Corps de l’article

Introduction

Au Canada, la proportion de détenus âgés au sein des établissements carcéraux ne cesse d’augmenter (Haesen, Merkt, Imber, Elger et Wangmo, 2019 ; Iftene, 2016). Bien que cette croissance s’explique en partie par le vieillissement de la population générale, la hausse du recours à l’incarcération et la sévérité des peines exercent également une influence sur le portrait de la situation (Maschi et al., 2014). Le seuil déterminant l’âge auquel une personne judiciarisée est considérée comme étant « âgée » peut varier entre 45 ans et 65 ans (Merkt et al., 2020). Selon une revue systématique (Merkt et al., 2020), le seuil de 50 ans est le plus souvent utilisé pour désigner les détenus atteignant le statut de « personne âgée » (ci-après nommés « personnes âgées judiciarisées » [PAJ]), soit de 10 à 15 ans plus tôt que celui retenu au sein de la population générale. L’utilisation de ce seuil permet notamment la comparaison de données en provenance de différentes études portant sur les enjeux spécifiques auxquels fait face cette population (Merkt et al., 2020).

L’accélération du vieillissement chez les personnes incarcérées peut s’expliquer par des conditions de détention difficiles ainsi que par une trajectoire de vie marquée par différentes adversités, dont l’isolement social, la précarité sociale et la concomitance de problèmes de santé physique et mentale, incluant la consommation problématique de substances psychoactives (SPA) (Bureau de l’enquêteur correctionnel et Commission canadienne des droits de la personne, 2019 ; El Hayek, Mdawar et Ghossoub, 2022 ; Greene, Ahalt, Stijacic-Cenzer, Metzger et Williams, 2018 ; Haesen et al., 2019). Cette accumulation de facteurs de précarité combinée avec les conditions difficiles de détention contribue à accélérer le processus de vieillissement sur le plan physique et cognitif, ayant pour conséquences l’apparition précoce de conditions gériatriques (El Hayek et al., 2022 ; Greene et al., 2018). En 2019-2020, 25 % des détenus fédéraux canadiens condamnés à une peine de 2 ans et plus étaient âgés d’au moins 50 ans (Sécurité publique Canada, 2020). Ce changement démographique incite les autorités correctionnelles à adapter leurs programmes et mesures de remise en liberté pour répondre aux caractéristiques et aux besoins des PAJ.

À l’instar de l’ensemble des personnes judiciarisées, une proportion importante des PAJ (80 %) présentent un cumul de problèmes de santé qui se reflète de façon distinctive selon le genre (Baidawi, 2016 ; Greene et al., 2018 ; Maschi et al., 2014). Par exemple, les hommes âgés judiciarisés rapportent davantage de problèmes de santé tels que des problèmes d’hypertension, de l’arthrite, des problèmes cardiaques ou une hépatite C (Greene et al., 2018 ; Maschi et al., 2014). Quant aux femmes âgées judiciarisées, celles-ci présentent davantage de problèmes de santé mentale, comme du stress, des symptômes d’un état de stress post-traumatique ou d’un épisode dépressif (Baidawi, 2016). Les hommes âgés judiciarisés sont plus nombreux à rapporter des limitations gériatriques, comme une mobilité physique réduite, de l’incontinence ou des chutes (Greene et al., 2018 ; Maschi et al., 2014). Ainsi, les PAJ ont des besoins sur le plan de la santé qui complexifient leur préparation à la sortie et leur réintégration sociocommunautaire (Maschi et al., 2014).

Les défis de la réintégration sociocommunautaire des personnes âgées judiciarisées

Au Canada, les autorités correctionnelles définissent la réintégration comme le retour de la personne dans son milieu de vie où l’atteinte d’objectifs individuels (p. ex. se loger), socioprofessionnels (p. ex. travail) et relationnels (p. ex. développer des relations hors criminalité) est un objectif central pour prévenir la récidive (Service correctionnel du Canada [SCC], 2018). Cette compréhension du processus de réintégration repose principalement sur l’atteinte d’objectifs normalisés correspondant aux standards de la culture dominante de la société occidentale (Hannah-Moffat et Shaw, 2002). Il va sans dire que les adversités rencontrées par les PAJ, incluant l’incarcération, et les enjeux auxquels elles font face en raison de leur âge constituent des obstacles importants associés au dit processus.

Bérard (2015) propose d’envisager la réintégration sociocommunautaire comme un processus d’adaptation commençant au premier jour de l’incarcération et s’étalant au-delà de la remise en liberté. Ultimement, le processus doit viser l’intégration de la personne dans un milieu de vie au sein de la communauté et de la société dans l’esprit de construire une identité favorable au développement d’un sentiment d’appartenance. L’incarcération et le retour en société apparaissent ainsi comme deux périodes charnières du processus de réintégration sociocommunautaire. Tout au long des différentes phases du processus, plusieurs actions sont posées par la personne et des interventions sont mises en place afin de la soutenir dans l’acquisition de stratégies lui permettant de favoriser son retour dans la société (Bérard, 2015). La personne est amenée à travailler sur différents besoins associés à cinq dimensions centrales à la réintégration : 1) organisationnelle ; 2) occupationnelle ; 3) relationnelle ; 4) personnelle ; et 5) sociojudiciaire (Bérard, 2015). À travers la dimension organisationnelle, la personne est amenée à se doter des capacités nécessaires afin de répondre à ses besoins de base, tels que se loger, se nourrir (Bérard, 2015). La dimension occupationnelle fait référence à la participation aux différentes activités de la vie quotidienne, dont le travail et le bénévolat. À l’intérieur de la dimension relationnelle, la personne doit maintenir et développer un réseau social hors du milieu criminel, comme reprendre contact avec l’entourage. Dans la dimension personnelle, la personne doit s’inscrire dans une démarche visant à s’épanouir ou, à tout le moins, à trouver un équilibre permettant son intégration au sein de la société. Enfin, la dernière dimension est liée aux comportements criminels et a pour objectif que la personne ait recours à d’autres moyens que la criminalité pour répondre à ses besoins et composer avec ses difficultés (Bérard, 2015). Cette définition offre une compréhension plus complète du processus et des composantes associés à la réintégration sociocommunautaire en ciblant principalement la personne plutôt que la prévention de la récidive. Cette perspective globale s’avère nécessaire pour comprendre et orienter les interventions ainsi qu’apprécier l’évolution réalisée par les PAJ (Bérard, 2015).

