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Introduction

L’étude des bandes urbaines est un champ de recherche actuel associé à de nombreux questionnements psychocriminologiques. Ces bandes suscitent un intérêt grandissant de l’opinion publique, de la police et des intervenants sociaux en raison de quelques faits divers qui ont défrayé la chronique ces dernières années. Les notions de gangs ou bandes sont, en effet, surreprésentées dans la conscience collective par l’intérêt qu’elles suscitent, sans que les appellations utilisées soient rigoureuses.

L’image stéréotypée des gangs américains a influencé la vision que les professionnels et les scientifiques ont eue des groupes européens, allant jusqu’au refus de l’existence de gangs en Europe, mettant en avant les différences intercontinentales des rassemblements de type gang telles que la taille des regroupements, l’organisation hiérarchique, la cohésion des membres et la violence existant au sein de ces groupes. Sur ces bases, les gangs américains seraient plus larges, mieux structurés hiérarchiquement, plus violents et ayant une plus forte cohésion entre leurs membres que les gangs européens (Klein, Kerner, Maxson et Weitekamp, 2001 ; Klein, Weerman et Thornberry, 2006). L’Eurogang paradox, tel que décrit par Klein et al. (2001), part de ce constat. Cependant, cette vision ne reflétait pas la réalité de tous les groupes existant sur le continent américain, ces derniers correspondant finalement aux cinq structures typiques décrites par la typologie de Klein et Maxson (2006), les formes traditionnelle, néotraditionnelle, compressée, collective et spécialisée. Au vu de ces différents types de gangs, le dernier élément de ce paradoxe était de reconnaître que les groupes de jeunes délinquants européens pouvaient correspondre à au moins un de ces types et être assimilés à un gang (Klein et al., 2001 ; Klein et Maxson, 2006 ; Klein et al., 2006). Cet Eurogang paradox montre clairement que la juxtaposition des notions théoriques autour des groupes est difficile, la nature du rassemblement et le contexte étant différents.

L’objectif de cet article est de mettre en perspective les différentes approches concernant les groupes de jeunes délinquants. À partir de l’état des connaissances et tenant compte de la complexité de ce phénomène, nous discuterons, en fonction de l’angle de vue considéré, les données policières, autorévélées et les représentations des intervenants, ainsi que celles des jeunes.

Après le développement des enjeux du choix définitionnel des termes « groupe délinquant », « bande » et « gang », seront exposés la notion et le statut de bande urbaine tels que définis par le corps policier, mais aussi les chiffres mis à disposition par les banques de données policières. Ensuite, les chiffres issus de données de délinquance autorévélée élargiront les constats émanant des données policières. Nous aborderons alors les représentations des intervenants de terrain des groupes de jeunes délinquants, fondées sur leurs discours, afin de considérer les points de vue de ces acteurs concernés par cette problématique. Cette partie mettra en avant les différentes notions importantes lorsque nous parlons de groupes de jeunes délinquants. Finalement, nous terminerons cet article par le questionnement de la centralité de la délinquance au sein des groupes sur la base d’une recherche ethnocriminologique.

Les travaux et les recherches[2] décrits dans cet article sont issus d’une revue de la littérature, de documents de travail, d’une revue des recherches récentes, avec comme seul critère d’inclusion pour ces différents documents : la composante géographique. Le savoir issu de ces documents a été recensé, mis en lien, confronté et contextualisé en fonction de leur provenance : le domaine scientifique, policier ou de terrain.

Enjeux d’un choix définitionnel

En Belgique, les notions de groupe délinquant, bande urbaine ou encore gang ne sont pas clairement définies, les frontières catégorielles existant entre elles ne font pas l’objet d’un consensus (Bruier-Desmeth et al., 2012 ; Nagels et Smeets, 2010 ; Van Hellemont, 2010). Selon les travaux de la plateforme Eurogang, les gangs de rue sont apparus dans les années 1980 sur le continent européen (Klein et al., 2001 ; Klein et al., 2006). En Belgique, le terme de gang est peu utilisé en tant que tel, les autorités politiques, policières, les intervenants de terrain, les scientifiques et les médias utilisent davantage le terme de bande urbaine pour décrire un rassemblement délinquant pouvant néanmoins correspondre aux types décrits par la typologie de l’Eurogang[3]. Comme dans tous les pays, en Belgique, de nombreux types de délinquance en groupe ou bande existent comme les bandes de motards, les organisations criminelles ou encore les associations de malfaiteurs. Toutefois, pour les groupes hautement criminels, les informations étant difficilement accessibles quelle que soit la méthodologie employée, l’accès direct aux informations difficile à opérationnaliser, les analyses ne peuvent souvent porter que sur les dossiers judiciaires.

