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Le suicide est une problématique de santé mentale qui conserve toute son actualité. Un dur constat doit être posé quant à nos efforts collectifs pour la prévention du suicide. Il s’agit d’ailleurs d’un thème récurrent dans la littérature en suicidologie (Bryan, 2022; Paris, 2020). Force est de constater que le taux de suicide au Québec demeure constant depuis plus de 20 ans (Lévesque et coll., 2022), et ne diminue pas. Les hommes y sont toujours surreprésentés (20, 7 décès par 100 000 personnes chez les hommes contre 6,1 décès par 100 000 personnes chez les femmes) (Lévesque et coll., 2022). Et plus inquiétant encore : chez les adolescents âgés entre 14 et 19 ans, les tentatives de suicide et les hospitalisations pour des tentatives sont à la hausse en contexte de pandémie (Lévesque et coll., 2022). Le suicide est d’ailleurs la quatrième cause de décès au monde pour ce groupe d’âge (Organisation mondiale de la santé [OMS], 2019).

La rencontre avec une personne suicidaire en travail social est inévitable (Almeida et coll., 2017a; Freedman et Niedermeier, 2008; Levine et Sher, 2019; Sanders et coll., 2008; Stene-Larson et Reneflot, 2019). La méta-analyse de Stene-Larson et Reneflot (2019) confirme que 44 % des personnes décédées par suicide ont eu un contact rapproché avec les services de première ligne pendant le mois du geste létal. L’étude démontre également que 80% des personnes décédées par suicide ont consulté un ou une professionnel(le) au cours de l’année de leur geste suicidaire. Stene-Larson et Reneflot (2019) démontrent finalement que 60% de toutes les personnes décédées par suicide ont eu des contacts rapprochés avec des professionnel(le)s au cours de leur vie. Sanders et coll. (2008) identifient à 55% la proportion de personnes ayant fait au moins une tentative de suicide et à 31% celles décédées par suicide dans le cours d’un suivi en travail social. Paris (2020) indique que 56 % des gestes suicidaires sont létaux lors de la première tentative.

La question du dépistage suicidaire, mais surtout celle de l’évaluation du risque suicidaire, demeure à l’ordre du jour (Bryan, 2022; Silverman et Berman, 2014). Pourtant, l’insuffisance de la préparation des professionnel(le)s à la crise suicidaire est un problème récurrent (Mitchel et coll., 2020; Rudd et coll., 2008; Schmitz et coll., 2012; Solin et coll., 2021). Ce problème est aussi pleinement visible dans le domaine du travail social (Freedman et Niedermeier, 2008; Levine et Sher, 2020; Kourgiantakis et coll., 2020; Osteen et coll. 2014; Ruth et coll., 2012). L’enjeu éthique d’une préparation adéquate à l’évaluation du risque suicidaire et à l’intervention dans l’urgence suicidaire s’impose d’emblée dans la formation pratique en travail social (Almeida et coll., 2017b).

Cet article présente un récit d’enseignement sur la formation de l’évaluation du risque suicidaire en travail social. Il vise à contribuer à la littérature insuffisante sur le suicide pour cette discipline (Freedman et Nedermeier, 2008; Levine et Sher, 2020; Tremblay, 2012). Il décrit un modèle pédagogique structuré, axé sur la simulation par les pairs. Ce modèle met en lumière une interface riche et complexe entre les connaissances, l’acquisition de compétences et la régulation de soi pour la détresse suicidaire.

Cette même pédagogie est issue de l’enseignement de l’auteur à l’École de travail social de l’Université de Montréal. Elle repose sur la remise en question exigeante, initiée en 2017, d’un enseignement traditionnel et didactique de 2008 à 2017. Cette pédagogie est présente depuis 2017 dans les cours d’intervention individuelle avancée aux premier et deuxième cycles universitaires. Elle est également présente dans les cours de santé mentale avancée (troisième année du premier cycle et perfectionnement au deuxième cycle). Elle correspond ainsi à un minimum de deux cohortes annuelles de plus de 40 étudiant(e)s.

En matière de suicide, la simulation par les pairs se scinde dans l’enseignement de l’auteur entre l’évaluation dans l’urgence suicidaire dans les cours d’intervention individuelle avancée et l’évaluation des comportements suicidaires récurrents dans les cours de santé mentale avancée (pour une distinction clinique entre urgence et chronicité suicidaire, voir Simard, 2023). Pour les fins de la discussion, les observations de l’auteur se limiteront ici à la formation à l’évaluation de l’urgence suicidaire dans les cours d’intervention individuelle avancée.

Nous commençons par expliquer le dispositif pédagogique spécifique au suicide. Il permet d’introduire la formation par simulation utilisée dans l’enseignement de l’auteur. La simulation par les pairs est aussi décrite. Les rôles partagés entre les étudiant(e)s, ainsi que les vignettes cliniques et rétroactions collectives, sont ensuite explicités. L’ancrage réflexif des étudiant(e)s se fait par le biais d’un journal de bord, dont le fonctionnement est détaillé. De courts extraits de journaux de bord provenant d’étudiant(e)s de deuxième cycle sont donnés en exemple. Enfin, une brève discussion sur la pertinence de cette pédagogie pour la formation pratique conclut cet article.

