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Ce numéro spécial est dédié à la mémoire de notre chère collègue, Dianne Casoni, décédée soudainement en février 2020. Psychologue de formation, Dianne était professeure à l’École de criminologie de l’Université de Montréal depuis 1994.
En plus d’être l’autrice de nombreuses publications scientifiques et professionnelles et d’avoir reçu plusieurs prix et reconnaissances pour ses travaux de recherche, Dianne Casoni a dirigé la revue Criminologie de 2005 à 2012. Excellente collègue et mentore, son décès représente une immense perte pour le domaine. Nous avons voulu par ce numéro spécial, non seulement lui rendre hommage et valoriser sa contribution unique dans le domaine de la criminologie, mais encore réunir différents travaux s’inspirant de ses recherches ou s’inscrivant dans des réflexions connexes à celles qu’elle a menées tout au long de sa carrière.
Les travaux de Dianne Casoni combinent de façon unique la psychologie, la psychanalyse et la criminologie. Ils portent un regard analytique remarquable sur différents enjeux, tels que la victimisation – notamment en contexte sectaire et religieux – ; la réhabilitation – notamment pour les personnes condamnées à de longues sentences d’incarcération – ; l’expertise psychologique dans les instances judiciaires ; ou encore la violence et le terrorisme.
Le thème de la spiritualité est au coeur de notre proposition de numéro spécial. En étudiant les groupes dits sectaires et les groupes religieux, Dianne Casoni s’est en effet intéressée à la fois aux processus d’engagement, à la construction identitaire des membres de ces groupes ainsi qu’aux philosophies groupales qui favorisent certains types de victimisation. En s’intéressant aux vécus des condamnés à de longues sentences et au terrorisme, elle s’est interrogée sur le rôle des croyances et de la quête identitaire dans les trajectoires de vie et de réhabilitation. Notre numéro spécial abordera, tour à tour, l’abus spirituel ; la victimisation, la réparation et le pardon, notamment dans des contextes religieux ; les enjeux de la religion dans les institutions carcérales et enfin, les trajectoires de vie dans des groupes identitaires associés au terrorisme.
La victime et la victimisation sont au coeur des réflexions des premiers articles de ce numéro spécial. Jean-Marc Barreau, dans son article « Considérations sur l’abus spirituel dans un contexte de soins palliatifs », ouvre la réflexion sur l’abus spirituel de personnes particulièrement vulnérables en raison de problèmes majeurs de santé. En s’appuyant tout particulièrement sur les travaux de Dianne Casoni, il propose ainsi de définir la notion d’abus spirituel à travers un double processus d’idéalisation et de victimisation, d’en montrer les effets dévastateurs et de réfléchir à l’accompagnement des patients victimes d’un tel type d’abus. Il met ainsi en lumière les risques associés à l’accompagnement spirituel dans des institutions religieuses « où l’autorité renvoie à une posture de “possession de la vérité” ». Il fait émerger l’importance de redonner le pouvoir à la victime de l’abus spirituel dans la relation d’accompagnement entre elle et une figure d’autorité religieuse.
Madeline Lamboley, Marie-Andrée Pelland et Céleste Goguen, pour leur part, dans leur article « Les gardiennes de l’honneur. Entre victimes et agentes de contrôle coercitif dans des communautés patriarcales », comparent les expériences de deux groupes de femmes vivant au sein de communautés culturelles où l’honneur est important, et de communautés décrites comme sectaires, sur lesquelles certains travaux de Dianne Casoni ont porté. En comparant le vécu quotidien de ces femmes, les autrices permettent de reconnaître les similarités dans l’expression du contrôle coercitif quand celui-ci est ancré dans la vie quotidienne d’un groupe, même si les pratiques culturelles ou religieuses sont distinctives. Elles nous permettent également de comprendre que le fonctionnement de ces groupes peut contraindre certaines femmes, pour survivre, à être à la fois victime et bourreau. Enfin, elles réfléchissent à la pertinence du concept d’honneur pour penser le continuum de la violence observé dans ces communautés patriarcales.
