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Jusqu’à relativement récemment, les femmes en agriculture ont reçu peu d’attention dans le champ des sciences sociales, sans doute un symptôme de l’androcentrisme des disciplines, qualifiées de « normâles » (malestream) par certaines[1]. Si la sociologie rurale a connu un certain renouveau au moment de l’après-guerre, il a fallu attendre la décennie 1980 pour voir quelques travaux fondateurs publiés à leur sujet. Au Québec, le travail de Suzanne Dion (1983) – d’abord chercheuse en andragogie[2] à l’Université de Montréal, militante dans le développement des comités de femmes en agriculture, puis répondante à la condition féminine au ministère de l’Agriculture – a permis de jeter les bases d’une compréhension unique de la réalité de travail de ces femmes en évaluant à 45 millions d’heures par année leur contribution directe à l’agriculture[3].

On peut rétrospectivement s’étonner de ce que les femmes travaillaient autant d’heures dans des entreprises qu’on disait reposer entièrement sur le travail des hommes. Sous l’impulsion du rapport du Comité d’enquête pour la protection des agriculteurs et des consommateurs (1955), l’agriculture avait pris un tournant productiviste censé garantir aux consommateurs la satisfaction de leurs besoins alimentaires à bas prix, et aux agriculteurs (hommes) un revenu leur permettant de vivre intégralement de leurs activités et de subvenir aux besoins de leur famille. L’une des caractéristiques du modèle est qu’il reposait sur une division du travail entre les hommes et les femmes qui n’aurait pu exister dans les conditions de subsistance qui avaient prévalu jusqu’alors. En effet, alors qu’hommes et femmes avaient jusque-là assuré ensemble la subsistance de la famille en produisant la plus grande part de ce qui leur était nécessaire pour vivre – et en rapportant quelques surplus de la vente de biens ou de services[4] –, l’agriculture moderne transformait l’homme en producteur agricole spécialisé (i.e. en pourvoyeur) et « dégradait » la femme en femme au foyer (farmwife)[5].

Au moment où Suzanne Dion publiait son étude, il était de mise de parler d’économie du dévouement pour expliquer comment des heures aussi nombreuses pouvaient être assimilées à de simples « échanges de services » entre époux. Partant du rôle des femmes dans l’agriculture, plusieurs études décrivaient comment l’organisation du travail à la ferme (aux femmes le travail dit « domestique », aux hommes le « vrai » travail agricole) était largement déterminée par les rapports sociaux de sexe au sein de la famille (Rose-Marie Lagrave [1983 ; 1987] et Alice Barthez [1982 ; 1983] pour la France, Carolyn E. Sachs [1983] pour les États-Unis, par exemple)[6]. Bien que les femmes aient conduit des tracteurs et aient effectué de « vrais » travaux agricoles (physiques[7]), on considérait qu’elles ne faisaient qu’« aider » leur mari dans la production de commodités destinées au marché.

De l’eau a coulé sous les ponts depuis que les agricultrices se définissaient uniquement sur la base de la profession de leur mari et de l’aide qu’elles pouvaient leur apporter. Si le mariage ou la mise en couple avec un agriculteur demeure la principale voie d’accès à l’agriculture pour les femmes[8], le mot farmwife n’est plus trop acceptable pour la grande majorité d’entre elles. Une récente étude à laquelle j’ai participé avec le groupe de recherche que j’ai cofondé en 2020 – le Groupe de recherche sur le travail agricole (GReTA) – a montré que la forte majorité des femmes en agriculture au Québec sont mariées ou en couple (90 %), mais que seulement 9 % s’identifient encore en tant que femmes/conjointes d’agriculteurs (GReTA, 2023). Grâce aux progrès de la connaissance et aux luttes menées dans les années 1980 par les comités de femmes en agriculture – luttes animées par les résultats obtenus par Suzanne Dion dans le cadre de son étude[9] –, les femmes sont désormais nombreuses à s’identifier en tant qu’exploitantes agricoles et à posséder des parts dans les entreprises agricoles familiales (28 %, selon des données du Recensement de l’agriculture de Statistique Canada, 2021).