De manière générale, deux questionnements, relativement à la définition de ces notions, traversent la littérature scientifique. En premier lieu est posée la question de la distinction entre une bande et un groupe de pairs. L’affiliation aux pairs s’inscrit dans le processus développemental de l’adolescent et les conduites déviantes dans la construction de son identité. Le groupe de pairs fait partie du développement classique du jeune, dès lors, la limite, le point de basculement afin de considérer ce même groupe comme étant une bande, est difficile à démontrer. Les critères et les caractéristiques différenciant les deux termes, bande urbaine et groupe, n’étant pas clairement définis dans les écrits, cette première interrogation reste d’actualité sans réellement avoir de réponse commune. De plus, le caractère délinquant, voire criminel et stigmatisant, que revêt le terme de bande urbaine rend d’autant plus difficile la catégorisation d’un groupe de pairs comme étant une bande urbaine.

La distinction entre une bande et un gang ou une organisation criminelle est la seconde de ces préoccupations. Le manque de précision, non seulement terminologique mais aussi catégorielle, appelle une démarche scientifique criminologique et intégrative pour évaluer la quantification, les dynamiques et le fonctionnement de ces groupes.

Nous remarquons que les essais définitionnels sont intimement liés aux référentiels de la recherche tels que la composante territoriale, ethnique, délinquante, environnementale, individuelle, ou bien si le chercheur se trouve dans une dynamique de classification avec l’établissement d’une typologie intra ou intercatégorielle. Le travail de définition et de classification est d’autant plus difficile en Belgique, car les bandes de jeunes et les gangs de rue restent l’exception relativement aux groupes problématiques de jeunes (Bruier-Desmeth et al., 2012).

Représentations policières des bandes urbaines belges : entre statut et notion ?

Les bandes urbaines belges deviennent un sujet d’actualité important au début des années 1990 avec l’apparition de la bande dite des New Jack dans un quartier de Bruxelles (Miraglia et al., 2011 ; Van Belle, 2009). Le statut de bande urbaine (BU) est attribué par le parquet au jeune ayant commis en groupe, au cours des six derniers mois, au moins deux faits sur les quatorze repris dans la circulaire du parquet du 28 décembre 1999. Les critères de commission d’actes délinquants, dans une temporalité définie, sont associés au critère de collectivité d’association dans un processus de réitération possible (Van Belle, 2009 ; Van Gysel, 2010). Ces jeunes ont ce statut BU et sont dans la base de données pour une période de 14 mois, au-delà de laquelle ces statuts seront réévalués et non systématiquement renouvelés afin d’éviter la stigmatisation des jeunes (Nagels et Smeets, 2010 ; Van Hellemont, 2010). Ce statut reconnu comme une circonstance aggravante sur le plan des poursuites pénales s’avère donc un « instrument répressif » (Van Hellemont, 2010).

Selon l’approche policière, la bande urbaine est un groupe de personnes perturbant l’ordre public et la sécurité (Dauphin, 2009 ; Klein et al., 2001 ; Van Belle, 2009 ; Vercaigne, 2001). Le statut BU est, dès lors, à distinguer de la notion générale de bande urbaine, cette dernière étant donc un outil d’investigation policière, de recueil d’information, d’enquête, reprenant les différents groupes identifiés et les individus composant ceux-ci, mais n’étant pas automatiquement étiquetés « statut BU » (Van Gysel, 2010 ; Van Hellemont, 2010).

Mettant en lien les notions de délinquance et bande, la typologie construite en 1994 reprend quatre types de regroupements définis par les sections bandes urbaines des différentes zones de police (Vercaigne, 2001). La première est la bande avec un leader qui rassemble des jeunes venant de milieux difficiles, trouvant dans la rue et spécifiquement en la personnalité du leader un modèle à suivre. Les crimes et les délits violents qui caractérisent cette bande sont commis notamment pour gagner le respect de ce leader et composer son capital guerrier (Sauvadet, 2005 ; Vercaigne, 2001). La deuxième est la bande spontanée, correspondant à l’image des rassemblements juvéniles de quartier où la composition de la bande se fait par affinités à la suite du rejet de l’ordre social par les jeunes composants cette bande (Vercaigne, 2001). La troisième, la bande du « ghetto », composée de jeunes principalement issus de l’immigration, se regroupant par affinités ethniques, se créant un lieu sûr, un territoire (Vercaigne, 2001). En dernier lieu est définie l’organisation criminelle selon le Code pénal. L’argent est le principal moteur de ce type de groupe (Vercaigne, 2001). Ces différents types de groupe montrent une nouvelle fois la multiplicité des possibilités de définitions, de représentations et d’approches ainsi que la diversité des profils de groupe se retrouvant dans la base de données, mais aussi des fonctionnements motivationnels.

