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Introduction

À partir des années 1980, aux États-Unis, ainsi qu’au Canada, les gouvernements ont radicalement changé leurs politiques pénales en matière de violence conjugale (Dempsey, 2009). Ce changement a suivi la pression du mouvement féministe de prendre la violence conjugale au sérieux et de sortir des femmes de la marge en reconnaissant la violence conjugale comme un crime. Au lieu de la considérer comme une affaire privée, on a insisté sur une politique d’intervention (Finn, 2013 ; Sherman et Berk, 1984). Afin de dénoncer la violence conjugale et de protéger les victimes, certains gouvernements occidentaux ont imposé une politique punitive de poursuite pénale.

Au Québec, plusieurs politiques et mesures ont été mises en oeuvre pour assurer la dénonciation et la criminalisation de la violence conjugale (Boivin et Ouellet, 2013 ; Wemmers et Cyr, 2016). En 1986, le gouvernement du Québec a adopté un protocole d’intervention en matière de violence conjugale, qui a été suivi de divers plans d’action. La politique ministérielle favorisait la judiciarisation systématique (Boivin et Ouellet, 2013 ; Gouvernement du Québec, 1995). Ainsi, en prenant en considération la preuve disponible, les cas de violence conjugale devaient faire l’objet d’une poursuite judiciaire. Ces politiques ont eu un impact important sur la multiplication des arrestations des conjoints violents (Dichter, Cerulli, Kothari, Barg et Rhodes, 2011 ; Gauthier, 2001 ; Wemmers, Cousineau et Demers, 2004).

La politique obligatoire de mise en accusation et de poursuite en matière de violence conjugale a soulevé diverses réactions de la part des intervenants des milieux psychosocial et judiciaire, ainsi que de la part des chercheurs (Brown, 2000). Certains auteurs ont souligné l’importance de l’approche pénale pour la protection des victimes, en enlevant le fardeau de leurs épaules et en le remettant sur l’État (Johnson et Dawson, 2011). D’autres auteurs ont souligné que cette approche réduit la participation des victimes dans la justice pénale, et que les femmes victimes de violence conjugale s’attendent à pouvoir participer au processus pénal (Finn, 2013 ; Wemmers et Cousineau, 2005 ; Wemmers et Cyr, 2016). Ainsi, il est important de regarder les impacts de cette politique pour les femmes.

L’engagement 810 du Code criminel

Dans le système pénal actuel, l’article 810 du Code criminel est un engagement de ne pas troubler l’ordre public. Selon les directives du directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) en ce qui concerne les poursuites en violence conjugale, le procureur peut avoir recours à l’article 810 s’il le considère approprié et s’il s’agit du seul moyen d’assurer un filet de protection à la personne victime. Il s’agit d’une mesure qui vise à contrer le nombre élevé d’abandons des poursuites judiciaires dans les cas de violence conjugale. L’engagement implique aussi l’arrêt de la poursuite sommaire contre l’accusé, et permet à celui-ci d’être acquitté des chefs d’accusation à condition qu’il respecte cet engagement imposé par le tribunal pendant 12 mois.

L’engagement 810 du Code criminel est utilisé dans le système pénal dans le but d’apporter une solution non coercitive et en même temps efficace dans certains cas de violence, harcèlement ou autres crimes considérés comme de moindre gravité. L’objectif de l’engagement 810 est d’assurer la sécurité de la personne victime – considérant le fait qu’elle a des raisons valables de craindre pour sa sécurité –, en imposant à l’accusé des conditions à respecter. Le Code criminel prévoit l’usage de l’engagement 810 à titre préventif : une personne qui a des raisons de craindre qu’une autre personne ne lui cause des lésions corporelles ou cause des dommages à sa propriété peut faire une dénonciation et demander protection par la loi (Art. 810 du C. cr.). L’engagement 810 est une mesure préventive et non punitive, n’entraînant donc pas de casier judiciaire pour le défenseur.

L’engagement 810 semble assurer une voie médiane entre l’abandon de la cause et le témoignage devant le juge, nécessaire pour pouvoir assurer un verdict de culpabilité à l’accusé. Dans ce contexte, il est pertinent de se demander si ledit engagement peut répondre au besoin de sécurité des femmes et, en même temps, constituer une réponse judiciaire efficace. Cette ordonnance en vertu du droit criminel peut convenir à nombre de personnes victimes de violence conjugale pour lesquelles un engagement 810 permet d’éviter un témoignage souvent pénible devant le tribunal, ainsi que pour celles qui n’ont pas choisi de leur plein gré de porter plainte. Certains soutiennent que l’engagement 810 peut être un bon outil de dissuasion (Wemmers et al., 2004). D’autres pensent plutôt que l’engagement 810 sert l’accusé, mais qu’il n’offre pas à la personne victime le sentiment d’avoir eu justice (Gauthier, 2011).

