La sociologie de Colette Guillaumin ; lecture transversale, legs et prospectives de recherches[Notice]

  • Elsa Galerand et
  • Linda Pietrantonio

Ici, nous exposerons d’abord notre lecture du contexte dans lequel intervient ce numéro ainsi que sa problématique. Dans un second temps, nous reviendrons sur le matérialisme de Colette Guillaumin pour préciser ce qu’il implique sur les plans théoriques et méthodologiques au regard des débats d’actualité concernant les relations qu’entretiennent les différents rapports de pouvoir et les manières de les théoriser. Enfin, en guise d’ouverture, nous dégagerons des pistes prospectives de recherches à partir de ce que nous tenons pour des contributions majeures de Colette Guillaumin, non seulement à la sociologie de la domination mais à « la sociologie de la sociologie ». Les textes rassemblés dans ce numéro interviennent 50 ans après la parution de L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel (1972), alors que les racismes ne s’épuisent pas et que la mise en concurrence des luttes (de classe, de sexe et de race) (Benveniste, Falquet et Quiminal, 2017) a notamment pour effet de réactiver le paradigme de la lutte principale avec ses ennemis secondaires ; une « hiérarchie non prouvée ». C’est néanmoins dans ce contexte, et dans un élan critique notamment féministe sur la question de la race et du rapport colonial, que l’on semble redécouvrir Colette Guillaumin et son travail pionnier sur le racisme (Bertheleu et Rétif, ce numéro). Si ce dernier a incontestablement nourri sa réflexion sur le sexisme, il est lui-même ancré dans les rapports sociaux de sexe (Juteau, ce numéro [1995]). Véritable « tournant dans l’histoire des idées » (Juteau, 1998), L’idéologie raciste marque cependant « l’histoire d’un tournant qui ne s’opérera pas ; celui de l’étude des rapports sociaux de race en France. Il faudra trente ans pour que réémerge ce livre… » (Naudier et Soriano, 2010, p. 193) dans la société même où Guillaumin l’aura produit. Au moment de sa parution, il inaugure une rupture majeure avec la définition raciste du racisme (Guillaumin, 1992, p. 92) qui le comprend pour l’essentiel comme une « conduite hostile », moralement réprouvable, vis-à-vis d’un groupe déjà désigné et perçu comme absolument autre et particularisé dans l’univers social. Tandis que l’idéologie raciste est ainsi communément appréhendée comme une doctrine qui hiérarchise « des races » comprises comme des unités déjà-là, Guillaumin démontre que c’est justement la croyance en l’existence de catégories naturelles, closes sur elles-mêmes et dotées d’un déterminisme interne, qui constitue l’idéologie raciste. Spécifique au racisme tel que nous le connaissons en Occident, cette idéologie prend forme avec le développement des sciences modernes, au moment même où la prolétarisation et la colonisation « présentent un caractère systématique » (Guillaumin, 2002, [1972], p. 46). Loin de constituer un phénomène autonome, elle est la forme mentale du rapport spécifique d’appropriation du travail qui caractérise « l’esclavage des XVIIIe et XIXe siècles dans les États de la première accumulation industrielle » (1978b, p. 13). Dans et par ce rapport, les corps sont appropriés et marqués, réduits à l’état de choses ou d’outils, et ce dans les faits comme dans la pensée. Ainsi, « …la marque suivait l’esclavage et ne précédait nullement le groupe des esclaves; le système esclavagiste était déjà constitué lorsqu’on s’est avisé d’inventer les races » 2002, [1977], p. 337, Italiques dans l’original). Cette déconstruction de la notion de race dans sa forme moderne, qui procède de l’examen minutieux de son avènement et d’une inversion du rapport entre race et racisme (la race suit le rapport social ; il la précède en fait et la produit, contrairement à l’entendement populaire et scientifique d’alors) informe le raisonnement de Colette Guillaumin sur le sexe. Tous deux impliquent l’Idée de Nature (Guillaumin, 1978b), laquelle exprime un …

Parties annexes