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La description des lieux lors de l’entrevue d’enquête policière chez les jeunes victimes d’agression sexuelle

L’agression sexuelle (AS) chez les enfants constitue un problème social important. Le Gouvernement du Québec (2016) définit l’agression sexuelle comme « un geste à caractère sexuel, avec ou sans contact physique, commis par un individu sans le consentement de la personne visée ou, dans certains cas, notamment dans celui des enfants, par une manipulation affective ou par du chantage ». Une méta-analyse de Stoltenborgh, Van Ijzendoorn, Euser et Bakermans-Kranenburg (2011), utilisant 217 articles publiés entre 1980 et 2008, montre que la prévalence mondiale de l’AS avant 18 ans chez les filles est de 18 % et de 7,6 % chez les garçons. Ainsi, près d’un homme sur dix et d’une femme sur cinq auraient été victimes d’AS avant l’âge adulte.

En plus de l’ampleur de cette problématique, les recherches montrent de nombreuses conséquences à court et à long terme associées à l’AS durant l’enfance. En effet, les enfants victimes d’AS présentent une plus grande vulnérabilité à développer des troubles intériorisés comme des comportements de retraits sociaux, des symptômes anxieux et dépressifs ainsi que des troubles extériorisés tels que des comportements agressifs et antisociaux (Hébert, Tremblay, Parent, Daigneault et Piché, 2006). De plus, ils sont davantage à risque d’effectuer des tentatives de suicide et de présenter des symptômes de stress post-traumatique (Hébert, 2011), ce qui montre l’importance d’identifier ces enfants afin de leur offrir le traitement nécessaire pour diminuer les effets de ces conséquences.

L’entrevue d’enquête policière auprès d’un enfant soupçonné d’avoir subi une AS correspond à l’une des étapes essentielles du dépistage des jeunes victimes. Elle est primordiale dans le processus d’arrestation de l’agresseur et permet d’offrir des services aux jeunes victimes ainsi qu’à leur famille. Toutefois, ces entrevues comportent plusieurs défis, dont l’obtention d’information la plus précise possible pour comprendre par exemple les gestes faits, l’identité de l’agresseur et le moment de l’AS. Le lieu de l’agression est aussi une information primordiale à obtenir. En effet, les lieux de l’événement peuvent contenir différents éléments importants servant de preuves ou permettant de corroborer le récit de l’enfant et donc, de faire avancer l’enquête (Service correctionnel du Canada, 2013). De plus, sur le plan judiciaire, les procureurs ainsi que les avocats de la défense structurent leur interrogatoire et leur plaidoyer à partir des révélations antérieures de l’enfant et des charges au dossier (Ahern, Andrews, Stolzenberg et Lyon, 2016). De ce fait, la validité et la qualité de l’information obtenue lors de l’entrevue d’enquête sont nécessaires pour parvenir à la condamnation de l’agresseur. Différentes études ont permis de montrer que l’âge de l’enfant au moment de l’entrevue ainsi que le type de question posée par l’enquêteur influencent le nombre de détails dévoilés par l’enfant sur son AS et l’exactitude de ceux-ci (Brown et al., 2013 ; Cyr et Lamb, 2009 ; Feltis, Powell et Roberts, 2011 ; Hershkowitz, 2001 ; Korkman, Santtila, Westeraker et Sandnabba, 2008 ; Lamb et al., 1996 ; Snow, Powell et Murfett, 2009 ; Sternberg, Lamb, Davies et Westcott, 2001). Cependant, à notre connaissance, aucune étude à ce jour n’a évalué l’effet de l’âge et du type de question sur les détails rapportés par l’enfant quant au lieu de l’AS, élément central pour mieux comprendre les événements allégués.

