Ne se contentant pas de décrire les réalités interspécifiques du présent, en Occident, les humanités environnementales, notamment francophones, s’engagent dans l’idéal de paradigmes autres, à même de faire advenir un habiter commun entre humains et autres qu’humains. Ce tournant s’incarne alors dans l’élaboration d’un métalangage, dont cet article se propose de relever les apories ainsi que les récurrences – au risque des lieux communs –, autant de procédés discursifs qui ouvrent des possibles depuis les limites sémantiques et épistémologiques elles-mêmes. C’est ainsi que la narratrice du désormais incontournable Croire aux fauves, de Nastassja Martin, exprime la difficulté qu’elle éprouve, tant sur le plan sémantique qu’expérientiel et épistémique, de saisir l’intériorité de l’ours avec lequel elle a lutté au Kamtchatka : Pourtant, les longs séjours qu’elle passait dans sa famille d’adoption, des Évènes, l’avaient pétrie d’animisme, la livrant à des nuits peuplées de fauves, tandis que la vie diurne, dans la péninsule russe, reconjuguait son être à des territoires immensément habités d’invisible. L’anthropologue avait laissé déteindre sur sa vision du monde la cosmologie animique de son entourage évène, dont elle avait étudié les modes de vie, reconnaissant leurs façons de se relier aux autres qu’humains – qu’ils fussent animaux, végétaux ou esprits de toutes sortes –, et, partant, le statut de ces existants autres, la conception de leurs intériorités et, par corollaire, la théorie de l’esprit prévalant chez ce collectif d’humains eux-mêmes. Et pourtant, ce face-à-face avec l’ours – le point de départ de son récit –, a été d’un tel séisme qu’il a entraîné la jeune femme dans un chemin de réfection plus que plastique, plus que psychique : une réfection ontologique. Ce n’est rien de moins que sa vision du monde que, des années après ce débordement entre les univers (humain/animal, naturalisme/animisme, rêve/veille, etc.), la chercheuse s’emploie à refonder, esquissant ainsi la possibilité que lesdits modernes renégocient leur façon d’interagir avec ce monde, de le dire, de le porter plus loin que le paradigme de la crise. « [U]n ours et une femme se rencontrent et les frontières entre leurs mondes implosent », dit la quatrième de couverture, reprenant un extrait du texte. Le lexique mobilisé dans cette phrase ne trompe pas quant au projet épistémologique de l’autrice. En effet, s’il est rationnellement admis qu’une humaine puisse disposer de son propre monde, cela l’est moins pour un animal ; même si le biologiste germano-balte Jakob von Uexküll nous apprend, depuis un siècle déjà, que tout animal est pris dans un Umwelt, un monde propre, une sphère d’existence déterminée par la disposition proprioceptive de la bête, qu’elle soit tique ou tigre (Uexküll, 1965 [1934]). Et si le fait d’évoquer Uexküll est aujourd’hui un passage obligé pour toute publication en lien avec la pensée écologique (dont acte), le monde ursin dont Martin suggère l’existence dépasse la simple définition organiciste d’un territoire approprié, pour concéder à l’animal une singularité. Il y a, dès lors, de quoi rompre avec le déterminisme mécaniste de l’animal tout en distinguant ce dernier, non seulement des autres espèces, mais de chacun de ses congénères au sein de la même catégorie zoologique. Singulier, le monde de cet ours-là en particulier l’est du fait d’une prise de position d’ordre politique. Par le biais d’un anthropomorphisme revendiqué – qu’il convient de définir moins comme une vérité protocolaire que comme un leurre sémantique –, un tel choix consiste à instaurer une réciprocité des existences, de quoi formuler possiblement l’utopie d’une communauté de devenir (Khalsi, 2022). En légitimant donc la construction d’un savoir incarné sans en sacrifier la scientificité, la révocation de l’exceptionnalisme humain (Schaeffer, 2007) est …
Parties annexes
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