Alors que la recherche sur les femmes en agriculture s’est développée ces dernières années sous l’effet de ce que certains ont appelé « la féminisation de l’agriculture », très peu d’études ont cherché à réconcilier, sur le plan théorique, les différentes composantes du travail des agricultrices au sein des unités familiales. Mes réflexions actuelles portent sur l’intérêt d’une conceptualisation en termes de care pour repenser l’unité de ce travail, par-delà la ligne de partage traditionnelle entre travail domestique et travail agricole – une ligne de partage qui a été renforcée par le recours au concept de double journée (Hochschild, 1989), voire de triple journée (Peter et al., 2000)[10], pour décrire le travail familial qui s’ajoute après une journée de travail professionnel. Si le concept de travail domestique a initialement été développé dans les années 1970 pour rendre visible le travail accompli par les femmes au sein de la famille (et lui donner une « valeur travail »), on remarque que son usage en sociologie du travail agricole tend, à l’inverse, à renforcer l’invisibilisation du travail effectué par les femmes dans le domaine de la production, tout comme le concept de double journée ne permet pas de saisir l’intrication dans le temps et dans l’espace des activités de soin prises en charge par les femmes (Haicault, 1984), ainsi que l’illustrent Rachel V. Herron et Mark W. Skiner (2012) dans leur étude sur les rôles et responsabilités des agricultrices canadiennes en matière de care[11].

Issue des travaux de Carol Gilligan (1982) et initialement centrée sur la question du genre, l’éthique du care a bénéficié d’analyses plus récentes dans le champ de la sociologie (Paperman, 2013), de la philosophie (Pulcini, 2013), des sciences politiques (Tronto, 2013) et de la psychologie (Molinier, 2013). Avec Sandra Laugier (2012), elle a montré son potentiel heuristique dans le champ de l’environnement et, par là, dans le champ de l’agroécologie[12]. La place grandissante qu’elle occupe dans les discussions entourant la présence des femmes en agriculture – particulièrement au sein des entreprises en démarrage et des autres petites entreprises en agriculture soutenue par la communauté (ASC)[13] – est révélatrice de l’attention portée par la nouvelle génération de chercheuses aux pratiques agricoles « plus humaines », « plus économiques » ou encore « plus respectueuses de l’environnement » revendiquées par la relève agricole féminine, dans un contexte marqué par des crises multiples. Suivant cette position, la plupart des travaux qui ont lié care et féminisation de l’agriculture se sont attachés aux motivations exprimées par les femmes, laissant généralement de côté la question de la « valeur travail » des pratiques quotidiennes.

M’inscrivant dans le prolongement de ces travaux, je m’intéresse au potentiel heuristique de ce concept de care pour étudier les relations entre les différentes composantes du travail des agricultrices, composantes nécessaires à la « famille-exploitation » (Lagrave, 1983) qui ne sont pas vécues séparément par les agricultrices elles-mêmes, ainsi que le suggère leur incapacité à identifier et à quantifier finement leurs activités de travail sur la base des catégories généralement fournies par la recherche (travail domestique/travail agricole)[14]. Je propose d’explorer la manière dont la notion de care – inexistante ou largement sous-théorisée au moment des premières études sur les femmes en agriculture dans les années 1980 – est actuellement mobilisée en tant que catégorie analytique dans certaines analyses féministes sur le travail agricole – en particulier sur le travail agricole en ASC – pour rendre compte des motivations des femmes à travailler en agriculture, avant de distinguer mon propre travail de recherche auprès d’agricultrices, qui m’a amenée à m’intéresser à la façon dont cette thématique est saisie par les femmes elles-mêmes pour rendre compte de leur propre définition du travail, dans ses éléments de continuité et de rupture avec les générations de femmes qui les ont précédées. À cet égard, la réflexion ouvre de nouvelles perspectives susceptibles de mieux comprendre et de contrer l’invisibilisation historique des femmes en agriculture, qui se traduit encore aujourd’hui par une dévalorisation persistante de leur contribution à l’agriculture (Alston et al., 2018).