Dispositif pédagogique pour l’intervention en contexte suicidaire

L’ensemble des connaissances et compétences à acquérir en matière de prévention du suicide est exhaustif (voir, entre autres : Almeida et coll., 2017a; Cramer et coll., 2017; Quest et Nedegaard, 2018; Rudd et coll., 2008; Schmitz et coll., 2012; Scott, 2015). La confiance de l’intervenant(e) et le sentiment de préparation à l’intervention en contexte suicidaire sont fortement corrélés à l’acquisition de connaissances spécifiques (Almeida et coll., 2017a; Mitchel et coll., 2020; Muehlenkamp et Thoen, 2019; Smith et coll., 2014; Solin et coll., 2021). L’évaluation du risque suicidaire implique plus qu’un dépistage systématique menant vers une référence vers des services spécialisés en crise ou en santé mentale. Elle ne peut non plus s’appuyer uniquement sur un outil d’identification ou une grille standardisée (Bolton et coll., 2020; Rudd et coll., 2008; Silverman et Berman, 2014). L’enseignement de l’auteur se concentre sur le développement d’un jugement clinique approprié à un niveau d’urgence suicidaire, lequel peut varier d’un risque modéré à un risque élevé.

Les connaissances à acquérir en prévention du suicide sont centrées sur la conceptualisation de la crise suicidaire pour l’intervention clinique en travail social (Simard, 2023). Elles portent sur l’identification du risque, la connaissance des stratégies d’intervention dans l’urgence, ainsi que les aspects légaux et déontologiques.

Le défi pour le professionnel ou la professionnelle en travail social de mettre en application ses connaissances repose toutefois sur le transfert des connaissances en compétences lors de l’intervention en crise suicidaire (Rudd et coll., 2008; Schmitz et coll., 2012; Silverman et Berman, 2014). La simulation par les pairs est le point nodal de l’apprentissage pratique et du développement de compétences en matière de suicide. Le lien de confiance et l’ouverture de la personne en détresse à nommer et identifier ses idéations suicidaires à l’intervenant(e), voire à révéler une planification ou un scénario suicidaire, sont directement corrélées à l’accueil et aux verbalisations de l’intervenant(e) (Ford et coll., 2020). La simulation par les pairs, dans laquelle l’étudiant(e) joue le rôle de l’intervenant(e), vise l’apprentissage de cet accompagnement — progressif mais également directif — dans l’exploration de la détresse suicidaire. La simulation facilite l’acquisition de compétences en matière de travail de l’ambivalence suicidaire, ainsi qu’en matière de mobilisation de forces et de ressources visant l’élaboration d’un plan de sécurité. La simulation par les pairs crée un espace intermédiaire sécuritaire dans lequel il devient possible d’accueillir et d’explorer la détresse de la personne suicidaire, tout en exigeant une évaluation et une gestion à court terme du risque par l’intervenant(e).

La régulation de soi de l’intervenante est le troisième axe de la pédagogie en matière de prévention du suicide et, de fait, la pierre angulaire de l’intervention auprès d’une personne suicidaire (Jahn et coll., 2016; Mitchell et coll., 2020; Rudd et coll., 2008). La rencontre de la détresse suicidaire chez un patient(e) est fortement anxiogène pour l’intervenant(e) (Jahn et coll., 2016; Mitchell et coll., 2020; Osteen et coll., 2014; Regher et coll. 2015). Une résonance affective est inévitable en réaction à toute détresse autolétale; mais l’écoute et l’identification de cette résonance peuvent servir de levier à la régulation émotionnelle de l’intervenant(e) et permettre la poursuite de l’intervention. La sécurité affective de l’étudiant(e) qui assume le rôle d’intervenant(e) se pose ici. Le travail d’équipe (voir plus bas), du fait du rôle des observatrices et observateurs, favorise une entraide et un soutien « à chaud » qui tient à distance l’envahissement affectif de l’intervenant(e) à l’égard de la personne suicidaire. La simulation par les pairs situe l’intervenant(e) à l’extérieur de sa « zone de confort », tout en lui offrant un contexte sécuritaire (Spill et Gatin, 2019). L’enseignant(e) doit également contribuer à la sécurité affective de l’étudiant(e) par le biais de rétroactions en soutien aux équipes.

Schéma 1

Interface de la connaissance-compétences-régulation de soi dans l’intervention en contexte de détresse suicidaire

Interface de la connaissance-compétences-régulation de soi dans l’intervention en contexte de détresse suicidaire

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Simulation, jeux de rôle et simulation par les pairs

La formation à l’intervention par simulation provient du champ disciplinaire de la médecine (Gaba, 2004; Lateef, 2010; Oriot et coll., 2013). Elle est répandue dans les sciences infirmières (Lubbert et Popkess, 2015) et en psychiatrie (Peyre et coll., 2020). La simulation gagne en importance dans la formation des policiers et policières, des sages-femmes, et des enseignantes et enseignants (Dubois et coll., 2013). Elle émerge aussi dans la formation en psychothérapie (Pham-Dinh et coll., 2020). Elle est présente sporadiquement dans la formation en travail social, et ce depuis longtemps (Dobbs et coll., 2018; Kourgiantakis et coll., 2019; Miller, 2004; Moodarian, 2008). Elle s’est propagée plus récemment à l’intervention auprès des personnes suicidaires au sein de cette même discipline (Asakura et coll., 2020; Kourgiantakis et coll., 2020; Kourgiantakis et coll., 2022; Regher et coll., 2015).

