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La formation en travail social se caractérise par la polyvalence et le développement de la capacité d’analyse critique de l’intervention à l’égard des problèmes sociaux vécus par les individus, les groupes, les familles ou les collectivités, selon un angle de changement social (Noël et coll., 2010). La formation d’une relève compétente et bien outillée pour faire face aux problèmes sociaux de plus en plus complexes rencontrés dans la pratique s’avère un enjeu de taille pour la formation universitaire en travail social. Pour ce faire, les programmes doivent avoir recours à des formules pédagogiques diversifiées pour favoriser l’intégration de la théorie vers la pratique. À ce titre, les formules pédagogiques recourant à une approche expérientielle s’avèrent une avenue intéressante puisqu’elles développent les habiletés, les compétences techniques ainsi que le savoir-être chez les étudiantes (Druism et coll., 1995). Il est établi que les moyens pédagogiques qui reproduisent les conditions se rapprochant le plus possible de la pratique permettent une meilleure intégration de la théorie vers la pratique étant donné qu’ils placent les étudiantes comme actrices de leurs apprentissages (Carignan, 2013).

C’est dans ce contexte que la cohabitation théorie-pratique représente un virage important et un défi à privilégier dans l’enseignement universitaire du travail social. Les dispositifs pédagogiques doivent assurer une familiarisation des conditions de la pratique dans l’action directe et ce, avant même que ne débutent les stages finaux de troisième année. L’immersion dans un contexte de pratique clinique permet aux étudiantes de se familiariser avec la compréhension du processus d’intervention, des problèmes sociaux ainsi que des outils cliniques, tout en développant leur savoir-faire et leur savoir-être.

C’est pourquoi à la Clinique universitaire de travail social (CUTS) de l’Université du Québec à Chicoutimi, les étudiantes n’interviennent qu’auprès de familles vivant des problématiques diversifiées afin d’offrir une action apte à reprendre l’ensemble du processus d’intervention selon une approche systémique à court terme. Cet article expose les dispositifs pédagogiques déployés au sein de cette Clinique, le cadre théorique sur lequel s’appuient la démarche et les étapes du développement des connaissances visant à favoriser l’intégration de la théorie vers la pratique.

Une Clinique universitaire de travail social unique au Canada

À notre connaissance, la CUTS s’avère une initiative unique au Canada, qui offre un cadre sécuritaire se rapprochant des milieux de pratique et visant à développer des habiletés d’intervention chez les futures travailleuses sociales. Institutionnalisée en 2019, la CUTS est l’une des cinq cliniques universitaires de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)[1]. Sa mission consiste à contribuer à la formation des étudiantes, à offrir différents services à la communauté et à effectuer de la recherche dans le domaine de l’intervention sociale. La CUTS partage ses infrastructures et ses ressources humaines avec la Clinique universitaire d’orthopédagogie (CUO) mise sur pied par l’Unité d’enseignement en adaptation scolaire et sociale.

La CUTS offre des services de consultation individuelle, familiale et de groupe à la population du Saguenay, en conformité avec le code de déontologie et le Référentiel des compétences de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ). Ces services opèrent généralement en soirée. Dans un souci de répondre à la fois aux besoins de la population saguenéenne et de ne pas dédoubler l’offre de services déjà offerte à cette population, les prestations de la CUTS sont développées en partenariat avec les organismes communautaires et le Centre intégré universitaire en santé et services sociaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean (CIUSSS). Les familles sont recrutées soit au sein de la communauté par un appel de service (ex. : commission scolaire, journaux, radio, Internet) ou au sein de la CUO de laquelle un enfant reçoit des services en orthopédagogie.

