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Le travail théorique vise la définition des qualités d’un objet, sociologique pour notre propos, la mesure est dans le prolongement naturel de ce travail. Elle exige une reconstruction de la réalité immédiate qui permet la réunion de conditions qui rendent possible l’explication. Cette reconstruction est faite suivant des règles, des techniques de rupture de la réalité immédiate […] Ces règles de méthode sont déterminantes de l’analyse elle-même puisqu’elle s’y appuiera. Cette exigence est générale et à toutes les sciences, faut-il le dire[1].

À la fondation de la revue Recherches sociographiques en 1960 Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau écrivaient : « On l’a répété cent fois : notre société est peu connue. Pour une large part, nous en sommes encore au niveau des vastes représentations idéologiques concurrentes. On parle souvent du “Canada français”, de l’“Ouvrier”, du “Capitalisme”, comme s’il s’agissait de groupements homogènes et bien connus[2]. » Qu’en est-il aujourd’hui ? L’accumulation des travaux et des recherches conjuguées à l’accroissement des subventions, à travers notamment la création de chaires de recherche, n’ont-ils pas rendu plus « transparent » le monde dans lequel nous vivons ? Comment alors rendre compte de la remontée des extrêmes, des discours caricaturaux et de ces « vastes représentations idéologiques » qui semblent à nouveau occuper l’espace politico-médiatique ? D’autres groupements homogènes n’ont-ils pas remplacé ceux mentionnés précédemment ? L’homogénéisation et l’essentialisation des catégories sociales ne résulteraient-elles pas de conditions sociales particulières ? Difficile de ne pas revenir à l’idée de « crise », à l’idée d’un « décalage » ou d’un écart toujours de plus en plus prononcé entre d’une part, ce que nous vivons quotidiennement et, d’autre part, les images produites et diffusées par le « monde » politico-médiatique et parfois même sociologique. C’est dire la profondeur de la crise ! La « crise » n’existerait-elle pas depuis la naissance de la sociologie ? Diagnostiquer un état de « crise » n’est-il pas, par ailleurs, d’emblée un geste politique inscrit dans un horizon normatif médicalisant le social ou le moralisant ? La sociologie étudie-t-elle le monde tel qu’il devrait être ou tel qu’il est ?

Le Québec est-il effectivement peu « saisi », dans le sens où l’entendaient Dumont et Faladeau, comme un laboratoire – original ou non – de connaissances sociographiques d’une société « globale » ? Le Québec dispose par exemple d’une riche tradition historiographique, pensons en particulier au Chantier des histoires régionales de la Chaire Fernand-Dumont, débuté dans les années 1990 au sein de l’Institut québécois de la recherche sur la culture (IQRC). Disposons-nous en sociologie d’une tradition proprement sociographique de la diversité du territoire québécois permettant de réaliser une sociologie de la société québécoise, dans l’évidence de son existence ?

La situation de la connaissance sociographique n’est pas tout à fait la même ailleurs dans le monde. La vitalité de la recherche ethnographique (sociographique) s’observe en France depuis au moins les années 1990, à la suite notamment des travaux d’Olivier Schwartz et de Florence Weber[3]. La recherche sociographique ou ethnographique est tellement valorisée que même des historiens de la sociologie qui n’avaient jamais fait de terrain, si ce n’est qu’en bibliothèque, affirmaient dès lors pratiquer une ethnographie de la pratique scientifique d’autrefois[4].

Cette vitalité de la recherche ethnographique en France s’observe également aux États-Unis et en Angleterre et se manifeste à travers de nombreuses publications sur les « classes populaires[5] », des revues[6] et des collections[7]. Le lien étroit qui semble unir classes populaires et ethnographie n’est pas anodin en ce que les traces écrites de la vie en société à travers des documents institutionnels sont bien souvent élaborés par des personnes lettrées scolarisées. Il faut donc aller sur le terrain pour avoir accès à la parole des personnes des classes populaires. La popularité de la recherche ethnographique s’observe également à travers la résurgence de « la question éthique » en sociologie ; aux États-Unis avec la parution controversée du « best-seller » sociologique d’Alice Goffman[8] ; en France avec la controverse impliquant la maison d’édition du Croquant[9] et au Québec, avec la parution au sein de cette même revue d’un numéro spécial consacré aux questions éthiques[10].