La simulation se veut une reproduction, réelle ou amplifiée, d’une expérience interactionnelle immersive (Gaba, 2004; Lateef, 2010). Elle correspond à un modèle pédagogique qui reproduit une consultation formelle en intervention au sujet d’une difficulté réelle ou d’une détresse potentiellement rencontrée par l’intervenant(e) (Dobbs et coll., 2018). La simulation a pour objectif précis de développer la réflexion critique de l’apprenant(e) et la résolution de problèmes, tout en permettant un approfondissement des apprentissages (Nimmagadda et Murphy, 2014).

La simulation se distingue du jeu de rôle par sa dimension hautement structurée. Le jeu de rôle a eu historiquement préséance dans toutes les formations et disciplines d’intervention. Il fait partie de la formation pour intervenir auprès des personnes suicidaires depuis les débuts de l’intervention en centre de prévention du suicide (voir Howe, 1991, p. 286 et suiv.). Le jeu de rôle est souvent improvisé, de courte durée et est centré sur l’utilisation de stratégies très spécifiques, comme l’écoute active, l’exploration empathique, le dialogue socratique et le questionnement de la planification suicidaire. Il implique une interaction spontanée entre participant(e)s. Il présente aussi parfois le risque d’un dévoilement des réalités vécues par les participant(e)s, ou d’une proximité affective avec elles (Moodarian, 2008).

La simulation, quant à elle, repose sur l’exploration d’un portrait clinique, structuré et relativement complet, d’une situation de détresse vécue par une personne qui consulte en travail social. La technique permet de valider des habiletés d’intervention dans une situation à haut risque, mais dans un contexte sécuritaire et aux répercussions possibles limitées (Peyre et coll., 2019; Spill et Gatin, 2019). Pour l’intervenant(e) en travail social, la simulation est tout à fait indiquée dans un contexte d’exploration du risque suicidaire.

Les simulations en matière de suicide mentionnées dans la littérature sont standardisées et jouées par des actrices ou acteurs professionnels (Almeida et coll., 2017a; Asakura et coll., 2020; Kourgiantakis et coll., 2020; Lubbert et Popkess, 2015; Peyre et coll., 2019 ). Certains modèles simulent même une rencontre conçue par intelligence artificielle avec une patiente ou un patient virtuel (Foster et coll., 2014).

L’auteur a fait le choix délibéré d’une simulation structurée et jouée par les pairs. Les contraintes financières sont parfois invoquées comme limitant le recours à la simulation par des actrices et acteurs professionnels (Kourgiantakis et coll., 2019); il aurait été toutefois possible de remplacer ces derniers par des auxiliaires d’enseignement au deuxième cycle. C’est davantage une réflexion pédagogique sur le plan expérientiel de la détresse suicidaire par les participant(e)s qui a motivé le choix de l’enseignant d’une simulation structurée et jouée par les pairs. La dimension expérientielle du jeu approfondi d’une personne en détresse suicidaire est extrêmement instructive dans le cadre d’une pratique réflexive. Elle offre un accès expérientiel à la mentalisation d’un état de détresse suicidaire. Elle exige de l’étudiant(e) une rencontre avec l’humilité de la posture d’une demande d’aide devant une travailleuse sociale ou un travailleur social, notamment lors d’une détresse aussi aiguë que l’est le désespoir suicidaire.

Le recours à un jeu structuré, plutôt que standardisé, donne souvent lieu à une créativité inattendue au sein des équipes d’étudiant(e)s. Une simulation structurée renvoie à un tableau clinique précis, mais peut aussi prendre une diversité de présentations possibles — ce qui correspond d’ailleurs à une pratique professionnelle active. À titre d’exemple, une simulation entre étudiant(e)s peut faire preuve de souplesse dans l’expression de la verbalisation du scénario suicidaire, mais être plus exigeante en matière de collaboration au plan de sécurité, alors qu’une autre simulation dans une autre équipe du même groupe peut, quant à elle, présenter le portrait inverse. La diversité des simulations entre équipes d’étudiant(e)s enrichit en temps réel la réflexion critique et les rétroactions collectives résultantes. Lors de ces rétroactions, l’enseignant(e) facilite le partage et la mise en lumière d’avenues d’intervention selon les interactions qui ont effectivement eu lieu dans les équipes en question. Un constat : La diversité des simulations enrichit le dialogue entre l’enseignant(e) et les étudiant(e)s.