En Belgique, il existe peu de données chiffrées disponibles, et celles qui le sont concernent souvent Bruxelles, la capitale du pays. Si les données plus récentes non encore publiques évoquent le recensement d’une trentaine de bandes urbaines, les données officielles auxquelles nous pouvons nous référer sur le territoire datent de l’année 2010 (Direction de la recherche locale[4], 2013 ; voir Figure 1[5]). La base de données policière reprenant les différentes bandes urbaines évolue ; ainsi, au début de l’année 2010, vingt bandes urbaines étaient répertoriées (Tableau 1) pour la ville de Bruxelles. Les bandes urbaines seraient responsables d’actes de délinquance tels que le trafic de drogue, l’extorsion, les rivalités et les règlements de compte intergangs (Tableau 2).

Les chiffres présentés (Tableau 1 et Tableau 2), ainsi que la cartographie de localisation (Figure 1), mais aussi le recensement des bandes dans la banque de données de référence policière sont à relativiser, selon les représentations des policiers. Il semblerait que le recensement dépende également de l’agent verbalisateur : « Cette qualification dépend donc du hasard, de la perception du policier, du signalement par ce dernier ou de l’enregistrement dans la base de données » (Nagels et Smeets, 2010). Pourtant, ces chiffres sont très souvent utilisés par les médias pour montrer une quelconque augmentation ou illustrer un fait divers, et ne sont, la plupart du temps, pas mis en contexte ni expliqués outre mesure. Cette banque de données contient tant des bandes actives que moins actives, puisqu’elle est un outil de recherche et d’information avant tout (Van Hellemont, 2010). De plus, ces bandes urbaines peuvent être différentes tant au niveau de leur délinquance, que de leur composition, de leur territoire et sa défense, ou de leur sentiment d’appartenance au groupe. Bref, même si cette banque de données est une construction utile pour le travail d’investigation et de terrain, il ne faut pas oublier que les bandes urbaines sont différentes, mais aussi que cette banque de données n’est pas exhaustive (Van Gysel, 2010). La présence dans la banque de données n’est pas le miroir de l’existence des bandes, elles y figurent selon l’activité répressive de la police, ainsi qu’en fonction des activités illégales du groupe en lui-même.

Tableau 1

Nombre de membres identifiés parmi les bandes urbaines reconnues[6]

Nombre de membres identifiés parmi les bandes urbaines reconnues6

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Tableau 2

Infractions commises de 2006 à 2009 impliquant les membres de bandes urbaines de Bruxelles[7]

Infractions commises de 2006 à 2009 impliquant les membres de bandes urbaines de Bruxelles7

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Ces chiffres sont quasiment les seuls disponibles officiellement en Belgique concernant directement les bandes urbaines. Ceci reflète la difficulté, par les réserves à émettre quant aux données disponibles, de donner un aperçu de la situation de ces regroupements. « Il est à l’heure actuelle difficile de donner un aperçu correct du nombre de bandes urbaines à Bruxelles, de leurs territoires, de leurs caractéristiques ou de leur taille en raison, d’une part, de l’absence d’instrument fiable de recensement tant des bandes que de leurs membres et, d’autre part, du caractère éphémère de la bande et de son évolution permanente » (Nagels et Smeets, 2010, p. 6).

Figure 1

Cartographie des bandes urbaines de la zone de police Bruxelles-Ixelles[8]

Cartographie des bandes urbaines de la zone de police Bruxelles-Ixelles8

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L’autorévélation des jeunes : une autre approche des bandes urbaines belges