Florence Weber et Alexandre Lambert écrivent que

l’extraordinaire vitalité des recherches ethnographiques à l’échelle internationale a de quoi surprendre si l’on se reporte une quinzaine d’années en arrière, à un moment où la tradition ethnographique souffrait d’un manque de légitimité, comparée à la lecture critique des archives, solide roc des historiens depuis la fin du 19ème siècle, et aux méthodologies quantitatives, continent développé au croisement des sciences de la nature et des sciences de l’homme tout au long du 20ème siècle[11].

L’ethnographie s’est développée dans le cas particulier de la sociologie française des années 1990 en opposition avec la sociologie de Pierre Bourdieu que les sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron ont accusé d’adopter une lecture misérabiliste des classes populaires[12]. Dans cette suite s’inscrivent les enseignements de Stéphane Beaud et de Florence Weber qui publient en 1997 leur Guide de l’enquête de terrain utilisé par de nombreux étudiant.e.s qui participent à l’effervescence actuelle de l’ethnographie en France[13].

Qu’en est-il du Québec ? La recherche ethnographique en sociologie semble à première vue moins visible dans l’espace de l’édition et des publications. Serait-ce en raison de la particularité de la sociologie d’ici que d’être plus « macrosociologique » et plus engagée politiquement comme l’avaient souligné il y a déjà plusieurs années les sociologues Marcel Fournier et Gilles Houle dans leur bilan de la sociologie du Québec[14] ? Certains en souhaitent néanmoins le retour pour contrer les effets homogénéisant de la logique capitaliste[15]. L’ethnographie pourrait alors permettre de dévoiler un autre monde invisibilisé par l’hégémonie capitaliste, un monde trop souvent appréhendé par la soi-disant montée de l’individualisme, la fragmentation et les questions identitaires saisies à partir des institutions et des discours officiels. N’est-ce pas une pensée contraire à la sociologie qui cherche à montrer les fondements sociaux (relationnels) des pratiques sociales ? Hier comme aujourd’hui, l’ethnographie serait en ce sens nécessaire en raison du caractère limité des idéologies dans l’entreprise d’élucidation de la complexité du « vécu » social.

La sociologie est-elle devenue ethnographique sans la participation du Québec ? Cette « mode » semble atteindre moins le Québec, à tout le moins à l’intérieur du landernau sociologique francophone qui dispose pourtant déjà d’une longue et riche tradition ethnographique[16]. Cette tradition est en outre issue d’un entrelacement original entre une sociologie française, américaine et britannique. Sans en refaire toute l’histoire, la sociologie du Québec est née en même temps que le travail ethnographique, qu’on nommait à l’époque monographique, avec les travaux fondateurs du premier sociologue canadien Léon Gérin formé à l’école française de la Science sociale d’Edmond Demolins et d’Henri de Tourville, disciples dissidents de Frédéric Le Play[17]. La fondation du premier département de sociologie à l’Université McGill dans les années 1920 fut étroitement associée aux travaux monographiques d’Everett-Cherrington Hughes et de ses étudiants sur la ville de Montréal[18]. Le Programme de recherches sociales pour le Québec élaboré par Hughes marque ensuite la recherche à venir au tout récent département de sociologie (et de morale sociale), deuxième département fondé en 1943, jusqu’à la fondation de la revue Recherches sociographiques en 1960, en passant par les travaux de Jean-Charles Falardeau et de sa « célèbre » phrase : « Je m’étais enfin convaincu que la sociologie, science dynamique encore en devenir, doit d’abord se pratiquer avec les yeux et avec les pieds, en observant et en marchant[19] » ; ce qu’il fera surtout en début de carrière à l’aide d’étudiants dans le « laboratoire » de la ville de Québec[20].

Le développement de l’ethnographie au Québec s’inscrit plus généralement dans le développement d’une « littérature nationale » (histoire, contes et légendes, etc.) au XIXe siècle dans la foulée de l’échec des Patriotes de 1837-1838 et de l’Acte d’Union de 1840. Le cas le plus classique au Québec est sans aucun doute le père de Léon Gérin, Antoine Gérin-Lajoie, qui a écrit un « récit de la vie réelle » sous le titre de Jean Rivard le défricheur et Jean Rivard l’économiste abordant déjà la question sociale propre aux Canadiens français au XIXe siècle[21]. Dans le 5e tome des Ouvriers des deux mondes sous la direction de Frédéric Le Play sera en outre publiée la première monographie « officielle » sur le Québec, oeuvre de Charles-Henri-Phillippe Gauldrée-Boilleau (1818-1880), consul général de France à New York, qui a fait une enquête à Saint-Irénée dans Charlevoix en 1861-1862. Dans le 10e tome, nous retrouvons également la monographie de Stanislas Lortie (1869-1912), professeur de philosophie catholique à l’Université Laval, sur une famille d’un compositeur-typographe de Saint-Jean-Baptiste à Québec[22].

