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Introduction

Quand Dinechin et Léger publient un ouvrage sur les « abus spirituels » et les prédateurs spirituels (Dinechin, Léger et Bonnet, 2019), le sujet est alors peu documenté et le droit civil comme le droit canonique demeurent les grands absents du débat. Pourtant, notre expérience d’accompagnateur spirituel en soins palliatifs[2], durant presque dix années consécutives, nous rend particulièrement attentif à ce type d’abus possible puisque nous savons que « l’ethos palliatif » (De Koninck, 2020) est marqué par la notion de vulnérabilité, comprise comme le fait qu’on « ne peut pas ne pas être transformé par l’autre » (Zielinski, 2011, p. 92). Intégrant « fragilités et vulnérabilité » (Barreau, 2020), cette culture palliative s’engage à soulager au mieux tout type de souffrance (Doucet, 2020), intègre la dimension spirituelle du patient – ses origines confessionnelles, dorénavant principalement séculières –, se structure autour de principes épistémologiques tous porteurs d’une véritable « science de l’accompagnement » (Barreau et Cara, 2020, p. 62) et se prête donc tout particulièrement à cet objet de recherche.

Dans le cadre de ce numéro spécial Criminologie et spiritualités, offert en mémoire de Dianne Casoni, cet article vise deux objectifs. Le premier objectif consiste à circonscrire la notion d’abus spirituel grâce à deux champs d’expertise qui sont distincts et complémentaires. Le premier champ d’expertise relève de la psychanalyse et regarde le « processus d’idéalisation » tel qu’analysé par Casoni et Brunet (2005) ; le second champ d’expertise s’inscrit dans la phénoménologie lévinassienne et considère avec la professeure Briançon le « processus de victimisation » (Briançon, 2019)[3]. Le second objectif vise, quant à lui, à analyser comment accompagner les patients qui ont été victimes d’un tel type d’abus. Pour ce faire, nous présentons une vignette clinique dans le respect du style littéraire de la culture de la patiente concernée, et qui renvoie à un accompagnement que nous avons offert dans le cadre de notre engagement en milieu palliatif. Pour structurer l’analyse de la vignette, nous assumons une approche méthodologique auto-ethnographique, qui assure à la recherche ses dimensions qualitative, réflexive et engagée, voire même subjective (Rondeau, 2011). Et pour structurer l’analyse de ce type d’accompagnement, nous introduisons les concepts d’émancipation (Ascárate, 2021) et de transcendance (Roy, 2014), tout en restant centré sur « la singularité du sujet, l’intersubjectivité et les processus émergents » (Poenaru, 2020, p. 31).

1. De l’idéalisation à la victimisation

Si l’apport de la psychanalyse à notre analyse souligne la profondeur du regard de Casoni et Brunet (2005) sur la complexité de l’être humain, il met aussi en évidence l’effet dévastateur de tout abus spirituel sur la structure interne de la personne vulnérable. Quant à la phénoménologie, elle opère la même visée sur la personne vulnérable, mais à partir d’un paradigme d’analyse différent. Ainsi, le vis-à-vis de ces deux paradigmatiques offre une vision holistique des effets malheureux de l’abus spirituel et sur leurs auteurs et sur leurs victimes.

1.1 Processus d’idéalisation

Quand Casoni et Brunet parlent de processus d’idéalisation, ils se réfèrent à « un processus psychique groupal dans lequel un individu s’engage lorsque, poussé par une identification narcissique, il attribue à un leader, à une doctrine, ou encore à un mouvement religieux ou politique l’essentiel de son amour pour lui-même ainsi que l’essentiel de ses projets et désirs » (Casoni et Brunet, 2005, p. 76). Et par processus, ils pointent précisément le développement dans le temps de l’idéalisation et de ses effets sur le sujet – en psychanalyse, sur le moi et sur le surmoi. À noter que faisant l’état de la question, Casoni et Brunet (2005) ajoutent à cette première réalité le « mécanisme de clivage qui amène l’individu à scinder ses représentations de soi et des autres en deux classes dichotomiques mutuellement exclusives, soit bonnes, soit mauvaises, tout comme le rôle joué par des affects d’envie et de désespoir » (p. 76).

