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Préambule

Les sciences sociales en général, la sociologie et l’ethnologie en particulier, ont beaucoup gagné en affichant une dimension empirique, en revendiquant un « terrain ». Elles se sont ainsi démarquées des réflexions des philosophes du social en leur laissant le soin de discuter, sur le plan spéculatif, la question des normes souhaitables, tandis qu’elles se proposaient de faire émerger les normes efficientes. C’est ce que, bien souvent, il a été tenu pour la marque de scientificité de ces disciplines. Ce qui est sûrement un peu court, mais tout de même suffisant pour que l’on soumette cette intention de faire science depuis l’empirie à un questionnement proprement méthodologique et que l’on s’interroge sur le statut de ce « terrain ».

On a eu parfois tendance à penser que le « terrain » que l’on exhibait de cette manière faisait la recherche. Et on a ainsi obtenu des descriptions tout aussi incontestables qu’invérifiables qui trouvaient leur prolongement et leur justification dans leur subsomption sous des cadres théoriques préalablement établis. Cette manière de faire ne laisse pas de s’interroger sur la place et le rôle qu’a tenus le « terrain » dans de telles recherches. Ne peut-on, en effet, penser qu’un « terrain », lorsqu’on se situe dans une perspective de recherche scientifique, peut aussi s’entendre autrement que comme une vérification (confirmation ou invalidation) d’une théorie déjà donnée ? La place et le rôle du « terrain » dans la recherche ne sont peut-être pas d’abord ceux du test vérificateur.

Bien plus, si le « terrain » constitue la dimension empirique des sciences du social, n’y a-t-il pas un risque de détourner ces sciences du social vers une simple technique d’investigation dudit « terrain » ? D’en faire des instruments simplement descriptifs ou formels – de mise en forme – de ce qu’on aura désigné comme le « terrain » ? Et, partant, d’introduire une dichotomie au sein même de ces sciences du social, pour le moins de ressusciter un dualisme pernicieux entre le théorique, conçu le plus souvent comme théorie générale, et le pratique, ramené au cas d’espèce étudié.

Peut-être faut-il d’emblée préciser quelque peu ce que nous avons en vue et donner quelques définitions préalables afin d’écarter les confusions possibles. Sans conteste, donc, nous tiendrons les sciences du social pour des disciplines de l’empirie. Autrement dit, nous renvoyons vers d’autres domaines de la pensée (philosophie sociale, morale, spéculation utopique…), les élaborations censées orienter la conduite sociale des individus. Les sciences du social se proposant, pour leur part, d’apporter les moyens de compréhension du social depuis ce qu’il se donne à nous, depuis ses manifestations phénoménales. Aussi, et pour ce faire, ces sciences du social auraient à s’engager dans des élaborations théoriques explicatives toujours réfutables, comme l’avait souhaité K. R. Popper, mais également toujours ancrées dans l’observation d’un « terrain ». L’empirie est donc ici l’objet et le domaine des sciences du social et peut ainsi autoriser la distinction d’avec la réflexion spéculative portant sur les valeurs qu’on peut en dégager ou qu’on voudrait voir s’y appliquer. L’empirie est, de ce point de vue, un critère de discrimination au sein même de ce que le social peut susciter comme activité réflexive, compréhensive, spéculative et, plus largement, représentationnelle (jusque et y compris imaginaire). C’est bien en ce sens qu’on peut comprendre la posture wébérienne, trop fréquemment rabattue sur une aptitude psychologique du chercheur, de pratiquer la « neutralité axiologique » ou, de la même manière, la volonté durkheimienne de n’expliquer le social que par du social.

Mais, dire que les sciences du social ne peuvent être que des sciences de l’empirie, ne dit pas encore comment cette dernière nous est appréhendable et comment nous pouvons la circonscrire en tant qu’objet d’un connaître spécifiquement scientifique. C’est ici qu’on peut introduire une distinction entre l’empirie et l’empirique. Si la première est l’objet général et le domaine de validité des sciences du social, le second en est l’objet singulier, spécifié, exhumé en quelque sorte, attestant à la fois de la valeur de la première et de la plausibilité d’un discours scientifique à son endroit. Par contre, et par définition donc, l’empirique ne peut être purement et simplement postulé, reçu comme une évidence inhérente à toute situation sociale dans laquelle nous nous trouvons plongés, immédiatement fourni à la perception du chercheur comme une sorte d’irréfragable donnée à recueillir. L’empirique des sciences du social ne se confond pas, strictement, avec le « réel » de l’expérience ordinaire communément partagée. C’est un empirique que l’on peut dire construit. Et par-là, il faut d’abord entendre qu’il est le produit d’une activité singulière, celle du chercheur, qui procède à son exhibition, c’est-à-dire à un isolement des autres phénomènes empiriques constituant le réel ordinaire. Qui procède, pour ce faire, à sa « manipulation », c’est-à-dire à diverses opérations de transformation contrôlée, de mise en forme ou de transmutation, mais aussi à sa qualification scientifique, c’est-à-dire à une attribution de sens au sein d’une problématique théorique spécifiée et, ce qui en est le but, à son analyse, c’est-à-dire à une nouvelle attribution de sens. Pour l’énoncer en d’autres termes, l’empirique procède méthodologiquement, l’empirie relève de l’épistémologie et renvoie à l’intention de « faire science ».