Dans le cadre de l’application de l’engagement, le rôle du procureur est de consulter la personne victime de violence conjugale afin de s’assurer qu’elle a reçu toutes les explications utiles et que son acceptation est libre et volontaire. Le procureur doit s’assurer que l’engagement représente une bonne solution pour elle et qu’elle ne craint pas la récidive et les représailles. Étant donné que jusqu’à aujourd’hui, la majorité des cas de violence conjugale concerne les femmes, nous allons nous questionner sur le rôle que joue l’engagement 810 dans le maintien des femmes en marge de la justice. Peut-on dire qu’un engagement signé « hors cour » contribue à retrouver le contrôle de sa vie et un sentiment de sécurité pour les victimes de violence conjugale ? Pourquoi l’engagement 810 est-il appliqué si souvent comme réponse judiciaire à nombre d’accusations en violence conjugale au Québec ?

Les effets des approches

Certaines études ont montré qu’il y a un caractère dissuasif et une diminution du taux de récidive attribuable à l’intervention policière et à l’arrestation (Rondeau, Boisvert et Forney, 2002 ; Sherman et Berk, 1984). Tandis que cette politique dénonce de façon efficace la violence conjugale en la criminalisant et en augmentant les mises en accusation, des études se sont interrogées sur l’efficacité de ces politiques, puisque cela a aussi entraîné une augmentation du taux de retrait de plainte (Gauthier, 2001). Gauthier (2001) a comparé les conclusions des procédures judiciaires dans les cas de types d’infractions en violence familiale et celles en violence autre que familiale. Ses résultats montrent que la façon dont la violence conjugale est traitée par le système actuel fait en sorte que les conjoints accusés plaident moins souvent coupables et sont plus souvent acquittés de toute charge. De plus, les juges évitent la peine d’incarcération pour les accusés de violence conjugale, préférant la probation, tandis que pour les autres hommes accusés d’actes semblables, l’incarcération est privilégiée. Si 35 % des accusés de voie de fait entre personnes étrangères ont eu une peine d’emprisonnement, ce pourcentage baissait à 19 % pour les accusés de violence conjugale. Elle a conclu que le traitement de la violence conjugale devant la justice est distinct d’autres crimes.

Cependant, une politique obligatoire de dénonciation et de poursuite n’a pas augmenté la participation des victimes dans la justice pénale, elle l’a même plutôt réduite. Presque une victime de violence conjugale sur deux (45 %) ne témoigne à aucune étape du processus judiciaire, et la violence antérieure à l’évènement n’est pas toujours considérée dans la cause (Demers-Cipriani, 2000). Les femmes victimes de violence conjugale s’attendent à être consultées par le procureur dans le processus pénal et elles sont déçues quand elles ne sont pas contactées pour être consultées (Wemmers et Cyr, 2016). Le processus judiciaire, dans sa forme actuelle, peut être néfaste pour la personne victime qui le vit souvent comme une deuxième victimisation. Le peu d’effets bénéfiques qu’apporterait le processus judiciaire pourrait mener les victimes à ne pas signaler le délit à la police (Wemmers et al., 2004).

Finn (2013) a comparé l’approche de judiciarisation systématique (evidence-based prosecutorial policy) avec celle centrée sur la victime (victim-centeredprosecutorial policy). Dans le cadre de cette dernière, on consulte la victime et on l’encourage à s’exprimer et à participer aux procédures. Finn (2013) a réalisé des entretiens avec 170 victimes de violence conjugale, parmi lesquelles 76 provenaient d’une région qui suivait l’approche centrée sur les preuves tandis que les 94 autres provenaient d’une région où on favorisait l’approche axée sur la victime. Les victimes qui ont été prises en charge sous une politique obligatoire axée sur la preuve ont signalé jusqu’à sept fois plus de récidives dans des cas de violence conjugale que dans la région où on privilégiait l’approche centrée sur la victime. Finn conclut qu’une approche axée sur la victime est plus efficace pour contrer les récidives. Aussi longtemps qu’on se fondait sur la preuve, sans prendre en compte la participation de la victime à la décision, on n’a pas pu observer une amélioration dans la satisfaction ou la sécurité des victimes.

