Corps de l’article

C’est lors d’une rencontre avec Jean-Yves Bory que j’ai pris conscience – non sans résistance – de la nature de mon implication dans mon objet de recherche. Nous sommes alors au colloque « Relations anthropozoologiques : nouvelles approches et jeunes chercheurs en Sciences Humaines et Sociales », organisé par IPRAZ à Grenoble, en 2014. Je viens de finir ma communication : « Quand le singe devient rat de laboratoire. Étude ethnographique d’une institution totale : des lieux d’expérimentations sur primates non-humains en France ». J’avais choisi de revenir sur le pari théorico-pratique de mon doctorat de socio-anthropologie : utiliser le concept goffmanien d’institution totale pour comprendre les interactions entre professionnels et primates en contexte d’expérimentation animale (Gallino-Visman, 2018). Je suis satisfaite : le débat a été intéressant autour de la légitimité d’utiliser un concept sociologique pour des autres qu’humains. Plus important encore, j’ai le sentiment d’avoir bien défendu mon positionnement : face à un thème intrinsèquement polémique, en tant que sociologue, je réussis à rester un témoin, une simple observatrice.

Pourtant, Jean-Yves Bory, historien, spécialiste de l’expérimentation animale (2010), me contredit vivement et de manière incisive à la fin de mon intervention. Il me rejoint pendant la pause pour, visiblement, débattre de nouveau de la neutralité dont je pense et prétends faire preuve concernant mon ethnographie. Pour lui, un tel terrain implique forcément un engagement philosophique et politique, selon lui je n’en suis pas dépourvue et, clairement, je ne suis pas du côté des singes. De fait, je comprends qu’aux yeux de ce chercheur, par mon travail, je minimise la violence de pratiques que je devrais dénoncer. Or, à ce moment-là – étant arrivée à la moitié de mon investigation –, je suis au contraire persuadée de ne pas avoir à choisir de camp, ni entre les expérimentateurs et les sujets de leurs expérimentations ni entre les partisans et les opposants. Certaine de ma position, j’ai le sentiment de réussir à rester éthique et parfaitement extérieure à mon enquête en suivant la posture classique de la neutralité axiologique (Weber, 2003 [1917]).

Pourtant, aujourd’hui, je pense que j’avais tort : je ne pouvais pas être totalement neutre dans mes interactions avec les singes de laboratoire. Malgré le cadre méthodologique, je n’ai pas pu éviter d’être « prise » par mon terrain et « affectée » : exprimant des réactions non prévues et non contrôlées face aux situations d’enquête que je ne feignis pas d’éprouver (dépassant pour cette raison les stades de l’empathie et de l’observation participante) (Favret-Saada, 1990, p. 4-5). De sorte, le terrain s’est révélé particulièrement contaminant (pour moi comme pour mes enquêtés, humains et autres qu’humains). Rétrospectivement, le rôle que j’ai tenu n’a pas été celui que j’avais prévu : de simple témoin se voulant neutre de l’expérimentation animale, j’ai subtilement glissé vers une observation m’engageant au-delà de ce que j’imaginais pouvoir réaliser.

L’enjeu est alors de savoir si cette perte de maîtrise des émotions s’est révélée féconde pour mieux appréhender des autres existences ? Et si d’ailleurs, au regard de mon terrain, elle était évitable : « Il m’a donc fallu […] reconnaître l’absurdité qu’il y aurait à continuer de revendiquer une neutralité qui n’était admissible, ni même crédible, pour personne » (Favret-Saada, 1994 [1977], p. 24). Jeanne Favret-Saada se réfère ici à son étude sur la sorcellerie et les jeteurs de sorts, mais je trouve une résonance avec l’expérimentation animale, ses professionnels et ses cobayes. En effet, comment observer (que l’on soit ethnographe ou non), sans dénoncer ou au contraire consentir, des pratiques qui induisent la mort, la maladie ou la douleur chez autrui (et cela même s’il s’agit de l’animal, « le plus autrui des autrui » (Lévi-Strauss, 1973, p. 49-55) ? Jean-Yves Bory est quant à lui très clair sur la question : « […] plutôt que d’être confronté à une neutralité impossible sur un tel sujet. […] il est clair qu’entre la torture et sa dénonciation, mon choix est sans équivoque. Le lecteur est libre du sien. » (2013, p. 21)