Cette distinction et les précisions qui l’accompagnent, pour se convaincre que le « terrain » dont se prévalent les sciences du social ne saurait être tenu pour la pure manifestation du phénomène social étudié, la réalisation sensible du « fait social » recherché, voire son expression directe. Ainsi compris, le « terrain » se présente-t-il comme un « construit », une élaboration à finalité expérientielle, et jamais simplement comme un « donné » ou un « reçu » livré à titre d’exemplaire ou d’échantillon du social que l’on s’est proposé de connaître. Pour s’en assurer, il suffit de se remémorer comment chaque chercheur procède à la définition de son « terrain », combien il sera amené à attester de sa pertinence et, pour ce faire, multipliera au besoin les éléments probatoires mis à sa disposition en vue d’emporter la conviction. Autant dire que l’arbitraire qui est au principe du choix réclame l’arbitrage d’arguments probants ou considérés tels. En somme le « terrain » est d’abord le produit architectonique du chercheur, avant d’être le matériau sur lequel ce dernier va appliquer ses opérations et autres règles de procédure.

On voit donc que la référence au « terrain » dans les sciences du social, si elle peut être regardée comme une réponse nécessaire adressée aux disciplines dont elles veulent se démarquer, ne constitue pas encore une réponse suffisante pour établir la légitimité de leur prétention à faire science. Pour le dire en d’autres termes, le « terrain » pour les sciences du social est problématique. Et nous souhaitons entendre ce vocable dans toutes les acceptions qu’il peut prendre.

Le « terrain » fait problème quant à son statut proprement théorétique, celui que peuvent lui reconnaître les disciplines qui le convoquent. Est-il ontologiquement identique au « réel » qui est le substrat de la vie sociale et du fonctionnement des sociétés ? Est-il épistémologiquement l’équivalent, plus ou moins schématisé, de celui-ci ou simplement une sorte de modélisation dont il conviendra de tirer le meilleur parti interprétatif, explicatif, voire prédictif ? Il fait aussi problème, on l’a déjà entrevu, quant à sa délimitation ou à la définition de sa nature. Ces disciplines qui forment les sciences du social acceptent-elles un seul et même terrain ou le déclinent-elles variablement selon leurs attentes de résultats ? Et l’on pourrait d’ailleurs multiplier les interrogations à l’endroit des définitions, plus ou moins explicites, que l’une ou l’autre de ces disciplines retient pour son usage. Pensons, à titre simplement illustratif ici, au « temps » passé sur un terrain. Il est loin d’être quantitativement et qualitativement le même pour un sociologue qui pratique l’entretien in situ, un ethnologue qui s’immerge de longs mois durant, un psychologue social qui l’observe depuis un lieu privilégié, etc., et pourtant chacun se prévaudra d’avoir fait un « terrain »[1]. Pouvons-nous considérer que nous avons affaire à un seul et même terrain ? Que celui-ci est relatif au modus operandi retenu ? Que le temps passé sur ce terrain – et la manière de le passer – modifie le rapport qu’il siéra au chercheur d’entretenir ? Etc.

Bref, le « terrain » du chercheur en sciences du social est bien celui qu’il se donne, qu’il construit par ses démarches et ses choix de méthode, qu’il crée ainsi artificiellement – ce qui ne veut pas dire facticement –, en un mot, qu’il instrumentalise au regard de son objet d’étude. C’est d’ailleurs pour cette dernière raison que le « terrain » peut être, doit être, problématique au sens, cette fois, de la mise en problème, de la mise en énigme comme disent les épistémologues, qui est le coeur de la démarche scientifique. De ce point de vue, le « terrain », de par sa construction méthodique même, participe de l’objectif de recherche, admet un rôle constitutif et efficient dans le produit théorique que sont les propositions ou les conclusions de la science. Autrement dit, le « terrain » n’est pas d’abord un accessoire mobilisé pour faire témoignage en faveur de la validité de la proposition ou de la conclusion scientifique, un argument à valeur psychologique pour emporter la conviction des pairs ou d’un public, mais, c’est en tout cas souhaitable pour les sciences du social, un puissant moyen heuristique au service d’une compréhension non triviale du social que l’on étudie. C’est en ce sens qu’il peut, et doit, rester « problématique », qu’il participe de la problématisation de l’objet de la recherche et, ce faisant, qu’il est à tenir pour constitutif de la démarche scientifique.

Ce qui nous amène encore à préciser que c’est ainsi que la « méthode », dans les sciences du social également, jouera pleinement le rôle qui lui est assigné, accomplira réellement la mission qui lui est confiée. Savoir, être le moyen le plus judicieux pour atteindre la fin poursuivie. Puisque, il faut peut-être le souligner, la méthode ne saurait être pensée comme une condition a priori du succès de l’entreprise de recherche. La méthode ne garantit jamais le résultat et ne peut donc prétendre assurer apodictiquement la valeur de la proposition à prétention scientifique. Faire du respect rigoureux d’une « méthode » (je dirais plus volontiers d’une « technique méthodique ») la condition préalable et absolue de la recevabilité scientifique, c’est verser dans le méthodologisme[2], variété procédurale du dogmatisme.

Étymologiquement μετα ́οδος (metá-hodos) signifie la voie que l’on emprunte pour arriver au but. Dans le langage courant, la méthode est généralement conçue comme un procédé, une manière de faire, un ensemble de réquisits, toujours subordonnés à la fin poursuivie. Elle se présente, en somme, comme un médium qui permettra de passer de l’intention à la réalisation. On ne saurait donc confondre le chemin que l’on emprunte et le but que l’on atteint. On ne saurait les réduire l’un à l’autre ni faire de l’un la certitude de l’autre. Il y a souvent plusieurs chemins pour atteindre le même but, ce sont les avantages et les difficultés comparés qui feront choisir le meilleur d’entre eux. Il y a aussi des chemins qui ne mènent nulle part, c’est-à-dire en d’autres lieux que celui que l’on souhaitait atteindre. Bref, la méthode, dans tous les cas, reste subordonnée à l’objectif. Et une méthode qui ne donne pas le résultat escompté mérite parfois d’être abandonnée au profit d’une autre mieux adaptée.