Plus de 60 % des PAJ présentent un potentiel élevé de réintégration, ce qui constitue une proportion supérieure à celle retrouvée auprès de personnes judiciarisées plus jeunes (Crawley et Sparks, 2006 ; Greiner et Allenby, 2010). Elles réintègrent cependant la société avec une santé précaire et peu de ressources sociales ou financières (Maschi et al., 2014 ; Touraut, 2019). Elles doivent développer des stratégies pour s’adapter à leur nouvel environnement, réapprendre à composer avec un quotidien différent et se reconstruire une nouvelle vie (Crawley et Sparks, 2006 ; Maschi et al., 2014). Les PAJ semblent moins bien préparées à leur retour en société que les autres adultes incarcérés, notamment en raison du temps de préparation limité consacré, dans les établissements carcéraux, à leur réintégration (Crawley et Sparks, 2006 ; Senior et al., 2013). Ce manque de préparation engendre des craintes, du stress et de la frustration chez les PAJ qui possèdent peu d’information ou d’outils leur permettant de vivre adéquatement leur retour en société, dont l’accès à des services spécialisés (Crawley et Sparks, 2006 ; Senior et al., 2013 ; Touraut, 2019). Sortir de prison au-delà de 50 ans après une période d’incarcération prolongée nécessite de réapprendre à vivre et se bâtir une vie nouvelle (Crawley et Sparks, 2006 ; Touraut, 2019). L’expérience de la réintégration sociocommunautaire des PAJ exige des efforts importants et appelle à un accès aux différentes formes de soutien, particulièrement en contexte de crise sociosanitaire.

L’arrivée de la COVID-19

La COVID-19 a eu un effet important sur l’incarcération et la réintégration sociocommunautaire des PAJ (Boucher, Van Houtven et Dawson, 2021). Tout comme dans l’ensemble des milieux de vie de personnes âgées (résidences, centres d’hébergement de soins de longue durée), les pénitenciers et les maisons de transition s’avèrent propices à la propagation de la COVID-19 (Fovet et al., 2020). Bien que cela soit vrai pour l’ensemble des personnes incarcérées, les PAJ sont plus à risque de subir des séquelles importantes liées à la COVID-19 en raison de leurs conditions de santé précaires et de la particularité de certaines caractéristiques de leur environnement (Akiyama, Spaulding et Rich, 2020 ; Fovet et al., 2020).

Cette crise a poussé les autorités à implanter des stratégies pour limiter la contagion et assurer la sécurité des PAJ sous leur responsabilité, notamment l’isolement cellulaire ou social et la libération anticipée de PAJ de 60 ans et plus présentant peu de risques de récidive (Akiyama et al., 2020 ; Fovet et al., 2020). Si ces mesures sociosanitaires ont le potentiel d’atténuer le nombre d’infections par la COVID-19, elles ont pour conséquences d’accentuer les craintes face à la sortie, de limiter grandement les efforts déployés par les PAJ pour se réaliser dans les différentes dimensions (organisationnelle, relationnelle, occupationnelle, personnelle et sociojudiciaire) et leur recherche de services répondant à leurs problèmes (Akiyama et al., 2020 ; Fovet et al., 2020). Alors que le Bureau de l’enquêteur correctionnel et la Commission canadienne des droits de la personne (2019) se disaient déjà préoccupés par la situation avant la pandémie, il est juste de faire le point et de se questionner sur les mesures mises en place pour favoriser la réintégration sociocommunautaire en contexte de pandémie.

La présente étude

Cette étude a pour objectif de comprendre l’influence perçue de la COVID-19 sur le processus de réintégration sociocommunautaire des PAJ à deux périodes charnières, soit lors de l’incarcération et lors du retour en société. Cet objectif s’inscrit dans le cadre d’une étude plus étendue qui s’intéresse non seulement aux questions associées à la COVID-19 et au vieillissement, mais également aux conséquences des problèmes de consommation de substances psychoactives (SPA) sur le processus de réintégration sociocommunautaire des PAJ. Cet article fait état des résultats portant spécifiquement sur la façon dont la COVID-19 a agi sur les différentes dimensions de cette réintégration selon la perspective des PAJ, mais qui ont été recueillis auprès d’une population de PAJ ayant déjà manifesté des problèmes de consommation de SPA.

Méthode

Un devis qualitatif descriptif a été privilégié. Ce type de devis se veut plus descriptif qu’interprétatif et permet une souplesse dans les choix méthodologiques (Sandelowski, 2000). Une grande part est alors associée à la description en profondeur, ce qui permet de dresser le portrait exhaustif d’une situation pour laquelle peu de données sont disponibles. Cette description permet d’exposer et de comprendre les faits tels que racontés par la personne (Sandelowski, 2000).

Procédure

Les participants ont été recrutés par le biais de milieux partenaires (organismes communautaires, ressources d’hébergement et maisons de transition). La mobilisation des intervenants a permis de soutenir les activités de recrutement et le déroulement des entrevues. Les intervenants ont été invités à solliciter au sein de leur organisme des personnes correspondant aux critères d’inclusion suivants : 1) être âgé de 50 ans et plus ; 2) être de retour en société depuis au moins deux mois à la suite d’une sentence d’incarcération fédérale (de deux ans et plus) ; et 3) avoir vécu des conséquences une consommation de SPA au cours de leur vie et être à l’aise d’en parler.