Déroulement de la simulation par les pairs

Le groupe est réparti en équipes de quatre participant(e)s : intervenante ou intervenant, personne en demande d’aide et deux observatrices ou observateurs. L’objectif de cet exercice de simulation par les pairs est de permettre une participation active à titre d’intervenant(e) et de personne en demande d’aide pour toutes les étudiantes et tous les étudiants (quatre simulations au total). Le rythme d’acquisition de connaissances correspond à deux cours théoriques pour une simulation (cette dernière faisant office de troisième cours). Le cours d’intervention individuelle avancée comprend d’ailleurs trois autres types de simulations : l’évaluation psychosociale, le plan d’intervention et la rupture agressive de lien. La simulation sur la détresse suicidaire s’inscrit à la suite de l’évaluation du fonctionnement social, puis du plan d’intervention.

Les ratios entre pédagogue(s) et étudiant(e)s ne sont jamais optimaux dans les cours universitaires, dans lesquels les groupes dépassent souvent 40 étudiants et étudiantes. Le groupe classe est donc réparti en deux sous-sections, qui font à tour de rôle une simulation d’une durée d’environ 80 minutes. Cette répartition assure que l’enseignant(e) puisse offrir une présence, observer chacune des équipes et participer à la réflexion lorsqu’une difficulté se présente. La durée de la simulation s’inspire de celle d’un entretien réel en travail social de 60 minutes, suivi d’une rétroaction en sous-sections d’une durée de 20 minutes.

La personne en détresse suicidaire est la seule à connaître le contenu de la vignette. Une semaine avant l’intervention, elle lit une description détaillée de la situation en trois pages. L’étudiant(e) jouant le rôle de la personne en détresse doit prendre note des éléments biographiques et personnels qui s’y trouvent. Elle n’a pas à les mémoriser, mais elle doit en saisir les grandes lignes afin que l’interaction à venir soit vivante et réaliste. L’étudiant(e) doit surtout pouvoir reproduire les éléments comportementaux et interpersonnels de l’entretien, comme le langage non verbal, le ton et le débit de la voix, la confiance et l’attitude générale de la personne en détresse suicidaire, et ainsi de suite.

La personne jouant le rôle de l’intervenant(e) se présente comme étant stagiaire à la personne en détresse suicidaire et précise qu’elle est supervisée. Elle explique son mandat et les limites de la confidentialité (par ex. : les risques pour soi, pour autrui, la compromission possible). Elle s’assure ensuite du consentement de la personne à l’entretien psychosocial qui va suivre. L’enseignant(e) a pris soin de préciser la référence et le mandat organisationnel aux étudiant(e)s avant la simulation (par exemple, une référence en groupe de médecine de famille [GMF], en centre local de services communautaire [CLSC] ou en contexte scolaire collégial). À la toute fin de l’entretien, l’intervenant(e) doit expliquer brièvement le plan immédiat à la personne en détresse suicidaire, par exemple en validant avec elle le plan de sécurité, en assurant la liaison aux services d’urgence s’ils s’avéraient nécessaires, en concluant une entente avec la personne et en réévaluant son risque suicidaire.

Les deux observatrices ou observateurs de l’équipe jouent un rôle important dans l’exercice de simulation : elles ou ils se concentrent à donner des rétroactions constructives à l’intervenant(e), identifient les difficultés ou impasses rencontrées, et collaborent à la recherche de leviers d’intervention et de stratégies ou pistes à explorer. Elles ou ils n’interviennent qu’à la demande de l’intervenant(e) lors d’un besoin de soutien et ne prennent pas le relais de l’intervention, sauf exception. Observatrices et observateurs sont fréquemment sollicités par l’intervenant(e) au sujet de la crise suicidaire. Une entraide entre étudiant(e)s s’installe immanquablement pendant l’exercice de simulation. Elle aide à la confiance progressive entre participant(e)s et à la régulation émotionnelle de l’intervenant(e) face à la détresse suicidaire.

Ainsi, ce modèle reproduit à une échelle réduite le filet de sécurité d’une véritable équipe de crise (Lafortune, 2015). La collégialité entre les membres de l’équipe est encouragée au moyen de délibérations, suscitées au besoin par l’intervenant(e). Les délibérations s’effectuent « dans le feu de l’action » et induisent des partages respectueux, un soutien mutuel et de l’empathie réciproque. Les rétroactions immédiates des observatrices et observateurs facilitent aussi la mise en commun des connaissances théoriques acquises pendant le cours. L’équipe peut toujours solliciter l’enseignant(e) afin de valider une orientation ou une exploration. Il n’est pas rare d’observer plusieurs encouragements et renforcements positifs de la part des observatrices et observateurs. Le savoir-être exprimé par ceux-ci dans les journaux de bord porte souvent sur l’empathie envers les collègues, les hésitations potentielles que ces derniers auraient connues à leurs places et leur résonance face à la gestion des risques associés au suicide.

Vignettes cliniques approfondies

Les vignettes, textes présentant l’ensemble de la situation présentée, offrent des situations composites qui intègrent plusieurs niveaux de difficulté pour le suicide (voir Scott, 2015; Silverman et Berman, 2014). Elles décrivent la complexité de la crise suicidaire suivant l’étude d’un élément déclencheur, la présence ou l’absence d’adversité sociale et relationnelle, ainsi que l’histoire succincte de la personne. Elles précisent le niveau de planification suicidaire et identifient les défis du filet de sécurité (p. ex. : la personne consent à des appels confidentiels pour le plan de sécurité, mais refuse l’hébergement en centre de crise ou le contact avec un pair). Finalement, elles indiquent de façon réaliste le rythme et la confiance partielle, ainsi que la collaboration graduelle de la personne en détresse et ses comportements non verbaux (affect, ton, débit, etc.). Les vignettes proviennent de la pratique active et cumulée de l’auteur du présent article, enseignant et intervenant en santé mentale depuis plus de 15 ans. Elles correspondent à une consultation en travail social et incluent divers déterminants socioculturels de la détresse suicidaire.