Autrement dit, il n’y a pas lieu de s’engager dans un formalisme méthodologique au motif qu’il serait seul à garantir la scientificité du produit de la démarche d’enquête et d’étude. D’abord, parce qu’un tel formalisme peut tout simplement reproduire les erreurs antérieurement passées inaperçues. Ensuite, parce qu’aucune méthode ne peut apporter le produit conceptuel, synthétique, de portée théorique que doit être le résultat d’une recherche de sciences sociales. Il y a lieu, par contre, de toujours discuter la « méthode », les procédures méthodiques suivies, au regard des objectifs de la recherche, de l’énigme à résoudre, du problème de théorie auquel est censé contribuer ladite recherche. C’est là d’ailleurs ce que, à proprement parler, nous devrions appeler la « méthodologie » d’une recherche. Il s’agit donc d’une réflexion continuée, d’allure dialogique, entre ce que fournit la méthode appliquée et les attentes théoriques formées qui dérivent généralement de la problématisation effectuée à l’endroit de l’énigme que l’on se propose de résoudre. Ce qui s’écarte sensiblement d’une description des techniques méthodiques utilisées.

Le « terrain », dans ces conditions, est bien plus que le support pour une cueillette de données, fût-elle scrupuleusement respectueuse des règles prescrites par tel ou tel concepteur de « méthode ». Le « terrain », a-t-on dit, mérite d’être pensé comme une partie constitutive, intégrée et organique, de la recherche elle-même. S’il se présente comme un moment dans le déroulement diachronique de la recherche, il participe néanmoins synchroniquement au temps de la recherche elle-même. Par sa « définition », on l’a dit, il « empirise » – si l’on peut oser le néologisme – l’intention de recherche. Pour le dire autrement, il offre le matériau d’observation sur lequel prendra corps l’interrogation théoriquement formulée du chercheur. Par son traitement méthodologique, il s’ouvre à l’heuristique de la démarche de recherche et participe ainsi d’une forme d’herméneutique ancrée dans l’empirique, réalisant ce faisant l’ambition des sciences du social à être des sciences de l’empirie.

En somme, si le « terrain » doit prendre une place dans la démarche des sciences du social, ce ne peut être celle de la portion congrue offerte à titre illustratif dans une logique de persuasion, ni même celle de la révélation – au sens chimique du vocable – du bien-fondé du cadre analytique proposé par la théorie de référence. Sa place est celle de l’instrumentation nécessaire et exigée par l’épistémologie dont entendent se doter les sciences du social. En d’autres mots, sa place est celle de l’objet depuis lequel, par lequel et sur lequel s’élabore la proposition scientifiquement pertinente, laquelle aura par ailleurs à être formulée dans le langage idoine reçu ou susceptible d’être reçu par la communauté scientifique.

En une formule, le « terrain », ça sert à « réaliser » – dans tous les sens du terme – la démarche de recherche dont se réclament les sciences du social.

Désacralisons le terrain pour le prendre au sérieux

Il s’ensuit de ces considérations préalables que le « terrain » dont s’enorgueillissent les chercheurs en sciences du social doit faire l’objet d’énonciations un peu mieux articulées à la démarche et aux procédures de la recherche menée, un peu mieux fondées méthodologiquement et épistémologiquement, que les déclarations « de principe » sur l’utilité et la plus-value apportée par l’enquête de terrain. Une sorte de fétichisme du « terrain » s’est, en effet, emparé des sciences sociales au cours des dernières décennies, singulièrement de la sociologie depuis qu’elle a su faire une place aux travaux de l’École de Chicago et autres démarches dites qualitatives. Au point qu’aujourd’hui, rares sont les travaux qui n’affichent quelque enquête in situ[3]. Mieux, nombre d’entre eux ne feront qu’un usage probatoire de ce qu’ils auront recueilli ce faisant. Le terrain et ses produits dérivés (extraits d’entretiens, notes d’observation, etc.) ne venant qu’illustrer (comme les planches d’illustrations des manuels scolaires) les affirmations soutenues, telle une sorte d’argumentaire en live à l’appui d’un schéma explicatif importé.

Le fétichisme du « terrain » s’exprime massivement dans cette manière de ne penser ledit terrain que sous l’espèce de l’adjonction argumentative procédant du « réel » social (la vraie vie sociale, la vie des gens…), comme si celui-ci n’était qu’une esquisse, incomplète, grossière, entachée de bévues idéologiques, mais révélatrice de ce que la phrase sociologique énoncera. Comme si donc le discours scientifique n’était qu’une traduction sophistiquée du vécu ordinaire capté sur un « terrain ». Même si, parfois, cette traduction admet des phases techniques de traitement complexe (par exemple lorsqu’il est fait appel à des logiciels de traitement lexicographique des entretiens réalisés in situ), le statut du matériau empirique ne change guère. Il reste celui de la preuve extérieure destinée à emporter la conviction du récipiendaire de l’étude.