L’implantation de la CUTS est le fruit de plusieurs années de réflexion. Ses véritables activités ont pu voir le jour en 2017 grâce à un partenariat avec la CUO. Ce partenariat découle des besoins constatés parmi la clientèle desservie par cette clinique; il avait été observé que de plus en plus de familles desservies éprouvaient des difficultés et que ces dernières n’avaient pas toujours accès à des services de soutien psychosociaux. Ce fut alors une opportunité pour expérimenter une formule d’enseignement conjointe permettant aux étudiantes des deux disciplines de travailler en interprofessionnalité, tout en offrant à ces familles des références et des outils pour mieux les soutenir dans leurs difficultés.

Cadre théorique

Les activités pédagogiques développées s’appuient sur une approche expérientielle. Elle est utilisée en milieu universitaire, car elle permet aux étudiantes de mieux retenir et contextualiser leurs connaissances (Natua-Trabon, 2016). Elle s’appuie sur l’idée qu’impliquer activement l’étudiante dans ses apprentissages augmentera non seulement sa motivation, mais la rendra aussi plus autonome et responsable pour faire face aux impondérables du marché du travail (Lemeunier, 2001; Maubant, 2013). Ainsi, l’étudiante apprend et retient mieux les connaissances si elle est la principale actrice de son savoir. Il s’agit d’une approche à l’opposé de la pédagogie traditionnelle qui consiste, pour l’enseignante, à transmettre ses connaissances puisqu’elle joue alors un rôle d’investigatrice et d’animatrice.

L’approche expérientielle a été largement développée par les travaux de Dewey (1938), Lewin (1951), Piaget (1971) et Kolb (1984). Pour sa part, Kolb (1984, p. 37) la définit comme étant un « processus par lequel le savoir est créé à travers la transformation de l’expérience ». Elle mobilise donc les dimensions affectives et cognitives de l’étudiante en recourant à quatre verbes d’action : penser, sentir, percevoir et se comporter. Elle crée une relation entre l’individu et son environnement à travers laquelle les apprentissages de l’étudiante évoluent dans un continuum qui est influencé par ses appréhensions et ses perceptions (Kolb, 1984). De plus, elle fait appel aux expériences passées des étudiantes, qui peuvent aussi les réutiliser comme sources d’apprentissage cumulatives et évolutives (Natua-Trabon, 2016).

Dans le contexte de cette approche, les connaissances se développent en quatre étapes : (1) l’expérience concrète et active qui consiste à placer l’étudiante dans une situation au lieu de la positionner dans une situation de réceptrice de l’expérience des autres; (2) l’observation et la construction de la réflexion qui permettent à l’étudiante d’articuler ses propres significations et informations à partir des événements vécus; (3) la conceptualisation abstraite qui permet d’établir des liens de cause à effet entre les éléments d’une situation problème; et (4) l’expérimentation active qui justifie de confronter ses conceptions théoriques à la réalité (Kolb, 1984). Pour être efficaces, ces phases d’apprentissage doivent alterner entre action et réflexion.

De nombreuses études ont pu démontrer l’efficacité d’une telle approche pédagogique chez les étudiantes au niveau de l’augmentation de l’estime de soi (Conrad et Hedin, 1995; Druism et coll,, 1995), du développement de l’autonomie, du raisonnement, du sentiment de responsabilité (Conrad et Hedin, 1995) et des habiletés relationnelles (Druism et coll., 1995).

L’apprentissage expérientiel et l’intervention sociale auprès des familles

Cette partie expose comment les dispositifs pédagogiques développés dans le cadre du cours Intervention auprès des familles en travail social au sein de la CUTS visent l’acquisition des connaissances chez les étudiantes et leur intégration à la pratique. Ces dispositifs sont décrits en fonction des quatre étapes de Kolb (1984).