Les personnes admissibles et ayant consenti à participer à l’étude ont pris part à une entrevue réalisée soit par téléphone, Zoom ou en personne, selon leurs conditions de libération et leurs préférences. Le nombre de participants a été tributaire du processus itératif entre la collecte de données et l’analyse afin d’obtenir une certaine redondance des thématiques principales qui rejoint le principe de saturation empirique (Laperrière, 1997). Neuf personnes ont été rencontrées de novembre à décembre 2020 et 13 autres de septembre à novembre 2021. Ces deux moments de recrutement ont permis de diversifier l’échantillon selon les débuts de la pandémie et les phases subséquentes associées à la COVID-19 et d’adopter un regard rétrospectif à leur égard. La première phase s’est déroulée du 27 février au 22 août 2020 ; la seconde, du 23 août 2020 au 20 mars 2021 (les débuts de la pandémie) ; la troisième, du 21 mars au 17 juillet 2021 ; et la quatrième, du 18 juillet au 24 décembre 2021 (phases subséquentes). Ces phases correspondent à des moments où une hausse marquée du nombre de cas a été observée et pour laquelle des mesures sociosanitaires ont été mises en place puis assouplies (Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], 2022)[2]. Par exemple, lors de la première phase, la province du Québec a connu un arrêt complet des activités économiques (p. ex. fermeture des milieux de travail). Lors de la seconde phase, différentes activités ont repris et il y a eu l’instauration de mesures telles que le port du masque, le début de la vaccination et plus tard l’instauration d’un couvre-feu. Ces mesures ont été assouplies lors des phases subséquentes (INSPQ, 2022). Ainsi, les neuf participants rencontrés en 2020 ont abordé seulement les débuts de la pandémie alors que les 13 participants rencontrés en 2021 ont discuté de l’ensemble des phases de la COVID-19.

Collecte de données

Utilisée en complément des entrevues qualitatives de cette étude, la méthode de libre expression verbale (Abric, 1994) consiste à recueillir des informations sur une expression ou un concept, comme le retour en communauté ou la COVID-19, pour laisser émerger spontanément ce à quoi il fait référence pour la personne (Abric, 1994). Cette technique de collecte de données moins intrusive crée un climat de confiance qui se développe du début à la fin de l’entrevue (Poupart, 2012 ; Valence, 2010). Elle est particulièrement utile lorsque la population à l’étude est considérée comme méfiante, notamment en raison d’enjeux associés à la confidentialité (Arsenault, Plourde et Alain, 2014 ; Poupart, 2012). Les entrevues enregistrées (de 30 à 120 minutes) ont permis d’aborder plusieurs thèmes liés à l’influence de la COVID-19 sur la préparation à la sortie, les dimensions associées au processus de la réintégration sociocommunautaire et les stratégies utilisées. Un questionnaire sociodémographique a été rempli pour avoir un portrait de l’échantillon. Le guide d’entrevue a été bonifié après l’analyse de quelques entrevues pour y ajouter des thèmes émergents, tels que les relations conjugales et familiales ainsi que la participation sociale. Une compensation de 30 $ a été offerte aux participants. Le projet a reçu l’approbation du Comité d’éthique à la recherche sur des êtres humains de l’Université du Québec à Trois-Rivières (CER-20-268-10.03).

Analyse

Les entrevues transcrites en verbatim ont fait l’objet d’une analyse thématique (Miles, Huberman et Saldana, 2020). Une grille de codification mixte basée sur les thèmes explorés dans le guide d’entrevue (processus déductif) et les thèmes émergents guidés par la méthode de libre expression (processus inductif) a été élaborée (Miles et al., 2020). Une analyse horizontale et une analyse verticale ont été réalisées. L’analyse horizontale a permis de faire ressortir les éléments consensuels et divergents entre les participants (analyse intersujet). Quant à l’analyse verticale, elle a permis de saisir l’expérience pour chaque participant (analyse intrasujet). Une attention particulière a été portée à l’émergence de différences dans les discours entre les diverses phases de la COVID-19. Le logiciel NVivo a été utilisé. Des rencontres entre les auteurs ont permis de veiller à la pertinence du matériel pour chaque thématique.

Résultats

Sept femmes et quinze hommes âgés en moyenne de 60 ans (Étendue [Ét.] = 50 à 73 ans) ont participé à cette étude. La majorité (77 %) des participants cumule un passé d’incarcération associé à une catégorie précise de type de crime (contre la personne, contre les biens ou lié aux drogues), mais certains (23 %) en ont commis de plusieurs types. La durée moyenne des périodes d’incarcération est de 21 ans (Ét. = 1 an à 52 ans). Cinq participants ont reçu un résultat positif à la COVID-19 en milieu carcéral, alors qu’aucun n’a été contaminé une fois de retour en société. La plupart ont éprouvé des craintes sérieuses pour leur santé (64 %) ou pour celle de leur entourage (59 %). Parmi les 22 participants, 4 n’ont pas vécu l’expérience de la COVID-19 en détention, car ils étaient de retour en société avant l’arrivée de la pandémie.

Quatre dimensions liées au processus de la réintégration sociocommunautaire ont été principalement abordées par les participants : organisationnelle, occupationnelle, relationnelle et personnelle. L’influence de la COVID-19 sur ce processus est modulée selon deux périodes charnières, d’abord lors de l’incarcération, puis du retour en société. Lors de l’incarcération, la COVID-19 et les mesures sanitaires ont exercé une influence significative sur ces dimensions ainsi que sur la préparation à la sortie. Pour certains participants, le retour en société, dans un contexte de pandémie, incluant les mesures, a également eu une influence sur ces mêmes dimensions. D’autres se sont appuyés sur leur expérience antérieure afin que les conséquences associées à la pandémie puissent avoir une influence marginale sur leur retour en société et les dimensions associées. La figure 1 illustre le processus multidimensionnel de réintégration sociocommunautaire vécu par les PAJ en temps de pandémie.