Dès lors, le « terrain » se voit-il sacralisé, considéré comme le nec plus ultra des sciences du social et, telle une icône, vénéré au point de ne souffrir aucun regard dubitatif. Bref, «  touche pas à mon terrain ! »

Bien sûr, une puissante et prégnante méprise préside à cette façon d’envisager le « terrain ». Elle a à voir avec ce que nous appelons ici le statut épistémologique du terrain et du matériau empirique. Cela a été dit plus haut, le « terrain » n’est pas un « donné » sur lequel on pourrait prélever des « morceaux » à des fins d’administration de la preuve. Non seulement parce qu’on ne saurait établir que le « morceau » prélevé conserve ne varietur les qualités du « donné » dont il provient. Comment s’assurer que l’extrait d’entretien, sorti donc de son contexte d’intention et d’énonciation, préserve ce dernier et correspond, qui plus est, à un énoncé de sens sociologique, ethnologique ou autre ? Mais encore, ce « morceau » de « donné », ne sachant posséder un statut de vérité ou de transparence à l’endroit de ce qui forme le « social », doit recevoir un traitement théorique dont les sciences du social ont cherché de longue date, sans qu’un consensus fort n’émerge sur ce point, à en préciser les termes. Mais, pour le moins, il est quasiment admis que tous les énoncés émanant du social et portant sur lui-même sont entachés de partialité – tant au sens du fragmentaire qu’au sens du parti pris – et donc qu’ils ne sauraient dire ni le vrai ou le certain, ni le juste ou le convenable, ni même le probable ou l’admissible. Aucune idée de reflet du réel ne peut leur être associée.

Cela revient à dire que la logique modale du « terrain » est celle de la contingence et non celle de la nécessité. Qu’en conséquence, celui-ci ne saurait, par lui-même, venir fournir quelque « preuve » en faveur de telle ou telle énonciation de portée théorique. Le convoquer à l’état brut, si l’on peut dire, ne contribue nullement à l’administration de la preuve. Au mieux, peut-on y voir une modalité psychologique opérant un pseudo-raisonnement logique en vue d’emporter l’adhésion du destinataire du message scientifique. Pseudo-raisonnement, puisqu’il établit une équivalence de valeur de vérité entre la sélection d’éléments issus du « terrain » et la proposition théorique alors qu’aucune relation logique valide n’existe entre eux. Dans le meilleur des cas donc, nous avons affaire à un procédé rhétorique, une mise en scène pédagogique établissant une vague analogie sémantique entre les deux niveaux de discours.

Bien entendu, ce procédé n’a rien d’illégitime tant qu’il se maintient dans sa fonction rhétorique, pédagogique ou tout simplement de production textuelle. Il devient fautif lorsqu’on lui confère un pouvoir analytique et assertif.

Tout autre est déjà le traitement que l’on peut faire du terrain et des éléments qu’on en extrait lorsque ceux-ci donnent lieu à des hypothèses interprétatives sous lesquelles ils vont pouvoir se placer. C’est ce que l’on trouve, par exemple, dans toute la tradition bien établie maintenant de l’ethnolinguistique ou de la sociolinguistique. De W. Labov, J. Gumperz et D. Hymes, pour le monde anglo-saxon, à M. Pêcheux ou L.-J. Calvet, pour la France, en passant par H. Garfinkel, H. Sacks, E. Goffman et bien d’autres, les discours recueillis sur une multitude de terrains reçoivent des traitements interprétatifs qui, pour être variés et discutables, n’en sont pas moins contrôlés au plan analytique. Ce qui ne les réduit pas à une simple fonction illustrative à la relation logique incertaine.

Autrement dit, le « terrain » ne fournit d’apport analytique que sous la condition de recevoir déjà un traitement contrôlé sous hypothèse interprétative explicite, quel qu’en soit d’ailleurs le domaine de référence disciplinaire ou les options théoriques afférentes à un domaine. C’est donc sous cette condition théorétique – au sens étymologique de propice à la spéculation – que le « terrain » participe constitutivement de la recherche, devient objet empirique des sciences de l’empirie que veulent être les sciences du social. C’est à cette condition que le « terrain » se trouve pris au sérieux.

L’heuristique du terrain

Une manière de le prendre au sérieux est de lui conférer un réel pouvoir heuristique. C’est-à-dire d’admettre que la subjectivité du chercheur opère méthodologiquement dans la production du sens qui sera donné au matériau recueilli sur – et à titre – de « terrain ». Ici, il faut bien souligner le caractère illusoire de la prétention à l’objectivation radicale du discours langagier, par exemple. Quelle que soit la sophistication des méthodes procédant au traitement « objectif » des énoncés discursifs recueillis, non seulement celles-ci reposent sur des présupposés linguistiques, psychologiques, sociologiques et même ontologiques toujours en débat, mais surtout, elles évacuent un peu trop vite ce dont on ne peut faire l’économie lorsque nous traitons d’un terrain social, à savoir qu’un discours ici est toujours une « intention de dire » (quelque chose, à propos de quelque chose, à quelqu’un, dans tel contexte, etc.) et un « désir de comprendre » (du côté du récepteur et, pour le moins, du chercheur). Toutes choses éminemment subjectives, s’il en est. Aussi, peut-il paraître plus « sage » d’assumer cette indiscutable subjectivité en l’asseyant méthodologiquement, en l’incorporant à la démarche même de la recherche, particulièrement en en faisant le support d’une heuristique. Ce qui, bien sûr, nous entraîne vers des considérations de portée épistémologique plus large et que, pour ma part, je fais relever d’une herméneutique des sciences du social puisque les actions humaines que nous analysons s’accompagnent toujours d’un sens. Mais le propos soutenu ici n’appelle pas à de plus amples développements sur ce point[4].