Mémoire et capacités cognitives des enfants

Plusieurs facteurs sont susceptibles d’influer sur la capacité des enfants à rapporter des informations concernant le lieu de leur agression. La principale difficulté rencontrée lors de l’entrevue d’enquête concerne l’aptitude d’un enfant à se souvenir d’événements importants. La mémoire chez l’adulte comme chez l’enfant n’est jamais une réplique exacte de la réalité, elle implique plusieurs processus cognitifs et peut être considérée comme un processus plutôt qu’un événement statique (Yapko, 1994). Or, les capacités cognitives de l’enfant ne sont pas équivalentes à celles d’un adulte. En effet, lorsqu’un événement se produit, l’âge de l’enfant est très important pour déterminer la quantité de souvenirs qu’il mémorisera (Peterson et Whalen, 2001). Les travaux de Piaget (1923) ont permis de déterminer quatre grandes étapes du développement de l’enfant, influençant entre autres sa façon de comprendre le monde, le langage et la notion de temps. C’est lors du deuxième stade, soit la période préopératoire (2 à 6 ans) que l’enfant commence à parler. Ce stade comprend aussi le développement des notions temporelles, servant par exemple à distinguer le passé du futur. Il est donc possible pour un enfant à partir de l’âge de 3 ou 4 ans de participer à une entrevue d’enquête puisqu’il possède les capacités minimales pour répondre aux exigences de l’entrevue. L’étape suivante correspond au stade des opérations concrètes (7 à 11 ans), où commence à se former une pensée logique. Ce raisonnement cognitif permet à l’enfant de réfléchir sur des expériences concrètes du quotidien. Par la suite s’amorce le dernier stade de développement, soit celui des opérations formelles (12 à 16 ans). Ce stade se caractérise par l’acquisition de la pensée abstraite, c’est-à-dire que l’enfant est capable d’utiliser un raisonnement hypothético-déductif et d’établir des relations abstraites. À ce moment, le développement linguistique et cognitif des enfants est pratiquement terminé.

Le degré d’attention accordée par l’enfant et son intérêt jouent un rôle crucial dans la capacité d’encodage de l’information (Ornstein et Haden, 2002). Les détails auxquels l’enfant porte attention, entre autres parce qu’ils l’intéressent, sont ceux qui seront encodés en mémoire et qui pourront être rappelés par la suite. Comme les capacités d’attention de l’enfant se développent à mesure que celui-ci grandit, le nombre de détails pouvant être enregistrés augmente avec l’âge.

Le développement des concepts chez les enfants est un autre facteur influençant le traitement de l’information et donc la capacité à donner une description détaillée et organisée de l’agression. Trois grandes théories permettent d’expliquer comment les individus se représentent les différents concepts auxquels ils sont exposés au cours de leur vie. La représentation des traits définitoires stipule qu’un concept est classé dans une catégorie à partir de sa définition qui est comparée aux traits nécessaires pour faire partie de cette catégorie. Afin d’effectuer cette comparaison, il est indispensable d’avoir des connaissances sur différents concepts ainsi que sur les traits les définissant. Une fois ces notions acquises, elles peuvent être utilisées pour déterminer si des exemples particuliers appartiennent à un concept ou non. Les jeunes enfants se trouvant au stade préopératoire ont de la difficulté à former des représentations à partir de traits définitoires. Leurs concepts sont plutôt organisés autour de thématiques ; c’est-à-dire qu’ils sont regroupés par thème ou par activité (Siegler, 2010). Par exemple, ils vont placer dans la même catégorie un chien et une voiture, car les chiens aiment être en voiture (Inhelder et Piaget, 1964). La théorie des représentations probabilistes soutient que les concepts sont liés par des traits de ressemblance (Rosch et Mervis, 1975). L’individu se représenterait un concept sur la base de relations probabilistes entre ce concept et divers traits. Certains objets seraient donc plus représentatifs d’un concept que d’autres (Siegler, 2010). Les traits que les enfants prennent en considération dans la formation des concepts varient au cours de leur développement. Les jeunes enfants portent plus attention aux traits les plus saillants alors qu’en vieillissant, ils s’intéressent davantage aux caractéristiques abstraites (Eimas et Quinn, 1994). Enfin, la représentation basée sur la théorie stipule que les concepts sont beaucoup plus que des traits définitoires ou des relations entre des traits. Il existerait chez chaque personne des croyances théoriques permettant d’expliquer les liens entre les différents éléments d’un concept, en plus d’expliquer les relations entre divers concepts (Keil, 1994). La compréhension théorique est présente chez de très jeunes enfants, bien que celle-ci se complexifie avec l’âge ; le développement permet d’augmenter la précision et l’interconnexion de ces croyances théoriques. Pour conclure, le développement des concepts chez les enfants influence d’une manière importante leur traitement de l’information. Il est donc possible de supposer que leurs capacités à fournir une description détaillée des lieux de leur AS ne soient pas équivalentes et varient selon leur stade de développement, mais aussi en fonction des questions posées.