Avant de partager mon expérience ethnographique, j’aimerais expliquer dans un premier temps les outils conceptuels mobilisés pour appréhender ces « animaux confinés » (Micoud, 2010, p. 20), ces autres existences tenues captives. Je dois préciser les raisons pour lesquelles je ne parle pas de grands singes, de chimpanzés, de pan troglodyte ni même de macaques, mais des singes reclus. J’utilise ici cette terminaison goffmanienne, afin de mieux rendre compte de leur mode d’existence : groupés dans un lieu fermé, sans lien avec l’extérieur, menant une vie de reclus – organisés et pris en main par un autre groupe dont c’est le travail (Goffman, 2013 [1968]).

Dans un second temps, m’appuyant sur un travail d’autoréflexivité, en présentant des extraits de mes carnets de bord, je propose de déconstruire mon rapport au terrain pour comprendre dans quelle mesure ces singes reclus et moi nous nous sommes altérés (pour ne pas dire abimés). Enfin, et ce sera l’objet d’une troisième partie, je souhaite revenir sur la violence de l’analyse pendant la réception par mes enquêtés des résultats de mon analyse. Cette difficulté faisant toujours écho à la réflexion autour de ma posture de chercheure.

L’objectif du présent article est finalement de montrer que : « certaines choses doivent être expérimentées et vécues depuis une certaine place pour être saisies dans leur dimension sensitive, dans leur intensité […] » (Ferilli, 2014, p. 4).

Des singes reclus parmi les animaux confinés

Les animaux de laboratoire, qui n’avaient pas leur place dans l’ancien schéma, seront sans doute heureux, de leur côté, d’apprendre que leur existence est maintenant prise en compte dans la catégorie « animaux confinés »

Micoud, 2010, p. 106

Le présupposé de départ de ma thèse, me conduisant dans les centres de primatologie, était d’appréhender sociologiquement des relations anthropozoologiques en appliquant des concepts – propres aux sciences humaines et sociales – aux animaux, considérés comme des acteurs sociaux. Pour ce faire, j’ai mené une enquête qualitative sur plusieurs années, de 2010 à 2018, sur cinq sites différents (en France et en Afrique centrale) où se trouvaient des primates soumis à des expérimentations (biomédicales mais aussi éthologiques et psychologiques). L’ethnographie sur chaque site s’est répétée afin de garder un lien étroit et de confiance avec les enquêtés. La nature du sujet a imposé de construire et reconstruire un plan d’enquête ainsi qu’un cadre théorique, tout au long de l’étude, selon les opportunités qui apparaissaient, les portes qui s’ouvraient et les données récoltées. L’approche qualitative et la Grounded Theory se sont révélées particulièrement indiquées au regard de ces spécificités. Cela m’a permis de rassembler des entretiens semi-directifs d’une centaine de professionnels (du vétérinaire, à l’ophtalmologue en passant par le doctorant en biologie ou psychologie, l’animalier, la secrétaire du centre de recherches, etc.), des heures d’observations de relations anthropozoologiques entre ces professionnels et les primates (expérimentations, euthanasies, nourrissage, etc.) consignées dans un journal de bord, photographiées ou filmées (toutes les données n’ont pas pu être encore exploitées à ce jour). L’aspect réflexif de la sociologie visuelle s’est révélé particulièrement à propos pour mon terrain du fait que ce champ sociologique semble s’inscrire dans : « la notion de paysage social (qui) renvoie […] à une demande de travail par itinéraire ou cheminement » (Maresca et Meyer, 2013, p. 48). Aussi, l’image apporte, comme le dit très justement Catherine Rémy, « une disposition à l’inattendu » (2009, p. 91). Elle peut en effet aider à « voir [dans le réel] autre chose que ce que nous avions tout d’abord entrevu ou, pire, “pré-vu” » (Maresca et Meyer, 2013, p. 58).