Dans une même visée freudienne, Casoni et Brunet (2005) nous rappellent la voie sans issue qu’emprunte le narcissique, puisqu’étant incapable d’aimer un autre que lui-même, il « se noie en voulant s’unir à sa propre image reflétée dans l’eau » (p. 77). Précisément, à partir du processus d’idéalisation, les auteurs soulignent combien chez Freud le facteur fondamentalement narcissique est impliqué dans tout investissement de l’idéal. C’est ainsi le cas dans le rapport du disciple au leader. Freud dira que « tout se passe comme si l’objet (l’amour) était traité comme le moi propre » (p. 77). Ainsi donc, dans le processus d’idéalisation, la « part de grandeur et de surestimation que l’individu s’attribue inconsciemment est dirigée sur autrui » (p. 77). Ici, nous comprenons combien cette mécanique narcissique s’applique facilement à la sphère du religieux, voire du spirituel. En effet, n’est-elle pas le lieu de l’idéal par excellence[4] ? Et du possible rapport disciple/maître ? Et la mécanique est complexe, car si le disciple s’approprie le leader, l’inverse est aussi possible. Le leader peut aussi s’approprier le disciple, posture qui nous renvoie directement à la problématique de l’abus spirituel. Précisément, la différence entre soi et l’autre tend à s’effacer jusqu’à favoriser une « identité inconsciemment partagée » (p. 77). Casoni et Brunet (2005) précisent que dans certaines situations, l’identité individuelle est « à toutes fins utiles occultée, donnant lieu à une folie à deux où un lien de nature symbiotique soudera les identités individuelles en une identité commune » (p. 77). Ici, nous pensons à l’exercice de l’autorité que les milieux religieux exercent de façon systémique, et possiblement à toute sorte d’abus spirituel, surtout si le leader développe un exercice de son autorité avec un charisme pouvant aveugler ses potentielles victimes. De surcroît, nos auteures montrent que l’exercice de cette dynamique narcissique peut s’appliquer à l’identité sociale. Ainsi, les auteures attirent notre attention sur trois formes d’identification possible dans le processus d’idéalisation : « L’identification de nature projective attribuant son propre idéal au leader, l’identification narcissique à l’idéal perçu chez le leader et enfin l’identification latérale aux autres membres du groupe » (p. 77-78). Ces trois formes d’identification idéalisante peuvent se conjuguer et se renforcer dans un processus d’idéalisation. Là encore, nous comprenons combien cette analyse peut s’appliquer à différents mouvements religieux qui par essence sont structurés autour du trépied : sujet/leader/communauté.

Enfin, ces mêmes auteurs soulignent combien ces différents types d’identification « lient les membres du groupe les uns aux autres dans une dépendance réciproque qui a tendance à devenir toujours plus importante afin que le sentiment de survalorisation narcissique intimement associé au processus d’idéalisation soit ressenti le plus souvent et le plus intensément possible par chacun des membres du groupe » (p. 78). Dans ce jeu d’illusions interpersonnelles et groupales, c’est la complémentarité des besoins narcissiques des deux côtés qui est visée, conduisant inévitablement à un double abus. D’un côté, le leader se sentira « d’autant plus convaincu d’être exceptionnel qu’il établira une relation réelle de domination envers l’adepte. De l’autre côté, l’adepte se sentira d’autant plus gratifié et choisi par le leader qu’il constatera non seulement que le leader exige beaucoup de lui, mais surtout qu’il est disposé à se soumettre à lui ». Tel que le soulignent les auteures, « chacun devient insidieusement prisonnier de son désir d’être gratifié à travers son identification narcissique à l’autre » (p. 79). Ainsi, ce type de fonctionnement personnel et communautaire ne touche pas simplement la liberté profonde de l’individu, elle crée une réelle scission au coeur même de l’individu. Car toute idéalisation, et là, Casoni et Brunet reprennent la théorie kleinienne, renvoie au « clivage de l’objet » (p. 79) qui protège le moi contre les angoisses les plus primitives éveillées par les fantasmes destructeurs visant l’objet. Dès lors, au clivage de l’objet s’ajoute le clivage corrélatif du moi. Un double clivage qui, tout en étant destructeur de l’identité profonde de la personne, fragilise chaque partie dans sa capacité au jugement critique et au jugement de la réalité. Le processus d’idéalisation se nourrissant de ce double clivage jusqu’à opérer un clivage ultime, celui entre leader et infidèles, leader potentiellement le gourou uni à sa proie devenue son adepte ; nous pensons ici à la communauté éprise d’un idéal religieux désaxé, devenant les « boucs émissaires » (p. 79).

Mais l’analyse de Casoni et Brunet (2005) nous conduit à mesurer plus encore les conséquences malheureuses d’un tel mécanisme narcissique. En effet, il y a la possibilité qu’adeptes et leaders deviennent « tellement unis à travers des liens d’identifications narcissiques » (p. 80) qu’ils peuvent jusqu’à perdre la maîtrise du processus groupal d’idéalisation qui les soude les uns aux autres. La « force d’attraction » de ce processus d’idéalisation est telle que l’engagement affectif du sujet est vicié jusqu’en de possibles « dérapages ». Enfin, en raison de la parenté épistémologique qui existe entre rites et rituels, sacrements et liturgie, il est intéressant de retenir la manière dont nos deux auteurs situent les rituels dans la mécanique implacable qu’est l’idéalisation. Du fait de sa fonction, le rituel s’approprie à la fois le repère à la temporalité et au groupe, paralysant en quelque sorte la fonction cognitive du moi. Affranchi de ces repères fondamentaux, le disciple ou l’adepte se voit littéralement projeté dans cette spirale qu’est le processus d’idéalisation devenant la proie malléable à toute dérive possible. La criminologue souligne alors que « l’attaque » à l’égard de la temporalité conduit à « un désengagement affectif, tel que décrit par De Greff » (p. 82), jusqu’à relativiser la vie terrestre, mais aussi ses liens relationnels.