Brièvement, ce cours vise l’atteinte de quatre objectifs qui sont en lien avec les domaines de compétence du référentiel de l’OTSTCFQ (2012) : (1) exercer une pratique éthique, critique et réflexive; (2) appliquer le processus d’intervention sociale auprès des familles; (3) s’initier au travail interprofessionnel centré sur l’accompagnement des familles; et (4) contribuer à son développement professionnel. Ce cours de trois crédits se situe dans la deuxième année du baccalauréat en travail social, avant les stages finaux. Il s’articule en deux parties : (1) une session de huit cours intensifs qui initient les étudiantes à la théorie entourant l’intervention familiale systémique et (2) une intervention brève de type systémique comprenant de neuf à dix rencontres auprès d’une famille vivant des difficultés et recevant des services de la CUTS.

Précisons qu’à partir du moment où les cours intensifs sont terminés, les deux professeures deviennent, elles aussi, des travailleuses sociales conseil qui superviseront des équipes[2]. Chacune d’elles agira alors comme responsable de la supervision et de la portion évaluation,[3] qui comprend notamment la tenue de dossiers, la participation active aux groupes de codéveloppement et le savoir-être en intervention. Afin d’assurer une certaine cohérence dans la supervision et l’évaluation, deux à trois rencontres sont prévues en vue de discuter de cas cliniques, de supervision ou d’évaluation.

Étape 1 : L’expérience concrète

Durant cette première étape, les étudiantes sont appelées à faire une prise de conscience affective et cognitive d’un problème social touchant une famille. Pour favoriser cette perception simultanée—tant dans les cours magistraux que dans l’intervention directe avec les familles—les étudiantes sont appelées à s’engager activement dans la démarche.

Tout d’abord, la session de cours intensive, selon une formule pédagogique inversée,[4] vise l’acquisition des connaissances théoriques entourant l’intervention systémique familiale, la mise en pratique de celles-ci dans les laboratoires sous forme d’activités (réalisation d’évaluation familiale, plan d’intervention, jeux de rôles, modeling, et autres) ainsi que le développement d’une pensée critique sur leurs apprentissages et habiletés. Le but des laboratoires consiste à offrir un espace aux étudiantes pour s’exercer avant d’être en contact avec la clientèle.

Par la suite, à l’aide de la plateforme d’apprentissage en ligne Moodle, les étudiantes sont appelées à s’approprier le contenu théorique en ligne portant sur l’intervention systémique familiale et ce, en fonction des cinq étapes du processus d’intervention sociale de Turcotte et Deslauriers (2017). Ces contenus s’accompagnent d’exercices pédagogiques, dans le but d’acquérir une meilleure appropriation des connaissances enseignées. L’espace « classe » est plutôt utilisé à des fins d’intégration des contenus sous forme de laboratoires : réalisation d’évaluation de problèmes touchant la famille et de plan d’intervention, jeux de rôles, modeling et autres. En ce qui concerne les jeux de rôles, les étudiantes reçoivent une rétroaction (feedback) des professeures et de leurs pairs, ce qui permet de poser un regard réflexif sur leurs habiletés d’intervention ainsi que d’apporter les correctifs nécessaires en cours de cheminement. Ces rétroactions sont alimentées par des grilles d’observations que les étudiantes doivent compléter lors de ces jeux de rôles.

Ces activités préparatoires visent tout naturellement à mettre les étudiantes en contact avec la clientèle. Ces dernières sont jumelées, en équipe de deux (binôme), à une famille ayant présenté une demande de service à la CUTS. Dans l’étape de l’expérimentation active, ces binômes sont appelés, au cours de trois rencontres, à créer un lien de confiance avec la famille ainsi qu’à réaliser la collecte de données pour effectuer l’évaluation du fonctionnement familial. Lors des rencontres, les étudiantes sont appelées à observer l’intervention de leur travailleuse sociale conseil[5] puis, progressivement, à réaliser l’intervention par elles-mêmes. Il est à noter que toutes les interventions sont supervisées soit en présence ou derrière une caméra par la travailleuse sociale conseil. Cette supervision a pour objectif de soutenir les étudiantes dans l’appropriation de leur identité et de leur jugement professionnel par la réflexion sur leur rôle, leurs pratiques, leurs interventions et les enjeux qui en découlent (OTSTCFQ, 2010, p. 5). L’ensemble de ces activités sert à mettre les étudiantes en contact avec un problème familial particulier, tout en favorisant chez elles le désir de mieux comprendre et expliquer ce problème d’un point de vue systémique.