La fondation de l’ethnographie revient plus particulièrement à Léon Gérin (1853-1951), fonctionnaire à Ottawa et préoccupé notamment par la question de l’émigration des Canadiens français vers les centres industriels des États-Unis d’Amérique et l’Ouest canadien. Gérin publie notamment L’habitant de St-Justin et autres études monographiques qui seront réunies dans un volume de 1937, Le type économique et social des Canadiens. L’entreprise monographique de Gérin de la fin du XIXe au début du XXe siècle n’est pas tellement reprise, à l’exception notamment de sociologues américains Horace Miner, E.-C. Hughes et Norman W. Taylor, puis par Marcel Rioux, Vincent Lemieux, Colette Moreux, Michel Verdon, Gérald Fortin, Andrée Fortin, Robert Laplante et Frédéric Parent notamment[23]. Gérin anticipait dès les années 1910 l’essor des travaux monographiques de la tradition sociologique de Chicago[24].

Les défis de l’ethnographie

Les numéros thématiques consacrés à des questions de méthode ne sont pas très fréquents dans les principales revues québécoises de sociologie. Par exemple, la revue Sociologie et sociétés n’a consacré que deux numéros à des questions méthodologiques[25], alors que les Cahiers de recherche sociologique en ont consacré le double[26]. À notre connaissance, il s’agit du premier numéro de revues québécoises de sociologie consacré au travail ethnographique en sociologie. L’objectif du présent numéro est de proposer des réflexions théoriques, méthodologiques et épistémologiques sur le travail ethnographique dans la visée de construire un espace commun d’échange et de dialogues en dehors des luttes concurrentielles pour les ressources, en dehors aussi des affrontements politiques entre des « écoles » de pensée concurrentes, en mettant la construction des données au coeur du processus de recherche. Loin de nier la valeur du travail ethnographique et de remettre en cause sa légitimité, nous pensons qu’à titre d’approche particulière de la construction des données, principalement à travers l’observation et l’entretien, l’ethnographie pose des problèmes ou des défis fondamentaux à toute démarche sociologique mettant au coeur de son travail l’épreuve empirique du réel ; ces défis permettront de préciser un peu plus la singularité du regard ethnographique.

Sociographie/ethnographie ? Sur la division du travail scientifique

Si l’une des particularités de l’ethnographie est de rendre visible ce qui est invisible ou « invisibilisé » (des allants de soi, des évidences, des pratiques routinières, « naturelles » des sans-voix, etc.), qu’elle se caractérise par un fort « goût des autres », pour reprendre l’expression de Nicole Ramognino, les « conditions d’existence » de l’ethnographe ou les conditions favorisant ou non l’enquête ethnographique ont été plus tardivement mises au jour, en raison peut-être d’une division hiérarchique du travail dans les sciences sociales et entre les ethnographes. Il suffit de rappeler la distinction de Claude Lévis-Strauss entre l’ethnographie qui s’occupe du travail de terrain, de construire par la médiation de l’observation in situ des données, l’ethnologie qui analyse les données et l’anthropologue qui compare les données construites avec d’autres sociétés. L’ethnographie se situe ainsi dans un continuum hiérarchique (du singulier à l’universel) dans lequel l’ethnographe se trouve en première ligne réalisant pour ainsi dire le « sale boulot » à la manière des infirmières d’Everett Hughes[27]. Ce sale boulot est certes important, légitime et nécessaire, mais il n’est pas reconnu au même titre que le travail du médecin. Il serait également intéressant d’observer si la proportion des femmes est plus importante dans les domaines ethnographiques, et dans ce qui est appelé plus généralement la « microsociologie » comparativement à la sociologie théorique. Cette hiérarchisation académique se doublerait alors d’une hiérarchie entre les hommes et les femmes dans laquelle les qualités relationnelles nécessaires à l’ethnographe et à l’infirmière forment un travail invisible qui n’apparaît que très peu à l’instar du travail d’articulation famille/travail et du travail plus général du « care » [28]. Les travaux faits par les femmes dans les débuts de la sociologie en France et au Québec en particulier demeurent largement à découvrir à la suite des travaux pionniers d’Hélène Charron sur la France et le Québec[29] qui montrent la part plus importante en France des femmes dans les sciences sociales leplaysiennes, plus près des milieux réformistes et catholiques et au Québec à l’École du père dominicain Georges-Henri Lévesque au sein de laquelle elles ont notamment réalisé des travaux monographiques.