Ce faisant, j’ai pu proposer un sens aux liens anthropozoologiques observés entre singes de laboratoire et professionnels, en noter les différentes expressions et imaginer un système reliant et expliquant toutes ces interactions (comme leur inexistence). J’ai pu étudier la rationalisation : de la conceptualisation de ces autres existants (par les professionnels) ; de la relation humains/primates autres qu’humains dans l’exercice d’une pratique concrète : l’expérimentation animale.

J’ai ainsi pu faire ressortir l’existence de dispositifs de normalisation – provenant de l’influence institutionnelle – des interactions et des comportements, aussi bien pour les professionnels que pour les singes. En ce sens, j’ai démontré que l’expérimentation sur les singes pouvait être considérée comme une institution offrant certaines représentations à ses membres, et induisant certains types de comportements en atténuant les convictions personnelles de certains professionnels (moi y compris), définitivement ou ponctuellement. Plus encore, j’ai argumenté que nous n’étions pas face à une institution classique, mais face à une institution totale, telle que la théorie élaborée par Erving Goffman (2013 [1968]). Effectivement la théorie du sociologue de Chicago m’a paru fournir plusieurs pistes de réflexion pertinentes pour saisir le sens de mes observations et le vécu des animaux, notamment leurs marges de liberté. En effet, si l’institution totale incite à adopter certains comportements, ses membres ne présentent pas pour autant de conduites automatiques. Il existe des marges de liberté comportementales. C’est pourquoi je traite de comportements et non pas de conduites, qui auraient un sens beaucoup plus systématique et obligatoire. D’autant que l’interactionnisme symbolique (paradigme dans lequel je m’inscris) invite à accepter cette liberté de l’acteur. C’est une théorie de l’action et du changement social concédant que celui-ci puisse se produire par les interactions. L’enjeu était aussi de trouver, chez ces singes reclus, des comportements et des formes de résistance au pouvoir humain. À la condition de dépasser le sens politique et idéologique du mot résistance et de le comprendre dans un sens goffmanien, plus étroit : d’adaptations secondaires qui renvoient à tous les comportements que l’institution totale n’attend pas des singes reclus. Autrement dit, tous les moyens possibles pour eux de se réapproprier leur vie. Même si, au premier abord, les singes reclus donnent l’impression d’avoir une vie faite de rien, ce regard permet d’ouvrir le champ de l’existence à d’autres « formes de vie » (même très confinées et limitées ou limitantes).

Par ailleurs, à l’instar d’Erving Goffman rejetant le concept psychiatrique d’aliénation, j’ai voulu éviter les catégories dominantes usuellement convoquées dans les centres de primatologie, celles empruntées à la biologie et à l’éthologie. Il s’est avéré que cet évitement, en vue de requalifier les termes, était une condition primordiale : « L’inventivité linguistique permet d’échapper aux jugements moraux conventionnels et permet […] un travail scientifique. » (Becker, 2002, p. 76) Howard Becker souligne qu’aucun terrain n’est vierge. De ce fait, l’objet de toute recherche est déjà nommé et appartient à des catégories établies par les classes sociales dominantes. Et le vocabulaire contient du savoir et une dimension morale. D’ailleurs, dans le choix des mots des chercheurs, on peut déceler une position politique, qu’il s’agisse de l’utilisation des termes non-humain ou spéciste dans les animal studies (Michalon, 2017b, p. 341). Or l’idée est que si l’on emploie les mêmes mots, alors on se conforme aux mêmes perspectives, au même regard. L’enjeu a ainsi été pour moi de voir ce que pouvait m’apprendre l’appréhension des primates autres qu’humains dans leur mode d’existence, dans la terminaison goffmanienne de singe reclus et non de babouin ou de papio. De fait, je me suis davantage intéressée aux épreuves morales ordinaires de la réclusion qu’aux caractéristiques des espèces établies par les primatologues dans des éthogrammes. De la sorte, je ne me suis pas appuyée sur les comportements prêtés à chaque espèce de primates dans leur environnement libre, mais j’ai examiné les situations dans lesquelles évoluaient les singes reclus, et cela indifféremment de l’espèce. Se libérer des catégories des autres disciplines est un des avantages de la sociologie des relations humains-animaux :