Les interprétations du care dans la littérature contemporaine sur le travail agricole

Un des constats issus de la littérature féministe sur le travail agricole a permis de mettre en relief la forte présence des femmes au sein de l’ASC ainsi qu’au sein de circuits de distribution qui impliquent un contact direct avec la clientèle (marchés publics, kiosque à la ferme, etc.). Si ce choix d’orientation est souvent présenté comme une façon pour les femmes de combiner leur aspiration à une agriculture « plus humaine », « plus économique » ou encore « plus respectueuse de l’environnement » et la possibilité d’entrer dans le métier en réponse aux changements survenus dans le secteur agricole au cours des dernières décennies, les chercheurs Stevens Azima et Patrick Mundler[15] (2022) ont expliqué la forte présence des femmes dans ces circuits, et dans l’ASC en général, par leur attachement aux valeurs de care qui sous-tendent ces initiatives. Elles auraient une expérience et une compréhension uniques de l’agriculture de proximité, fondées sur un désir d’établir des relations attentionnées avec les consommateurs (a desire for caring relations) (p. 19). À partir d’un sondage effectué auprès d’hommes et de femmes engagés dans la vente en circuits courts au Canada, ils ont pu montrer que les femmes sont plus motivées que les hommes par la possibilité d’interagir en face à face avec leurs clientèles, et qu’elles considèrent ces interactions comme étant significatives.

Cherchant à ancrer la motivation des femmes pour le care dans des pratiques agricoles concrètes, Nathalie Bissonnette[16] (2019, p. 91) a observé que, pour certaines, « l’agriculture apparaît comme un terreau fertile “sur lequel on peut agir” pour préserver l’environnement », ou encore comme un moyen de prendre soin de la santé des gens.

Aux États-Unis, Lucy Jarosz (2011) s’est également intéressée à la manière dont les femmes en agriculture expriment leurs motivations pour le care – et pour le self-care – dans leur vie quotidienne. Sur la base d’entrevues réalisées entre 2003 et 2006 auprès d’hommes et de femmes engagés dans l’ASC dans l’État de Washington, elle a pu montrer que les femmes interrogées valorisent explicitement la réciprocité dans la « relation de soin » qui les unit à leur clientèle : en nourrissant les autres – et en entretenant des relations d’interconnaissance et de voisinage avec leurs clients –, elles se nourrissent elles-mêmes. Si les revenus sont modestes, l’attention portée à autrui l’emporte sur le volume, le rendement et les bénéfices ; elle traduit une attention à elles-mêmes et à leurs milieux de vie. Cette éthique du soin ne découle pas d’une « relation spéciale » (special relationship) que les femmes entretiendraient avec leur environnement, prévient Jarosz (2011, p. 319), mais émerge d’un désir conscient de vivre et de penser d’une manière qui améliore à la fois leur qualité de vie et celle des autres, tout en mettant en pratique la protection de l’environnement.

Les chercheur.euse.s états-unien.ne.s Rebecca C. Shisler et Joshua Sbicca (2019) ont souligné combien le fait de privilégier ce type de relations sur les rendements permet à des femmes de revendiquer une identité d’agricultrice qui remet en question le paradigme masculin d’agriculture conventionnelle. Dans « Agriculture As Carework : The Contradictions of Performing Femininity in a Male-Dominated Occupation » (2019), les auteur.trice.s décrivent le care comme la motivation principale des femmes qui adaptent une variété de travaux codifiés comme féminins (soin de la famille, service à la clientèle, etc.), ou d’aptitudes issues de leurs expériences de travail en dehors de l’agriculture (environnement, communication, etc.), pour faire de l’agriculture un espace de soin en décalage avec le modèle productiviste et patriarcal dominant. À rebours des postulats sur lesquels s’est érigée l’agriculture professionnelle dans l’après-guerre, les répondantes remettent en question la définition classique du travail agricole en réhabilitant certaines valeurs sociales et environnementales, et compétences « féminines » diversifiées, qu’elles considèrent comme constitutives du métier d’agriculteur : soigner les gens, la terre, l’environnement.