Rétroactions collectives

Certains modèles de simulation insistent sur le débriefing post-simulation (Dubois et coll. 2019; Lateef, 2010). Le débriefing vise la modélisation d’une pratique réflexive. Il est davantage qu’un simple retour correctif du formateur ou de la formatrice sur la stratégie ou la technique déployée par l’intervenant(e). Selon Dubois et coll. (2019), le débriefing doit dépasser les attentes d’une simple reproduction des comportements standardisés et attendus de la part de l’intervenant(e).

L’enseignement de l’auteur du présent article fait écho à cette définition du debriefing. Nous identifions deux niveaux de rétroactions collectives. Un premier retour post-simulation est effectué par sous-sections correspondant à la moitié du groupe, soit environ quatre ou cinq équipes, chacune composée de quatre étudiant(e)s. Cette première séance de verbalisation se concentre sur les réactions émotionnelles des intervenant(e)s et des personnes en détresse pendant la simulation. Ce premier partage devrait mettre en lumière des expériences variées, suivant les caractéristiques des simulations effectuées. Une seconde séance de verbalisation avec le même groupe aborde les éléments clés de l’évaluation de la crise suicidaire. Elle aborde le niveau de risque réel présenté par la situation décrite dans la vignette (p. ex., la présence d’un plan suicidaire ou l’impulsivité de la personne). Elle explicite le prisme familial et psychosocial de la personne en détresse. Enfin, elle identifie des orientations possibles. Plusieurs clés de l’urgence suicidaire sont précisées : la sécurité immédiate de la personne, la sécurité intermédiaire entre les entretiens avec la travailleuse sociale ou le travailleur social, la référence ou liaison personnalisée avec les services spécialisés, et les options possibles d’intervention.

Une deuxième rétroaction collective prend la forme d’un retour en plénière avec l’ensemble du groupe d’étudiant(e)s la semaine suivant la simulation. Les étudiant(e)s peuvent alors partager des questionnements qu’elles ou ils ont eus après l’exercice de simulation. Plusieurs auront d’ailleurs préalablement poursuivi leurs discussions au sein de leurs équipes respectives afin d’alimenter l’écriture de leur journal de bord. Les résonances de l’urgence suicidaire peuvent être alors évoquées, telles que la panique ou la banalisation (Bongar, 2002). L’enseignant(e) aborde également les risques de « contre-transferts haineux » (Maltberger et Buie, 1974) ou encore les risques de ce que nous appelons un « cadre-transfert punitif » (par ex. : l’imposition par l’intervenant(e) de limites rigides, d’un plan de sécurité, d’une relation de pouvoir ou de la divulgation d’un des éléments du plan suicidaire). Des stratégies additionnelles de soutien sont aussi indiquées : entraide entre professionnel(le)s, utilisation de la supervision clinique, consultations en centres de prévention du suicide, et ainsi de suite.

Enfin, d’autres informations peuvent accompagner les outils de l’intervention, telles que les modalités de référence en centre de crise, la liaison au centre d’urgence 911, ou encore certains aspects légaux et déontologiques comme la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui (Loi P-38.001) dans le contexte québécois ou le code de déontologie de l’Ordre des travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec. Ces informations font partie intégrante de la prise de décisions et de l’orientation de l’intervention face à la détresse suicidaire (Silverman et Berman, 2014).

Le journal de bord

L’écriture d’un journal de bord est une pratique méthodologique répandue dans les stages en travail social. Peu présent dans les cours théoriques, nous croyons que le journal de bord optimise pourtant les apprentissages de l’enseignement par simulation. Un modèle réflexif intégré est utilisé. Ce modèle repose sur l’interface entre connaissances, compétences et régulation de soi. Les étudiant(e)s sont invités, lors de la rédaction de leur journal de bord, à prendre en considération l’ensemble de ces dimensions pertinentes à l’intervention en détresse suicidaire.

Dubois et coll. (2019) identifient trois niveaux de réflexion pour les simulations. Le premier niveau correspond à un état des lieux, au cours duquel l’auteur ou l’autrice du journal décrit les interactions entre les participant(e)s de la simulation et identifie les difficultés rencontrées. À un second niveau, la personne prend un recul face à son expérience, ce qui lui permet de relier les théories apprises aux connaissances acquises. Enfin, un troisième niveau s’axe sur l’action et les possibilités ou solutions à envisager.