L’article d’Isabelle Parent, Jo-Anne Wemmers et Marika Lachance Quirion, « Le pardon de la victime de violence sexuelle. Une question controversée dans les services de justice réparatrice », aborde les besoins des victimes. Le pardon a une signification religieuse fondamentale, comme la doctrine chrétienne qui souligne l’importance de pardonner à l’autre. Selon certains auteurs, la justice réparatrice mettrait de la pression sur les victimes afin qu’elles pardonnent à leur agresseur, ce qu’il faut éviter. Dans le cadre de leur recherche sur les victimes d’agression sexuelle et la justice réparatrice, les autrices ont observé que ce sont les victimes elles-mêmes qui ont soulevé la question du pardon. Elles explorent ainsi dans cet article la signification du pardon pour ces victimes. Les résultats indiquent que le pardon est surtout induit par le dialogue, notamment lorsque l’auteur d’un crime à caractère sexuel reconnaît sa responsabilité et offre des excuses à la victime. Cependant, pour la victime, le pardon n’est pas quelque chose qu’on offre à l’agresseur : il est d’abord dirigé envers soi-même, comme une dimension de son propre rétablissement.
Enfin, Béatrice Coscas-Williams, Michal Alberstein et Lea Vizel, dans leur article « Réparer le monde. Le Forum Takana : un cercle adapté pour combattre les agressions sexuelles au sein de la communauté religieuse en Israël », s’interrogent sur les processus de réparation mis en place par les instances religieuses elles-mêmes. Les autrices s’intéressent à une problématique peu étudiée : l’agression sexuelle par les rabbins. À partir d’entretiens avec des membres d’un groupe de la communauté nationale religieuse, une branche du judaïsme israélien, les auteurs examinent Takana, un modèle unique de justice alternative. Elles étudient le traitement extrajudiciaire des agressions sexuelles adapté aux sensibilités religieuses et communautaires, la fonction thérapeutique de la religion et de la présence de rabbins au sein du forum et les motivations des membres concernant sa portée.
Dans un deuxième temps, le rôle et la place de la religion dans les institutions coercitives que sont les prisons amènent un approfondissement des questions identitaires et des processus de réinsertion sociale. Géraldine Mossière et Catherine de Guise, dans leur article « Le rôle de la ressource religieuse dans les institutions carcérales au Québec. Pratiques de restauration du soi et stratégies de réhabilitation sociale », réfléchissent à l’accompagnement religieux en détention. Plus particulièrement, ces autrices se penchent à la fois sur les possibilités et les limites qu’offrent les ressources religieuses dans l’univers carcéral et à la fois sur leur impact dans les processus de réinsertion sociale des condamnés. S’inscrivant dans la conception de changement induit par l’expérience carcérale telle que pensée par Dianne Casoni, les autrices ajoutent un sens holistique à cette conception du changement et intègrent les dimensions religieuses et spirituelles dans les expériences des détenus. S’appuyant sur des entrevues avec des accompagnateurs religieux, elles soulèvent ainsi que, si l’accompagnement religieux semble permettre à certains « de s’engager dans un processus de restauration », son instrumentalisation fait également partie du processus.
De leur côté, Mallory Schneuwly Purdie, Matthew Wilkinson, Muzammil Quraishi et Lamia Irfan dans leur article « La prison comme expérience liminale du changement religieux. Une analyse des trajectoires religieuses de personnes détenues de confession musulmane », réfléchissent aux apports de la religion musulmane en détention en se penchant sur les « mobilisations individuelles du référentiel islamique par les personnes détenues ». Ces auteurs montrent ainsi que, face aux privations générées par l’incarcération, les détenus vont mobiliser la religion pour renouer des relations sociales tant à l’intérieur des murs qu’à l’extérieur et vivre une temporalité carcérale différente, favorisant par là une mise à distance de l’institution. Leur étude montre toutefois que si l’engagement religieux devient une « ressource pour faire face à l’expérience carcérale », son impact sur la réinsertion sociale reste encore à démontrer.
Enfin, le texte de Maria Mourani, « Machine-jihad. Une approche rhizomique de récits de vie », analyse, à l’aide de l’approche rhizomique et schizoanalytique de Deleuze et de Guattari, le désir de devenir-jihad et les moments qui marquent, ou non, ce devenir. L’autrice explique avec minutie ses choix théoriques et méthodologiques, ce qui permet au lecteur de saisir la complexité du terrain de recherche et la richesse de l’analyse. Sur la base du discours d’acteurs reconnaissant leur désir de devenir-jihad et de membres de familles de personnes engagées dans ce devenir, elle reconnaît que le désir d’engagement jihadiste est marqué par une conjoncture, une ouverture vers des occasions possibles, des fuites, voire des déconnexions familiales, par une reconnaissance de soi comme un étranger parmi les siens. L’étude permet de comprendre que ce désir connaît des issues diverses, allant de l’exploration de ce devenir au passage à l’acte violent. Elle constate également que les parcours multiples des personnes engagées ne sont pas principalement marqués par une idéologie qui contrôle l’ensemble de leurs choix, mais plutôt par une diversité d’affects qui orientent le parcours de ces derniers.