1.1.1 Vers une première définition

Fondé sur l’analyse de la mécanique narcissique freudienne, le processus d’idéalisation se présente comme la « subversion » radicale du rapport à l’objet. Puisqu’il s’agit ici essentiellement du lien entre l’adepte et le leader ou entre le disciple et le maître, la subversion se réalise autour de « l’objet aimé » qui n’est plus l’autre – le leader et le disciple –, mais bien soi-même à travers l’autre, l’amour narcissique de soi étant le moteur de cette subversion. Le premier point (1) à considérer est donc bien la fusion identitaire qui se dessine entre les différentes parties : fusion sous l’angle de la nature projective (soi), de l’idéal perçu (l’autre), et latéral (les autres ou le groupe). Trois modalités fusionnelles s’entraînant les unes les autres jusqu’à produire un polissage mortifère des identités individuelles. Le deuxième point (2) de ce processus d’idéalisation renvoie, quant à lui, à un double abus : du côté du leader, où son identité narcissique se renforcera à la mesure de sa domination. Dans un cadre religieux, nous parlons ici d’un abus d’autorité. Du côté de l’adepte, où son identité narcissique se renforcera, quant à elle, à la mesure du degré d’exigence que le leader exercera sur lui. Dans le même cadre religieux, nous parlerons ici d’une perversion de l’obéissance qui renvoie douloureusement à une perversion du « voeu d’obéissance ». Enfin, troisième aspect à retenir (3) : le clivage. Le clivage de l’objet désiré pour que le « moi » de chaque partie survive à la tyrannie du processus d’idéalisation. Le clivage du « moi » conduisant à une destruction identitaire allant jusqu’à altérer le jugement du sujet. Et parce que le processus d’idéalisation se nourrit de ces deux premiers clivages, il en provoque un ultime, celui entre le monde nébuleux du narcissisme et celui de celles et ceux qui en sont exclus : les boucs émissaires.

1.2 Processus de victimisation

« La focalisation sur la singularité du sujet, l’intersubjectivité et les processus émergents » (Poenaru, 2020, p. 31) ne sont pas l’exclusivité de la psychanalyse. Bien que sous un angle d’analyse différent, l’approche phénoménologique permet aussi de « revenir aux choses elles-mêmes » (Ascárate, 2021). C’est là l’effort que la professeure Briançon (2019) s’efforce de produire dans sa compréhension lévinassienne du processus de victimisation du sujet, tout en prévenant que c’est chose fastidieuse puisque « Lévinas redéfinit tous les termes qu’il utilise » (p. 10). En fait, à son point de vue, la phénoménologie lévinassienne est « hermétique, car impressionniste et métaphorique, ce qui nécessite un effort minutieux de lecture et de relecture » (Briançon, 2019, p. 1). Un travail qui, de surcroît, exigerait de prendre en compte l’histoire personnelle du philosophe. L’histoire de Lévinas, marqué dans sa chair par la Shoah, éclaire sa détermination intellectuelle à vouloir inscrire le nom de chaque victime dans le temps (Briançon, 2019, p. 2). Ici, ce qui importe, c’est bien que « leur sang marque et construise l’histoire collective » et, qu’ultimement, nous puissions répondre à la question suivante : « Être victime peut-il avoir un sens pour la conscience elle-même ? » (p. 2-3). Dès lors, la visée herméneutique de Briançon (2019) est la suivante : « À rebours des interprétations traditionnelles peignant un sujet lévinassien victime d’autrui, il s’agit ici de montrer que le soi n’est pas victime d’un autrui-bourreau extérieur, mais de lui-même » (p. 3). Précisément, et ce point nous importe particulièrement, l’expression « victime d’une persécution » renverrait chez Lévinas à une « conscience passive » qui n’est « ni libre ni esclave », un « empêchement de la conscience à se séparer de soi pour se contempler elle-même ou s’exprimer » (dira Briançon, p. 3). S’intéressant donc au psychisme interne de la conscience, la question n’est plus simplement celle du sens de la victimisation de la conscience, mais aussi celle de préciser en « quoi » elle l’est et quel nouveau sens cela lui offre : « La quête d’un sens créé par la subjectivité de la conscience-victime » (p. 3).