Questions et contenu

Le type de questions posées par l’enquêteur est un facteur important influençant le discours des enfants. Ceci s’explique par le fait que les différentes catégories de questions activent différents types de mémoire (Pipe et Salmon, 2009). Les questions ouvertes sollicitent la mémoire de rappel libre. Les informations contenues dans ce type de mémoire sont plus exactes et détaillées (Cyr, 2014). Les questions ouvertes comprennent les invitations qui sont des énoncés permettant l’obtention de réponses en rappel libre, par exemple : « Dis-moi tout ce qui s’est passé du début à la fin. » Elles peuvent aussi inclure des questions directives dirigeant l’attention de l’enfant sur un contenu qu’il a lui-même dévoilé, par exemple : « Qui est cet homme ? Quoi ? Quand ? Où ? Comment ? » (Lamb et al., 2003). De manière générale, lorsque le nombre de détails est observé en fonction du type de question, les questions directives arrivent en deuxième place, c’est-à-dire qu’elles permettent l’obtention d’un moins grand nombre de détails que les invitations (Brown et al., 2013 ; Cyr et Lamb, 2009 ; Hershkowitz, Lamb, Orbach, Katz et Horowitz, 2012 ; Lamb et al., 1996), mais davantage que les questions fermées. Les questions fermées, comme les questions proposant un choix, comme celle-ci : « Est-ce que c’est arrivé au salon ? », sollicitent plutôt la mémoire de reconnaissance qui est moins exacte que la mémoire de rappel (Cyr, 2014). Effectivement, le rappel d’une information encodée en mémoire à long terme implique un processus de récupération actif qui sollicite l’ensemble des neurones impliqués dans ce souvenir alors que la reconnaissance implique seulement de décider si l’information a été rencontrée ou non auparavant. Les questions ouvertes devraient donc être privilégiées lors de l’entrevue d’enquête (Lamb, Hershkowitz, Orbach et Esplin, 2008 ; Pipe et Salmon, 2009). Toutefois, la capacité des enfants à bénéficier de ce type de questions varie en fonction de l’âge. Un résultat contradictoire existe actuellement dans la littérature quant au type de questions permettant l’obtention d’une plus grande quantité de détails chez les jeunes enfants. Ainsi, Lamb et ses collègues (1996) observent que dès l’âge de 4 ans, un plus grand nombre de détails est obtenu à l’aide de questions de type invitation par rapport à tous les autres types de questions. Or, Hershkowitz et ses collègues (2012) démontrent que les enfants de 3 et 4 ans relateraient un plus grand nombre de détails en réponse aux questions directives qu’aux questions d’invitation.

À ce jour, les recherches portant sur l’information dévoilée par les enfants lors de l’entrevue sont principalement quantitatives. En effet, elles ont, entre autres, vérifié l’effet du type de questions sur la quantité de détails obtenue ainsi que, dans le cadre d’études analogues, à l’exactitude de ces détails (Brown et al., 2013 ; Cyr et Lamb, 2009 ; Feltis et al., 2011 ; Hershkowitz, 2001 ; Korkman et al., 2008 ; Lamb et al., 1996 ; Snow et al., 2009 ; Sternberg et al., 2001). Toutefois, la quantité de détails obtenue n’est pas toujours une garantie de la qualité de ceux-ci, ce qui nécessite une analyse du contenu (Ahern et al., 2018).

Peu de recherches se sont penchées jusqu’à maintenant sur le contenu rapporté par l’enfant en fonction du type de questions posées. Orbach et Lamb (2007) ont examiné l’impact de l’âge de l’enfant sur les différents attributs temporels utilisés pour décrire l’AS lors de l’entrevue. Les résultats montrent que les enfants font peu de références à la durée, à l’occurrence de l’AS, au mois et à l’année. La mention la plus fréquente faite par les enfants est « et après », ce qui leur permet d’établir une séquence chronologique des événements. Les questions ouvertes sollicitant la mémoire de rappel amènent l’enfant à utiliser plus d’attributs temporels que les questions fermées et spécifiques sollicitant la mémoire de reconnaissance. Teoh, Pipe, Johnson et Lamb (2014) ont examiné l’utilisation du mot « toucher » par les enfants et les enquêteurs lors d’entrevues. Ils ont observé que l’âge des enfants, qui variait de 4 à 13 ans, n’était pas associé à la fréquence d’utilisation du mot « toucher » ni de la première mention de ce mot. Les enfants utilisaient aussi plus souvent le mot « toucher » lors de leur réponse à des questions ouvertes plutôt que des questions spécifiques ou fermées. Finalement, Katz, Paddon et Barnetz (2016) se sont intéressés au langage émotionnel des enfants lors des entrevues d’enquête policière. Les résultats de l’étude ont montré que les deux mots les plus fréquemment utilisés par les enfants de 3 à 14 ans étaient « je n’aime pas ça » et « j’ai peur ». Par ailleurs, les enfants de tous âges confondus rapportent plus d’émotions négatives que positives et ils rapportent plus d’émotions dans la phase déclarative que dans la phase prédéclarative. La présente étude s’inscrit en continuité avec ce courant de recherche et s’intéresse à la qualité des témoignages des enfants quant à la description des lieux de l’AS.