L’approche sociologique des problèmes publics liés aux relations anthropozoologiques a ainsi permis de montrer les limites des catégories administratives, juridiques et sociales pour penser les rapports aux animaux, et la nécessité d’en penser de nouvelles, en partant de situations particulières

Michalon, 2017c, p. 111

Glissement d’une posture : l’influence institutionnelle de l’expérimentation animale

Le sociologue : un rouage de l’institution

Je me propose ici de rendre compte de la manière dont mon intégration dans l’institution totale de l’expérimentation animale, ainsi que mon rapport aux singes reclus, m’ont fait glisser de l’observation à une autre forme d’engagement. M’appuyant sur des éléments empiriques, j’explique comment ma volonté de respecter mon statut de stagiaire et mon voeu de réussir mon doctorat ont pris le pas sur mes convictions intimes : celle de ne pas agir sous une forme ou une autre contre les singes reclus. Subséquemment, je montre que je n’ai pas seulement étudié la force et l’influence institutionnelle, je les ai également personnellement éprouvées.

Dans un premier temps, pour saisir ce glissement, j’ai dû me poser la question classique sur l’obéissance :

Quelles sont les modifications qui se produisent quand l’individu autonome est inséré dans une structure sociale où il fonctionne non plus de façon indépendante, mais en tant que partie intégrante d’un système ?

Milgram, 2014, p. 158

Le premier élément assimilateur, qui fait partie de ces modifications qu’évoque le psychologue social, fut pour moi la signature d’une convention de stage. Par ce contrat, je suis devenue partie intégrante du lieu ethnographié dont je devais respecter les règles (ces dernières étaient consignées dans un livret d’accueil remis à mon arrivée dans la plupart des centres de primatologie) dont notamment une clause de confidentialité (impliquant le fait que l’intégralité des données soit seulement et strictement utilisée dans le cadre de ma thèse de doctorat, sans possibilité de les diffuser ou de les publier). De plus, sur mes différents terrains, j’étais sous la responsabilité d’un maître de stage. Cet élément est important, car il me mettait dans une double position de subordonnée : stagiaire (sans salaire ni fonction véritable), doctorante (donc apprenante). Lors de mon premier terrain, ces rapports étaient particulièrement marqués :

Cette ascendance m’a parfois placée dans une position inconfortable que j’explique par l’effet de hiérarchie de la crédibilité tel que décrit par Howard Becker, et qu’énonce ici clairement Jean-Michel Chapoulie :

[…] [la] hiérarchie de la crédibilité […] conduit insensiblement le sociologue, s’il n’y prête une attention constante, à épouser le point de vue des groupes qui disposent d’une certaine légitimité aux yeux des classes moyennes, auxquelles appartiennent typiquement les sociologues

1985, p. 20

Ainsi, sur le terrain, sur les conseils de l’un de mes directeurs de stage – plus habitué aux effets de sciences et aux études quantitatives – je me suis pliée à l’élaboration d’un questionnaire, quand bien même ma méthode était qualitative. Ou alors, pendant une semaine, j’ai pu mettre mes observations anthropozoologiques de côté pour me pencher sur la littérature existante en sociologie du travail : le même responsable, en conflit ouvert avec son équipe d’animaliers, souhaitait une « intervention sociologique » au sens tourrainien. J’étais d’autant plus motivée à lui offrir une analyse que j’avais pour lui beaucoup de sympathie. Je lui étais en plus reconnaissante pour des raisons matérielles : j’étais logée gratuitement – alors qu’au début de ma thèse, j’avais refusé de rechercher des financements privés afin de garder mon « indépendance intellectuelle ». Ces exemples figurent parmi les multiples malentendus et fausses routes que j’ai pu suivre par influence. Et c’est seulement au prix d’un travail réflexif constant que j’ai réussi à remettre de la distance avec mes maîtres de stage et à les reconsidérer comme des enquêtés, au même titre que tous les autres professionnels de mon panel.