Étape 2 : L’observation et la construction de la réflexion

La deuxième étape, celle d’observation et de construction de la réflexion, permet aux étudiantes de bâtir leurs propres significations de la situation problématique à partir d’événements vécus (ex. : choc de la réalité, prise de conscience du sérieux et de l’importance d’offrir des services de qualité, confrontation à leurs problèmes personnels, entre autres). Évidemment, ces premières interventions auprès des familles suscitent des questionnements chez les étudiantes, qui les amènent à explorer différents angles d’explications de ce problème. C’est durant cette phase d’observation qu’elles sont appelées à se forger une opinion professionnelle, qui est soutenue par l’encadrement offert par leur travailleuse sociale conseil dans la construction de leur réflexion sur ce problème.

Cet encadrement se répartit en deux fonctions : une de soutien et l’autre de pédagogie (Kadushin et Harkness, 2002). Les supervisions se déroulent en deux temps : avant et après l’intervention avec la famille. La première étape, d’une durée de 30 minutes, remplit la fonction « de soutien »; elle sert à encourager les étudiantes à poser un regard réflexif sur leurs attitudes et valeurs en lien avec la profession, et stimule le développement de leur identité professionnelle (Villeneuve, 1994). Pour ce faire, la travailleuse sociale conseil valide les étapes de l’entrevue, les objectifs ainsi que les rôles des étudiantes dans la coanimation de l’intervention[6]. La travailleuse sociale conseil s’assure également de les appuyer lorsque nécessaire et d’être présente à la réunion si les étudiantes en manifestent le besoin. La deuxième étape survient immédiatement après la rencontre avec la famille et elle est d’une durée variant de 30 à 60 minutes. De nature pédagogique, elle permet à la travailleuse sociale conseil de transmettre des enseignements aux étudiantes afin de favoriser l’acquisition et le renforcement au niveau des différents savoirs[7] (Villeneuve, 1994; Villeneuve et Berteau, 2008). Soulignons que la supervision constitue un élément-clé du processus d’apprentissage, car les étudiantes réfléchissent sur leurs interventions et font un aller-retour entre la théorie et la pratique (Gusew et Côté, 2017).

Étape 3 : La conceptualisation abstraite

Dans cette troisième étape, les étudiantes sont appelées à déterminer et énoncer le problème de la famille et ce, à partir des concepts de l’approche systémique. Elles sont invitées à formuler des généralisations qui intègrent leurs diverses observations et réflexions sur les éléments du problème. Par la suite, elles participent à des activités de codéveloppement, en complément de la supervision effectuée par la travailleuse sociale conseil.

Le groupe de codéveloppement professionnel est utilisé en formation, car il mise sur les interactions entre les participantes d’un groupe, dans le but de favoriser leur développement professionnel (Aita et coll., 2015; Payette, 2000; Payette et Champagne, 2000). Il s’agit d’un processus évolutif qui reconnaît les compétences de chacune et a pour fonction d’augmenter le sentiment d’efficacité personnelle (Duchesnes et Gagnon, 2013). Il s’agit donc d’un dispositif de formation efficace nécessitant l’engagement de chacune et permettant le développement de compétences professionnelles, dans le but de trouver des solutions à un problème observé (Baron, Sasseville, Vachon et coll., 2019).