Objectifs et hypothèses

L’objectif de cette étude est de déterminer la nature des mots dévoilés par l’enfant pour décrire les lieux de son AS en fonction de son âge ainsi que du type de questions posées lors d’entrevues d’enquête policière. Les connaissances acquises lors de cette étude permettront d’informer les enquêteurs sur les capacités de l’enfant afin de baliser leurs attentes et leurs questions en fonction de son stade de développement. La première hypothèse de l’étude propose une tendance développementale quant à la nature de la description des lieux de l’AS : les enfants plus âgés feront une description des lieux plus riche en termes de noms communs et d’adjectifs que les plus jeunes. La deuxième hypothèse stipule que la nature des détails relatifs aux lieux de l’AS va différer selon le type de questions posées par l’enquêteur ; les réponses aux questions ouvertes seront plus longues et contiendront une description plus détaillée des différentes catégories de lieux que les réponses aux questions fermées.

Méthodologie

Participants

Au total, 75 enfants victimes d’AS, âgés de 3 à 12 ans, ont été sélectionnés aléatoirement à l’intérieur de chaque groupe d’âge, à partir de bases de données utilisées dans le cadre d’études antérieures selon les critères suivants : ils devaient parler français, avoir été interrogés par un policier qui utilisait le protocole du National Institute of Child Health and Human Development (NICHD), et avoir fait une déclaration jugée fondée au sujet de leur agression. L’échantillon comprend 74,7 % de filles et 25,3 % de garçons, la moyenne d’âge est de 7,5 ans (ÉT = 2,8). Pour les analyses, les participants ont été divisés en trois groupes en fonction de leur âge ; le groupe 1 comprend les enfants de 3 à 5 ans, le groupe 2 les enfants de 6 à 8 ans et le groupe 3 regroupe les enfants de 9 à 12 ans. Les assistants de recherche sollicitaient la participation des enfants et des parents à cette étude lorsque ceux-ci se présentaient au Centre d’expertise Marie-Vincent (CEMV) ou au bureau du Service de police de la ville de Montréal (SPVM) afin que chaque enfant soit interrogé par les policiers à propos de l’AS soupçonnée. La signature du formulaire de consentement a permis l’obtention du consentement libre et éclairé des parents, pour eux et leur enfant, et des policiers en vue de l’utilisation des enregistrements des entrevues par l’équipe de recherche. Les enregistrements ont ensuite été transcrits mot à mot avant d’être codifiés. La confidentialité des participants a été conservée dans les transcriptions en anonymisant les informations nominatives. Une approbation éthique a été obtenue de l’Université Montréal pour réaliser cette étude.

Procédure

Les policiers ont utilisé le protocole d’entrevue du NICHD (Lamb, Sternberg et Esplin, 1998 ; Orbach et al., 2000), traduit en français par Cyr, Dion, Perreault et Richard (2002), pour réaliser les entrevues d’enquête. Ce protocole a été conçu dans le but d’élaborer un guide d’entrevue fondé sur les recommandations issues de la recherche concernant les capacités et les limites des enfants. Le protocole amène les enquêteurs à prioriser les questions ouvertes afin d’obtenir un maximum de détails provenant de la mémoire de rappel libre de l’enfant sans que ceux-ci soient contaminés par l’information connue de l’enquêteur.

Codification

L’ensemble des transcriptions des entrevues a été codifié par deux assistants de recherche, d’abord en utilisant une version traduite (Cyr et al., 2002) du manuel de codification développé par les chercheurs travaillant sur le NICHD (Orbach et al., 2000), et ensuite à l’aide d’une analyse de contenu portant sur la description des lieux. Les interventions de l’enquêteur ont été codifiées selon les catégories suivantes : les interventions non déclaratives (sans lien avec l’AS), les facilitateurs (p. ex., « ok, uh-huh »), les invitations (p. ex. : « Dis-moi tout ce qui est arrivé »), les questions directives (p. ex. : « où ? quand ? comment ? »), les questions proposant un choix (p. ex. : « As-tu crié ? »), et les questions suggestives (suggérant la réponse attendue, p. ex. : « Il t’a forcé, n’est-ce pas ? »). Dans le cadre de cette étude, seules les questions d’invitation, directives et proposant un choix ont été analysées, la fréquence des questions suggestives (5 au total) n’étant pas assez élevée. La fidélité interjuge pour les deux coteurs évaluée pour 30 % des entrevues indique un taux d’accord de 89,2 % pour les questions et de 83,6 % pour les détails.