L’histoire de la sociologie à partir des conditions concrètes d’enquête ou de l’observation n’a été que très peu étudiée[30], et la prise en considération de l’observateur n’a pas été tout de suite au coeur du projet sociologique et anthropologique. Le sociologue Christian Papinot souligne deux raisons dont l’une revient sur « le caractère subalterne de l’enquête empirique » dans l’histoire de la sociologie marquée par l’hyperthéoricisme et l’essayisme « mondain » des milieux médiatiques et politiques. Des exceptions, notamment Le Play à qui l’on reconnaît d’ailleurs surtout ses visées politiques de réforme sociale et ses orientations idéologiques bien plus que ses travaux monographiques. La deuxième raison est celle des « résistances académiques à l’objectivation des conditions de production des données de l’enquête[31] » qui masquent en quelque sorte les rapports de pouvoir en gommant notamment les conditions domestiques, familiales de la production du savoir.

L’institutionnalisation universitaire de la sociologie montre assez bien le caractère « subalterne » de l’empirie. À l’université, la sociologie est au début une affaire d’« amateurs », Marx et Durkheim sont des philosophes, Weber, un juriste et un historien. Les plus anciennes recherches en sociologie ne recourent que très peu à la recherche par observation (questionnaire, entretien, observation in situ) dans la mesure où les sociologues « amateurs » utilisaient massivement des données institutionnelles, des données de seconde main ; ce n’était pas des données construites par des sociologues pour faire de la sociologie. Les sociologues sont plus proches de la philosophie, s’ils n’ont pas été eux-mêmes des philosophes, et la formation des sociologues en France était en outre sous la tutelle des philosophes jusqu’aux années 1970.

L’enjeu de l’accessibilité à des données ethnographiques ou sociographiques est crucial puisqu’il renvoie directement à la possibilité même de faire de la sociologie[32]. S’il fallait émettre nos préférences entre l’usage du mot sociographie et celui d’ethnographie, nous privilégierons sans doute le premier, puisqu’il réfère plus explicitement à la discipline sociologique contrairement au second plus près de l’anthropologie[33]. Cela ne signifie pas pour autant que la sociologie et l’anthropologie n’auraient pas avantage à se rapprocher, mais seulement que la formation dans les deux cas n’est pas similaire, si ce n’est que par les oeuvres et les lectures proposées[34]. L’objectif n’est pas ici de diviser deux disciplines qui ont des affinités, mais seulement de préciser que dans le cadre du présent numéro, il s’agit surtout d’une ethnographie sociologique, d’une sociographie, bien que l’appel de textes n’excluait pas d’emblée les anthropologues. Quelles sont les différences entre ethnographie et sociologie ? Le débat est complexe et n’est pas spécifiquement l’objet de ce numéro. La majorité des textes est inscrite dans des réflexions issues de la discipline sociologique, à l’exception du texte de l’anthropologue Philip Rousseau et dans une moindre mesure du texte de Christian Papinot qui revient sur des classiques anthropologiques. Nous reprendrons à notre compte les idées de Geza Rohan-Csermak qui écrit : « il n’existe pas d’ethnographes proprement dits, mais seulement des ethnologues pratiquant l’ethnographie » ; il n’existe pas non plus de sociographes proprement dits, mais seulement des sociologues pratiquant la sociographie[35].

L’ethnographie n’est qu’un moyen au service d’une fin, à savoir la connaissance sociologique de la réalité sociale. Dans une lecture épistémologique des textes du numéro, Nicole Ramognino précise bien que les données ethnographiques ne sont pas d’emblée des données sociologiques. Quel est cet objet pour la sociologie ? Quelle est cette réalité sociale ? Toute science opère une réduction du réel, pour la sociologie cette réduction se réalise notamment dans le découpage du réel, c’est-à-dire qu’elle étudie la dimension sociale de la vie humaine. Qu’est-ce donc la dimension sociale de la vie humaine ?

Sur la rupture épistémologique avec le sens commun

Peut-être faut-il rappeler, par-delà les chiffres et les lettres, que la vie en société est l’objet premier et dernier de la sociologie, qu’il n’y a de société et de vie en société qu’à partir du moment où cela fait sens. Que ce sens enfin est au principe de constitution de toute société ; le disqualifier ne revient à rien d’autre que de disqualifier l’objet même de la discipline[36].