Si certains s’inquiètent des risques auxquels ce modèle expose les femmes (l’association femme-care peut apparaître comme une naturalisation qui risque de reconduire certains stéréotypes qu’on pensait derrière nous), d’autres estiment tout au contraire que l’ASC, en tant que pratique de soins (as caring-practice), peut offrir un moyen de transcender la dichotomie agriculteur-agricultrice en amenant un meilleur partage des tâches de care dans le domaine de la production. Dans « Gender and Resource Management : Community Supported Agriculture As Caring-Practice », les chercheuses états-uniennes Betty L. Wells et Shelly Gradwell (2000) indiquent que si les femmes ont souvent été à l’origine des projets d’ASC, les hommes qui s’y sont engagés partagent avec elles certaines valeurs pourtant qualifiées de « féminines » par la culture dominante.

Cette idée semble également partagée par les sociologues Valéry Rasplus, Hélène Guétat-Bernard et Alexis Annes (2023), pour qui la disposition au care serait moins le propre des femmes que celui des personnes en agriculture biologique. Dans « Caring Agricultural Practices and Landscape Perceptions among Organic Farmers from Gers, France », ils discutent de l’importance des pratiques agricoles « plus attentionnées » (p. 114) dans la fabrique des paysages. Leurs données d’enquête collectées auprès de 10 hommes et 10 femmes en production biologique montrent que « la sensibilité et l’attention paysagère ne sont pas davantage réservées aux femmes que l’insensibilité et l’inattention ne seraient propres aux hommes » (p. 127). Hommes et femmes peuvent s’inscrire dans une démarche de care, dès lors qu’ils sont « dotés de fortes convictions environnementales » (p. 114). Pour eux, la ligne de fracture se situerait plutôt entre les bios et les conventionnels.

Pour la sociologue Carolyn E. Sachs et ses collègues (2016) – connues pour avoir jeté les bases théoriques d’un modèle agricole alternatif et « féministe[17] » –, il n’y a pas d’évidence à l’effet que l’approche des femmes en matière d’agriculture soit singulièrement différente de celle des hommes. L’agriculture non conventionnelle pourrait intégrer un ensemble de valeurs qui incluent le respect du lieu et de l’environnement (a caring for place and environment), et les hommes pourraient eux aussi adhérer aux valeurs féministes et à une vision de l’agriculture qui transcende les valeurs patriarcales. Ces nouveaux modèles auraient le potentiel d’infléchir les identités masculines et féminines et de rebrasser les cartes du genre, par un mouvement qui reconnaîtrait aux hommes et aux femmes en ASC une éthique commune.

Le care saisi par les femmes en agriculture

À la suite des auteurs précités, je me suis intéressée à la manière dont la notion de care peut être mobilisée par les agricultrices elles-mêmes – notamment par celles en ASC – pour parler du travail qui les mobilise au quotidien. Pour ce faire, j’ai notamment entrepris d’explorer la manière dont certaines associent intuitivement leurs pratiques agricoles à des actes de soin. J’utiliserai ici l’exemple d’une maraîchère que j’ai rencontrée dans le cadre de mes travaux de recherche (Francoeur, 2023a), avant d’exposer quelques résultats issus d’une vaste enquête que j’ai menée ces dernières années sur la question des inégalités entre les femmes et les hommes au sein du travail agricole (GReTA, 2023)[18].

Fermière et épicière de famille, agronome et citoyenne écoféministe engagée dans sa communauté, Agathe[19] envisage clairement son travail en termes de care, et elle le fait dans une perspective à la fois sociale, politique et environnementale. Elle se montre cependant consciente que l’étroite imbrication du travail et de la famille implique un risque d’autoexploitation pour les femmes. Elle dit avoir elle-même travaillé « la veille et le lendemain de ses accouchements » (p. 78). Au regard de cette citation qui montre la forme extrême que peut prendre la superposition des temps sociaux dans la vie d’une agricultrice (ici, celui de l’accouchement et celui du travail aux champs), on comprend l’échec des tentatives visant à séquencer de manière linéaire leur travail, que ce soit à l’échelle d’une journée ou à celle d’une vie (qui ne se vit pas selon les temporalités traditionnelles, marquées par des temps d’arrêt professionnel : congé de maternité, congé d’allaitement, etc.).