1.2.1 Circularité et victimisation

L’auteure attire donc notre attention sur le fait que la subjectivité de la conscience est sensibilité et vulnérabilité. De ces trois termes, Briançon (2019) retient dans sa compréhension de Lévinas le fait que la sensibilité est une « ouverture passive » pouvant conduire à une « substitution » qui devient « responsabilité ». Quant à la « vulnérabilité », elle « met à nu » (dénudation) la profondeur de la conscience, c’est-à-dire la conscience dans sa capacité à ressentir la douleur (Briançon, 2019, p. 4). Cette circularité subjectivité/sensibilité/vulnérabilité est « un mouvement d’ouverture passive et extrême de la conscience » qui éclaire en quoi celle-ci peut être la proie à toute sorte d’abus, y compris à l’abus spirituel. De fait, pour Lévinas, le sens de la subjectivité et de ses deux acolytes renvoie à la signification qu’illustrerait « la condition d’otages qu’on mènerait à l’expiation » (p. 4). Définition conduisant à une première acception du terme « otage » : « confusion des identités » ; puis à une deuxième signification : « La conscience comme otage d’elle-même » (otage ontologique) ; et à une troisième enfin : « la conscience otage de son obsession d’autrui » (p. 4-5). N’est-ce pas dans la dynamique de ce rouage et dans son mouvement circulaire que nous pouvons appréhender l’un des lieux possibles de la mécanique implacable qu’est la culpabilité ? Même blessée (par autrui), la conscience garderait cette culpabilité (vue comme obsession) de l’autre que soi ! Quelles qu’en soient les conséquences, « le sujet est involontairement prisonnier de son sentiment contre nature de responsabilité illimitée pour autrui » (p. 5), ce qui le conduit à une « substitution à l’autre », à une « rupture de l’identité », à une « rupture de l’intériorité », à une « dénucléation identitaire », métaphore de l’explosion atomique qui renvoie à l’éclatement titanesque de la conscience (p. 5). Le processus de victimisation de la conscience – et donc sa dénucléation – révèle ainsi les entrailles de la phénoménologie de la conscience à mesure que sa mécanique est mise à jour. Ceci est possible si nous comprenons non seulement la triple acception du concept « d’otage », mais aussi la manière dont l’expiation, au sens lévinassien du terme, se dévoile. De la subjectivité à la sensibilité jusqu’à la vulnérabilité. De l’expiation à la sujétion. Ainsi, soulignera la professeure Briançon (2019), la conscience serait appelée à se livrer passivement à la souffrance dans un « s’offrir » (p. 6) afin de se libérer de son ego, pour devenir autre qu’elle-même et ainsi accéder au bien. Voilà ce qui, bien qu’inconsciemment, prête le flanc à tout abus spirituel. Précisément, cette phénoménologie de la conscience souligne son double mouvement : sa capacité originelle à « respirer » dans une remise à plus grand que soi, mais aussi son « obsession à autrui » qui la conduit que trop souvent vers sa remise aveugle et passive entre les mains du bourreau, devenu son bourreau, alors même qu’elle reste captive d’elle-même. Le premier de ses bourreaux est certainement la conception dogmatique de la transcendance pourtant paradoxalement imposée par Lévinas (p. 8). Est-ce justement son histoire personnelle qui justifie cette contradiction ? Quoi qu’il en soit, si le processus d’idéalisation synthétisé par Casoni et Brunet (2005) participe à notre effort pour offrir une première définition de ce qu’est l’abus spirituel, le processus de victimisation de la conscience tel qu’ici résumé par Briançon (2019) l’explicite pleinement. Ainsi, le vis-à-vis entre les deux processus – idéalisation et victimisation – circonscrit mieux encore le concept d’abus spirituel jusqu’à considérer ses effets dévastateurs. C’est là le sens de la Figure 1 que nous offrons ci-après. La fusion identitaire (soi, l’autre, les autres) fait de la conscience un « otage comme fusion des identités » ; le double abus, du côté du leader et de l’adepte, marque la conscience tel un otage ontologique ; le clivage, quant à lui, en vient à caricaturer l’ipséité de la conscience dans une obsession incontrôlée d’autrui, quand bien même celui-ci serait un gourou ou un bouc émissaire, voire même les deux à la fois.

Figure 1

Systématisation de l’abus spirituel et de ses effets dévastateurs

Systématisation de l’abus spirituel et de ses effets dévastateurs

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La mise en vis-à-vis des processus d’idéalisation et de victimisation conduit donc à une définition à la fois formelle et ouverte de l’abus spirituel. Une définition que nous souhaitons formuler de la sorte :

Cette définition de l’abus spirituel discrédite directement toutes sortes d’ontologismes compris comme l’imposition extérieure d’un objet spirituel, voire religieux, non appréhendé et non désiré par le sujet. Une sorte de téléologie inversée familière du dogmatisme religieux qui s’oppose à la conscience dans sa vitalité et, disons-le, dans sa fragilité intrinsèque. C’est précisément là où nous louons l’effort de Roy (2014) qui, bien que théologien, engage une réflexion de fond pour valoriser une typologie de la transcendance « séculière[5] » capable de servir le dynamisme vitaliste de la conscience humaine. Quand Briançon (2019) souligne le fait que l’un des grands mérites de l’oeuvre lévinassienne est de reconnaître le besoin qu’a l’être humain de spiritualité (p. 10), il s’agit de s’interroger sur ce type de spiritualité. Peut-on encore parler de spiritualité si celle-ci ne respecte pas la conscience humaine et ne sert pas l’humanisation de son sujet ? Conséquemment, comment une conscience, implosée par un abus spirituel, peut-elle se reconstruire ? Au minima, la phénoménologie « humaniste » de la transcendance telle que proposée par Roy (2014) offre à la blessure spirituelle le facteur temps. Le théologien « philosophe » soulignera ce fondement anthropologique en rappelant que « l’éveil peut être provoqué par un vide ou par une plénitude (…). Qu’il est précédé par une période de rumination (…). Qu’elle possède la richesse de variété de ses modes de transcendance et la subtilité de son mouvement. » Au maxima, c’est l’attraction provoquée par l’objet désirable qui restaurera progressivement et discrètement une conscience abusée. Il s’agira là d’une « expérience de transcendance qui [sera] une appréhension de l’infini, véhiculée par un sentiment dans une circonstance particulière » (Roy et Lambert, 2014, p. 15). Il devient alors intéressant de questionner le concept d’émancipation (Ascárate, 2021) compris comme un mouvement de transcendance à partir de la conscience « accompagnée » en vue de son humanisation jusqu’à sa guérison possible. Pour ce faire, nous procéderons à partir d’un ancrage clinique synthétisé par une vignette dite clinique[6].

2. Ancrage clinique

Quand notre posture méthodologique autoethnographique (Rondeau, 2011) vise les dimensions qualitative, réflexive et engagée (48-51) de la recherche, nous voulons signifier le fait que l’étude d’une seule vignette clinique suffit pour offrir à la recherche un ancrage clinique significatif (dimension qualitative), que cette réflexion assume la dimension subjective inhérente à toute méthodologie autoethnographique (dimension réflexive), que celle-ci non seulement provient de notre engagement professionnel mais a plus encore vocation à qualifier celui-ci.

