratives qui doivent faire les travailleurs sociaux est au coeur des pratiques professionnelles, et l’intervention de groupe n’entre pas dans cette logique. Plusieurs études confirment les avancées de ce nouveau modèle de gestion organisationnelle dans le réseau de la santé et des services sociaux au Québec (Canouï, 2016; de Gaulejac et Hanique, 2015; Haroche, 2017; Rhéaume, 2017). Cela nous amène à suggérer que le réseau de la santé de la région étudiée devrait rendre plus accessible la pratique de groupe aux intervenantes qui souhaitent appliquer ce mode d’intervention en travail social, puisque les données de notre étude montrent qu’au moment de la collecte des données, seulement une intervenante sur les 10 interrogées parvenait à pratiquer l’intervention de groupe dans le réseau institutionnel.
En outre, toujours selon les intervenantes interrogées, le réseau de la santé et des services sociaux exige d’adhérer au modèle managérial hyperperformant (Aubert, 2017) et marqué par la compétence (Rhéaume, 2017); dans ce contexte, le nombre de cas par journée de travail auxquels répondent les intervenantes semble être plus valorisé que la pratique du travail social de groupe.
Conclusion
Cette recherche visait à comprendre les pratiques d’intervention de groupe en travail social dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue. Des propos des participantes émergent quelques constats qui permettent de caractériser ces pratiques. Premièrement, la pratique de groupe en travail social s’adresse surtout aux femmes et les approches utilisées touchent majoritairement la violence à caractère sexuel, psychologique ou économique. Deuxièmement, les spécificités régionales des pratiques d’intervention de groupe en travail social concernent la confidentialité et la protection de la vie privée des participantes du groupe, ainsi que l’insuffisance du réseau de transport en commun. Ce dernier point fait en sorte que les intervenantes se voient confrontées à la difficulté de couvrir le vaste territoire de la région, où pourtant les personnes entretiennent des liens de grande proximité. Enfin, la pratique de groupe est plus présente dans le milieu communautaire (neuf intervenantes) que dans le réseau institutionnel (une intervenante). Cela met en évidence l’absence marquée dans le réseau de la santé et des services sociaux de ce mode d’intervention.
Des pistes de recherches futures sont à proposer, entre autres celles de l’identité professionnelle des intervenantes qui offrent leur contribution dans les régions, et de celles qui le font dans les grands centres urbains. De plus, il serait intéressant d’examiner l’impact de l’intervention de groupe à distance sur la pratique du travail social.
Limites
Cette étude comporte certaines limites en ce qui a trait à l’utilisation des données. Même si les entretiens individuels ont permis de recueillir une quantité importante d’informations sur les pratiques d’intervention de groupe en travail social, ils ne permettent pas la formulation de généralisations à cause de la taille de l’échantillon. Ainsi, l’étude demeure spécifique au milieu visé, mais elle pourra paver la voie à des études plus ambitieuses, ou à des études similaires dans d’autres régions du Canada ou ailleurs. De plus, la technique de recrutement des participantes (procédure « boule de neige ») risque de donner un échantillon non extrapolable, puisqu’on part d’un certain nombre de personnes faisant partie de la population recherchée, on enquête sur celles qu’elles désignent, et celles-là mêmes en désignent d’autres. La méthode d’analyse utilisée dans cette étude comporte des faiblesses en ce qui a trait à la subjectivité des chercheurs, ceux-ci étant influencés par leurs choix dans la sélection des thèmes, ainsi qu’un problème de fiabilité relié au processus de codage des données. La prise en considération de ces limites devrait aider la mise en oeuvre d’autres recherches de même nature, et peut-être confirmer les constats qui se dévoilent dans la présente étude.
Parties annexes
Note biographique
Oscar Labra, Carol Castro et Stéphane Grenier sont professeur(e)s à l’École de travail social de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT).
Notes
-
[1]
Dans cet article, le féminin est employé pour désigner à la fois les intervenantes et intervenants en travail social en raison de la représentation majoritaire des femmes dans la profession.
-
[2]
Le concept de région ressource est ici défini comme « région dont l’économie repose sur la mise en valeur des ressources naturelles, par exemple les mines, les forêts, les stocks de poissons. » (Portail Québec, Thésaurus de l’activité gouvernementale).
-
[3]
L’approche d’intervention est définie comme le mode privilégié de la travailleuse sociale de groupe pour aborder la problématique ou les besoins des participant(e)s et dans le but d’intervenir efficacement. L’approche s’inscrit dans les principes de l’institution ou de l’organisme où l’intervenante fait de l’intervention de groupe (définition proposée par les auteurs et l’autrice de cet article).
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Liste des tableaux
Tableau 1
Types d’approches utilisés en intervention de groupe en travail social