Il n’y a pas d’expérience du monde qui ne passe pas par l’expérience que nous faisons du monde. Les données sont construites dans le processus même du travail de terrain, dans la relation sociale d’enquête. Par son intégration, l’ethnographe fait l’apprentissage des règles des relations sociales ou de la « rhétorique sociale[37] » dans la visée de développer des relations de confiance et n’a donc pas le choix d’être attentif à ces codes, puisqu’il en va de son intégration dans son terrain d’étude[38]. Autrement dit, le chercheur expérimente ce qu’il essaie de comprendre. En simplifiant quelque peu, on pourrait dire que celui-ci cherche les règles facilitant son expérience de terrain. Les difficultés rencontrées sur le terrain seront expressives des difficultés ou des conflits entre les divers types d’utilisateurs des espaces sociaux, et peuvent révéler les diverses « positions sociales », les traces des « manières d’être socialement » ou la « rhétorique sociale ». Cette intégration est relative pour ainsi dire aux propriétés « relationnelles » et « culturelles » ou « cognitives » de la réalité sociale. La réalité sociale diffère de la réalité physique dans la mesure où elle est constituée de relations entre des personnes, elle implique un rapport social spécifique, une interaction sociale. Ces interactions sont en même temps accompagnées de catégories de connaissance utilisées par l’ethnographe et plus généralement par toute personne en société qui découpent et organisent des parties de la réalité sociale. Dans l’entretien, c’est à ce sens commun qu’est confronté l’ethnographe et c’est par lui qu’il peut espérer reconstituer l’unité des regroupements en étant attentif à la « rhétorique sociale », aux règles partagées d’une vie en commun, du découpage ou de l’« indexation »[39] de la réalité par les individus concernés dans la constitution de leurs pratiques sociales. À travers l’observation, l’ethnographe se trouve alors confronté à son propre sens commun, que nous pensions par exemple à la reconstitution de ses observations dans son journal de terrain.

Autrement dit, la signification que donnent les individus – incluant l’ethnographe – à leurs activités fait partie de ces mêmes activités. Étudier une activité sociale, c’est étudier ce que font et symbolisent les personnes et les groupes dans ces activités. Les phénomènes sociaux sont immédiatement des phénomènes de sens. Ainsi, il importe de ne pas hiérarchiser les catégories de connaissance de l’observateur et de l’observé, mais bien de les différencier, pour ne pas les confondre et pour ne pas non plus dévaluer l’expérience de l’autre dans un discours sociologie qui ne serait plus cette fois-ci éthique. S’il y a bel et bien rupture comme souligné en exergue au début de l’introduction, c’est dans cette différenciation des formes de savoir et moins dans une rupture avec les prénotions.

Nous reprenons ici les distinctions de l’épistémologue Gilles-Gaston Granger entre science et idéologie, et plus particulièrement entre le modèle et le mythe qui sont tous deux une certaine mise en forme, une formalisation de l’expérience. Selon Granger, les idéologies présentent des significations et non représentent (formalisent), puisque le propre des idéologies serait d’être un travail plus ou moins « spontané », sans nécessité d’expliciter les conditions de production de son savoir. Le mythe est en quelque sorte l’instrument de la pensée idéologique, il est plus précisément « un ensemble d’éléments concrets, organisés en un récit, visant à présenter la signification des phénomènes[40] ». Cette organisation est classificatoire plutôt qu’analytique à travers des notions de sens commun dont la visée est de présenter des significations, c’est-à-dire de considérer l’expérience comme totalité et de la présenter sous la forme d’un récit (totalisant). La pensée idéologique est donc caractérisée par le concret et la systématicité signifiante. La science représente le réel puisqu’elle constitue des approximations successives dans la construction de modèle. La pensée par modèle serait selon Granger, « un ensemble d’éléments abstraits, organisés en une structure, et visant à représenter la systématicité – postulée – des phénomènes[41] ». La pensée par modèle serait donc caractérisée par l’abstraction et la systématicité structurale, elle est la structuration d’éléments abstraits partiels et limités. Si la visée du travail idéologique est la signification, la pensée scientifique développe une « sémantique structurale » dans laquelle le sens est le « faisceau des relations définissant l’élément dans la structure, en l’opposant aux liens concrets plus ou moins surdéterminés – et indéterminés – qui rattachent l’élément à la totalité dans le mythe »[42].