2.1 En contexte de soins palliatifs

Originaire de Lisbonne, Mme Costa se décide à aller à Fatima, ce haut lieu de pèlerinage international appelé communément en portugais Capelinha das Aparições. Pour elle, non seulement Notre-Dame de Fatima est la responsable de la rémission de son cancer, mais plus encore la garantie de la non-récidive de son mal. À Lisbonne, dans cette immense métropole, Mme Costa s’engage alors corps et âme dans une association qui porte le nom de Crianças de rua (Les enfants de la rue), dont la mission est simple, mais cruciale. Il s’agit de recueillir les enfants abandonnés à eux-mêmes dans les périphéries de Lisbonne, ces latas cidades où la misère se confond avec la violence : traite des enfants et abus de tous ordres. Sollicitée par une ONG à São Paulo, au Brésil, elle accepte un poste comme agente de liaison communautaire entre Crianças de rua et ladite ONG. Voilà ce qui l’amènera à Montréal en août 2019, ville stratégiquement placée sur la ligne aérienne entre Lisbonne et São Paulo. Mais Mme Costa ne verra pas son projet aboutir… En septembre 2019, sur la ligne verte du métro de Montréal, entre Guy-Concordia et Peel, elle s’effondrera[7].

Quand j’entre dans sa chambre de soins palliatifs, à Montréal, c’est une femme désabusée que je visite. Pétrifiée devant le diagnostic médical reçu il y a quelques jours, cette quadragénaire est atterrée. Les questions fusent les unes après les autres : Pourquoi cette récidive ? Pourquoi ici cette explosion métastatique ? Et Notre-Dame de Fatima ? Et « ses » crianças de rua ? Le souffle de Madame Costa s’est accéléré, certaines fois suspendu. Mandaté par l’équipe interdisciplinaire pour l’accompagner sur le plan spirituel, je connais le but de ma mission : être un éveilleur d’espérance. Mais là, quel sens donner à ce qui se vit et tout simplement à ce qui est… Noël 2019 est particulièrement lourd pour Mme Costa. Comment ne pas se rappeler qu’à la même date, un an plus tôt, elle était avec « ses » crianças de rua dans une casinha près de Lisbonne : Ricardo, Amelia, Gloria, Yara… Dans son esprit, les visages et les corps se mêlent quand les noms s’entremêlent. J’entre, je m’assieds, je touche, je parle : « Bonjour, Madame Costa »… Silence !

Ce vis-à-vis est à la fois sublime et tragique. Sublime, parce que le corps de cette femme semble être la prolongation d’un corps relationnel et spirituel, intemporel subtil et riche. Chaque larme versée en dessine l’horizon incommensurable. Il est fort, il est libre, il est éternel, presque fier, ce corps. Ricardo, Amélia, Bruna, Juletia et tant d’autres… Mais tragique, parce qu’écroué dans une cellule jouxtant le couloir de la mort. Ce corps matériel est en souffrance et l’injonction de son frère le crucifiera à jamais : « Tu vas guérir Lucilia, tu vas guérir avant juin 2020, car le 13 juin, c’est là la fête de Saint-Antoine de Padoue, patron de notre ville Lisbonne, tu te souviens ? Regarde, tu as ici l’huile de saint Joseph et encore une relique de saint Antoine que j’ai pu obtenir avant mon envol de Lisbonne. »

Lucilia toise son frère. À vrai dire, elle ne le reconnaît pas. Cet homme charismatique, riche d’une posture outrancière, attitude qu’il justifie à chaque occasion par sa fortune âprement obtenue grâce à une carrière dans la mode et les évènements culturels internationaux, ce quinquagénaire qui ne parle plus religion depuis sa séparation fracassante d’avec Carla, cette sublime mannequin originaire de Porto, cet homme n’a plus le visage de son frère. Lucilia se tait. Elle ressent en son intime une fracture. Celle, d’un côté, d’une macabre certitude, lui susurrant que le cancer aura raison de ses projets, et de l’autre côté, celle que la Madone ne peut pas permettre ça. D’un côté donc, elle donne raison à l’athéisme pragmatique de son frère. De l’autre côté, peut-être reçoit-elle le cri décalé de son frère suspendu à l’irrationnel. Est-il devenu le bourreau de sa vie crucifiée à jamais ou bien est-il encore le grand frère l’accompagnant sur les chemins de la Capelinha das Aparições ?

2.2 Ancrage clinique et cadre conceptuel

L’apport de cette vignette clinique a pour objectif méthodologique d’ancrer notre réflexion théorique dans un vécu clinique fidèle à la démarche autoethnographique. Pour ce faire, nous présentons une à une les strates cliniques qui se prêtent tout particulièrement à l’analyse théorique. C’est ici le sens de la Figure 2 ci-dessous.

Figure 2

4 strates envisagées comme lieux possibles d’abus spirituels

4 strates envisagées comme lieux possibles d’abus spirituels

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Première strate : la vie intérieure