Une analyse de contenu a été produite par la suite sur l’ensemble du corpus à l’aide du logiciel QDA Miner afin de pouvoir relever les détails utilisés par les enfants pour décrire les lieux de leur AS. Ces détails sont définis comme des mots décrivant ou identifiant un lieu de l’AS. Seuls les nouveaux détails ont été pris en compte. À la suite de l’analyse, une liste exhaustive des mots a été dégagée et quatre catégories de contenu, allant du plus général au plus spécifique, ont été déterminées, soit : l’endroit, la pièce, les meubles et les objets. La fidélité interjuge pour les deux coteurs a été évaluée pour l’ensemble des entrevues. Le taux d’accord obtenu pour la classification des éléments à l’intérieur de chaque catégorie est de 96,6 %.

Résultats

Catégories et fréquences

Tout d’abord, une analyse de contenu a été effectuée dans le but de connaître la nature des mots utilisés par les enfants ainsi que les différentes catégories pour décrire les lieux de leur agression en fonction de leur âge. Dans le Tableau 1, différents exemples de lieux dévoilés en fonction de l’âge et de la catégorie sont présentés. La fréquence de chaque catégorie en fonction de l’âge est également présentée à titre indicatif seulement.

Tableau 1

Analyse de contenu pour chaque catégorie de contenu en fonction du groupe d’âge

Analyse de contenu pour chaque catégorie de contenu en fonction du groupe d’âge

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Premièrement, on note que les enfants utilisent quatre grandes catégories pour décrire les lieux, soit une description de l’endroit, de la pièce, des meubles et des objets présents dans cet environnement. De façon plus précise pour la catégorie « endroit », les descriptions données par les enfants du groupe 1 (3 à 5 ans) sont très générales et vagues. C’est-à-dire que l’enfant nomme un lieu comme « la maison », mais rien ne permet à l’enquêteur de différencier cette maison d’une autre maison, il ne possède aucun élément de comparaison. Ensuite, ils sont en général très bons pour nommer la pièce où a eu lieu l’agression, plusieurs vont utiliser la préposition « dans » pour tenter d’expliquer à l’enquêteur où ils se situaient. Pour la catégorie « meubles », les enfants du groupe 1 donnent une description aussi très générale, c’est-à-dire qu’ils se limitent à un élément de meuble principal comme un lit, un sofa, une toilette, etc. Les objets quant à eux sont très peu rapportés par les plus jeunes. Leur description des objets est extrêmement floue, il est même souvent difficile de savoir de quel objet ils parlent (p. ex. : « Il y a une chose comme ça puis on le ferme »).

L’information relative à l’endroit, par le groupe 2 (6 à 8 ans) est plus précise. Pour la catégorie endroit, ils nomment bien l’endroit de leur agression et leur témoignage est enrichi de déterminants possessifs. Par exemple, l’enfant n’est plus dans une maison, il est dans sa maison. De plus, ils donnent des détails sur les alentours de l’endroit, comme : « Ici c’est le dépanneur à côté de l’école. » Ce type de détail peut aider les enquêteurs à retrouver les lieux du crime si jamais certains éléments de preuves sont manquants. Ensuite, pour la catégorie pièce, les enfants du groupe 2 nomment une plus grande variété de pièces que les plus jeunes comme une cabine, un gymnase, un vestiaire. Toutefois, seule une minorité d’enfants vont tenter de localiser la pièce dans l’endroit. Pour la catégorie meuble, ils utilisent beaucoup de déterminants possessifs. Contrairement aux plus jeunes, ils vont nommer plusieurs meubles de la pièce. En effet, selon les fréquences présentées au Tableau 1, les enfants de 6 à 8 ans vont nommer en moyenne quatre meubles alors que les 3 à 5 ans en nomment seulement un lors de leur entrevue. Ils vont aussi tenter de décrire les meubles à l’aide de la taille (p. ex. : « la petite lumière »). Finalement, ils sont capables de nommer clairement les différents objets présents autour d’eux lors de l’agression en qualifiant la couleur, la taille et la texture.