Préconiser une heuristique à l’endroit des terrains dont se dotent les sciences du social, c’est aussi considérer que le « terrain » est susceptible d’apporter ce qui va provoquer la compréhension renouvelée de l’objet de la recherche dont il est censé faire état. Ce, par toutes les opérations de « suspension du jugement » dont se réclamait Descartes et qui contraignent à repenser à nouveaux frais ce qui est soumis à notre sagacité. En l’occurrence, s’agissant par exemple des discours recueillis lors d’entretiens, à porter une attention particulière au contenu sémantique possible qu’ils peuvent receler. Notamment, à celui qu’il convient d’accorder à certaines formulations, expressions, voire mots, eu égard le contexte significatif dans lequel ils prennent place. Plus largement, « tenir compte de la couche perceptuelle de nos expériences d’enquête », comme l’énoncent J.-F. Laé et N. Murard[5]. Puisqu’aucune raison, autre que normative, ne contraint à rejeter pour dépourvu de sens un énoncé recueilli, il revient au chercheur de décrypter celui qu’il recèle. Et, ce faisant, trouver la ligne significative et explicative du discours tenu. Partant, possiblement, fournir une interprétation théorique satisfaisante qui intègre le sens ainsi découvert.

A titre d’exemple, j’aimerais rapporter comment dans une recherche se proposant de rendre compte de la manière dont les bénéficiaires des dispositifs d’aide et d’action sociale en faisaient usage, j’avais été amené à trouver dans l’expression répétée d’un terme et dans l’usage formellement inadéquat qui en était fait, une clé de compréhension d’une logique comportementale et de ce qui se révélera plus tard être une distinction théorique de premier plan dans la compréhension de l’ordonnancement de nos sociétés.

J’avais donc été amené dans les multiples entretiens, échanges, observations que j’avais pu réaliser auprès de personnes bénéficiaires d’aides pécuniaires de la part des services sociaux[6], à remarquer la référence (revendicatoire ou seulement expressive) au « droit » lorsqu’il était question de leur situation du moment. Bien entendu, comme devaient me le signifier les travailleurs sociaux et personnels des institutions de service social, les formulations dont se prévalaient les personnes demanderesses ne pouvaient être reçues eu égard la confusion des registres de légalité dont elles faisaient état. Les « aides » auxquelles elles pouvaient prétendre ne relevaient pas du registre du droit, mais de celui de l’aide facultative, donc discrétionnaire, octroyée par lesdits services sociaux. Ce qui créait une zone de conflit entre les professionnels du service social et leur public, mais aussi une dynamique d’intervention possible.

Cela aurait été se soumettre à la logique normative de l’action des professionnels que de souscrire, sur le plan analytique, à l’idée que seule une incompréhension du registre de la légalité conduisait ces personnes à revendiquer un « droit ». D’autant que la manière dont elles le faisaient, les contextes d’énonciation et les argumentaires convoqués, ne laissaient aucun doute sur ce qu’elles entendaient par « droit ». Il s’agissait toujours, par comparaison de situations personnelles, de faire état d’un arbitraire et donc d’une injustice de traitement de la part des services sociaux. Le droit dont elles se réclamaient n’était pas celui de la loi établie et des distinguos juridiques. Mais celui qui dérive d’une conception de la justice, d’une justice distributive égalitaire, qu’elles souhaitaient voir leur être appliquée dans leurs démarches auprès des services sociaux. Le conflit ne portait donc pas d’abord sur le texte de la loi, mais sur les principes de justice que celle-ci révélait.

Or, dans la mesure où j’avais pu observer combien les actions entreprises auprès des services sociaux pouvaient être orientées par le désir de faire triompher leur point de vue et obtenir ce qui était estimé être un « droit », je convenais de considérer que je tenais là, non pas une « erreur » de jugement, mais un principe de compréhension et d’action susceptible, qui plus est, de discriminer les attitudes, comportements, attentes, en un mot, les stratégies d’action des assistés sociaux que j’étudiais. Ce que j’appellerai, in fine, la stratégie des ayants-droit.

Ce qui aura été décisif, quant au déplacement interprétatif que j’avais été amené à faire de ce que m’avait livré le terrain, tiendra à ce que je m’étais refusé à considérer que ces personnes, eu égard leur situation sociale, devaient faire montre de moindres capacités compréhensives et stratégiques que les autres. Contrairement à ce qui m’était suggéré et qui traversait les travaux de sociologie entrepris dans ce domaine, j’écartais l’idée que les stratégies des « pauvres » – terme que je n’aurais su employer à leur endroit – ne pouvaient être que de pauvres stratégies, dominés qu’ils étaient par l’implacable et hypostasié processus de domination sociale. En leur conférant à l’inverse des capacités compréhensives et stratégiques « ordinaires », je pouvais expliquer et la cohérence de leurs comportements d’ensemble vis-à-vis des services sociaux et de leurs personnels, et leur différence relative par rapport à d’autres personnes assistées.

Ce qui était en jeu, sur le plan théorique cette fois, relevait bien d’une compréhension de ce qui se passait à l’échelle de la société globale. Ces assistés-là témoignaient effectivement que les catégories du droit devaient être entendues de manière autrement plus large qu’on ne le faisait encore dans l’administration de l’assistance sociale. Ils témoignaient qu’un enjeu, public et politique, de compréhension des principes de justice qui traversent les Droits de l’homme auxquels adhèrent nos sociétés se faisait jour de manière cruciale. Ce qui n’était pas sans faire écho à ce dont les juristes débattaient lorsqu’ils distinguaient les « droits-créances » des « droits-liberté » à inscrire dans la manière contemporaine de définir les Droits de l’homme. Avoir « droit à », avoir une créance sur la société globale au nom de la dignité humaine que celle-ci se propose de garantir, n’était rien d’autre que ce qui m’avait été énoncé et fourni par le terrain. Encore fallait-il, heuristiquement, le transposer dans la problématique de recherche et en faire une proposition sociologique.