Chaque groupe de codéveloppement professionnel réunit une dizaine d’étudiantes et il se déroule en cinq étapes adaptées des travaux de Payette et Champagne (2000) : (1) l’identification de la situation problème par le binôme; (2) la demande de clarification par les autres membres du groupe sur ce problème; (3) la formulation d’une demande au groupe par le binôme; (4) le partage de pistes de solutions par les membres du groupe en lien avec la demande exprimée; et (5) la synthèse du plan d’action que le binôme compte mettre en oeuvre en lien avec sa demande. Précisons que chacun des binômes est appelé à présenter la situation-problème de la famille suivie lors des groupes de codéveloppement.

Dans le cadre du cours, un premier groupe de codéveloppement permet aux étudiantes en travail social de confronter leur analyse de la situation-problème selon l’approche systémique, et de faire appel à leurs pairs afin de la bonifier. C’est l’occasion pour elles de développer un langage professionnel et d’expliquer les liens qu’elles font entre cette approche et la situation familiale concernée. Les discussions servent également à soutenir la rédaction du rapport à produire en relation avec l’évaluation du fonctionnement familial.

À l’issue de cette évaluation, un deuxième groupe de codéveloppement est formé, mais cette fois de manière interprofessionnelle. Il réunit les étudiantes de deux disciplines : travail social et adaptation scolaire et sociale. Les deux équipes présentent une analyse de leur situation respective[8] et les discussions sont centrées sur les pistes d’actions pour planifier les interventions. Le but de l’exercice vise à ce que les étudiantes de chacune des disciplines puissent mettre à profit leur expertise et s’outiller mutuellement en combinant leurs forces.

En plus du groupe de codéveloppement, les étudiantes participent à différentes activités favorisant le progrès de compétences de travail en interprofessionnalité (ex. : savoir présenter son rôle, apprendre à travailler en équipe, et autres). Ces activités permettent de démystifier le travail de chacune des deux professions et d’identifier les différents enjeux du savoir travailler ensemble. Le but est de favoriser et de développer des réflexes de collaboration à l’intérieur d’une communauté d’apprentissage chez ces futures professionnelles. Les travaux de recherche qui ont été menés au sein de la CUTS et de la CUO ont su démontrer, qu’en plus de contribuer à la construction des apprentissages, la collaboration interdisciplinaire soutient le développement de l’identité professionnelle chez les étudiantes et leur vision distinctive des problèmes et de l’intervention (Baron, Sasseville, Doucet et coll., 2019). Cette démarche bénéficie également à l’évolution des compétences, telles que définies dans le domaine 3 du Référentiel des compétences de l’OTSTCFQ (2012).

Étape 4 : l’expérimentation active

Dans la quatrième étape, les étudiantes sont appelées à mettre à l’essai leur compréhension du problème auprès des membres de la famille et de soumettre au test de la réalité les solutions qu’elles proposent. C’est lors de la négociation du plan d’intervention—discuté au préalable avec la travailleuse sociale conseil—qu’elles peuvent confirmer ou infirmer leur compréhension de la situation avec les membres de la famille et établir les objectifs d’intervention. Elles doivent également appliquer ce plan durant quatre à cinq rencontres, toujours sous la supervision de leur travailleuse sociale conseil. Cette étape exige d’elles qu’elles se renseignent sur le problème et recherchent ou élaborent des outils d’intervention appropriés. À terme, les étudiantes procèdent à la terminaison de l’intervention en portant un regard évaluatif et critique sur l’efficacité de leurs interventions.