La réalité de la vie intérieure est aussi précieuse que complexe, cette vignette en est un témoignage vibrant. Voilà pourquoi cette richesse est souvent sujette à de nombreuses confusions et malheureusement à trop d’abus. Si la distinction entre for interne et for externe, pilier du droit canon (Droit canon 144 & 1), est un phare protecteur dans la tradition catholique théologique du xxe siècle, le concept de « déthéologisation du droit canon » post-concile Vatican II (Condé, 2006, p. 530) souligne la difficulté pour l’appliquer. Les débats des années précédentes et ceux actuels autour de l’abus sexuel en sont le malheureux curseur. Si le « for interne est ce qui ne peut sortir à l’extérieur[8] », il renvoie à la conscience de la personne humaine et à son intentionnalité. Mme Costa voulait quitter cette terre dans le silence (1), portée par la Madone (2), dans un mouvement de basculement de son corps matériel souffrant vers celui spirituel (3), nous souligne la vignette. Vers ce corps relationnel, spirituel et incommensurable. De son point de vue, vers un corps éternel et cette myriade d’enfants, « ses » crianças de rua. La posture de son frère se situe drastiquement à l’opposé de la sienne par l’imposition manu militari d’un rituel non sollicité (ici une dévotion). La professeure Casoni le mentionne : Quand le rituel est imposé de l’extérieur, il peut s’approprier non seulement le repère à la temporalité mais aussi celui du groupe, paralysant in fine la fonction cognitive du moi (Casoni et Brunet, 2005, p. 81). En cela, l’intervention du frère de Mme Costa nourrit les processus d’idéalisation et de victimation. Personne ne saura ce qui motive l’intervention du frère dont la vignette ne daigne même pas lui donner un nom. Est-ce seulement une maladresse ? Sinon l’expression d’un amour inconditionnel ? Peut-être le rapport hégémonique de cet homme au travail, à la vie ? L’abus spirituel n’a pas nécessairement pour origine une posture narcissique des deux parties ou une prédisposition à la victimisation. L’abus spirituel est l’imposition d’une parole, d’un discours ou d’un objet tous marqués directement ou indirectement d’un message culturellement d’ordre spirituel. Ici, la relique de saint Antoine de Padoue s’impose à la conscience de Mme Costa (fusion des identités), prend sa conscience en otage (otage ontologique) et exige d’elle qu’elle sorte de son intériorité (obsession d’autrui) pour faire face à son bourreau et à ses promesses préternaturelles. La vignette le mentionne : « Lucilia toise son frère. À vrai dire, elle ne le reconnaît pas. » À noter que cet abus aurait été plus dramatique encore si le rituel avait été institutionnalisé et donc ancré et justifié dans et par un corps hiérarchique. Quoi qu’il en soit, la dynamique de la fusion des identités aura conduit la patiente à une culpabilité marquée. Celle de ne pas obéir à l’invective.

Deuxième strate : la vie relationnelle

Voilà qui nous introduit parfaitement à notre seconde strate : la vie relationnelle. Dans son effort de systématisation, Roy (2014) développe le concept de « transcendance » dite « séculière » à partir du prisme de la phénoménologie. En somme, dira-t-il, « loin de constituer un domaine fermé, la scène esthétique, ontologique, éthique ou interpersonnelle [selon l’auteur, les quatre formes d’expression de la transcendance] forme un tremplin d’où la personne est projetée vers un élargissement d’horizon illimité » (Roy, 2014, p. 23). Et spécifiquement pour ce qui regarde la scène interpersonnelle, il dira qu’elle « découle de la quête de l’amour et qu’elle fait intervenir le sens d’une présence spéciale » (Roy, 2014, p. 23). » Ce type de transcendance interpersonnelle nous renvoie donc à notre vignette clinique quand notre ancrage méthodologique autoethnographique autorise une analyse subjective : Qu’est-ce qui motive l’intervention du frère ? Dans la culture palliative, il y a cette distinction subtile entre deux types possibles d’intervention : « celui du délicat équilibre facere/agere » (Barreau, 2017, p. 76). Le premier renvoie à la culture du travail où la relation humaine est relative à l’oeuvre, à l’efficacité, au rendement. Le second type, quant à lui, introduit à la culture de la relation la notion de « vulnérabilité ». « Passée l’évidence de la fragilité du malade, se révèle donc la vulnérabilité du soignant ou de l’accompagnant. L’examen de la relation de soins nous invite ainsi à ce que Ricoeur appelle une phénoménologie du soi affecté par l’autre que soi » (Zielinski, 2011, p. 90). Ce frère était-il donc trop marqué par le monde du facere pour prendre le chemin de la vulnérabilité ? Ou était-il tout simplement trop fragile pour faire face à « l’évidence de la fragilité du malade… (p. 90) » ? De sa soeur ?

Troisième strate : la vie communautaire

L’un des principes de la culture palliative est « l’oikos » (Barreau, 2020). Réalité qui renvoie au corps protecteur, celui de l’institution, des professionnels de la santé, bien sûr la famille et les proches. Pour Mme Costa, ce corps renvoie tout particulièrement à chacun de ces jeunes qu’elle a portés et accompagnés : Ricardo, Amelia, Bruna, Juletia et tant d’autres… Le corps familial semble absent, ce sera donc une personne seule qui sera responsable de l’abus spirituel dont elle sera la malheureuse victime : son frère parachuté dans un oikos qui lui semble tellement étranger. Notre réflexion sur l’abus spirituel abordé sous l’angle de la « communauté » conduit à ce que Bousquet nomme très justement « la personnalité sociale » (Bousquet, 2009, p. 68). Quel que soit l’abus, l’acte personnel a un impact sur la communauté humaine, vice versa. Communauté humaine, spirituelle, religieuse, comment penser « la réparation » ? Ce sera là l’un des points de réflexion dans notre conclusion.