Ainsi que le note Tatiana Abatemarco (2018) dans son étude sur les femmes en ASC dans le Vermont, aux États-Unis, pour certaines, l’installation en agriculture est précisément une façon de résister à l’hyperséparation (hyperseparation) entre « le travail » et « la famille ». Cela explique en partie pourquoi nous avons trouvé que les préoccupations des jeunes femmes interrogées s’expriment moins en termes de conciliation travail-famille qu’en termes de charge mentale (GReTA, 2023) – un concept forgé par la sociologue Monique Haicault (1984) dans les années 1980 – et récemment popularisé par la dessinatrice Emma (2017) pour parler des ressources cognitives sollicitées lorsqu’un individu partage son attention sur plus d’une tâche à la fois, ce qui arrive fréquemment avec les activités de care.

De façon intéressante, les travailleuses de rang (TR) que nous avons rencontrées[20] ont pu nous confirmer que la charge mentale accompagne typiquement le travail des agricultrices, et qu’elle se redouble avec l’arrivée des enfants, puisque ce sont elles qui doivent alors « jongler [pratiquement seules] avec les responsabilités de parents » (TR citée dans GReTA, 2023, p. 144). À cet effet, nos données[21] ont montré que les femmes consacrent deux fois plus d’heures aux tâches dites « domestiques » que les hommes, bien qu’elles investissent tout autant d’heures qu’eux dans les tâches considérées comme étant de nature agricole. On a également retrouvé cette division du travail au sein de la relève (c’est-à-dire chez les agriculteurs et agricultrices de 40 ans ou moins), chez qui la division sexuelle du travail continue d’organiser les tâches : aux hommes reviennent les travaux des champs avec la machinerie ; aux femmes, les tâches administratives, la comptabilité, le secrétariat, la préparation des repas pour les travailleurs, le soin aux animaux, etc., en plus du travail dit « domestique » qui tarde à se masculiniser.

Les résultats sont sans équivoque : les femmes conservent l’essentiel de la charge du travail dit « domestique », en dépit de leur égale implication à titre de travailleuses agricoles. Dans les microentreprises – celles où les femmes sont particulièrement susceptibles d’être majoritaires ou propriétaires uniques, selon les données dont nous disposons (GReTA, 2023) –, les données du GReTA révèlent, par exemple, que, même si leur charge de travail proprement agricole y est comparable à celle des hommes (31 heures par semaine, en moyenne, contre 30 pour les hommes), les femmes consacrent 22 heures par semaine, en moyenne au travail dit « domestique », contre 9 pour les hommes, en plus de leur travail à l’extérieur des entreprises, souvent nécessaire pour payer les dépenses courantes du ménage. À cet égard, la situation des plus jeunes ne semble guère différer de celle de leurs aînées, et ce, peu importe la taille et le type d’entreprises dans lesquelles elles évoluent ; ce sont elles qui continuent à porter le poids de la charge mentale de la famille, laquelle constitue une préoccupation pour 68 % des femmes de moins de 40 ans, contre 33 % des hommes du même groupe d’âge.

En dépit des progrès réels accomplis au cours des 40 dernières années, on remarque que la situation des femmes à l’égard du travail agricole demeure prioritairement définie par l’absence de séparation entre leur vie professionnelle et leur vie familiale (GReTA, 2023) – une réalité qui ne concerne pas les hommes, puisqu’il n’en va pas de leur responsabilité d’aménager leurs horaires en fonction des contraintes familiales. Bien que recherchée par plusieurs jeunes agricultrices, cette perméabilité n’est pas sans conséquences sur la gymnastique mentale qu’elles doivent déployer au quotidien pour arriver à concilier les temps sociaux du travail agricole et des responsabilités familiales. On remarque également qu’une grande partie de ce que font les femmes se voit encore dénier la « valeur travail », du fait que ce travail partage un certain nombre de caractéristiques communes avec le travail domestique et qu’il est souvent exercé dans (ou à proximité de) la maison : disponibilité permanente, tâches peu explicitées, personnalisées et répétitives relevant du soin (à l’animal, aux différentes variétés de légumes, etc.), morcellement et agréation des tâches (par exemple, s’occuper des enfants et gérer les comptes de l’entreprise, en se faisant interrompre par la venue d’un fournisseur).