Influence de la COVID-19 sur le processus de réintégration sociocommunautaire en incarcération

L’expérience en incarcération au début de l’état d’urgence sanitaire diffère de celle des phases subséquentes de la COVID-19. La pandémie a particulièrement affecté à la fois les dimensions personnelle, relationnelle, occupationnelle et organisationnelle.

La pandémie en incarcération et la dimension personnelle

Au début de la pandémie, les participants ont rapporté avoir ressenti des craintes pour diverses raisons, dont le caractère soudain, voire inusité, de la situation, le manque d’information et la propagation rapide du virus dans le monde entier. Pour certains, cela a engendré une détresse psychologique importante : stress constant, peurs pour soi-même et l’entourage, pleurs, etc.

Figure 1

Processus de réintégration sociocommunautaire des PAJ en temps de pandémie

Processus de réintégration sociocommunautaire des PAJ en temps de pandémie

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On ne savait pas trop ce que c’était. On avait peur, le monde vivait dans la peur et moi je vivais dans la peur aussi.

Elizabeth, 63 ans

Certains participants rapportent avoir eu peur de mourir, qu’ils aient été infectés ou non. Cette peur est liée aux différents problèmes de santé physique qu’ils éprouvent (p. ex. diabète, hypertension ou asthme). Elle se combine avec l’idée traumatisante de ne pas revoir les membres de leur entourage.

Parce que là, il y en a qui tombaient malades en prison. Ça faisait peur, j’avais peur de l’attraper. J’avais peur de ne pas revoir ma famille. C’était traumatisant !

Jacques, 72 ans

Les mesures et les dimensions occupationnelle, relationnelle et organisationnelle

Les mesures sociosanitaires ont bouleversé le quotidien des participants en ce qui concerne leur capacité à se réaliser sur le plan des dimensions occupationnelle, relationnelle et organisationnelle. Leur vécu face aux transformations diffère entre le début de l’urgence sanitaire et les phases subséquentes de la COVID-19. Le début a été marqué par un changement draconien de la vie quotidienne, alors qu’un sentiment de retour à la normalité était davantage à l’avant-plan lors des phases subséquentes de la COVID-19.

Au début de la pandémie, les participants rapportent avoir été enfermés dans leur cellule ou leur unité 23 heures sur 24. Pendant l’heure restante, il leur était permis de sortir dans la cour et de prendre une douche. Plusieurs programmes ou mesures de soutien ont été interrompus (rencontres des alcooliques anonymes, école, etc.), de même que les activités sportives ou récréatives, les visites et les autres occasions qui permettent de penser à autre chose et de vivre des moments positifs. Ces interruptions de la vie quotidienne ont suscité des sentiments de colère et de frustration chez certaines personnes.

Ça, c’était enrageant. J’étais fâché parce qu’on ne pouvait plus faire de sport, j’étais en détention et toutes les cours [extérieures] étaient bloquées. On sortait juste de notre pavillon à nous, on ne pouvait pas voir les autres. Moi, je joue au hockey aussi, alors là il n’y en avait plus. Il n’y avait plus de volleyball, plus de basket.

Georges, 55 ans

Les rares participants qui se décrivent comme solitaires ont rapporté avoir été peu affectés par la restriction des activités de la vie quotidienne et ils ont conséquemment moins ressenti d’angoisse. Les activités maintenues ont fait en sorte de moins perturber la dimension personnelle. Comme l’explique Hugues, il occupait son temps grâce à la console de jeu dans sa cellule.

On était enfermé 24 heures sur 24 dans notre cellule. Moi ça ne m’a rien fait, j’avais une PlayStation.

Hugues, 72 ans

Certains ont été transférés dans des unités à sécurité maximale en attente des résultats de tests. Le fait d’avoir eux-mêmes été infectés par des membres du personnel, combiné avec le traitement différent que les autorités réservaient aux détenus comparativement aux employés, a généré un sentiment d’injustice.

J’ai eu la COVID, j’ai failli en mourir. Mais ce n’est pas ce qui me dérange le plus, c’est la façon dont j’ai été enfermé un mois et demi dans une cellule. Je l’ai eue à cause d’une employée. Alors, c’est une employée qui l’a rentrée et, dix jours plus tard, elle revenait travailler. Moi je suis resté enfermé pendant un mois et demi.

Guy, 53 ans

L’obligation de respecter des mesures en incarcération a engendré des tensions entre les personnes codétenues. De fait, l’esprit d’entraide et les relations amicales développées avec les personnes d’un même secteur ont été affectés par l’augmentation de la surveillance entre elles, engendrant des conflits (dimension relationnelle).

Ç’a changé le comportement de tout le monde. Tout le monde avait peur de ça. Quand un gars ne portait pas son masque, les autres détenus lui disaient : « Mets ton masque, man ! »

David, 54 ans

Concernant les conséquences de la COVID-19 sur la dimension organisationnelle, plusieurs femmes rencontrées ont témoigné d’une nourriture peu variée et de piètre qualité, voire périmée.

On a eu du lait périmé. Les plateaux de nourriture, c’était dégoûtant. On n’avait plus notre épicerie. C’étaient juste des plateaux. Je te dis, c’était du pain mouillé ou du pain sec, tout le temps du pain, et ce n’était vraiment pas bon. Mais le lait périmé, ça, j’étais bouche bée.

Lisette, 53 ans

Des participants ont aussi parlé de la vaccination pendant leur incarcération. En général, les participants ont compris que les autorités carcérales leur offraient le choix d’accepter ou non le vaccin. Ceux qui l’ont accepté ont agi pour se protéger et pour protéger les autres. Comme l’illustre l’extrait suivant, les pairs semblent avoir exercé une certaine pression en faveur de la vaccination pour obtenir un assouplissement des mesures et plus de liberté.