Le groupe 3 (9 à 12 ans) offre les descriptions les plus précises pour l’ensemble des catégories de lieux. Ce qui caractérise le discours des plus vieux pour la catégorie endroit est qu’ils se situent par rapport à l’endroit. Par exemple, un enfant rapporte qu’il était au bout du trottoir, un autre décrit qu’il était caché entre deux murs. De plus, plusieurs sont capables de nommer la ville, la rue et l’adresse de l’endroit où a eu lieu leur agression. Pour la catégorie pièce, les enfants de 9 à 12 ans sont capables de situer la pièce dans l’endroit de façon très précise. Ils vont également utiliser des adjectifs de couleur ainsi que des adjectifs qualificatifs pour décrire la pièce, ce qui enrichit grandement leur témoignage. Pour la catégorie meubles, les enfants du groupe 3 décrivent abondamment les caractéristiques des meubles : « une craque dans le sofa, la fenêtre avec les rideaux, un lit quand même grand, le lit était gros, un lit à une personne ». Ils vont aussi tenter de situer les meubles par rapport aux autres en utilisant des prépositions comme devant et derrière. De plus, ils nomment des éléments plus périphériques à l’action qui n’étaient pas rapportés par les plus jeunes tels que le garde-robe, le garde-manger, la lampe, la bibliothèque. Finalement, pour la catégorie objet, les plus vieux utilisent fréquemment les adjectifs de couleur et les déterminants possessifs, de même qu’ils situent les objets dans la pièce. Ils vont aussi souvent mentionner les oreillers, les draps ainsi que les objets électroniques comme les ordinateurs et les télévisions présents dans la pièce.

Bref, le même schéma s’observe pour l’ensemble des catégories en fonction de l’âge de l’enfant. À l’exception des objets qui sont peu rapportés par les plus jeunes, ces derniers utilisent toutes les autres catégories pour donner une description, qui demeure toutefois très limitée et générale. Les enfants du groupe 2 décrivent les lieux de leur agression à l’aide d’une plus grande variété de noms communs, ce qui augmente la précision de leur description. Finalement, les enfants du groupe 3 offrent les témoignages les plus complets, car en plus d’utiliser une grande diversité de noms communs pour décrire les lieux, leur description est enrichie par des adverbes, des adjectifs et des déterminants.

Catégories et types de questions

Une seconde analyse de contenu a été effectuée dans le but de vérifier si les questions ouvertes permettaient d’obtenir une description aussi riche que les questions plus spécifiques ou fermées, puisqu’elles sont recommandées dans la littérature pour l’exactitude des détails fournis. Les réponses aux questions directives, à invitation et proposant un choix ont été analysées, bien que dans ce dernier cas peu de contenu ait été obtenu (voir Tableau 2).

Tableau 2

Exemple de contenu pour chaque catégorie de lieu en fonction de l’âge et du type de questions

Exemple de contenu pour chaque catégorie de lieu en fonction de l’âge et du type de questions

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Tout d’abord, il est possible d’observer que pour la catégorie « endroit », les questions directives et les invitations permettent d’obtenir le même type de contenu de la part de l’enfant, peu importe son âge. Toutefois, pour les deux groupes d’enfants plus jeunes, soit les groupes 1 et 2, les questions proposant un choix amènent l’enfant à donner des réponses beaucoup plus vagues concernant l’endroit. Ensuite, pour les catégories « pièces » et « meubles », il ne semble pas y avoir de différence entre les questions ouvertes et fermées quant au type de détail rapporté dans les réponses de l’enfant. C’est-à-dire que l’information dévoilée se ressemble, peu importe le type de questions posées. Finalement, pour la catégorie « objets », le groupe 1 dévoile seulement de l’information relative aux objets en réponse aux questions directives. Aucune différence de contenu n’est observée pour les groupes 2 et 3 quant aux objets rapportés en réponse aux trois types de questions analysées.