À la suite des pionnières de la sociologie du travail invisible des femmes agricultrices, mes travaux se sont attachés à rendre visibles les tâches effectuées par les femmes, autant dans la sphère domestique que professionnelle. Outre certains changements intervenus dans le contenu même du travail – on peut par exemple penser au nouveau travail d’accueil à la ferme, qui implique de répondre aux besoins de personnes extérieures à la famille, ou encore au passage au bio, qui vient avec de nouvelles charges administratives –, on remarque que les nouvelles générations de femmes continuent de se charger pratiquement seules des millions d’heures de travail considéré[22] comme « domestique » (GReTA, 2023). Si on n’a plus tendance à les considérer comme des « femmes au foyer », elles demeurent de ce fait les principales responsables du ménage.

Conclusion

Les femmes dans l’agriculture au Québec (Dion, 1983), Famille, travail et agriculture (Barthez, 1982), Celles de la terre (Lagrave, 1987), The Invisible Farmers (Sachs, 1983) : si on ne devient pas agricultrice de la même manière qu’il y a 40 ans, les analyses produites par les pionnières de la sociologie sur les femmes en agriculture au Québec, en France et aux États-Unis demeurent toujours d’actualité aujourd’hui. En effet, malgré les évolutions du métier et de la société, le secteur agricole demeure fortement marqué par l’empreinte du travail familial et il continue d’apparaître aux femmes comme une façon de rompre avec l’hyperséparation des sphères professionnelles et familiales qui caractérise le monde du travail moderne, tout en actualisant leurs aspirations pour une agriculture « plus humaine », « plus économique » ou « plus respectueuse de l’environnement ».

Jusqu’à récemment, les agricultrices elles-mêmes étaient confrontées à une indisponibilité de mots ou de concepts pour faire sens de leur travail, qu’elles disaient avoir de la difficulté à nommer (Nicourt, 2014 ; Filippi et Nicourt, 1987). De même, les chercheuses peinaient à rendre intelligibles les différentes composantes des activités de travail des agricultrices à partir des catégories fournies par les sciences sociales, sans renforcer leur invisibilisation ou, du moins, sans en masquer certains aspects importants : travail agricole/travail domestique, double (ou triple) journée, etc. En dialogue avec des travaux existants, j’ai voulu discuter de l’intérêt d’utiliser la notion de care pour combler cette lacune herméneutique et parler du travail réalisé par les femmes dans l’agriculture aujourd’hui. Plus qu’une catégorie analytique mobilisée par la nouvelle génération de chercheuses pour parler des motivations de la relève agricole féminine, j’ai montré que le care est revendiqué par les agentes elles-mêmes, et qu’il permet de penser ensemble le travail dit « domestique » et le travail dit « agricole », voire d’interroger certaines des dichotomies sur lesquelles se fonde traditionnellement la sociologie du travail invisible des agricultrices.

Si la question du care et de la charge mentale qu’il implique soulève des questionnements sur le soutien à apporter aux agricultrices, elle interroge surtout notre capacité en tant que chercheuses à bien mesurer le travail effectué par les femmes à l’intérieur des entreprises agricoles, un enjeu désormais inscrit à l’agenda de plusieurs organisations. Cet enjeu méthodologique semble d’autant plus capital dans l’ASC, qui mobilise une série d’actes, d’activités et de compétences largement invisibilisés, si ce n’est complètement dévalorisés, dans l’agriculture plus conventionnelle (Foyer, Hermesse et Hecquet, 2020).

Enfin et peut être surtout, l’intérêt heuristique de ce concept de care repose sur sa dimension à la fois critique et politique, au sens où il a permis de visibiliser toute une série de tâches considérées comme subalternes et revaloriser la qualité des rapports aux autres, en mettant en valeur des formes jusqu’ici peu considérées d’attachement. Appliqué aux agricultures alternatives, il permet de voir des modes de relations au végétal (et au-delà) le plus souvent implicites, si ce n’est complètement passés sous silence, combattus ou refoulés dans l’agriculture plus conventionnelle

Foyer, Hermesse et Hecquet, 2020

La mesure, selon laquelle la notion de care est à même de bien capturer la diversité des pratiques que ce type d’agriculture englobe, doit faire l’objet de recherches plus approfondies. Cet aspect de la recherche, qui n’en est qu’à ses balbutiements, devrait ainsi nous permettre de mieux cerner l’ampleur du travail impliqué.