Le dispositif pédagogique entourant la tenue de dossier est un autre exemple qui illustre bien comment l’étudiante expérimente de manière active cette composante de l’acte professionnel des travailleuses sociales. En effet, au-delà de la présentation théorique des normes entourant la tenue des dossiers et des cabinets de consultation de l’OTSTCFQ (2007), celles-ci doivent réaliser les différentes activités couvrant la tenue des dossiers : rapport d’évaluation du fonctionnement social familial, plan d’intervention, notes évolutives et rapport de fermeture. Contrairement au processus habituel qui préconise des méthodes d’évaluation sommatives des acquis, celle proposée s’inscrit davantage dans une perspective d’évaluation formative afin de favoriser la progression et l’ancrage des apprentissages (Daele et Berthiaume, 2011). Dans un premier temps, les étudiantes sont appelées à remplir les différents formulaires, puis, après une annotation de leur travailleuse sociale conseil, une rencontre de rétroaction est réalisée avec les étudiantes afin de leur faire part des améliorations à apporter ainsi que de leurs points forts. C’est alors que la travailleuse sociale conseil attribue une première portion de la notation au binôme. Le processus de rétroaction est reproduit tant et aussi longtemps que les différents documents de la tenue de dossier n’atteignent pas les normes attendues. La travailleuse sociale conseil s’assure ainsi que la tenue des dossiers soit conforme avant d’y apposer sa signature et donner la deuxième moitié de la note finale. Cette manière de procéder confronte les étudiantes à la réalité entourant les tâches administratives en travail social et leur permet d’arriver en stage mieux préparées. Dans le même sens, c’est aussi l’occasion de leur enseigner les conduites éthiques attendues d’elles, dont la confidentialité et le consentement libre et éclairé.

Discussion

L’expérience comme socle d’apprentissage

La formule expérimentée dans le cadre du cours Intervention auprès des familles au sein de la CUTS se rapproche le plus possible des tâches réelles des travailleuses sociales dans la pratique. En effet, les étudiantes ont l’opportunité d’expérimenter tout le processus d’intervention familiale systémique et la tenue de dossier. L’expérience est le socle de la formation, car les étudiantes apprennent plus solidement en expérimentant elles-mêmes la réalité de la pratique professionnelle (Policard, 2014). Cette confrontation à la réalité de la pratique implique une dimension émotionnelle, qui est démontrée comme en étant un facteur important de l’apprentissage puisqu’elle engendre une mémorisation de l’événement vécu en l’associant aux émotions correspondantes (Policard, 2014). En ce sens, la confrontation future à une situation similaire fera écho à celle vécue en formation et mobilisera des schèmes de pensée plus durables (LeBoterf, 2008).

Selon notre expertise, cette dimension expérientielle c’est cette dimension expérientielle qui favorise un véritable transfert de la théorie vers la pratique chez les étudiantes. Elle permet la mise en place des caractéristiques propices à l’appropriation des connaissances impliquées dans des activités authentiques (Herrington et Herrington, 2006), en les exposant à des problèmes sociaux souvent mal définis et pouvant donner lieu à de multiples interprétations, ce qui exige des étudiantes de mobiliser leurs connaissances et d’analyser de manière critique la situation. D’ailleurs, les nombreux commentaires obtenus par les étudiantes témoignent que l’expérience les a confrontées aux exigences de la pratique, ce qui a engendré chez elles un désir de mieux se renseigner sur les problématiques et d’y appliquer des stratégies d’intervention appropriées pour y faire face. Du coup, elles mobilisent leurs ressources intellectuelles pour pouvoir offrir des interventions pertinentes, adaptées et professionnelles aux besoins de la clientèle.

La construction d’une pratique réflexive critique

L’OTSTCFQ (2012) rappelle que la travailleuse sociale construit sa pratique réflexive au coeur de l’action. Les activités de supervision individuelle par celle-ci, ainsi que les activités de codéveloppement permettent de réaliser une véritable analyse des interventions de la pratique des étudiantes pour en retirer des apprentissages. La travailleuse sociale conseil incite l’étudiante à porter à la fois un regard critique et constructif sur sa pratique par son encadrement bienveillant. Il s’agit ici d’amener l’étudiante à comprendre ce qui s’est passé puis de mettre à profit les apprentissages de ce qui a fonctionné ou pas pour qu’elle puisse les transposer dans sa pratique future (Policard, 2014).