Une « sociologie du vivant » et l’idée de « totalité »

L’ethnographie est une sociologie du vivant[43] qui reprend en quelque sorte les orientions premières de la sociologie à travers le développement de l’approche monographique en sociologie, ce « genre ethnologique consistant en l’analyse la plus complète possible d’un groupement humain, d’une institution ou d’un fait social particulier[44] ». Il ne faut pas envisager cette analyse « la plus complète » comme la description d’un phénomène ou d’un objet dans toutes ses dimensions, puisqu’aucune collection ou accumulation de « faits » ne saurait venir à bout de l’inépuisable richesse de la réalité et que la sociologie se réduit à la dimension sociale.

La monographie sociologique n’est pas, contrairement à ce que certains ont pu parfois penser, une collection de faits[45]. Elle n’a d’ailleurs pas et n’a sans doute jamais été cela même si l’on souligne souvent que les premiers manuels d’ethnographie ont parfois été seulement des inventaires ou des recettes de ce qu’il faut décrire[46]. Par exemple, le Manuel de l’ethnographe de Marcel Mauss, bien qu’il puisse sembler être un inventaire, est supporté par tout un cadre théorique de la morphologie sociale issu de l’école durkheimienne de sociologie.

Si dans tout travail sociologique il y a un aspect « technique » lié entre autres à la construction des données (observation participante, enregistrements, etc.), derrière ces procédés se « cache » toujours un individu qui sélectionne et qui classe les « faits observés ». L’approche monographique (ethnographique) se définit d’abord comme la description en profondeur et détaillée d’un objet pris, non pas dans toutes ses dimensions, mais dans sa « totalité concrète », c’est-à-dire dans sa réalité vivante et agissante. Le philosophe tchèque Karel Kosik écrit :

[L]a réalité dans sa concréité, est essentiellement inconnaissable, car il est toujours possible d’ajouter à chaque phénomène d’autres côtés ou aspects, négligés jusqu’ici ou non encore découverts, et de démontrer par cette sommation in finie que la connaissance est abstraite et non concrète[47].

L’espace des relations sociales est « total » dans la mesure où les phénomènes de divers ordres se présentent dans leur interrelation et que la concréité est inépuisable comme le manifeste par exemple la notion de contexte. Dans son travail de terrain, le monographe est attentif aux diverses dimensions de l’expérience (économiques, politiques, religieuses, etc.) qu’il réduit toutefois à la dimension sociale (relationnelle) de la vie familiale, économique, politique, etc. L’ethnographie présenterait ainsi une « sociologie du vivant » préférable à une « sociologie du vécu », puisque le « vécu » renvoie trop souvent au sujet individuel défini par une expérience existentielle[48] et reconduit l’opposition de sens commun entre l’individu et la société. Elle est une sociologie du vivant, puisque, pour reprendre les mots de Léon Gérin, elle « ne morcelle pas la réalité vivante agissante comme le fait la méthode statistique. Elle représente l’homme, le groupement social dans son intégrité, sans nullement le morceler[49]. » Pour le dire autrement, l’ethnographe inscrit l’individu dans un territoire donné qui n’est pas celui de l’économie politique, que privilégient par exemple les sociologues du développement et certains sociologues plus près de la philosophie sociale, en utilisant les données des institutions politiques, mais bien le territoire de l’expérience sociale, incluant celle de l’ethnographe, d’une vie concrète de relations entre individus définie comme un espace social.

L’ethnographie, un parti pris pour l’observation « directe » ?

Il est sans doute possible de faire remonter les « origines » de l’observation sociale au XIXe siècle, mais des démarches pionnières d’observation ont été réalisées bien avant l’institutionnalisation universitaire de la sociologie. L’observation est d’abord et avant tout une pratique sociale et non une pratique scientifique. L’observation est d’ailleurs utilisée par plusieurs autres formes de pratique : le journalisme d’enquête, l’écriture romanesque des romans réalistes d’Émile Zola et autobiographiques d’Annie Hernaux.

L’ethnographe cherche parfois à se distinguer, à légitimer sa pratique, voire parfois à en montrer la supériorité, et propose que l’observation « directe » ou in situ des pratiques sociales en constitue la particularité. Pourquoi cette supériorité de l’observation ? Les entretiens, les questionnaires et autres techniques seraient des reconstructions après coup, contrairement à l’observation ici et maintenant[50]. Ce n’est toutefois pas aussi évident d’associer ainsi ethnographie et observation. Lorsque nous regardons les manières de faire de l’enquête de terrain dans le passé, rares sont celles qui se sont centrées exclusivement sur l’observation. Les données de terrain ne sont pas strictement le résultat d’observation « directe » sur le terrain, ce serait faire l’impasse sur la diversité des matériaux utilisés tels que les souvenirs de la tradition « locale », les correspondances ou encore les biographies et les autobiographies, les archives municipales, les cadastres, les recensements, etc. Cet usage de données diversifiées renvoie au fait que l’espace social est à la fois « visuel » – d’où la prédominance du lieu physique et la nécessité de l’observation sur place – et « idéel », relatif au savoir de sens commun. On aurait donc tort de croire que l’ethnographie n’est que la description de pratiques sociales dans un sens strict qui exclurait par exemple les actes de langage qui sont par ailleurs aussi des pratiques sociales.