L’enseignant(e) encourage une réflexion approfondie de l’étudiant(e) quant à chacun des niveaux de savoir (savoir, savoir-faire et savoir-être) en matière d’intervention en détresse suicidaire. Les étudiant(e)s sont alors invités dans leur rédaction du journal de bord à approfondir un élément marquant de la simulation. Cet élément doit mettre en lumière une ou plusieurs connaissances acquises pendant le cours. Il doit s’appuyer sur une littérature pertinente, proposée par l’enseignant(e) ou autre intervenant(e). Les étudiant(e)s sont avisés de ne pas simplement récapituler le contenu de la littérature déjà existante, mais bien de réfléchir à l’interface entre théorie et pratique en lien avec le déroulement expérientiel de la simulation. L’analyse individuelle du déroulement concret de la simulation est donc encouragée. Un premier niveau réflexif est donc suscité et fait écho au développement professionnel à venir, dans la carrière future de l’étudiant(e).

Les étudiant(e)s sont ensuite conviés à approfondir un élément marquant des stratégies d’intervention déployées lors de la simulation, élément concernant la sphère du savoir-faire. La réflexion vise ici l’analyse du déploiement des techniques utilisées, et non un jugement porté sur l’intervention des pairs. Les étudiant(e)s doivent identifier les leviers actifs des interventions, ainsi que les impasses ou « angles morts » des techniques utilisées. En principe, la littérature et le contenu du cours alimentent cette réflexion. Un second niveau réflexif s’impose donc d’emblée et évoque les rétroactions d’une équipe de crise ou d’une équipe interdisciplinaire en santé mentale (Larose, 2013).

Finalement, les étudiant(e)s sont incités à se demander, quelles sont les émotions qui émergent pour eux dans l’intervention, ce qui correspond à un travail de régulation de soi face à la détresse suicidaire. Les étudiantes doivent explorer leur résonance affective et cognitive face à la détresse exprimée. Le prisme de la résonance est analysé par l’étudiant(e) suivant son impact sur l’intervention réelle pendant la simulation. Le rôle attribué lors de l’intervention (de personne en détresse, d’intervenant(e) ou d’observatrice/observateur) est évidemment un vecteur de cette exploration et de cette réflexion. Tels des kaléidoscopes, les journaux de bord se répondent les uns les autres. L’enseignant(e) relève alors des émotions clés de l’intervention auprès d’une personne suicidaire, comme l’impuissance, la frustration, l’anxiété, la tristesse, la colère et l’impatience. En matière d’illustration, et suivant les trois niveaux de savoirs présentés dans cet article, nous citons quelques passages significatifs de journaux de bord recueillis auprès d’étudiant(e)s de deuxième cycle[1] :

Savoir :

« J’ai compris qu’en pratique c’est beaucoup plus complexe, car il y a toute cette question d’ambivalence et de seuil de tolérance. »

« L’impact d’une bonne évaluation est double : elle permet d’une part de mieux cerner le levier à partir duquel l’intervention peut se dérouler […] et [d’]assurer la collaboration de la personne. D’autre part, elle permet d’effectuer un tri des informations divulguées par la personne en termes d’urgence et de priorités. »

Savoir-faire :

« Une réorientation (nécessaire pendant l’intervention) s’est avérée fructueuse […] dans la mesure où elle a permis de mieux prendre en compte le besoin exprimé par la personne, a solidifié l’alliance thérapeutique par un approfondissement du lien de confiance[,] qui a donné lieu à une divulgation de nouvelles informations et à une plus grande collaboration de la part de la personne [envers les] avenues proposées. »

Savoir-être :

« Lorsque la personne a mentionné qu’elle avait l’impression d’“être dans un tourbillon”, […] j’ai réalisé que ça correspondait à comment je me sentais dans le cadre de cet exercice, soit impuissante. […] Je n’arrivais plus à détacher les éléments les uns des autres pour pouvoir réfléchir à des pistes d’intervention. Je retiens qu’il est important de s’attarder à ce que l’on ressent[,] de sorte à ne pas perdre de vue lesdites pistes d’intervention. Les émotions doivent être mobilisées […] dans le but d’établir une alliance thérapeutique. »

« L’accumulation des difficultés vécues par la dame a quelque peu transformé mon empathie en sympathie. […] D’ailleurs, j’aime l’idée selon laquelle [il ne faut] pas vouloir se laisser bercer par l’intensité des émotions, mais plutôt naviguer à travers celles-ci pour être en mesure de mieux les accueillir. »

Les journaux de bord sont lus en équipes par l’enseignant(e), ce qui lui procure un double éclairage. Ayant été témoin de l’intervention, l’enseignant(e) peut constater les correspondances ou les divergences entre les perceptions individuelles des quatre participant(e)s. Les commentaires adressés par l’enseignant(e) aux étudiant(e)s dans leurs journaux de bord se font à la lumière de ce kaléidoscope. De plus, la lecture des journaux de bord met en lumière les acquis potentiels du cours, mais aussi, parfois, certains manquements dans la transmission des informations. L’enseignant(e) utilise ces informations lors des rétroactions collectives ultérieures. Il ou elle peut réaborder certains concepts avec les étudiant(e)s et mieux les approfondir dans le déroulement postérieur du cours.