La résistance/consistance du terrain

Une autre manière de prendre au sérieux le terrain est de lui accorder la capacité de détruire jusqu’au plus bel édifice théorique conçu. Si l’on prétend faire du « terrain » autre chose qu’un faire-valoir des options théoriques auxquelles on peut adhérer, il faut pouvoir lui reconnaître un statut d’obstacle possible au déploiement harmonieux des cadres théoriques qu’on se propose de lui appliquer. C’est rejoindre là, tout simplement, l’attitude qu’observent les sciences expérimentales largo sensu à l’endroit du matériau empirique qu’elles considèrent. Le cadre hypothético-déductif dans lequel elles opèrent le plus souvent les conduit à souscrire à l’idée que l’observation empirique a le pouvoir de réfuter la proposition hypothétique sous laquelle est menée l’observation. Mutatis mutandis, puisque l’empirique des sciences du social, on l’a dit, n’a pas le statut de la chose qui nous est donnée à observer, ne peut-on toutefois adopter la même attitude à l’égard d’un « terrain » autrement problématique ? Dit de manière quelque peu lapidaire, l’empirique ne peut-il résister au théorique ?

Cela d’autant que l’empirique, de manière toute générale, réclame toujours dans son appréhension même le recours à des cadres généraux à valeur théorétique : des catégories normatives, des idées générales, des propositions de sens commun, etc., voire des lois de grande généralité — celles qui entrent dans les explications scientifiques, du moins dans les explications de type déductivo-nomologique à la Hempel (1942)[7]. Pierre Demeulenaere le rappellera opportunément, à l’égard du « terrain » deux écueils sont à éviter de la part des sciences du social : souscrire à « la naïveté d’une lisibilité transparente des faits » et exclure qu’il puisse y avoir « des descriptions plus pertinentes que d’autres, saisissant plus finement leur objet »[8]. Le premier consiste à « oublier » que la réception du terrain se fait avec les moyens de compréhension dont prédispose le chercheur. C’est le thème de l’asymétrie compréhensive que l’on a décliné de multiples manières et dont l’effet pernicieux se ramène à une forme ou une autre d’ethnocentrisme. Nous l’avons traité, de manière incidente, plus haut. Le second, qui tend implicitement à rejeter le relativisme absolu, celui qui estime que tous les points de vue ou les discours sur l’objet se valent dès lors qu’ils peuvent être soutenus par quelque option théorique ou normative, parfois qualifiée de « paradigme », nous rappelle que l’objet empirique peut toujours offrir ce que, métaphoriquement, nous appellerons une forme de résistance aux idées, aux cadres théoriques, qu’on lui applique. Autrement dit, et pour le formuler dans une terminologie sûrement insuffisamment précise, les mots et les choses, le « terrain » et ses descriptions, ne sont guère dans des relations sémantiques bi-univoques. Celles-ci ne s’établissent bien souvent qu’au terme d’une série d’ajustements, de réagencements idéels, voire d’arbitrages cognitifs ou encore de renoncements conceptuels. En quelque sorte, nos appréhensions à visée théorique viennent toujours, peu ou prou, buter sur l’empirique qu’elles se proposent de décrire et expliquer. Toutefois, c’est ainsi qu’elles s’engagent le mieux dans la description ou l’explication.

En termes méthodologiques, il y a donc probablement à reconnaître la valeur de test du « terrain » à l’égard des cadres théoriques et normatifs avec lesquels nous l’abordons nécessairement. Ce, non pas à titre de simple mesure de vérification, d’établissement de la conformité ou, plus exactement, de la concordance qu’on peut leur accorder. Mais plutôt comme une véritable épreuve pouvant conduire au rejet des cadres théoriques et normatifs mobilisés. Il faut donc aller jusqu’à reconnaître une puissance de résistance du « terrain » à l’égard de la théorie. Ce qui suppose, bien entendu, que le « terrain » ait reçu une définition, une construction avons-nous dit, suffisamment explicitée et qu’une démarche heuristique préside au rapport que le chercheur entretient avec celui-ci.

À l’appui de cette conception du « terrain », un argument d’ordre philosophique ou d’épistémologie générale peut être invoqué. Si nous prétendons, en effet, que les sciences du social sont des sciences de l’empirie, c’est que nous admettons que cette dernière nous est intelligible et que cette intelligibilité, par-delà le fait qu’elle ne saurait reposer sur des paralogismes, réclame quelque chose comme une certaine consistance – plutôt au sens logique du terme –, une certaine cohérence de ladite empirie. Ou encore, quelque chose que nous pouvons présenter comme un présupposé de réalisme. Dès lors, le « terrain » peut-il, de manière tout à fait acceptable, tenir une fonction de résistance à l’endroit des cadres théoriques et normatifs défaillants.

À titre de simple exemple toujours, j’ai été amené au cours d’une étude collective se proposant de saisir les effets des politiques sociales conditionnelles ciblant les femmes dans différents pays d’Amérique latine et de la Caraïbe, à repenser totalement le cadre problématique de cette étude au vu de la résistance du terrain cubain à apporter de manière satisfaisante les éléments de compréhension des prétendus « effets » des supposées mesures. C’est que le terrain cubain, encore fallait-il l’accepter, offrait une consistance propre quelque peu rétive et auxdites mesures et à leurs effets putatifs.

Il était tout à fait admissible que l’on puisse imaginer que des mesures de politique publique conditionnant leur dévolution au sexe et à la fonction ou situation sociale des personnes – des femmes en tant que mères, chefs de famille, âgées sans ressources, etc. – produisent des effets de restructuration des rapports sociaux engageant la reconnaissance des rôles et places tenus par les femmes, par-delà, peut-être, les variations contextuelles apportées par leur appartenance à des pays différenciés. Sans que cela ait été mis au premier plan, un cadre théorique et normatif semblait devoir s’imposer, encore qu’il pût recevoir différentes modulations, savoir, de probables effets de discrimination genrée.