Quatrième strate : la vie politique

Introduire une quatrième strate autour de la dimension politique de l’abus spirituel nous conduit à questionner les liens entre institutions et personnes fragilisées, ici fragilisées par la maladie. « Prendre soin manifeste une dialectique de l’affection et de l’action », dira la philosophe en référence à Ricoeur (Zielinski, 2011, p. 91). Dès lors, nous pouvons souhaiter une action politique qui, riche de l’ethos palliatif, entoure la personne vulnérable du manteau de la sollicitude. En philosophie, « la sollicitude guide la relation de soin : geste du corps envers un corps dans le besoin, affect moral qui se concrétise à travers des compétences, action d’un sujet affecté par la vulnérabilité d’un autre » (Zielinski, 2011, p. 95). Ricoeur n’hésitera pas à dire qu’elle est la « structure commune à toutes ces dispositions favorables à autrui qui sous-tendent les relations courtes d’intersubjectivité » (Zielinski, 2011, p. 95). N’est-ce pas le sens de l’accompagnement spirituel ? « Pas seulement répondre à des besoins, mais rendre le sujet à sa capacité de désirer » (Zielinski, 2011, p. 96).

2.3 Pour quel type d’accompagnement ?

Il existe donc une parenté épistémologique entre le concept de « sollicitude » tel qu’introduit ici et celui « d’émancipation », familier de la phénoménologie (Ascárate, 2021). Qualifié par la « théorie critique » (Ascárate, p. 172), le sens de l’émancipation que la sociologie pragmatique explore ne relève pas « d’un mouvement théorique qui prolongerait le contrôle toujours plus poussé des dominés, mais de la possibilité que ceux-ci s’approprient les capacités dont ils sont privés (p. 173). » Appliqué à l’abus spirituel, ce concept « d’émancipation » associé à celui de « sollicitude » visite une à une les marques de l’abus spirituel. Quand la première considère la fusion identitaire vue sous l’angle de la nature projective, de l’idéal perçu et d’un point de vue latéral, le concept d’émancipation interroge sur la manière dont le sujet peut réagir à la perte identitaire. Ne serait-ce pas en l’aidant à retrouver l’objet spirituel originellement désiré : Ricardo, Amélia, Gloria, Yara… ? Quand la seconde marque renvoie à un double abus, du côté du leader (domination) et du côté de l’adepte (exigence), le concept d’émancipation insiste sur l’autonomie du sujet dans son rapport à l’objet spirituel désiré. La spiritualité n’est-elle pas éminemment intime et personnelle ? Source d’une réelle autonomie… Enfin, quand le clivage entre adepte/leader et les « autres » cristallise l’impact de l’abus spirituel, le concept d’émancipation pose la question délicate de la réconciliation entre le sujet en chemin de guérison et sa « victime émissaire » ou son « bouc émissaire ».

Comment penser un accompagnement spirituel marqué du sceau de la sollicitude et de l’émancipation ? Traditionnellement, et de manière transversale aux différentes institutions religieuses, l’accompagnement spirituel s’inscrit dans une culture où l’autorité renvoie à une posture de « possession de la vérité ». Il y a celui ou celle qui dit « avoir la vérité », souvent « révélée », qui la transmet sous forme « dogmatique ». Il y a donc celui ou celle qui « ne sait pas encore » et qui peut-être « ne saura jamais » puisque la possession de la vérité « consacre » l’emprise. Dinechin et Léger soulignent le fait qu’il existe « un élément majeur qui peut contribuer à renforcer la toute-puissance narcissique de prédateurs ou prédatrices et la non-prise en compte des victimes : celui du rapport à la vérité » (Dinechin et al., 2019, p. 61). Et parce que cette vérité se dit « infuse », elle est nécessairement certaine, voire évidente, et s’adresse à la potentielle victime avec une performativité unique sans distinction aucune entre for interne/externe. Cette conception « fidéiste » et « autoritariste » de l’accompagnement spirituel fait écho à la sémantique du « directeur » spirituel, voire du directeur ou de la directrice de conscience. Dans les deux cas, la posture est pyramidale : « Tu vas guérir Lucilia, tu vas guérir avant juin 2020, car le 13 juin, c’est là la fête de saint Antoine de Padoue, patron de notre ville, Lisbonne ! »

Comment favoriser un mode d’accompagnement qui prévienne l’abus spirituel ? Ne serait-ce pas en déplaçant le lieu d’ancrage de la vérité ? Le lieu d’ancrage de la rencontre ? N’est-ce pas en reconnaissant que l’ancre de l’altérité est au plus intime de chacun et chacune ? Reconnaître cette vision anthropologique, c’est permettre à l’accompagnement spirituel de basculer vers une culture du compagnonnage où la rencontre de deux êtres vulnérables sonne la juste note. « Quels sont donc ces propos que vous échangez en marchant », demande Jésus de Nazareth aux deux disciples d’Emmaüs (xx, Lc 24, 17) …

Le point d’ancrage de cette anthropologie spirituelle serait donc de considérer que le désir de l’accompagné(e) est le lieu où la vérité se dessine. « Le désir humain est constitutivement ouvert au mystère, ouvert à une réalité qui aiguillonne sa recherche, l’attire en avant et lui échappe toujours » (Roy, 2009, p. 77). Dès lors, cet ancrage de l’accompagnement à partir du désir renvoie à une posture d’accompagnateur/accompagné ou de directeur/dirigée qui est « inversée ». Dans un mouvement de « kénose » (Jobin, 2010), l’accompagnateur se fait ici « serviteur » d’un désir humain et spirituel au sens profond du terme, pour la « relevance » et pour « l’émancipation », vers un chemin de guérison. En ce sens, sa posture corporelle et conjointement son « verbe » et son « souffle » deviennent don. Car « la kénose, et son insistance sur l’évidement, sur le creux, représentent bien une modalité de don » (Jobin, p. 323).