Discussion

L’avantage principal de ce modèle pédagogique, soit la simulation par les pairs, est l’espace intermédiaire vivant qu’il crée entre la formation académique et la formation pratique (Dobbs et coll., 2018; Kourgiantakis et coll., 2019; Lateef, 2010; Moodarian, 2008). La simulation par les pairs est un tremplin vers l’expérience de stage et l’intervention en temps réel. Elle veut donner raison à l’adage « Tu me dis, j’oublie. Tu m’enseignes, je me souviens. Tu m’impliques, et j’apprends ».

Certains enjeux se présentent néanmoins quant à l’évaluation et l’intervention en contexte suicidaire. Tout d’abord, les étudiant(e)s sont avisés que la simulation porte sur l’urgence suicidaire; ils et elles se préparent donc en conséquence. Cependant, bien qu’elle soit pertinente pour l’intégration des connaissances, cette préparation ne correspond pas tout à fait à une pratique active. En effet, l’intervenant(e) en temps réel doit juger de la présence ou non d’un risque suicidaire chez la personne rencontrée, et parfois à partir de très peu d’indices verbaux de sa part (Rudd et coll., 2008; Silverman et Berman, 2014). L’intervenant(e) doit faire un bon dépistage en toutes circonstances. Afin de représenter minimalement cette réalité, toutes les simulations du cours (l’évaluation psychosociale, le plan d’intervention, la rupture du lien, etc.) incluaient des ruminations morbides et des idéations suicidaires. Elles servent de rappel de la détresse suicidaire dans toutes les circonstances.

De plus, le jugement clinique de l’intervenant(e) en matière de suicide repose sur la réévaluation continue du risque suicidaire tout au long des entretiens, et suivant l’évolution de la personne (Rudd et coll., 2008; Silverman et Berman, 2014). Le jugement clinique en matière de crise suicidaire relève d’un processus continu. Cet enjeu soulève la question délicate du transfert des apprentissages de l’étudiant(e) en travail social à la vie professionnelle active (Regehr et coll., 2017) et sur le maintien des acquis suivant la formation. La recherche est encourageante à cet effet. Les acquis pour les formations théoriques sur le suicide semblent se maintenir significativement, qu’il y ait ou non jeux de rôles improvisés pendant la formation (Almeida et coll., 2017; Jacobson et coll., 2012; Muehlenkamp et Thoen, 2019). La stigmatisation des intervenant(e)s envers les personnes suicidaires en est également fortement réduite (Muehlenkamp et Thoen, 2019). Les échantillons de participant(e)s lors de ces recherches sont toutefois restreints en nombre et en durée d’entretien (voir Peyre et coll., 2021; Regher et coll., 2017)

Surtout, l’investissement dans une démarche réflexive ne constitue pas une garantie d’acquis post-diplomation (Dubois et coll. 2019). Cet enjeu se présente pour l’ensemble de la formation en travail social. Le dispositif pédagogique de la formation en travail social sert de véhicule à une pratique réflexive, mais ne peut toutefois en garantir le point d’arrivée. L’évaluation des acquis à moyen et long termes des apprentissages, et donc des acquis de la simulation par les pairs, nécessiterait une recherche ultérieure. Pour l’instant, l’appréciation verbale et écrite des étudiant(e)s à la fin des cours et dans leurs journaux de bord est positive et unanime. Elle correspond à certaines des constatations relevées par Moodarian (2008) : le désir d’en faire davantage dans la formation, la pertinence pour l’intégration des théories dans la pratique, etc.

Finalement, notre enseignement ne porte pas sur une standardisation de la pratique, même dans le cas de l’évaluation du risque suicidaire (voir Simard, 2023). Certains milieux d’intervention imposent des protocoles et des grilles d’évaluation de la dangerosité. Mais s’ils rassurent les professionnel(le)s qui commencent dans le métier, ces protocoles soulèvent l’éternelle question de l’exactitude ou de l’inexactitude des grilles standardisées (Bolton et coll., 2015), du jugement clinique correspondant (Bouch et Marshall, 2005; Roos et coll., 2013), ainsi que la question du cadre et mandat organisationnels de la prise en charge de la détresse suicidaire. Ces mêmes réserves s’appliquent aux examens « objectifs » structurés, de plus en plus répandus en travail social (voir Asakura et coll., 2021; Dobbs et coll., 2018; Kourgiantakis et coll., 2022).

La réflexion de Dubois et Van Daele (2018) est très instructive à cet effet. Les autrices comparent deux visions pédagogiques. La première repose sur la production d’un calque « sans failles » de la détresse de la personne, et la présomption de la fidélité du modèle par le biais de la mise en place d’un jeu standardisé d’acteurs et d’actrices. La seconde vision renvoie à une coconstruction du dispositif de la simulation.

Chez Dubois et Van Daele, le premier modèle vise une réponse idéalisée, spécifique, voire conditionnée de la part de l’intervenant(e). Cette logique pédagogique présume alors de la double rationalité systématique de l’acteur ou de l’actrice, celle de la personne en détresse (qui suit un algorithme implicite suicidaire) et celle de l’intervenant(e) (qui reproduit une réponse protocolaire à la détresse suicidaire). La validation objectivable de l’évaluation dans ce contexte est également incertaine (Dubois et Van Daele, 2018).