La vaccination, ça rend plus libre. Je faisais le tour et je disais aux gars : « Les gars, ça ne fait pas mal, c’est une petite niaiserie, on va avoir la paix après, on va être plus libres. Ça fait déjà une semaine qu’on est enfermés, vous en avez assez et moi aussi. Faut qu’on se donne tous la main parce que, je vous le dis, s’il y en a qui ne se font pas piquer, ils vont rester enfermés et ne revenez pas vous plaindre après. » À force de le dire, les gars disaient : « OK, donne-moi ma piqûre. »

Régis, 59 ans

Les mesures sociosanitaires ont influencé le processus de réintégration sociocommunautaire lors de l’incarcération. L’arrivée de la vaccination a permis de pallier les effets négatifs et de susciter l’espoir de reprendre le quotidien. Cette modification du quotidien a également eu une influence sur la préparation à la sortie.

Les mesures sociosanitaires et la préparation à la sortie

Les mesures sociosanitaires ont affecté les personnes incarcérées qui préparaient leur sortie en 2020, contrairement à celles qui traversaient cette phase un an plus tard. La préparation à la sortie, en tenant compte de la dimension organisationnelle, a été particulièrement limitée par la suspension des programmes, des visites et des activités au début de la phase d’urgence sanitaire.

Normalement, on a des programmes de travail à l’extérieur de la prison : tu sors, tu rentres. On n’avait plus rien à cause de la COVID, alors c’était… termine ta sentence et tu feras le reste après. On n’avait pas de support ni d’occasions d’aller travailler et de sortir un peu, pour sentir si tu paniques ou pas quand tu sors de là.

Colette, 61 ans

Pour leur part, les participants rencontrés à l’automne 2021 n’ont pas soulevé de difficultés supplémentaires associées à la COVID-19 dans leur préparation à la sortie. Les mesures ayant été assouplies, la reprise des activités et des programmes a permis d’assurer le développement de stratégies d’adaptation pouvant être mises en action lors de leur élargissement et leur retour en société. Chez quelques participants, le manque d’information a fait persister une certaine inquiétude.

Je ne savais pas comment ça allait se passer. […]. Je trouvais ça dommage et démoralisant parce que j’ai passé une grande partie de ma vie en prison, alors c’est sûr que quand je me fais libérer, je veux… être libre. Tandis que quand tu te fais libérer et il y a la COVID, tu ne sais pas s’il faut que tu restes dans la maison. Ce n’est pas exactement être libre si tu as peur de sortir de la maison.

Guy, 53 ans

Bien que vécues à divers degrés, les restrictions entourant les activités et la rupture de services ont entraîné des conséquences sur le processus de réintégration sociocommunautaire, incluant la préparation à la sortie. L’arrêt des activités en incarcération (dimension occupationnelle), particulièrement le sport, a accentué l’impossibilité d’établir les liens avec les autres (dimension relationnelle) ainsi que de se sentir bien (dimension personnelle), de sorte à retourner en société disposés et bien préparés.

Influence de la COVID-19 sur le processus de réintégration sociocommunautaire lors du retour en société

Le retour en société, seconde période charnière du processus de réintégration sociocommunautaire, a été vécu de façon différente par les participants. Le début de la crise sanitaire a exercé une plus grande influence sur ce processus que les phases subséquentes de la COVID-19. Les dimensions relationnelle, occupationnelle et personnelle ont été modulées par la pandémie. La dimension personnelle a été affectée tant par les conséquences de la pandémie sur les autres dimensions que par les mesures mises en place.

Le retour en société et la dimension personnelle

Le retour en société en temps de pandémie a particulièrement affecté la dimension personnelle du processus de réintégration sociocommunautaire. Malgré la liberté associée à ce retour, certains qualifient l’imposition et le respect des mesures liées à la COVID-19, tel le couvre-feu, comme une seconde « prison ». Pour les participants, il s’agit d’une surveillance supplémentaire imposée en société, en plus du respect des règles de la maison de transition et de leurs conditions de libération. Certains ont senti que la liberté qu’ils devaient retrouver était brimée.

Quand je suis arrivé ici [nom du CRC], il y avait le couvre-feu à 8 h ou 7 h. Ça me brimait, j’aurais aimé sortir et marcher quand même, mais il fallait que je respecte le règlement municipal…

Georges, 55 ans

La COVID-19 a eu peu d’influence sur le quotidien et la dimension personnelle des personnes qui se trouvaient déjà en société depuis un certain temps (4 sur 22). Le confinement à la maison n’a pas changé leurs habitudes de vie : ils se sentaient même, en quelque sorte, mieux préparés que la population générale pour l’affronter.

C’est comme le monde en général, l’isolement ils ne sont pas capables. Moi je ris de ça, je ris de ça l’isolement, j’ai été isolé toute ma vie dans une cellule. […] Alors pour moi, c’est facile, je ris de la pandémie, je suis bien comme je suis et voilà. Ce matin, j’ai fait une marche de 45 minutes, par exemple. Ça ne m’empêche pas de sortir pour faire une marche.

Laurent, 59 ans

Le fait d’avoir obtenu leur libération avant la pandémie a permis aux participants d’affronter l’imposition des mesures de façon positive et de vivre moins d’effets négatifs sur leur bien-être psychologique (dimension personnelle). Comparativement aux participants libérés en temps de pandémie, leurs capacités à se réaliser qu’elles ont développées depuis leur retour en communauté semblent avoir favorisé leur adaptation (dimension sociojudiciaire).

Dimension occupationnelle : satisfaire aux exigences de sortie liées au travail ou au bénévolat

Les mesures sociosanitaires ont influencé l’atteinte des objectifs de réintégration et des conditions de libération, notamment ceux liés à la dimension occupationnelle. Alors que les entreprises réduisaient leur personnel ou fermaient leurs portes, plusieurs participants ont rapporté des difficultés d’embauche ou de recrutement en tant que bénévoles. Anxieux en raison de l’impossibilité de respecter les conditions imposées, certains ont même craint que leurs mesures libératoires soient révoquées.