La deuxième raison poursuit en quelque sorte la première. L’observation n’est jamais directe – comme l’entend implicitement l’expression « observation directe » – elle est toujours médiatisée, puisque l’observation de la réalité sociale s’effectue toujours à travers une perception sociale, à travers aussi des relations sociales, devrions-nous ajouter[51]. L’observation est donc aussi une reconstruction à l’instar des entretiens par exemple. La restitution des observations ne se réalise jamais dans le même acte ou dans le même mouvement de l’observation ou de la perception, elle se réalise certes dans des délais temporels variés (durant les observations ou après), mais demeure néanmoins une reconstruction qui n’est pas pour autant une pure fabulation, elle se construit inévitablement à travers des catégories de connaissance et des relations sociales.

Comment d’ailleurs peut-on développer la faculté d’observation ? Cela pose la question des « conditions sociales » de l’observation. Existe-t-il des périodes plus ou moins favorables à l’observation ? Sans répondre de manière définitive à cette question de la faculté d’observer (qui peut renvoyer individuellement et collectivement à des moments de rupture et de transition), nous allons observer ce qui s’est fait dans l’histoire de la sociologie et dans une moindre mesure en anthropologie.

Les « conditions sociales » de production de la connaissance sociologique. La localisation sociale et la question des points de vue et des positions sociales

En pratique, nous nous contentions d’enseigner un principe d’analyse très simple : mettre en rapport, pour chaque personne rencontrée, ses discours (que nous avions à enregistrer), ses pratiques (qu’il nous fallait observer) et sa position sociale (qu’il nous fallait reconstituer). Nous échappions ainsi aux querelles entre les tenants de l’analyse de discours et ceux de l’observation des pratiques, tout en étant solidement arrimés dans l’analyse objective des positions sociales (non seulement l’origine de classe, mais la pente de la trajectoire)[52].

Jean-Michel Chapoulie, spécialiste de la tradition sociologique de Chicago, montre bien que l’histoire des sciences sociales est aussi celle de la « conquête et de l’élaboration simultanées d’objets d’études et de méthodes de documentation[53] » ; que l’histoire en particulier de la sociologie empirique ou qualitative tend vers une explicitation de plus en plus grande de ses procédures. Vincent Debaene a d’ailleurs montré qu’à partir des années 1930, le travail de terrain n’est plus seulement appréhendé comme une méthode de « collecte » de données (le folklorique en quelque sorte), mais aussi comme une expérience subjective, « morale », « mentale » ; il est « en tant que tel l’opération de collection »[54]. Cette position méthodologique et théorique correspond au développement de la « psychologie collective[55] » et est explicite au Québec dans les monographies de Colette Moreux dans les années 1960 où l’importance de la parole d’autrui et l’expérience personnelle de la monographe apparaissent plus centrales que dans les travaux de Léon Gérin et d’Everett-C. Hughes à Drummondville par exemple[56]. Décrire signifie aussi « mettre en jeu le point de vue de l’observateur[57] ».

Cette explicitation du processus d’enquête de terrain dans les années 1930 n’est probablement pas fortuite, puisqu’en même temps fusent des critiques de l’approche monographique/ethnographique aux États-Unis[58]. En plus de la critique « usuelle » de représentativité d’un seul cas, l’on souligne que l’observation est peu rigoureuse, puisque trop tributaire des caractéristiques des chercheurs. La méthodologie qualitative est ainsi reléguée au statut de démarche de recherche exploratoire alors que le quantitatif permet la vérification[59]. Dans un récent ouvrage, Christian Papinot nous rappelle que la relation d’enquête est une relation sociale d’où l’importance d’expliciter les « conditions de production » des données tout comme la sociologie se donne le projet d’étudier « en quoi les conditions d’appartenance sociale composent des facteurs déterminants des opinions et des pratiques[60] ». Qu’entendre cependant par « conditions de production des données » ?