Les chiffres policiers disponibles répertoriant les bandes urbaines étant certes utiles et, comme nous venons de le discuter, sont à considérer avec précaution, une autre approche intéressante est l’autorévélation. Les questionnaires de délinquance autorévélée peuvent relativiser et contextualiser les chiffres officiels, miroir de la perception policière. Les recherches, telles que la International Self-Report Delinquency Study (ISRD), ont toute leur importance pour connaître et comprendre ce phénomène dans un milieu plus large que celui de notre capitale et strictement réservé aux jeunes répertoriés. À partir des données wallonnes de l’enquête ISRD[9], nous avons ciblé les critères permettant de circonscrire les individus appartenant à un gang, comme l’avaient fait Gatti, Haymoz et Shadee en 2011. Les critères sélectionnés sont issus de la définition de l’Eurogang (Klein et Maxson, 2006 ; Klein et al., 2006) : « A street gang is any stable, street-oriented youth group whose own identity includes involvement in antisocial activity. » Les jeunes ont été considérés comme faisant partie d’un groupe de type gang à partir de six variables cumulées : avoir un groupe d’amis, passer du temps dans l’espace public ensemble, acceptation des activités illégales par le groupe, accomplissement d’activités illégales par les individus du groupe, considérer son groupe comme une bande ou un gang et que ce groupe existe depuis plus de trois mois (Critères définitionnels, Tableau 3).

Tableau 3

Résultats aux différents critères d’inclusion en fonction du genre[10]

Résultats aux différents critères d’inclusion en fonction du genre10

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Sur la base des données de la Région wallonne, représentative de la population tant au niveau de l’âge que du genre, mais aussi des orientations scolaires, nous constatons que 4,47 % des jeunes de la Région wallonne peuvent être considérés comme faisant partie d’un groupe de jeunes de type gang tels que défini par les six variables, correspondant à la définition de l’Eurogang. En effet, 41 garçons et 40 filles accumulent les 6 critères d’inclusion, remettant en question le constat d’une présence majoritairement masculine dans les gangs. Une analyse comparative a permis de montrer qu’il n’y a pas de différence significative de l’appartenance à un groupe de type gang entre les filles et les garçons.

Nous remarquons également que les jeunes sont plus nombreux à se considérer comme un gang que ce que nous établissons effectivement. Il est évident que les représentations que les jeunes ont d’un gang influencent ces résultats. Il est intéressant de relever que les filles ont plus tendance à considérer leur groupe comme un gang, ce qui laisse à penser que la représentation des jeunes des gangs peut différer selon le genre.

Le critère le plus commun est celui appelé « avoir un groupe d’amis », pouvant être considéré comme non discriminant, et concerne une majorité des adolescents interrogés. Ce constat n’est pas étonnant puisque les travaux concernant les adolescents montrent la réelle importance des pairs et des groupes de socialisation à cette période.

Le dernier point que nous souhaitons mettre en avant concerne le critère « accomplissement des activités illégales par le groupe ». En effet, près d’un tiers des jeunes interrogés sont concernés, suggérant l’existence d’autres types de groupes délinquants, plus nombreux que les gangs.

Nous avons vu que la banque de données policière ne rendait compte que des bandes répertoriées, alors que les variables prises en compte par la recherche ISRD pour la Région wallonne décrivent un pourcentage de jeunes appartenant à un groupe de type gang selon la définition de l’Eurogang (Klein et Maxson, 2006 ; Klein et al., 2006). Ces chiffres démontrent que la prévalence du phénomène varie en fonction du point de vue adopté, de la définition utilisée ou encore des critères pris en compte. Évidemment, ces deux approches, policière et autorévélée, ont leurs propres lacunes mais illustrent la difficulté de chiffrer le phénomène de bande urbaine ou encore de gang. Nous précisons que la notion de bande urbaine telle que définie par le corps policier peut correspondre à la définition du gang telle que donnée par l’Eurogang, montrant une nouvelle fois que les appellations des différents types de groupe ne sont pas consensuelles.

Les représentations des acteurs sociaux, critères d’admissibilité et formation des rassemblements : un autre regard

Les représentations liées aux groupes de jeunes et spécifiquement aux gangs et aux bandes urbaines ont toutes leur importance. En effet, ces représentations influencent non seulement la définition même des termes, mais aussi l’image qu’a l’opinion publique de ces rassemblements, ainsi que les actions menées par les intervenants de terrain. Pour le sens commun, la bande est une entité connotée négativement et objet de préjugés concernant les membres du groupe, l’existence de leaders, de codes vestimentaires ou encore de violences urbaines. Le terme bande urbaine a une certaine empreinte stigmatisante et des stéréotypes sont liés à cette appellation, rappelant le premier point de l’Eurogang paradox (Klein et al., 2001 ; Klein et Maxson, 2006). Les différents acteurs sociaux interrogés dans le cadre de la recherche de Bruier-Desmeth et al. (2012) utilisent des « critères assez homogènes » pour qualifier un groupe de bande ou non. Selon cette étude, une bande serait « un groupement structuré, stable dans le temps, et l’entrée au sein de celui-ci est sélective et fait souvent l’objet de rituels d’acceptation, un groupement hiérarchisé actif sur un territoire et dans lequel la délinquance est perçue comme une activité collective structurant l’appartenance à la bande » (Bruier-Desmeth et al., 2012, p. 73).