Discussion

L’objectif de cette étude était d’examiner le contenu des détails rapportés par les enfants victimes d’AS, selon leur âge, lorsqu’ils parlent des lieux de leur agression au cours de l’entrevue d’enquête. Elle visait aussi à comparer l’efficacité des questions ouvertes et fermées quant au type d’information obtenue concernant les lieux. L’aspect novateur de ce projet est d’examiner le contenu, qui n’a pas été étudié précisément à ce jour, pour mieux déterminer la capacité des enfants, selon leur âge, à rendre compte des lieux de leur agression. Toutefois, une limite importante de la présente étude se situe dans l’utilisation de l’âge comme seule mesure du développement cognitif. Puisqu’il existe une variabilité dans les capacités cognitives d’enfants du même âge (Cyr, 2014), il aurait été souhaitable d’évaluer avec des outils standardisés le quotient intellectuel verbal afin de répartir les enfants dans les groupes. Toutefois, le contexte de l’étude, où les entrevues utilisées sont des entrevues conduites dans le cadre d’enquêtes policières et non des entrevues réalisées en laboratoire, rend difficile l’administration de tests standardisés aux enfants présumés victimes. Cependant, plusieurs études dans le domaine utilisent l’âge comme seule mesure du développement cognitif (Cyr et Lamb, 2009 ; Hershkowitz, 2001 ; Hershkowitz, Horowitz et Lamb, 2005 ; Hershkowitz et al., 2012 ; Lamb et al., 2003 ; Orbach et Lamb, 2007 ; Snow et al., 2009 ; Teoh et al., 2014), donc cette limite revient régulièrement dans la littérature scientifique. Ainsi, les résultats doivent être interprétés avec prudence.

Les présents résultats soutiennent la première hypothèse qui proposait une tendance développementale quant à la nature de la description des lieux de l’AS ; les enfants plus âgés font une description des lieux plus riche en termes de noms communs et d’adjectifs et peuvent mieux orienter le policier dans le lieu de l’agression que les plus jeunes. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces différences développementales. D’abord, les détails auxquels l’enfant porte attention, lors d’un événement en particulier, sont ceux qui seront encodés en mémoire et qui pourront être rappelés par la suite. La plus faible quantité de détails mentionnés pour chaque catégorie de lieu chez les plus jeunes pourrait donc être reliée à leur capacité d’attention limitée, en comparaison de celle des enfants plus vieux (Cyr, 2014). Les résultats de l’analyse de contenu mettent en évidence l’importance des capacités langagières et du développement cognitif de l’enfant dans le rappel d’information lors de l’entrevue d’enquête. En effet, les enfants âgés de 3 à 5 ans décrivent les lieux de leur AS de manière très générale, en utilisant souvent les mêmes noms communs. De plus, comme il est impossible pour l’enfant de se rappeler une information ou un détail qu’il ne peut pas nommer, il est plus limité dans sa description (Cyr, Trotier Sylvain et Lewy, 2011) en comparaison des enfants plus vieux qui possèdent un plus grand vocabulaire et plus de connaissances. Ceci pourrait expliquer la différence importante que l’on remarque lorsqu’on les compare aux enfants âgés de 6 à 8 ans sur le plan du vocabulaire. En effet, la grande variété de noms communs utilisée par les 6 à 8 ans est notable et montre bien l’effet du développement des capacités langagières sur la qualité du témoignage. De même, les enfants âgés de 9 à 12 ans se différencient des deux autres groupes par l’utilisation d’un grand nombre d’adjectifs qualificatifs, ce qui leur permet d’offrir une description beaucoup plus détaillée et précise. Ils arrivent ainsi à établir des relations entre les différentes catégories de lieux. Par exemple, leur description permet facilement de visualiser où se trouve la pièce dans l’endroit, le meuble dans la pièce et l’objet par rapport aux meubles, ce qui semble illustrer l’acquisition de leur capacité d’abstraction lors du stade des opérations formelles selon les travaux de Piaget (1923). Ainsi, ils établissent le lien entre chaque élément de lieux et offrent une description intégrée et fluide. Il est donc possible de penser que le développement des capacités langagières permet aux enfants à mesure qu’ils vieillissent d’utiliser une plus grande diversité de mots alors que le développement cognitif leur permet de mettre en relation les différents éléments de lieux plutôt que de les traiter de manière séparée.

Enfin, les différences observées entre les trois groupes d’âge pourraient s’expliquer par le type de catégorisation utilisée par l’enfant pour classer l’information. Les sous-catégories de lieux sont représentées dans les trois groupes d’âge, mais la manière dont elles sont rapportées varie selon l’âge. Les traits que les enfants prennent en considération dans la formation des concepts varient au cours de leur développement. Les jeunes enfants portent plus attention aux traits les plus saillants alors qu’avec le vieillissement, ils s’intéressent davantage aux caractéristiques abstraites (Eimas et Quinn, 1994). Par exemple, si l’on demande à l’aide d’une question directive de nous parler plus du salon, un enfant âgé de 3 à 5 ans pourrait nommer un sofa rouge, alors qu’un enfant de 9 à 12 ans décrirait la pièce de façon plus détaillée : « une petite table à côté du futon ». L’information n’est donc pas catégorisée de la même façon selon l’âge : l’enfant de 9 à 12 ans a intégré plusieurs détails comme faisant partie de la catégorie « salon », alors que l’enfant de 3 à 5 ans s’est arrêté au détail saillant, le sofa rouge.