Le rapport aux singes reclus : une pitié inutile

Pour ce qui est des relations que je pouvais créer avec les singes reclus, j’ai rapidement eu le sentiment que toute compassion de ma part, exprimée par des gestes ou des regards bienveillants, serait superflue d’autant que je n’avais pas le même champ d’action que les professionnels pour amoindrir la douleur des primates. Cette idée est parfaitement retranscrite dans la nouvelle de Jean Giono, « La grande barrière », dans laquelle un homme essaie vainement de rendre plus douce la mort d’une hase blessée par des corbeaux :

À genoux, à côté d’elle, je caressais doucement l’épais pelage brûlant de fièvre […] Il n’y avait qu’à donner de la pitié, c’était la seule chose à faire : de la pitié, tout un plein coeur de pitié, pour adoucir, pour dire à la bête : Non, tu vois, tu n’es pas seule, quelqu’un souffre de ta souffrance. Je caressais ; la bête ne se plaignait plus. Et alors, regardant la hase dans les yeux, j’ai vu qu’elle ne se plaignait plus parce que j’étais pour elle plus terrible que les corbeaux. Ce n’était pas apaisement que j’avais porté là près de cette agonie mais terreur, terreur si grande qu’il était désormais inutile de se plaindre, inutile d’appeler à l’aide. Il n’y avait plus qu’à mourir. J’étais l’homme et j’avais tué tout espoir. La bête mourait de peur sous ma pitié incomprise, ma main qui caressait était plus cruelle que le bec des freux. Une barrière nous séparait…

Giono, 2013, p. 160

Ce texte me paraît pertinent dans le sens où il souligne l’insuffisance de la pitié ou de l’empathie pour installer une relation avec l’animal qui peut ne pas les comprendre. C’est ce que décrypte avec justesse Élisabeth de Fontenay :

Cette grande barrière entre les humains et les autres espèces, la domestication l’a supprimée en partie, l’apprivoisement l’a parfois ébranlée, la contagion entre les espèces peut la faire tomber. Mais il reste une barrière de solitude que la tendre caresse du chasseur n’a pas pu lever et les mots de Giono témoignent de ce désespérant constat. […] La caresse de l’homme terrorisait la bête. C’est tout…

2012

Sur le terrain, cette impression négative fut particulièrement marquée face aux singes reclus soumis à des protocoles et ceux évoluant dans des cages et des lieux confinés, sans possibilité de se soustraire au regard ou au mécanisme de la cage de contention. Si la plupart paraissaient considérer les animaliers de manière positive (ou du moins neutre), cela n’était pas le cas à mon égard (à l’instar des chercheurs et des vétérinaires sans doute expliqué par le fait que, comme ces derniers, et au contraire des animaliers, je ne participais pas à leur soin quotidiennement). En effet, les singes reclus adoptaient des gestes ou des postures d’évitements, et certaines mimiques faciales de peur ou de menace en ma présence.

Ces séquences illustrent clairement des situations où la compassion n’est pas suffisante pour entrer en relation avec les singes. Aussi, il m’est souvent apparu que ne pas leur imposer ma présence était préférable : si ma posture et mimiques d’apaisement ne fonctionnaient pas, je m’éloignais et évitais leur regard. Je précise que je comprends la compassion comme une réponse à un sentiment d’empathie : j’ai en effet observé que l’empathie s’accompagnait du souci de remédier à la douleur ou à la souffrance du singe, sous la forme de compassion, de pitié ou plus encore de sympathie qui impliquent une action positive et une mise en relation avec l’autre :

L’objet de l’empathie est la compréhension. L’objet de la sympathie est le bien-être de l’autre. […] En somme, l’empathie est un mode de connaissance ; la sympathie est un mode de rencontre avec autrui

Wispé, 1986, p. 318

De plus, même si, à la relecture d’entretiens ou lors du visionnage de vidéos d’observation, mon propre comportement peut interroger, dans le sens où, dans les interactions avec les professionnels, je nourris les discussions avec une apparente légèreté, restant totalement attentive au singe reclus et à sa condition de maltraitance comme peuvent l’illustrer mes notes de l’observation suivante :