Dans le même ordre d’idées, les activités de codéveloppement favorisent aussi une réflexion collective, laquelle joue alors un rôle combiné de médiateur et de miroir auprès des étudiantes qui peuvent apprendre les unes des autres. Elles offrent à chacune l’occasion de s’exprimer sur sa pratique et de « se mettre en danger » dans l’expression de ses doutes ou de son vécu. De plus, cela implique des travailleuses sociales conseil de créer un cadre où la confiance, l’écoute de l’autre et l’absence de jugement sont de mises pour permettre à chacune de livrer son vécu. À cet effet, Policard (2014) explique que le fait de reconnaître chez l’autre des limites que l’on se reconnaît à soi-même crée une proximité, une complicité et une confiance entre les personnes, ce qui aide à construire la confiance en ses capacités et l’affirmation de soi—qualités importantes dans le contexte de la pratique actuelle des travailleuses sociales, qui sont appelées à se positionner à l’égard des autres professionnels avec lesquels elles collaboreront dans le futur.

Le développement de l’identité professionnelle

Nos observations montrent aussi qu’il existe un lien très étroit entre l’exposition à des situations authentiques et le développement d’une identité professionnelle plus précoce chez les étudiantes. Tel que le rappelle l’Ordre (2012), dans le contexte actuel de la profession, cette identité doit être suffisamment forte pour naviguer dans des circonstances influencées par une vision parfois réductrice des facteurs à l’origine des problèmes communautaires et psychosociaux ainsi que par une tendance à la technicisation, à la standardisation (protocolisation) des pratiques et à la surmédicalisation des problèmes sociaux. Pour ce faire, la future travailleuse sociale doit être en mesure d’affirmer sa vision spécifique de ces problèmes et de l’intervention, qui s’appuie sur une connaissance et une confiance solide envers l’expertise, la valeur et la pertinence de sa profession. Par la pédagogie expérientielle, l’étudiante est invitée à développer ses compétences professionnelles en lien avec le travail social tout en posant un regard critique réflexif au lieu de simplement imiter les personnes autour d’elle. Cela lui permet d’apprendre à reconnaître son potentiel et ses capacités et surtout à définir le type de travailleuse sociale qu’elle souhaite devenir.

Les enjeux du dispositif pédagogique

La mise en place d’un tel dispositif d’enseignement comporte différents défis qu’il convient de mettre en lumière. Un de ces défis exige des professeures de développer des compétences en matière de conception d’activités pédagogiques dans une perspective expérientielle, d’encadrement clinique des activités d’intervention et des groupes de codéveloppement. Elles jouent ainsi un rôle prépondérant dans un contexte où elles ne disposent pas toujours d’une formation en pédagogie universitaire, puisque leur champ d’expertise se cantonne généralement à la discipline du travail social. Qui plus est, la charge de travail qui en découle dépasse largement une tâche d’enseignement de trois crédits au vu des implications qu’elle demande auprès des étudiantes. Elle exige une présence à la clinique en soirée, des allers-retours constants en matière de conseils, de soutien et d’orientation sur les interventions, mais également sur la tenue de dossier qui en découle, puisque les professeures et les travailleuses sociales conseil sont imputables de la qualité des services dispensés à la clientèle. L’équilibre entre le caractère formateur de l’expérience et la dispensation de services de qualité constitue en ce sens un enjeu de taille. Néanmoins, celui-ci en vaut la peine puisqu’il permet aux professeures de se maintenir à jour dans leur pratique professionnelle tout en demeurant pertinentes dans leur enseignement.