Il faudra rester sourd aux échos dissonants transmis par le terrain cubain, pour poursuivre dans cette voie interprétative, même si de bonnes raisons pouvaient laisser entendre qu’ailleurs cela paraissait acceptable. Il faudra même quelque peu tordre la nature et le sens des dispositions prises à Cuba, prêter une oreille sélective aux propos rapportés et pousser l’interprétation sur le registre des prédictions hypothétiques pour trouver qu’à Cuba, aussi, des effets de discrimination genrée étaient détectables.

Pour ma part, j’allais accorder une attention particulière aux échos dissonants, les tenir pour la musique singulière que me jouait le terrain cubain que j’observais, en rechercher en quelque sorte la cohérence propre, fût-elle en désaccord avec ce qui était observé ailleurs. Pour le dire autrement et reprendre le fil de mes perceptions in situ, comment pouvais-je m’expliquer l’absence, voire le refus, de reconnaissance de la part des Cubaines rencontrées, pourtant placées dans les situations retenues pour l’étude, qu’elles étaient l’objet de mesures de « discrimination positive », pour reprendre la catégorie savante en usage dans les sciences du social ? Peu enclin, par ailleurs, à souscrire aux thèses complotistes, celles qui attribuent des intentions cachées aux mesures de politique publique, j’allais vérifier dans l’arsenal des mesures et dispositifs de protection sociale en vigueur à Cuba les principes qui les guidaient. Il en ressortait que c’était un citoyen cubain, celui issu de la révolution de 1959, qui était protégé et intégré dans un social dominé par l’idée d’égalité de traitement. Un social repoussant l’expression de la différence dans les marges du cas d’espèce. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que, assurées d’être traitées comme des citoyennes titulaires de droits égalitaires, les Cubaines aient été peu prédisposées à accepter un raisonnement qui les spécifie eu égard leur sexe. D’autant que, et cela ne demandait qu’une attention minimale pour le percevoir, si la société cubaine est toujours imprégnée de machisme dans les représentations ambiantes, les femmes cubaines font valoir largement leur autonomie personnelle. Au point d’ailleurs que les chercheurs cubains s’interrogent sur le « modèle » social transmis quand une proportion toujours plus grande de foyers admet un chef féminin et que l’union séquentielle tend à se généraliser. La surdité aux présentations différencialistes de mesures de protection sociale était donc congruente et avec l’« esprit » qui domine dans l’île et avec les modalités de mise en oeuvre des politiques publiques qu’on y rencontre[9].

De quoi revoir et réviser en profondeur le cadre problématique dans lequel avait été inscrite cette étude. Le « terrain » avait donc résisté et, ce faisant, autorisé sur le plan théorique à repenser la validité d’un schéma interprétatif qui postule la différenciation genrée comme moteur premier de la structuration du social. S’enferrer dans l’affirmation de la prééminence d’un tel schéma n’aurait été que désir de subsumer le réel sous des catégories normatives, de faire entrer coûte que coûte le « terrain » dans le système de préférences idéologiques du chercheur.

Le terrain oblige… (à penser)

Il ressort de tout cela que le « terrain » se révèle être, méthodologiquement et épistémologiquement, de première importance pour les sciences du social dès lors qu’elles se conçoivent comme des sciences de l’empirie. Non seulement il est une source à laquelle puisent les descriptions et les explications que le chercheur se propose de fournir, mais encore il est, et doit être regardé, comme une source bien singulière. On pourrait dire, pour faire image, qu’il est la chair vivante sur laquelle opèrent les sciences du social. Ce qui revient à proclamer qu’il est le véritable substrat des contributions analytiques de ces sciences du social. Donc, d’un social qui n’est ni à fantasmer ni à façonner selon une logique de devoir être, mais à comprendre dans sa contingence, et auquel, pour ce faire, il convient d’accorder une force propre ou, pour ne pas sombrer dans un vitalisme excessif, une souveraineté qui s’impose au chercheur. C’est de ce point de vue que le « terrain » oblige.

Il oblige au respect de ce qu’il est. Ce, non pas simplement pour des motifs déontologiques, ce qui serait d’un moralisme assez plat, mais pour des raisons foncièrement épistémologiques. Parce qu’il en va de la justesse de notre compréhension et de notre prétention à tenir un discours savant sur le social. Ce qui revient, en un sens, à retrouver la fameuse maxime de Durkheim : « considérer les faits sociaux comme des choses ».

C’est de ce point de vue qu’il oblige encore le chercheur à pratiquer méthodologiquement. Là aussi, davantage pour des raisons épistémologiques que pour des motifs déontologiques. Et pratiquer méthodologiquement, on l’a vu, c’est tout autre chose que suivre quelque technique prétendument productrice d’objectivation quand elle n’est, le plus souvent, qu’une procédure de transcription recelant des présupposés parfois bien fragiles[10]. Pratiquer méthodologiquement, c’est procéder méthodiquement aux allers-retours entre ce qui s’élabore comme « terrain » et ce qui a à être élaboré comme théorie interprétative dudit « terrain ». C’est cette forme d’herméneutique en spirale ascendante qui assure aux sciences du social leur capacité à rester des sciences de l’empirie, et non de verser dans l’activisme idéologique qui les guette.