La simulation par les pairs contredit d’ailleurs performativement cette logique pédagogique. Suivant les différences de compréhension des étudiant(e)s et le jeux de la détresse suicidaire par l’étudiant(e) simulant celle-ci, plusieurs expériences diverses et pertinentes ont eu lieu dans le groupe classe. Les tempéraments des étudiant(e)s et les comportements simulés devant l’intervenant(e) sont alors des vecteurs de diversité. Les simulations par les pairs sont rarement théâtralisées à l’extrême; elles correspondent plutôt à un ensemble de réactions possibles et réalistes dans le contexte de la biodiversité humaine. Ainsi, la réponse idéalisée à la détresse suicidaire par un comportement idéalisé est peu probable en intervention. Pham-Dinh et coll. (2020) mettent d’ailleurs en garde contre la « simulation du bon intervenant ».

Il est impressionnant de constater les écarts et variations entre les résultats rapportés par les intervenant(e)s dans les équipes de crise lorsqu’elles utilisent les grilles standardisées d’évaluation du risque suicidaire. La proximité des formations suivies en matière d’évaluation de la dangerosité suicidaire s’oppose alors à l’expérience continue en intervention. Entre ces deux variables s’opère une tension non négligeable. La communication entre intervenant(e)s sur l’évaluation du risque suicidaire devient le levier réel de la gestion de celui-ci. Notre propre expérience professionnelle remet donc fortement en question une conception standardisée de la simulation.

Dubois et Van Daele (2018) attribuent la seconde logique pédagogique à un dispositif coconstruit. La simulation se transforme alors suivant les interactions de l’ensemble des participant(e)s et les objectifs de la simulation évoluent en fonction des situations expérimentées en temps réel. Notre propre pédagogie se rapproche de cette logique. C’est toutefois davantage l’expérience des intervenant(e)s en centres de crise et les co-interventions interdisciplinaires en santé mentale qui informent la posture de cet article. Notre posture tente de concilier un enseignement indispensable sur le risque suicidaire avec un accompagnement supervisé qui permet l’exploration expérientielle par l’intervenant(e) confronté(e) à la détresse suicidaire d’une personne. Notre cible ultime est la réduction des impasses de l’intervention, et non la performance idéale d’une interaction parfaite.

Bien entendu, les étudiant(e)s sont invité(e)s à poursuivre leur formation en matière d’évaluation de la détresse suicidaire, et leur réflexion au sujet de celle-ci, tout au long de leur développement professionnel. Cette pédagogie cherche d’ailleurs modestement à couler des fondations disciplinaires en matière de prévention et d’approche de la détresse suicidaire.

Conclusion

L’intervention en matière de crise suicidaire demeure à ce jour facultative dans la formation en travail social. Elle repose sur le confort et la familiarité de l’enseignant(e) avec ce type de détresse (Ruth, et coll., 2012). Ce manquement pédagogique devrait nous faire nous questionner à un double niveau. D’une part, il menace l’intégrité de la personne en détresse suicidaire lorsqu’elle rencontre une travailleuse sociale ou un travailleur social. D’autre part, il porte atteinte à l’intégrité psychique de la travailleuse sociale ou du travailleur social en fonction d’une situation à fort risque d’autolétalité. La formation en travail social en matière de suicide doit être améliorée en conséquence.

Dans les faits, la prévention du suicide se trouve relayée à deux alternatives (au Québec, du moins) : les cours à option hors programme, qui abordent la crise suicidaire en général, ou la formation continue post-diplomation. Cette dernière est plus ou moins disponible, suivant les aléas de l’offre de formation, mais surtout selon la disposition des organisations à en assurer l’accès aux intervenant(e)s. Or, ces deux options ne correspondent pas toujours à la réalité axiologique, clinique et organisationnelle du travail social.

La formation universitaire en travail social nécessite donc un espace spécifique dédié à la prévention du suicide. On sait que ce type de détresse se présente chez certaines personnes à des étapes variées de la vie — enfance, adolescence, âge adulte et troisième âge (Baldessarini, 2019; Lévesque et coll., 2022; OMS, 2019). Elle peut prendre des formes multiples selon les réalités socioculturelles (Premières Nations, contexte de migration, ruralité ou urbanité, socialisation conservatrice des hommes, etc.) et les réalités émergentes (état de stress post-traumatique, identité de genre, etc.) des personnes affectées (Beaudoin et coll., 2018; Dickey et Budge, 2020; Roy et Tremblay, 2015). L’intervention du travail social est aussi pertinente pour situer l’impact de la détresse suicidaire d’une personne sur un ou une de ses proches (sur son niveau d’inquiétude et d’énergie, ses interactions et, suite à un passage à l’acte, le deuil), mais également pour bien situer l’impact sociétal de la létalité potentielle du suicide (stigmatisation, accès variable aux services et aux assurances, politiques sociales, etc.) (Spiwak et coll., 2018).

De fait, le suicide renvoie à la vulnérabilité profonde de la condition humaine (Bibeau, 2012). Cette détresse interpelle les racines humanistes du travail social qui, pour se déployer pleinement, ont besoin de solides fondations cliniques pour intervenir auprès des personnes suicidaires.