[Mon agente de libération conditionnelle] m’a dit que je ne respectais pas mes conditions parce que je ne faisais pas de bénévolat. J’ai eu peur. J’ai même écrit une lettre au commissaire tellement ça m’a fait peur, avec les preuves que j’ai fait toutes les démarches pour en faire, mais que ce n’était pas ma faute. […] J’ai été refusée parce qu’il n’y avait rien d’adapté à moi, ou bien ils n’acceptaient pas du monde de l’extérieur ou ils étaient en télétravail.

Lisette, 53 ans

Quant aux participants ayant réintégré la société un an après le début de la pandémie (c’est-à-dire en 2021), ils indiquent avoir facilement réussi à se trouver un emploi et ne pas avoir connu d’obstacles liés à celle-ci. L’application des mesures en début de pandémie a limité la possibilité de se réaliser sur le plan occupationnel, engendrant des sentiments négatifs (dimension personnelle). Le manque de souplesse et la non-considération du contexte pandémique ont nui au processus de réintégration sociocommunautaire.

Dimension relationnelle : reprendre contact avec les proches et développer de nouvelles amitiés

La reprise de contact avec les proches a été entravée par le respect des mesures sociosanitaires (dimension relationnelle). Pour certains participants, notamment ceux qui n’avaient pas vu leur entourage depuis plusieurs années, cela a été vécu difficilement. La communication par téléphone et le fait de se comparer à la population générale ont atténué le sentiment d’être brimé (dimension personnelle).

Les 14 dernières années [en] incarcér[ation], j’avais plusieurs frères et soeurs que je n’avais jamais vus et lorsque la COVID est arrivée, j’ai été confiné à la maison de transition, je n’avais même pas le droit d’aller chez ma famille. Ça, c’est une autre prison en soi, à cause de la COVID… juste par le biais du téléphone, mais je ne pouvais pas aller voir ma famille et je n’étais pas le seul… Tous les citoyens ont vécu ça aussi.

Gilbert, 68 ans

D’autres ont restreint leur cercle social pour côtoyer seulement quelques personnes afin d’éviter de contracter le virus, car ils étaient conscients des conséquences possibles d’une contamination à la COVID-19 sur les autres dimensions, comme la perte d’emploi (dimension occupationnelle).

Moi je n’ai pas de problème avec ça… enfin, pour l’instant. Je suis les règles et on s’arrange pour ne pas l’attraper. Moins je vois de monde moi, mieux c’est. Je fréquente deux personnes et c’est tout.

Angèle, 55 ans

Le fait que tous ne respectaient pas aussi rigoureusement les mesures sanitaires a engendré certaines frictions entre les résidents d’une même maison. Par exemple, une personne pouvait désinfecter les endroits communs et sentir que les autres ne s’acquittaient pas bien de leurs obligations à cet égard. Les résidents d’une même maison ont aussi eu moins d’occasions de s’entraider par des actions simples comme le covoiturage.

Les gars, ils ont des véhicules ici. Ce serait bien que tu demandes un transport aux résidents. Eh bien non, on ne peut pas faire ça à cause de la COVID. […]. Toujours des bâtons dans les roues. C’est comme si ça nous empêche de nous entraider.

Claude, 55 ans

La dimension relationnelle est interreliée à la dimension occupationnelle et elles ont toutes deux eu un effet sur la dimension personnelle. Les conséquences d’une contamination et l’application des mesures ont réduit les possibilités de développer et de rétablir des relations avec les autres ainsi que de maintenir son emploi. Ce qui a accentué le stress et l’anxiété, sans leur laisser la chance de s’accomplir, et a amené les participants à s’adapter de façon différente (dimension personnelle).

S’adapter positivement au retour en société en temps de pandémie

Plus de difficultés d’adaptation au retour en société ont été rencontrées en début de pandémie que lors des phases subséquentes. Certains participants ont éprouvé une crainte de l’inconnu, mais ce sentiment était moins présent chez ceux ayant déjà vécu des allers-retours entre la prison et la communauté. Leur expérience antérieure les a rassurés au sujet de la recherche d’un logement ou d’un travail, et la reprise de contact avec l’entourage malgré la pandémie.

C’est sûr que j’ai eu peur de sortir, mais je savais un peu comment c’était. C’est sûr que tu veux sortir de prison. J’étais contente de sortir, j’avais hâte de me retrouver un chez-moi, mais tu ne sais pas comment, où tu vas te retrouver, ce qui te manque, ce qui te reste. Il faut que tu fasses attention ! J’avais hâte de voir mon monde, mais je ne pouvais pas le voir non plus. Après, quand ils ont ouvert les portes un peu et qu’ils ont dit « OK » avant de couper les services à nouveau, on a pu se voir un peu, j’ai pu me baigner avec mes petits-enfants. Mais toujours avec une crainte … C’était compliqué.

Manon, 57 ans

D’autres ont utilisé divers moyens pour se changer les idées, que ce soit le dessin, la musique, le vélo ou l’écriture. Ces activités leur ont permis de passer à travers une période d’incertitude face à l’instant présent ou au futur.

Certains participants ont été moins affectés par les mesures sociosanitaires mises en place lors de leur retour en communauté. L’assouplissement progressif des mesures, comme le retrait du couvre-feu et l’autorisation des rassemblements, leur a permis d’éprouver moins de difficultés dans les différentes dimensions de la réintégration. Ils disent avoir facilement trouvé un emploi et repris contact avec leur entourage. Il semble que le fait d’avoir quitté l’environnement carcéral au début de la pandémie plutôt qu’un peu plus tard a eu plus d’influence négative sur la réintégration sociocommunautaire des participants. Les capacités adaptatives développées antérieurement ou celles acquises en s’adonnant à des activités (dimension occupationnelle) ont ainsi diminué les émotions et sentiments négatifs, donnant lieu à un sentiment de bien-être (dimension personnelle). Certains participants rencontrés en 2021 étaient même optimistes par rapport à la fin de la pandémie et au retrait de certaines mesures sanitaires. Avec la vaccination, les participants ont eu l’impression de pouvoir vaquer à leurs occupations et ne vivaient plus les mêmes conséquences lorsque des cas positifs étaient identifiés dans leur entourage. Le port du masque est demeuré cependant un rappel important de la COVID-19.