On perçoit toutefois dans cet exemple que je m’attache à rester factuelle dans mes descriptions : je ne consigne aucun de mes ressentis, alors qu’il s’agit d’un élément crucial dans un journal de bord. La différence entre mes séquences et celles notamment de Catherine Rémy, qui consigne un grand nombre de ses sentiments, est notable (2009). Dépassant la question purement méthodologique, il me paraît nécessaire d’analyser le silence sur mes impressions, que j’ai également gardé lors de certaines interactions. Je précise que les moments de tensions intérieures que j’ai vécues se sont particulièrement manifestées dans deux cas : lorsqu’on me demandait de participer ou de m’impliquer – même très indirectement – à une manipulation ; et quand j’étais consciente de mauvaises manipulations – selon le protocole éthique de l’institution. Dans ces moments pourtant, j’ai regardé les scènes se dérouler sans commentaire au détriment du singe reclus, prise dans le dilemme de ne pas vouloir risquer de paraître trop empathique, comme en attestent les séquences suivantes :

Si – dans l’observation de la séquence 7 – je pose cette question à ce moment précis à l’ingénieure d’études, c’est pour la raison suivante : lors d’un protocole identique, réalisé par une autre professionnelle, visiblement plus habituée à l’exercice (elle effectuait seule et avec assurance la préparation des singes), je l’avais observée mettre un lubrifiant dans les oreilles du singe avant d’enfoncer les barres d’oreilles. Elle avait souligné l’importance de cette étape : sans son application, la douleur causée par les fixations en plastique pouvait arrêter le coeur de l’animal. Or je comprends immédiatement que la professionnelle de la séquence 7 ne respecte, ou ne connaît pas cette étape. Hésitant à dépasser mon rôle d’observatrice, je ne dis rien en éprouvant une tension intérieure forte sous la forme de remords.

Mon attitude visible dans les situations précédentes, et la manière dont je les ai vécues, révèlent une grande tension intérieure. En effet, mon silence traduit la peur que mes pensées soient dévoilées tant – dans mon for intérieur – je suis en opposition avec ce que je vis et ce que je vois. En raison de quoi je m’efforce de faire plus semblant qu’un autre : face à une maltraitance animale – de la captivité à l’expérience – qui me révolte intérieurement, je ne l’empêche pas, je me tais et je feins l’indifférence. Vegan par sensibilité pour la cause animale, je crains alors que mes enquêtés (humains) se méfient de moi lors de mes observations. Stratégiquement, je me montre moins sensible que d’autres professionnels, acteurs directs de l’expérimentation animale, qui n’hésitent pas à exprimer leur empathie pour les animaux ou leur désaccord sur des formes de maltraitances dont ils sont témoins.

Pour cet ensemble de raisons, il m’apparaît clairement aujourd’hui que mon comportement n’était pas neutre. Aussi, je comprends et j’attire l’attention sur le fait qu’il est difficile avec ce genre de terrain, plongé dans une atmosphère de secrets, d’adopter aux yeux des enquêtés la simple place de « l’ethnographe voulant savoir pour savoir » (Favret-Saada, 1994, p. 29).

L’observateur engagé

En m’accrochant à une posture d’extériorité, il me semble que j’aurais dû renoncer à connaître un certain discours. C’est pourquoi, j’insiste sur la part importante dans mes attitudes de stratégie d’enquête où j’ai parfois davantage pensé aux informations ethnographiques qu’aux conséquences de mes actes ou de mes silences, préférant finalement ne pas prendre le risque de faire face à un autre silence : celui du professionnel. Je devais gagner la confiance d’un panel particulièrement méfiant et, de fait, la posture d’un observateur non engagé me paraissait difficile à tenir. C’est peut-être la raison pour laquelle les professionnels m’ont souvent encouragée à participer à leur travail. Allant du simple nourrissage ou abreuvage d’un singe (exemple 7), à l’insertion de sonde dans son cerveau (exemple 8) en passant par l’aide à la capture sur le premier terrain.