Conclusion

Il est bienséant de rendre hommage à une personne de notoriété en dévoilant l’un des nombreux lieux possibles de recherche que son expertise a dévoilés. C’est l’intention que cet article a voulu poursuivre en considérant ce qu’est l’abus spirituel à partir de l’analyse que Casoni et Brunet (2005) offrent du processus d’idéalisation, et Briançon (2019) de celui de la victimisation.

Marquée par un ancrage psychanalytique, nous soulignons la pertinence de cette référence quand on sait que chez la personne humaine, la psychanalyse étudie ce qui ne se voit pas et qui pourtant la détermine tellement. Par le prisme du processus d’idéalisation et de la mécanique narcissique freudienne, l’abus spirituel se définit comme étant l’imposition pour le même individu à la fois d’un idéal spirituel ou religieux et d’une fusion avec son bourreau avant de créer un clivage destructeur. Qualifiée par un ancrage phénoménologique, nous constatons aussi combien cette seconde référence est complémentaire de la première, puisque son objet est alors la conscience. Par le prisme du processus de victimisation, l’abus spirituel renvoie ici à une intrusion extérieure à la conscience humaine qui ébranle son ipséité dans son lien d’attraction vitale aux différentes modalités de transcendance possible proposées par l’objet désirable.

Dès lors, pour approcher une telle blessure, il nous a semblé opportun d’ancrer notre réflexion théorique dans une situation clinique relatée par une vignette et familière de la culture palliative. Le concept d’émancipation avancé par Ascárate y trouvait toute sa place, non seulement pour souligner la capacité de la personne vulnérable à reprendre un chemin de croissance qui lui soit enfin personnel, mais aussi pour proposer un type d’accompagnement spirituel capable d’accompagner cette ouverture à la transcendance séculière. Ainsi, seule la transcendance sous son mode attractif à l’égard de l’objet désiré et choisi personnellement pouvait durablement répondre aux dommages causés par l’abus spirituel. L’analyse clinique de notre vécu nous conduisait in fine à comprendre à la lumière du couple émancipation/transcendance que l’accompagnement spirituel s’inscrivait autrement plus dans une posture de compagnonnage que d’autorité.

Prévention

Penser un modèle d’accompagnement spirituel qui fasse basculer la notion même d’autorité relève d’une démarche préventive. Dans une posture traditionnelle, le leader ou le pasteur transmet à son adepte ou à son fidèle une vérité, souvent dite révélée et entière. Il nous a semblé que cette posture d’autorité était encline à toutes sortes d’abus possibles. Car d’un côté, la proie potentielle est aveugle quand, de l’autre côté, le gourou a tous les pouvoirs. Par contre, reconnaître en chaque individu un rapport personnel et subjectif à la quête de sens permet de renverser le rapport d’autorité, de le redéfinir et d’en éviter les abus potentiels. Ce basculement permet de redéfinir l’autorité comme l’humble et discret service d’une croissance éminemment personnelle. Nous avons introduit la notion de kénose. Une telle anthropologie de l’accompagnement spirituel pourra se conjuguer en autant d’anthropologies spirituelles qu’il y a de désirs et se décliner en multiples spiritualités, mais la posture de la kénose n’a-t-elle pas vocation à demeurer ?

Réparation

La question de la réparation en spiritualité est un sujet délicat qui exigerait une profonde et longue réflexion. Ici donc, nous voulons simplement attirer l’attention du lecteur sur le fait que sur le plan humain, nous ne voyons pas de chemins possibles de réparations directes. Car un abus spirituel, comme tout abus, est une trahison pour laquelle le bourreau ne peut qu’être condamné. Peut-être est-il possible de penser une amorce de réparation à partir de la réalité de la communauté humaine ? Sur le plan religieux, nous pourrions convenir que la dimension surnaturelle sur laquelle l’abus s’appuie laisse entrevoir un chemin possible de réparation. Quoi qu’il en soit, tant sur le plan naturel que surnaturel, la difficulté à trouver des voies possibles de réparation montre une fois encore la gravité de ce qu’est un « abus spirituel ». Dès lors, dans les institutions de santé où les aumôniers sont remplacés par les intervenant.e.s en soins spirituels (ISS), il devient urgent de former à une diversité d’anthropologies spirituelles qui soient au service de la vie intérieure de chaque personne vulnérable et qui soient gardiennes de la liberté intérieure de chacune. Il semble aussi important de proposer une formation éthique qui assure à chacune un cadre déontologique protecteur de chaque abus potentiel, spirituel et autres.

Si les vagues de dénonciations d’abus sexuels par les victimes et les associations ont ébranlé la jurisprudence canonique et civile, il en est tout autrement en ce qui regarde l’abus spirituel. Parce que précisément sa matière est d’ordre spirituel, on éprouve de la difficulté à solliciter le juridique (Dinechin et al., 2019, p. 135). Et pourtant, la violation d’une conscience ou d’une vie intérieure peut être objectivement d’une grande violence, nous l’avons vu avec l’analyse de la vignette clinique, comme d’ailleurs avec le rapport systémique des strates entre elles et avec leurs variations possibles. Il appartient donc au monde de l’accompagnement spirituel, autant séculier que religieux, d’anticiper ce type d’abus.