Malgré les différences importantes entre les auteurs de ce numéro, le cadre que dresse Florence Weber dans son mode d’analyse « simple » cité en exergue de cette partie, celui de mettre en rapport les discours, les pratiques et la position sociale des personnes, auquel nous incluons explicitement la position des chercheurs, définit bien le domaine commun dans lequel chacune des contributions de ce numéro explore les situations observées, dresse des constats et réflexions afin de s’interroger sur les conditions sociales de production des données et conséquemment la valeur des données ethnographiques produites.

Cheminant en ce sens, l’article de Pudal-Sorignet propose que la démarche ethnographique soit un lieu pour désingulariser les individus en les resituant à travers les groupes auxquels ils appartiennent permettant ainsi d’observer leur individuation sociale. Ce travail long d’une ethnographie qui oscille entre les traces discursives, les traces corporelles et matérielles pour resituer les trajectoires sociales est-il encore possible de le réaliser dans les conditions actuelles de la recherche universitaire ? s’interroge Coton en nous faisant parcourir ses travaux. C’est bien encore ces exigences de ce « simple » principe d’analyse ethnographique qui montre la complexité des « réalités humaines et du fait social » que nous amènent à reconsidérer l’entrevue-discussion entre Nicolas Renahy et Olivier Schwartz. Ce dernier s’interroge notamment sur la tension générée par ce cadre d’analyse visant à saisir au mieux les différentes facettes empiriques d’une « réalité sociale » tout en maintenant la nécessité de cette « montée en généralité » pour faire sociologie, tension souvent mal résolue, c’est-à-dire avec trop d’empressement par les sociologues.

Reste que si l’intérêt de l’ethnographe se situe dans le travail de mise en rapport des discours, des pratiques et des « positions sociales », il faut dans un premier temps faire état de ces rapports, mais aussi tenter de mieux les comprendre et les expliciter. Revenant sur son ethnographie de la militance politique, Adrien Jouan nous rappelle que certaines situations sociales sont aux limites d’un travail de connaissance ethnographique et sociologique, reprenant ici le débat sur les limites sociales de l’observation qu’a déjà marquées Jeanne Favret-Saada avec son étude sur la sorcellerie dans le Beaucage. Plus directement, Michel Messu suggère d’expliciter ces rapports à partir d’un ensemble de distinctions utiles entre l’empirie et l’empirique, les méthodes, les techniques et la méthodologie. L’ethnographie doit selon lui se faire plus analytique par l’étude de ce que nous appellerions les médiations sociales de la production d’une connaissance dont la visée doit être elle aussi mieux définie. Le terrain conçu comme empirie, nous dit-il, nous oblige à penser plus en profondeur les tenants et aboutissants des conditions sociales de la production d’une connaissance ethnographique. Sur ce point, le texte de Christian Papinot s’avère exemplaire des propos précédents, il suppute les raisonnements justificatifs trop automatiques du temps long utilisés pour affirmer la valeur du travail ethnographique pour en arriver à d’autres considérations méthodologiques.

En guise de conclusion provisoire, Nicole Ramognino nous livre ses réflexions sur la « plus-value » qu’apportent les travaux ethnographiques tels qu’elle la perçoit à travers les diverses contributions de ce numéro. Cette valeur du travail ethnographique s’affirme, nous dit-elle, sans par ailleurs tenir assez compte des opérations cognitives et langagières qui sont déterminantes des statuts possibles des connaissances produites par les chercheurs.

La mise à jour des rapports entre les discours, les pratiques et les « positions sociales » ouvre plus largement la voie à une compréhension des êtres sociaux en termes relationnels c’est-à-dire en termes de localisation sociale, d’espaces et de mouvements. On peut voir, dans plusieurs des textes de ce numéro, diverses formulations visant à développer des pistes de recherches prometteuses visant à développer ce cadre « simple » d’analyse.

Nous pensons enfin que cette « plus-value » du travail ethnographique sera d’autant plus nécessaire aujourd’hui. Elle sera nécessaire pour ancrer les débats dans la complexité du social que donne à voir le travail ethnographique. Nous pensons notamment aux débats entourant les « standpoint theory » en sciences sociales tant leurs nombreuses formulations font état que ces perspectives sont traversées par de forts enjeux politiques et médiatiques où sont trop absentes les références aux travaux ethnographiques. Les contributions de ce numéro ont le mérite de montrer que la localisation sociale des êtres sociaux est depuis longtemps un des enjeux centraux des différents courants de l’ethnographie.