Pour aller plus loin dans ce travail réflexif, je soulignerais que mes convictions intimes par rapport à l’expérimentation animale ont été inhibées par mon rôle de stagiaire et ma volonté de bien l’exécuter. En effet, mes immersions longues et répétées – qu’impliquait mon ethnographie – ont entraîné le fait que mon rôle institutionnel de stagiaire dans ces centres a primé sur tous les autres. La tension que j’ai pu ressentir entre mes convictions personnelles et le terrain s’est résolue par l’obéissance à des figures d’autorité et à un système tout entier. Je peux ainsi témoigner de la force institutionnelle pour l’avoir directement éprouvée. Sans compter que le dépaysement dans un univers qui m’était étranger a sans doute facilité mon assimilation à cette institution :

[…] le dépaysement lui avait fait perdre ses propres repères au point de ne plus savoir ce qui était pour elle le bien et le mal. Elle épousa sans effort de nouvelles valeurs allant pourtant à l’encontre de ses convictions intimes

Favret-Saada, 1994, p. 12

Pour finir sur ce point, nous pourrions nous faire la réflexion que mon travail d’autoréflexivité est trop humano-centré : comme si nous ne pouvions pas nous empêcher de parler de nous, humains, pour parler d’eux, autres qu’humains. Mais il faut comprendre que montrer l’influence de ces existences sur mon éthique de chercheuse met aussi la lumière sur la rencontre d’une subjectivité. En effet, malgré l’invisibilité de cette catégorie d’animaux, à l’instar des animaux d’élevage industriel, l’impact que certains ont eu sur moi indique que je les reconnais dans leur « singularité d’individu » (Micoud, 2010, p. 7). L’idée de souffrir devoir souffrir ou de faire souffrir des animaux n’est pas nouvelle : on compte parmi les études sur la question celles de Jocelyne Porcher et l’élevage (2002) ; d’Andy Coughlan et des professionnels de l’expérimentation animale (2008) ; de Sébastien Mouret et des ouvriers de la production porcine (2010) ; de Raphaël Larrère et des chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Larrère, 2002 ; 2014). Les témoignages recueillis par tous ces chercheurs avancent le même constat : les professionnels peuvent avoir le sentiment de souffrir de faire souffrir l’animal. Celui-ci compte pour l’humain, et cela « suffisamment pour que sa mise à mort soit tout sauf un problème moral anecdotique » (Michalon, 2017a, p. 107).

Violence de l’analyse – Quel discours est acceptable sur l’animal ?

En troisième point, et pour finir cet article, j’examinerai la manière dont mes résultats ont pu être reçus autant par les enquêtés – humains – que par mes pairs. L’enjeu est ici de réfléchir à la violence de l’analyse quand il s’agit d’interactions avec des animaux, car même si elle n’est pas propre à leur étude, ces autres existants apportent un « effet loupe » (Rémy, 2009, p. 137). En effet, si les difficultés éprouvées démontrent de manière générale l’importance de communiquer sur son travail auprès des enquêtés pendant le processus de création (Naudier, 2010), elles peuvent être aussi révélatrices de la singularité de l’objet et de la problématique de la posture. Est-ce que parler des relations humains/animaux oblige à adopter les postures normatives et épistémiques des animal studies ?

Pour apporter des éléments de réponse, je propose de faire le récit d’une autre de mes interventions : à l’Institut Pasteur, à Paris en 2014 (Gallino-Visman, 2014). Je choisis de revenir sur celle-ci, car elle fut l’objet d’une remise en cause très appuyée par le panel de professionnels présents. Cette communication s’inscrivait dans une journée d’étude organisée par la Commission primates de l’AFSTAL, une référence parmi les « utilisateurs et fournisseurs » de singes reclus en France. Je répondais à l’invitation d’un des organisateurs, qui était aussi un de mes enquêtés. D’ailleurs, le public de cet événement était composé en partie des professionnels de tous mes lieux d’investigation. Intimidée par la renommée du lieu mais confiante, je ne m’attendais pas à une telle violence dans les interactions qui allaient suivre. Si ma présentation pouvait être en elle-même critiquable, la disproportion des comportements de l’assemblée évoque rétrospectivement l’idée d’une violence de l’analyse. Ma présentation était assez classique et ressemblante à mes précédentes pour lesquelles j’avais toujours eu de bons échos : des précisions sur ma méthode, mon cadre théorique et quelques résultats.