Par contre, selon Gauthier (2007), l’ordonnance de l’engagement 810 serait bien perçue par les acteurs du système judiciaire. La plupart des intervenants engagés dans le processus judiciaire considèrent que ce ne sont pas la condamnation et la peine imposée à l’accusé qui comptent, mais les retombées psychosociales, autant chez la victime que chez le prévenu, et qui semblaient être valorisées. Selon les intervenants, le 810 répondrait au besoin de sécurité de la personne victime. La personne victime de violence conjugale fait appel à la police, non pas pour porter plainte au criminel, mais pour la protection (Ford, 1991 ; Wemmers et al., 2004).

Au Québec, il n’y a pas d’ordonnances civiles qui peuvent être émises à la demande des victimes de violence conjugale, comme c’est le cas dans d’autres provinces canadiennes (Ontario Women’s Justice Network, 2009). Par ces ordonnances, le tribunal peut imposer des conditions pouvant aller jusqu’à trois ans. Ainsi, le seul recours possible au Québec reste l’ordonnance ou l’engagement 810 (Gauthier, 2011). Toujours au Québec, il n’y a pas encore de tribunaux « spécialisés » pour traiter les dossiers de violence conjugale, comme cela existe dans plusieurs autres provinces canadiennes (Ontario, Alberta, Manitoba, etc.). Pourtant, parmi les objectifs des tribunaux spécialisés, on trouve le traitement des causes de façon plus rapide et de manière à s’assurer que les peines soient plus appropriées à la protection des victimes (Dugal et Gauthier, 2015).

Méthodologie

Nous avons utilisé une démarche exploratoire et suivi la trajectoire de femmes impliquées dans des processus judiciaires, à partir du dépôt de la plainte jusqu’à l’issue de la poursuite. L’étude visait à donner la voix aux victimes. Nous avons utilisé une grille d’entrevue à questions ouvertes dans le but de faire des entrevues de type qualitatif auprès de 15 femmes victimes de violence conjugale et qui ont accepté une ordonnance en vertu de l’article 810. Ces entrevues étaient axées sur l’expérience vécue en lien avec le processus judiciaire, c’est-à-dire la participation des victimes de violence conjugale au processus judiciaire et le sentiment de sécurité que procure l’ordonnance de garder la paix. Nous avons cherché à savoir comment le processus judiciaire et la rencontre avec le procureur aux poursuites criminelles et pénales (PPCP) ont pu mener à la prise de décision concernant la cause. Nous proposons de montrer que dans certains cas, l’utilisation de l’engagement 810 ne répond pas aux besoins exprimés par les victimes de violence conjugale.

Les thèmes abordés dans les entrevues étaient les suivants : l’acte criminel, l’aide et l’information reçues en lien avec le processus judiciaire, l’engagement 810, la rencontre avec le procureur, la participation à la décision et le sentiment de sécurité ou les craintes après l’expiration des conditions. Une seconde entrevue, cette fois-ci téléphonique, a été réalisée après l’expiration des conditions de l’engagement (12 mois). Nous avons réussi à recontacter 11 personnes de notre échantillon initial composé de 15 participantes. Cette entrevue nous a permis de vérifier si de nouvelles accusations avaient été portées.

Nous avons accordé une importance particulière à la confidentialité et cela a été souligné dans un engagement écrit que nous avons présenté aux participantes. Nous avons demandé l’approbation du ministère de la Justice sur la façon de procéder pour la collecte de données, et ce, dans le but de répondre aux exigences de l’accès à l’information. La collecte de données a été facilitée par le DPCP qui nous a donné un accès à l’information du système intégré des poursuites publiques (SIPP). En tout, 148 lettres ont été envoyées. Les entretiens ont été réalisés entre novembre 2010 et septembre 2011. Pour l’analyse des données, nous avons utilisé le logiciel NVIVO qui permet de regrouper les données par thème. Les dénonciations pour lesquelles l’ordonnance 810 a été émise incluaient les voies de fait, les menaces de mort et le harcèlement criminel. Parmi les 15 répondantes, 6 ont dit ne pas avoir souhaité porter plainte, mais cherchaient plutôt de la protection. Ce sont les policiers qui avaient porté plainte, conformément à la Politique d’intervention en matière de violence conjugale.

Nous avons concentré notre étude sur la réponse judiciaire au Québec seulement. Les résultats ont été présentés dans un rapport pour le Bureau d’aide aux victimes d’actes criminels (BAVAC), qui a d’ailleurs soutenu financièrement cette recherche sur l’utilisation de l’engagement 810 dans les cas de poursuites judiciaires en violence conjugale.