La seconde hypothèse proposait que la nature des détails relatifs aux lieux de l’AS diffère selon le type de questions posées par l’enquêteur. L’analyse des récits a permis de confirmer que les réponses aux questions ouvertes sont plus longues et contiennent une description plus détaillée et précise des différentes catégories de lieux que les réponses aux questions fermées. De plus, les résultats de l’analyse de contenu ont permis d’observer que les questions proposant un choix amènent des réponses beaucoup plus vagues concernant les lieux, surtout chez les plus jeunes. Le fait de questionner l’enfant en lui suggérant un élément précis qu’il n’a pas lui-même fourni ne permet donc pas d’obtenir plus d’information spécifique. Ceci laisse supposer que ces détails ne sont peut-être pas inscrits dans la mémoire de l’enfant ; ainsi le rappel de l’information est beaucoup plus difficile.

Ensuite, les invitations et les questions directives ne se différencient pas quant au type de contenu dévoilé pour l’endroit, la pièce et les meubles. Il est possible d’observer qu’aucun enfant de 3 à 5 ans n’a fourni d’information sur les objets, catégorie la plus spécifique, à partir d’invitations ou de questions proposant un choix. De plus, cette information obtenue à l’aide de questions directives est extrêmement vague. Il est donc pertinent de se questionner sur la validité des détails obtenus en réponse aux questions directives concernant les objets. Est-ce que ces détails sont bien enregistrés dans la mémoire de l’enfant ? Si tel n’est pas le cas, ceci voudrait dire que les enfants auraient tendance à fabriquer des détails à partir de l’information présente dans la question directive au lieu d’indiquer à l’enquêteur qu’ils ne connaissent pas la réponse. Cela peut aussi laisser supposer que les enfants n’ont pas le vocabulaire nécessaire pour décrire l’objet ou qu’ils n’en comprennent pas la fonction, ce qui rend la description et l’encodage en mémoire plus difficiles.

Forces et limites de l’étude

Une grande force de l’étude réside dans le fait que de vraies entrevues d’enquête policière ont été utilisées pour tester les différentes hypothèses, augmentant ainsi la validité externe des résultats. Comme mentionné plus haut, la plus grande limite se trouve dans l’utilisation de l’âge comme seule mesure du développement cognitif. Les études futures devraient donc tenter d’inclure des tests standardisés afin de mieux déterminer le niveau de développement de l’enfant. Ensuite, il est impossible de vérifier l’exactitude des détails rapportés par l’enfant devant l’absence d’autres éléments de preuve qui permettraient de corroborer son témoignage de l’enfant. Par ailleurs, il serait pertinent que les recherches futures s’intéressent au dévoilement d’autres variables liées à l’AS comme les gestes faits par l’agresseur, le moment de l’agression et l’identité de l’agresseur. L’étude de l’ensemble de ces variables permettrait de mieux comprendre le lien entre les capacités de l’enfant et la qualité des détails rapportés lors de l’entrevue d’enquête policière.

Conclusion

Cette étude vient ajouter à la littérature dans le domaine, car elle est la première à s’intéresser au contenu spécifique rapporté par l’enfant en fonction de son âge concernant les lieux. Bien que tous les enfants soient aptes à rapporter des détails sur les lieux, il apparaît que les enfants plus jeunes donnent des détails qui sont plus vagues et moins précis. Cette habileté à donner des informations plus précises et spécifiques sur les lieux augmente avec l’âge, ce qui peut s’expliquer par l’interaction de plusieurs capacités qui se développent au fur et à mesure que l’enfant vieillit, notamment le type de catégorisation qui se raffine et se complexifie avec l’âge. Dans ce contexte, il importe que les policiers aient des attentes réalistes quant aux capacités de l’enfant en fonction de son niveau de développement. Ceci permettra sans aucun doute d’améliorer les pratiques des policiers, ce qui, en retour, fera en sorte d’augmenter la qualité des témoignages, notamment l’exactitude des détails recueillis. De cette manière, il est possible de faciliter le processus d’enquête et possiblement d’arriver à une arrestation permettant de protéger l’enfant de son agresseur plus rapidement et de lui offrir les traitements dont il pourrait avoir besoin.