Discussion et conclusion

L’objectif de cette étude est de comprendre l’expérience vécue de la COVID-19 et ses effets sur le processus de réintégration sociocommunautaire de PAJ. Les résultats indiquent que la COVID-19 a modulé le processus de réintégration sociocommunautaire, particulièrement la préparation à la sortie lors de l’incarcération et le retour en société. La capacité des participants à se réaliser dans les cinq dimensions a été influencée par la COVID-19 et les contextes associés. La perception de leur progression et de leur capacité à répondre à leurs besoins associés aux dimensions organisationnelle, occupationnelle et relationnelle a semblé exercer une incidence importante sur la dimension personnelle, notamment sur leur bien-être. Le sentiment d’urgence a teinté leur expérience de réintégration sociocommunautaire. Ainsi, les moyens mis en place pour se sortir de la criminalité ont été mis de côté pour plutôt « survivre » à la pandémie. Par conséquent, la dimension sociojudiciaire du processus de réintégration sociocommunautaire a été très peu abordée, voire pas du tout. Le maintien des exigences des autorités correctionnelles, sans égard pour la pandémie, a eu un impact direct sur la dimension occupationnelle ainsi que sur la dimension personnelle en générant un déséquilibre important chez les PAJ.

La dimension occupationnelle : pierre angulaire du processus de réintégration sociocommunautaire

Les propos des PAJ permettent de déterminer la sphère occupationnelle comme étant la pierre angulaire du processus de réintégration sociocommunautaire. La possibilité de s’occuper sur le plan de l’employabilité et des loisirs permet des progrès importants pour s’adapter, se réaliser, se projeter dans l’avenir et se sentir bien en société. Or, les mesures mises en place ont été vécues comme une source importante de déséquilibre, voire une rupture de leurs habitudes de vie, par les participants incarcérés. Elles ont aussi entravé leur retour en société : maintien des exigences malgré les mesures, impossibilité d’entraide et vie en fonction de contraintes plus restrictives. La suspension des services ainsi que des activités sportives et ludiques a été vécue difficilement, engendrant de la frustration et de l’hostilité. La participation aux activités représente pour les PAJ une stratégie d’adaptation positive pour composer avec l’incarcération et un moyen d’extérioriser leurs émotions qui est aussi utilisée une fois de retour en société.

Durant leur incarcération, les PAJ ont tendance à s’isoler volontairement du reste de la population carcérale, que ce soit par choix ou pour leur santé (Bureau de l’enquêteur correctionnel et Commission canadienne des droits de la personne, 2019). Il est établi que le confinement durant l’incarcération doit rester une mesure exceptionnelle et limitée dans le temps (Boucher et al., 2021 ; Edgemon et Clay-Warner, 2019) étant donné qu’elle porte atteinte aux droits fondamentaux (Dellazizzo, Luigi, Giguère, Goulet et Dumais, 2020 ; Smoyer, Elumn Madera et Blankenship, 2019). L’isolement cellulaire combiné avec le manque d’activités, lorsqu’il est maintenu de façon prolongée, peut avoir des effets sur la santé des PAJ (p. ex. augmentation de la dépression ou dégradation de la motricité), mais aussi sur leur préparation à la sortie, étape importante dans le processus de réintégration sociocommunautaire (Edgemon et Clay-Warner, 2019).

Les PAJ rencontrées alors qu’elles étaient déjà de retour en société lors de l’amorce de la pandémie ont affirmé être préparées à composer avec ce type de mesures. Mesures agissant comme un rappel des contraintes vécues en incarcération, qui, de plus, nuisaient à l’entraide entre les PAJ. Ces contraintes n’étant donc pas nouvelles pour les participants, ces derniers ont pu plus facilement s’y adapter. Le maintien des exigences des autorités correctionnelles lié à leur réintégration en temps de pandémie s’est toutefois avéré difficile à respecter pour les PAJ, particulièrement au début de la COVID-19. Au cours de cette étape, considérée comme importante et préoccupante (Senior et al., 2013 ; Touraut et Désesquelles, 2015), les PAJ ont ressenti de l’anxiété associée à ces exigences perçues comme impossibles à satisfaire en raison des mesures sanitaires.

La dimension personnelle : dimension transcendante de la réintégration sociocommunautaire

Le cumul des conséquences de la pandémie a exercé une influence directe et indirecte sur la dimension personnelle. D’un côté, la pandémie a généré un stress supplémentaire lié aux sentiments d’urgence, empêchant de se sentir bien. De l’autre, les conséquences de la COVID-19 sur les autres dimensions ont affecté indirectement la capacité de se développer. La participation aux activités agit chez les personnes âgées comme un déterminant important de la santé physique, mentale et sociale. Elles permettent de maintenir une santé globale positive et de prévenir le déclin cognitif, l’atrophie des muscles et la dégradation de la mobilité physique (Ahorsu et al., 2022 ; Kelly et al., 2017). C’est également le cas chez les PAJ (Bishop et Merten, 2011 ; Meek et Lewis, 2014), tout en favorisant la réintégration sociocommunautaire. La participation aux activités, une manière de prendre soin de soi, permet d’atteindre un équilibre dans la dimension personnelle de la réintégration sociocommunautaire.