Résultats

Les attentes des victimes sont-elles comblées en matière de justice ?

Les victimes de violence conjugale ont soulevé le besoin de bien comprendre les enjeux entourant le processus judiciaire. Or, à aucune des étapes du processus, l’information sur l’engagement 810 n’est transmise par les acteurs judiciaires, sauf à l’étape du procès. Elles se font expliquer à la hâte les enjeux du 810 le jour où normalement elles se présentent au tribunal, préparées à subir un procès. La prise de décision qu’on exige de la victime dans les minutes qui suivent l’explication du procureur donne lieu à de la confusion et à de l’incompréhension. Et on a pu constater que la compréhension de l’information par les victimes influence grandement leur capacité à prendre une décision, y compris celle de témoigner devant un juge ou non. Les participantes ont mentionné le manque d’encouragement de la part des procureurs en vue du témoignage : le jour du procès, le témoignage n’est généralement pas abordé lors des discussions avec le procureur. On constate ici une contradiction entre la préparation au témoignage et la réalité une fois au tribunal.

Idéalement, on devrait communiquer plus tôt la possibilité d’avoir un engagement 810 afin de permettre à la victime de prendre une décision éclairée quant à sa cause pénale. Malgré toutes les politiques mises en place pour faciliter le passage des victimes d’actes criminels dans le processus judiciaire, ce n’est que depuis peu que l’explication d’un engagement 810 comme issue de la plainte fait partie de la préparation pour la cour et cela se fait par les intervenantes du Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), et dans le contexte de notre étude, à Laval notamment.

Quelle est la participation des victimes dans la prise de décision ?

Les victimes ont besoin de se sentir impliquées dans la décision prise par le procureur. L’information les aiderait à être plus satisfaites de la décision du procureur, car elles auraient ainsi davantage le sentiment d’y avoir pris part. Mais, comme nous l’avons constaté, les victimes ne sont pas bien informées en ce qui concerne la possibilité de conclure la cause par une ordonnance 810.

Les attentes des répondantes envers la justice sont élevées. En montrant beaucoup de confiance, elles se laissent guider par le procureur. La crainte de devoir confronter l’accusé devant le juge peut les rendre facilement disposées à accepter un engagement 810 en vue de retrouver un sentiment de sécurité et d’éviter un témoignage pouvant être difficile. Toutefois, les répondantes ne se sentaient pas encouragées à témoigner devant un juge, car le jour du procès, on rappelle à la victime le fait que le juge accorde 50 % de chances d’acquittement à l’accusé, en plus de lui faire subir un contre-interrogatoire, plutôt que de souligner le courage et la détermination nécessaires pour dénoncer la violence conjugale. Si le procureur n’accorde pas de temps pour consulter la victime et que celle-ci garde l’impression de se faire imposer la décision, cela suscite un questionnement chez la victime quant à la pertinence de porter plainte pour violence conjugale. Chaque victime a besoin d’être mieux informée.

Pour ces femmes, en effet, le processus judiciaire est intimidant, surtout quand il s’agit de témoigner contre leur ex-conjoint. Le système pénal exige des victimes qu’elles soient fortes et qu’elles aient une grande confiance en elles. Or, des études confirment que la victimisation a un impact sur l’estime de soi et fragilise la personne (Wemmers et al., 2004). Nous avons aussi remarqué que la peur du témoignage peut être liée à celle de judiciariser l’ex-conjoint. Plusieurs personnes n’ont pas voulu que leur ex-conjoint soit judiciarisé, parfois par honte, d’autres fois par peur de représailles. Il s’agit là d’un statut particulier de la violence conjugale devant la justice. De plus, la longueur du processus judiciaire a été soulevée à plusieurs reprises. Les victimes se lassent et acceptent la proposition de l’engagement 810, en espérant pouvoir boucler la cause et éviter de revenir à la cour.

Les besoins de sécurité sont-ils comblés par un engagement 810 ?

L’incertitude fait en sorte de créer de l’ambivalence dans la prise de décision des femmes relativement à l’engagement 810. L’engagement est souvent proposé comme une solution de rechange au témoignage et à l’angoisse que pourrait provoquer le témoignage. On propose à la victime une solution qui offre de la sécurité pour 12 mois. Dans les cas de violence conjugale, l’engagement 810 est une solution temporaire à un problème qui peut perdurer au-delà de la séparation. Si l’engagement procure un certain sentiment de sécurité, les craintes de récidives après l’expiration des 12 mois restent très présentes. Les résultats semblent indiquer que nombre de victimes de violence conjugale acceptent l’engagement 810 par peur de représailles. Selon les entrevues réalisées après l’expiration des conditions imposées en vertu de l’article 810, plus de la moitié des personnes interviewées (8 sur 15) ont, en effet, dû rappeler la police pour rapporter des bris de condition dans la période d’un an durant laquelle ces conditions étaient en vigueur.