Un deuxième défi concerne le type d’expérimentation, qui rencontre parfois des résistances au sein des étudiantes lorsqu’elles sont confrontées à une formule différente de celle des cours universitaires plus traditionnels. L’approche proposée ici exige de ces dernières de mettre à profit leur capacité à aller chercher l’information par elles-mêmes et à devoir l’analyser, dans le but de suggérer une intervention qui réponde adéquatement aux besoins d’une famille. Cela demande également comme enjeu de déposer les travaux (ici les différents documents de la tenue de dossier) de manière provisoire et de refaire la tâche jusqu’à ce qu’elle soit conforme aux critères exigés par la pratique. De plus, ces travaux doivent être faits dans l’enceinte de la Clinique afin de respecter les normes de confidentialité. L’ensemble de ces éléments confronte les étudiantes à la réalité de la pratique professionnelle, ce qui peut être source de stress ou d’anxiété. Il peut aussi en découler le sentiment que cela exige un trop grand engagement dans le cadre d’un cours universitaire. Malgré tout, leurs commentaires sont unanimes sur la pertinence et la nécessité d’une telle activité avant les stages finaux, puisqu’elle leur permet de confirmer ou d’infirmer leur choix de carrière et d’acquérir une certaine expérience en intervention.

Cet article se veut un récit de pratique s’appuyant sur l’expérience des chercheuses. Pour le moment, il est difficile d’estimer les retombées d’une telle initiative, puisqu’elle se trouve en cours d’évaluation. Néanmoins, nos observations ainsi que les évaluations de cours nous portent à croire au fort potentiel d’un tel dispositif de formation sur la transition de la théorie à la pratique dans le domaine de l’intervention familiale. Il est possible de croire que ce dispositif pédagogique peut certainement être transférable à d’autres méthodes d’intervention.

Conclusion

Ce récit de pratique met en lumière l’expérimentation d’une démarche unique d’apprentissage expérientiel en intervention sociale auprès des familles vécue par les étudiantes à la CUTS de l’UQAC. L’objectif de cette formule pédagogique est d’initier les étudiantes au processus d’intervention familiale systémique ainsi qu’à la tenue de dossier qui en découle. Il convient de souligner l’importance de mettre rapidement ces dernières dans des situations d’apprentissage réelles afin de les confronter à leur futur métier. À cet effet, l’utilisation d’une pédagogie expérientielle se rapprochant le plus près possible des milieux de pratique nous amène à constater que celle-ci favorise un meilleur transfert de la théorie vers la pratique, à une construction d’une pratique réflexive critique et au développement de l’identité professionnelle. Néanmoins, différents défis peuvent être observés tels que le maintien d’un équilibre entre le caractère formateur (temps investi, connaissances pédagogiques) et la dispensation de services de qualité aux familles. De plus, les exigences du cours confrontent les étudiantes à la réalité de la pratique, ce qui crée chez certaines un sentiment que cela les oblige à un trop grand engagement dans le cadre d’un cours universitaire de trois crédits. Toutefois, peu d’entre elles décident de l’abandonner ou de remettre en question leur choix de carrière. Nos observations nous portent à constater que, malgré l’absence d’échec, les abandons sont généralement liés à des étudiantes qui se retrouvent en situation de handicap et pour qui la traduction de l’acte professionnel demande plus de temps d’appropriation (ex. : faire les notes évolutives) entraînant ainsi une surcharge de travail. À cela, s’ajoute la tradition universitaire axée sur un mode d’évaluation centré sur les connaissances et les savoir-faire acquis des étudiantes et peu sur leur savoir-être. Certes, la clinique est un bon moyen pour identifier les étudiantes en difficulté, mais au-delà du dépistage aucun dispositif n’est mis en place afin de permettre aux professeures de communiquer leurs observations à l’équipe de la formation pratique[9] ou de faire échouer une étudiante sur le savoir-être. Malgré ces défis auxquels doivent faire face les étudiantes, un consensus se dégage à propos de cette expérience : elle est unique au Canada et elle est nécessaire afin de bien préparer les étudiantes en travail social à leurs stages finaux. Pour conclure, rappelons qu’une recherche est en cours sur l’évaluation des retombées d’une telle expérience chez les étudiantes dans le développement des compétences d’intervention et de l’identité professionnelle. Les résultats futurs viendront infirmer ou confirmer les évaluations des étudiantes et les observations des deux chercheuses.