Mais ici les réactions furent immédiatement négatives et se traduisirent par un brouhaha dans la salle pendant la totalité de ma présentation ; des critiques exprimées sur un ton agressif à la fin de mon intervention ; des jugements sévères et assumés partagés ensuite dans les couloirs ; et des reproches divers dont m’avaient fait le compte rendu mes informateurs privilégiés.

Après cette communication, je suis rapidement retournée sur le terrain. Mon directeur de stage (un vétérinaire), et l’éthologue (responsable de l’éthique animale) m’avaient alors convaincue d’appuyer ma recherche par des données quantitatives pour apporter plus de crédibilité (sous la forme d’un questionnaire à soumettre à plusieurs centaines de professionnels). Mon travail manquait, à leurs yeux, de données chiffrées et d’effets de scientificité. En parallèle, mon « indic’ » (Bourdieu, 2001, p. 77) me faisait part des débats polémiques entendus au sujet de ma méthode qualitative (que lui défendait, prônant une diversité des méthodes – je note que mes différents indics avaient pour points communs : une curiosité pour les sciences humaines et sociales doublée d’un regard critique sur les sciences dures et la politique de leur centre de recherche. Et me percevant comme extérieure à celui-ci, ils se montraient désireux d’engager une amitié). D’ailleurs, lui-même adoptait une posture avec les singes reclus majoritairement critiquée : trop empathique et anthropomorphique aux yeux de ses collègues.

Pour rappel, mon intervention à Grenoble avait aussi contrarié. Dans mon propos, la non-normativité avait été visiblement perçue par certains comme un parti pris pour les professionnels et un manque d’empathie pour les animaux. Manifestement, les réactions avaient été à la hauteur de la violence de ma propre analyse, ce qui était accentué par le fait que mes descriptions ne soulignaient pas la souffrance des animaux ; je le faisais de manière délibérée car il me semblait que la maltraitance, le cas échant, était assez criante pour ne pas avoir à l’indiquer (cette écriture se retrouve chez Catherine Rémy [2009] mais pas chez Violette Pouillard [2019] par exemple). Ce mauvais accueil de mes résultats renvoie forcément aux désaccords entre chercheurs des animal studies :

[C]e sont parfois les chercheurs eux-mêmes qui sont désignés nommément comme des traitres à la cause : du fait qu’ils ne soient pas végétariens, ni vegans, ni antispécistes, ou encore qu’ils refusent de se prononcer pour ou contre l’expérimentation animale ou l’élevage, ces chercheurs travaillant sur les rapports aux animaux sont jugés doublement responsables de l’exploitation animale

Michalon, 2017b, p. 338

Conclusion

En m’appuyant sur un matériel empirique – et dans une démarche autoréflexive – j’ai essayé de montrer le processus par lequel malgré des convictions personnelles fortes et une méthodologie de départ (la neutralité axiologique), j’ai pu devenir observatrice-participante jusqu’à porter atteinte à l’intégrité physique des primates. Le contexte de mon étude et le terrain – aux situations si totalement antagonistes – ont rendu difficile la posture de l’observatrice non engagée. L’intégration au sein de l’institution de l’expérimentation animale, ainsi que l’impossibilité de combler la grande barrière vis-à-vis des singes reclus, m’ont fait glisser de simple témoin d’une pratique, comme je l’ambitionnais, vers une position m’engageant à dépasser l’observation participante. Si mon implication a pu relever, d’une part, d’une stratégie d’enquête, d’autre part elle s’est, au fil de mon ethnographie, imposée contre mes valeurs. Finalement, je n’aurai pas seulement étudié la force et l’influence institutionnelles sur les rapports aux animaux, je les aurai également personnellement éprouvées.

En définitive, par cet article, j’ai voulu explorer les liens entre ma position d’ethnographe et mon travail de terrain. J’ai voulu montrer dans quelle mesure les singes reclus, dans leur individualité et subjectivité, peuvent bouleverser le cadre méthodologique et plus encore l’éthique du chercheur. Et c’est peut-être en cela que réside leur forme de résistance à l’institution totale.