La façon dont les répondantes ont choisi d’agir devant la cour a été également influencée par la présence d’enfants issus de la liaison. Dans ces cas, les résultats montrent que les femmes étaient moins portées à poursuivre le procès contre leur ex-conjoint par crainte de priver celui-ci des possibilités d’emploi et, par ricochet, d’en subir les conséquences. Il n’est pas étonnant, par ailleurs, que ce soit surtout les femmes dans cette situation qui ont eu le plus de difficulté à gérer les conditions de l’engagement 810, puisque le droit d’accès facilitait à l’accusé la poursuite d’un certain harcèlement.

Discussion

L’engagement 810 du Code criminel est appelé à combler un vide juridique et, en même temps, à répondre au besoin de protection des victimes. D’une part, on encourage la reconnaissance du caractère criminel de la violence conjugale, mais d’autre part, on applique des règlements à l’amiable (hors cour) qui permettent à l’accusé de ne pas être judiciarisé. L’engagement 810 ne crée pas d’antécédents judiciaires. Ainsi, il contribue, par sa nature même, à ce que le passé de violence ne soit pas considéré dans le système judiciaire. L’engagement 810 contribue également à l’impunité des accusés et perpétue le traitement différé de la violence conjugale. Il est donc nécessaire de réfléchir à l’impact de l’engagement sur les futures accusations et à la confiance des victimes de violence conjugale à l’égard du système pénal.

Certaines mesures gouvernementales introduites dans le processus pénal telles que la Déclaration de la victime sur les répercussions du crime ne trouvent plus leur raison d’être dans le cas d’une entente hors cour comme l’engagement 810. Plusieurs répondantes ont indiqué vivre des répercussions à la suite de l’acte criminel, comme la médicalisation, l’arrêt de travail ou bien la persistance dans le temps des réactions de stress aigu, telles la peur constante, l’hypervigilance, des difficultés à reprendre le contrôle de sa vie et l’impression de croiser son agresseur dans la rue. Puisqu’il n’y a pas de condamnation par un juge à la suite d’une ordonnance 810, ces conséquences ne seront jamais exprimées devant le tribunal.

Les femmes victimes de violence conjugale pensent à leur sécurité quand elles acceptent un engagement 810. Si l’engagement 810 répond à ce besoin pour certaines victimes, cela n’est pas toujours le cas pour les familles qui ont des enfants. Des difficultés nous ont été relatées quant au respect des conditions prévues dans l’engagement 810. Le fait d’avoir des droits d’accès aux enfants amène les parents séparés à communiquer dans l’intérêt de l’enfant. Ces communications, bien que permises seulement relativement aux enfants, peuvent devenir pour l’accusé un moyen de continuer un certain harcèlement psychologique. L’efficacité de l’engagement 810, pour les cas des familles séparées avec des enfants, dont un parent a la garde, reste à prouver. En guise de recommandation, nous croyons que les femmes concernées devraient avoir accès à d’autres sources de protection contre le harcèlement tout en respectant leur désir de ne pas nuire inutilement au père de leur enfant par la judiciarisation. Il sera donc important de poursuivre la réflexion et de trouver une meilleure cohérence relativement au droit d’accès et à la sécurité de la personne victime.

Il faut continuer à réfléchir sur le traitement judiciaire de la violence conjugale au Québec. Cette étude à portée limitée visait à susciter des questionnements et nous espérons avoir contribué à l’ouverture de pistes de réflexion sur les besoins des victimes de violence conjugale en matière de justice. Bien que la judiciarisation systématique vise à protéger les femmes, le manque d’information sur le processus pénal place les femmes victimes de violence conjugale à la marge de la justice. En tant que mesure extrajudiciaire (hors cour), l’engagement 810 offre une certaine flexibilité. Par contre, sans leur participation aux décisions les concernant, on risque de diminuer son utilité et de ne pas répondre à leurs besoins. Ayant peu de poids dans les ententes pour la garde des enfants à la Cour supérieure, l’engagement 810 n’offre pas toujours une solution viable pour de nombreuses familles ayant vécu une séparation à la suite de la violence conjugale. Il importe que les femmes soient bien informées afin qu’elles puissent participer pleinement au traitement judiciaire et sortir de la marge de la justice.