L’ensemble des articles de ce numéro spécial amènent plusieurs réflexions transversales sur les enjeux associés au thème « criminologie et spiritualités ». La première réflexion montre un fort mouvement de tension opposé entre les risques inhérents de violence, de manipulation ou plus généralement de victimisation liés aux groupes religieux, et les apports potentiels de la religion et des ressources religieuses lorsqu’elles permettent un accompagnement spécifique dans des moments de vie difficiles, qu’il s’agisse de maladie en fin de vie ou de privations associées au milieu carcéral. Les questions autour des enjeux identitaires sous-jacents, notamment dans le cadre des analyses en matière de désistement criminel, lequel passe par des transformations dans l’identité du contrevenant, restent toutefois encore à approfondir. En effet, si on peut penser que le rattachement spirituel, notamment au moment de l’expérience de détention, peut amener des transformations chez la personne, les effets à longue échéance, notamment pour la réinsertion sociale, restent à démontrer.
Un deuxième axe est le rôle de la spiritualité dans le cadre de la prise en charge des abus sexuels, et surtout dans le recours à la justice réparatrice. La victimisation, et en particulier l’abus sexuel, menace les croyances et même la foi de la victime. L’appui sur la spiritualité devient alors pertinent dans nos réponses à l’abus sexuel. L’implication de la communauté de la victime pourrait l’aider à traverser cette épreuve et à guérir, tout en lui permettant d’intégrer cette expérience dans sa vie de façon constructive. La justice réparatrice vise surtout la réparation et ces études montrent comment celle-ci prend diverses formes. Par exemple, la réparation peut provenir de la reconnaissance de la responsabilité de l’agresseur, mais aussi de la reconnaissance de l’innocence de la victime. Les victimes se culpabilisent souvent et la réparation peut les aider à se débarrasser de ce fardeau qu’elles portent depuis des années. La reconnaissance de la victimisation n’est pas nécessairement un substitut pour la punition du contrevenant, mais une autre forme de réparation qui pourrait contribuer à réduire le sentiment d’injustice. Les recherches présentées ici s’inscrivent dans les travaux de Dianne Casoni, qui a montré que la spiritualité est un élément important du processus de guérison de la victime, notamment parce que cette dernière peut l’aider à comprendre ce qu’elle a vécu et à rebâtir sa vie.
Le troisième enjeu transversal concerne la particularité des victimisations et de leurs traitements en contexte religieux. Dans ses travaux, Dianne Casoni identifiait deux éléments fondamentaux de victimisation en contextes dits sectaires ou religieux : la relation d’emprise qui peut unir le leader et l’adepte et le fonctionnement particulier de certains groupes. D’une part, elle reconnaissait que l’idéalisation d’un membre envers une figure d’autorité perçue comme porteuse de connaissances, de talents ou de pouvoir pouvait le conduire à accepter, au nom de l’atteinte d’un idéal, d’adopter certaines conduites destructives ou de tolérer certaines violences psychologiques, physiques ou sexuelles dans le but de maintenir ce lien reconnu comme primordial. D’autre part, elle reconnaissait que la structure du groupe, l’objectif de la philosophie groupale, la mission de chacun des membres dans le groupe pouvait orienter les types de victimisation observés dans ces groupes. Les articles publiés dans ce numéro permettent également de reconnaître comment l’idéalisation et le fonctionnement du groupe marquent les expériences de victimisation en contexte sectaire ou religieux. Les auteurs et autrices abondent dans ce sens, tout comme Dianne Casoni, à propos des interventions possibles en contexte religieux pour soutenir les victimes. Dianne Casoni avait ainsi relevé dans certains de ses écrits l’importance de respecter les tenants religieux auxquels croit la victime pour élaborer une stratégie d’intervention, tout en s’éloignant de solutions qui nécessitent une négociation avec le leader avec lequel elle entretient une relation complexe. Cette considération permet ainsi de redonner du pouvoir aux victimes et de leur laisser la liberté de choisir une résolution satisfaisante de leur situation de victimisation. Ces principes marquent également les stratégies de justice réparatrice ou de soutien proposées dans ces articles en vue de négocier lorsque la victimisation sexuelle est observée en contexte religieux ou lorsque la relation avec une figure d’autorité religieuse est abusive.