Le « terrain » oblige donc le chercheur à penser. Penser ses actions en direction ou à partir du « terrain », du terrain qu’il se donne à travers elles. Penser ses perceptions, y compris parfois les plus sensitives, afin de laisser émerger l’idée, de corriger le cadre théorique et normatif qui le guidait, de pouvoir décrire son terrain singulier de la manière la plus satisfaisante, d’aiguiser à l’occasion les concepts qui soutiendront l’analyse finale. C’est donc aussi, penser théoriquement, contribuer à l’enrichissement théorique des sciences du social.

Si le « terrain » oblige le chercheur, c’est dans tous ces sens-là, à la fois.

Addendum

À défaut de conclusion autre que celle que nous venons de tirer, complétons cette réflexion sur le « terrain » par une considération d’épistémologie générale. Les sciences du social assoiront d’autant mieux leur objectif d’être foncièrement des sciences de l’empirie qu’elles s’inscriront dans une épistémologie de la découverte plutôt que dans une épistémologie de la justification ou, a fortiori, dans une visée normative du changement. Autrement dit, il convient de renverser l’aphorisme marxien consigné dans la XIe Thèse sur Feuerbach. Les sciences du social ne se proposent pas de découvrir les moyens de transformer le monde. C’est socialement que le monde change, pas scientifiquement. Même si, pour ce faire, des produits de la science sont mis en oeuvre. Les sciences du social, comme les sciences de la matière ou de la vie, ont, ne serait-ce qu’à titre de modalité, à comprendre ce monde, à en fournir une interprétation rationalisée non triviale.

Alors que les sciences qui ont accompagné le développement de la Modernité se pensaient comme des sciences expérimentales articulées à une épistémologie que F. Jacques qualifie d’épistémologie de la justification, leurs avatars travaillés par la révolution quantique vont s’adosser sur une épistémologie de la découverte dont on trouve les prémices du côté de K. Popper et de C. S. Peirce[11]. Ce qui distingue les deux épistémologies peut être présenté comme un véritable renversement paradigmatique. L’épistémologie classique, celle issue des révolutions scientifiques portées par Copernic, Galilée ou Newton et de leurs prolongements philosophiques, de Descartes à Kant, va tendre à conforter un sujet épistémique assumant la position transcendantale que lui conférera Kant. Ce sujet se voit enfermé dans une quête du catégorial qui organise ses opérations cognitives, et donc, se retrouve isolé et décontextualisé, solitaire et intemporel, « Comme si, dit F. Jacques, le sujet de la science était le même depuis Galilée, et que la science accumulait son acquis dans un espace intellectuel homogène[12]. »

Dès lors, toute théorisation entreprise depuis ce lieu transcendantal est vouée à s’enfermer dans une épistémologie de la justification puisqu’elle ne se proposera jamais que de rendre compte de la diversité de l’expérience scientifique au regard de ses catégories analytiques, de son registre catégorial, de son dogme principiel pourrait-on dire. Lieu dans lequel campe ce savant, intemporel, standardisé, seulement mû par une libido sciendi obéissant aux impératifs de la raison législatrice, celle qui dit le possible de la connaissance et ramène la science à ce seul possible. Il en ira tout autrement quand on convoquera l’idée qu’il y a une logique propre à la découverte scientifique. Que l’on aille chercher chez Bachelard, Popper, Kuhn, Peirce ou Lakatos, ou d’autres encore, l’idée que la découverte scientifique suit une logique interne à l’activité scientifique elle-même et ne se conforme pas simplement à l’application des bases catégoriales de la raison législatrice, dans tous les cas, c’est vers une épistémologie inscrite dans la pratique des scientifiques que l’on se tourne. Une épistémologie, du coup, contextualisée, située temporellement et spatialement.

Cette épistémologie-là admet, comme l’écrit encore F. Jacques, « que les règles du jeu de la science sont immanentes au jeu de la science[13] ». Ce qui entraîne, entre autres choses, qu’elle soit délibérative, ce qui est à entendre, non pas au sens banal d’un échange d’opinions soumises à l’opinion des autres, mais au sens qu’un discours méta-théorique sera à tenir sur les conditions dans lesquelles peuvent s’énoncer les discours théoriques en conflit. C’est pourquoi l’on regarde le consensus de la communauté scientifique comme la forme d’acceptabilité de la théorie[14]. L’épistémologie de la découverte met donc l’accent sur les processus d’acceptabilité et ce qui en forme la condition de possibilité : le discours méta-théorique sur lequel s’accorde la communauté scientifique.

Cela entraîne bien des conséquences dans la manière de voir la production scientifique, ses procédures, mais aussi ses objets et leurs statuts ontologiques. Ainsi, l’idée du déterminisme des phénomènes naturels et de leurs comportements, contenue dans la mécanique rationnelle d’un Newton, n’est plus acceptée en ces termes après la révolution quantique. Quel sens, dans ces conditions, peut avoir la revendication, énoncée par certains sociologues notamment, d’un « déterminisme social » et de son pouvoir explicatif dans les sciences du social ? Ne convient-il pas, pour ces dernières, de chercher à élaborer un discours méta-théorique plus conforme à celui qui prévaut dans les autres sciences ? Par exemple, à l’instar de M. Bitbol, « voir dans la mécanique quantique une incitation d’ampleur inégalée à ne pas se contenter de la conception pré-critique d’une objectivité déjà constituée dans la nature, mais à revenir en permanence aux conditions de l’objectivation[15] ».

C’est en cela qu’une conception clarifiée du « terrain » au sein des sciences du social pourrait être salutaire. Surtout si elle favorise d’élaboration d’un discours méta-théorique sur lequel ces sciences puissent s’accorder. Il en naîtrait, peut-être, la possibilité d’un débat théorique fructueux, en lieu et place des disputes idéologiques à finalité médiatique.

Souhaitons y avoir un tant soit peu contribué.