Prendre soin de soi est un besoin fondamental associé à la survie des personnes (Collière, 2001). Ce concept fait référence à tous les gestes posés de façon consciente ou inconsciente dans le but de maintenir une autonomie et un équilibre adaptatif (Collière, 2001). Dans le cas des PAJ ayant participé à cette étude, les activités qui rejoignent les dimensions occupationnelle et relationnelle de la réintégration sociocommunautaire sont intimement liées au concept de prendre soin de soi et aux développement et maintien de relations sociales. Le manque d’activités et de socialisation affecte les capacités des personnes à réintégrer la société de façon optimale (Langlois, 2017). Les mesures ont eu pour effet de diminuer les possibilités d’entraide, voire d’engendrer des tensions entre les PAJ. L’entraide permet d’aller vers les autres, de régler les conflits et de s’épauler en cas de difficulté (Langlois, 2017 ; Lyons et Lurigio, 2010), ce qui a été entravé par la COVID-19 et les mesures sociosanitaires mises en place.

Certaines limites de cette étude doivent être considérées. D’abord, elle repose en partie sur un devis rétrospectif, notamment quant à l’expérience vécue en incarcération et lors de la préparation à la sortie. Les participants ont été rencontrés au moins deux mois après leur sortie de détention. Pour ceux qui avaient été vus au début de la pandémie, soit à l’automne 2020, la COVID-19 faisait partie du quotidien et les mesures étaient plus restrictives qu’un an plus tard. Ainsi, leur expérience a pu être marquée négativement. Toutefois, en tenant des entrevues avec des PAJ à l’automne 2021, soit un an plus tard, ces dernières ont pu rapporter un regard nuancé sur leur expérience.

Un biais de désirabilité sociale est également susceptible d’avoir été présent. Les PAJ rencontrées ont pu craindre que des informations livrées puissent se traduire en un non-respect des conditions et un retour en incarcération. Ce biais est généralement présent dans les études avec des participants judiciarisés (Arsenault et al., 2014). Toutefois, la personne ayant mené les entrevues (VA) a tenté d’établir un climat de confiance en faisant preuve d’empathie, d’ouverture et d’une attitude de non-jugement. Ce climat a permis aux participants de se sentir en confiance afin de se dévoiler suffisamment et de répondre de façon honnête aux questions de recherche.

Enfin, parce qu’elles étaient submergées par l’application des mesures dans un contexte de pénurie de main-d’oeuvre, certaines organisations n’ont recommandé aucune personne pour cette étude. Dans une logique de remise en liberté progressive, les maisons de transition (centres résidentiels communautaires [CRC] et centres correctionnels communautaires [CCC]) sont des organismes offrant de l’hébergement, de la surveillance et du soutien pour favoriser la réintégration sociocommunautaire[3] (Association des services de réhabilitation sociale du Québec [ASRSQ], 2017). Cependant, seuls les organismes communautaires et les CRC accueillant des personnes judiciarisées après une sentence fédérale ont été sollicités. Or, le profil de réintégration de ces personnes diffère de celui des individus sous la responsabilité des CCC : ces derniers présentant plus fréquemment une faible motivation, d’importants problèmes de santé mentale, un risque de récidive élevé et un faible potentiel de réintégration sociocommunautaire (Bureau de l’enquêteur correctionnel, 2014). Ces éléments affectent sans aucun doute la transférabilité des résultats à l’ensemble des PAJ qui sont de retour en communauté après une incarcération fédérale. Des efforts ont toutefois été consacrés à la diversification des participants, notamment en matière de genre et de tranche d’âge, de sorte que nous puissions appliquer les résultats de cette étude à d’autres contextes où les PAJ se retrouvent.

Malgré ces limites, cette étude est l’une des premières à s’intéresser au processus de réintégration sociocommunautaire des PAJ en contexte de pandémie. Depuis le début de la pandémie, plusieurs chercheurs ont partagé leurs résultats lors de conférences, proposant une compréhension initiale des impacts des mesures sanitaires sur la vie des personnes incarcérées (Anti-Carceral Group, 2021 ; Société Elizabeth Fry du Québec, 2021 ; Société John Howard, 2021). L’expérience des PAJ de cette étude permet ainsi d’appuyer les constats sur les conséquences de la COVID-19 et des mesures sanitaires dans les établissements carcéraux et les maisons de transition. Or, le contexte de pandémie et les réponses des services correctionnels ont limité, voire entravé, les capacités perçues des PAJ à réussir ce processus. Un manque de considération de la réalité des PAJ persiste. Ces constats confirment la nécessité de développer des stratégies visant à limiter les conséquences fâcheuses pour les PAJ dans un contexte de crise sociosanitaire. Alors que plusieurs études ont employé des devis quantitatifs et épidémiologiques pour décrire la situation, l’utilisation d’un devis qualitatif est complémentaire afin de comprendre les contextes liés à une expérience hors du commun. La COVID-19 et les mesures associées ont modulé de façon importante le processus de réintégration sociocommunautaire, particulièrement lors des premières phases de la pandémie. L’expérience des PAJ permet de comprendre différemment le processus de réintégration sociocommunautaire et de cibler les interventions nécessaires afin de favoriser leur adaptation. Les résultats mettent en lumière l’importance des activités associées à la dimension occupationnelle avantageant l’atteinte des trois objectifs centraux de la réintégration : 1) créer des liens avec les autres ; 2) rester occupé, ce qui est un moyen de développer ses capacités adaptatives dans le but de ne pas retomber dans la délinquance ; et 3) s’épanouir positivement. Ces activités doivent cependant être adaptées à la fois à leurs capacités et au contexte sociosanitaire afin de permettre aux PAJ de se réaliser grâce à elles. Les PAJ demeurent à la fois vulnérables en raison de leur âge et peu considérées en raison de la stigmatisation associée à leur statut judiciaire. Dès lors, il devient d’autant plus important de porter un regard sur le processus de réintégration sociocommunautaire auprès de cette population, en contexte de pandémie comme dans la présente étude, mais également de façon plus étendue.