Les professionnels de terrain dont nous parlons sont des éducateurs, acteurs des services de prévention, assistants sociaux, policiers, magistrats, parquets de la jeunesse ; toutes ces personnes étant en lien avec l’objet d’étude, les groupes de jeunes délinquants. Une vingtaine d’entretiens semi-structurés et six groupes de discussion ont été menés avec ces acteurs dans le cadre de la recherche commanditée de Bruier-Desmeth et al. (2012). Concernant la recherche de Witvrouw (2014), neuf professionnels ont été interrogés en entretiens semi-structurés entre septembre 2013 et juin 2014. Ces entretiens visaient à l’exploration de leurs représentations des bandes (pour l’étude de Bruier-Desmeth et al., 2012) et des groupes de jeunes délinquants plus largement (pour l’étude de Witvrouw, 2014). Ces entretiens semi-structurés ont été analysés qualitativement suivant les modalités de l’analyse thématique et en émergence.

Les résultats de ces deux recherches s’accordent sur le fait que les intervenants de terrain mettent l’accent sur le caractère groupal, l’influence des pairs, les facteurs de risques environnementaux et familiaux, la hiérarchisation des relations, la structure et la stabilité temporelle, alors que dans la définition policière, on se situe sur le plan du non-respect de la loi. Les définitions diffèrent selon que l’approche favorise la dimension répressive ou préventive (Van Hellemont, 2010) mais aussi en fonction des régions belges (Bruier-Desmeth et al., 2012). La Flandre porterait son attention sur les conditions socioéconomiques que connaissent les jeunes issus de milieux « populaires », ce qui devrait être l’objectif premier des pouvoirs publics. En Wallonie, l’attention serait portée sur « le phénomène de réaction sociale aux groupes de jeunes, à la gestion de l’espace public, bref à la construction sociale du phénomène » (Bruier-Desmeth et al., 2012, p. 73).

Les bandes décrites par les intervenants (Bruier-Desmeth et al., 2012) seraient les jeunes fréquentant les microlieux de socialisation (Henry, 2007), utilisant l’espace public comme lieu de rassemblement. Nous considérons que ces groupes ne peuvent pas nécessairement être assimilés à des bandes ou à des gangs, car les groupes problématiques « de coin de rue » comportent de nombreux critères de différenciation. Les groupes sont de types hétérogènes, variant en nombre, en âge, en niveau de délinquance.

Les jeunes dont la trajectoire est qualifiée de « dynamique du quartier » selon l’étude de Remacle, Jaspart et De Fraene (2012) ont, selon nous, le profil le plus largement rencontré parmi les membres de bandes ou mêmes de groupes problématiques au sens large. Ces jeunes sont généralement issus des villes et leur identité est liée à celle de leur quartier, influencés par leurs pairs, principale source de socialisation pour eux, même s’ils gardent généralement contact avec leur famille (Remacle et al., 2012). Nous pouvons trouver une dégradation de leur situation au fur et à mesure du temps et notamment « une certaine escalade dans le type de faits » chez ces jeunes (Remacle et al., 2012, p. 85). Ce constat rappelle la théorie de la spirale de la délinquance (Born et Glowacz, 2014). La première étape de ce déclin semble être les difficultés scolaires, les renvois, les absences et les périodes de décrochage scolaire. Ces jeunes tendent à chercher une source de reconnaissance, d’accomplissement, de protection et de sensations au sein de leur groupe (Bruier-Desmeth et al., 2012 ; Remacle et al., 2012 ; Witvrouw, 2014). Le rejet social, la ségrégation réciproque, la ghettoïsation, le manque de repères, la marginalisation sociale, la vulnérabilité sociétale sont autant d’éléments pouvant aider à comprendre le phénomène des bandes et des gangs urbains (Robert et Lascoumes, 1974 ; Jamoulle, 2003 ; Jamoulle et Mazzocchetti, 2011 ; Vettenburg, Brondeel, Gavray et Pauwels, 2013 ; Walgrave, 1986). Ces jeunes, à la recherche de leur identité, se rassemblent en groupes, de différents ordres, pouvant être délinquants. Les motivations liées au passage à l’acte seraient la recherche de sensation, notamment l’adrénaline, et la recherche de moyens financiers supplémentaires (Remacle et al., 2012 ; Witvrouw, 2014 ; voir Tableau 4). Selon Jamoulle (2003), cette économie fait partie de leur réalité. Le « business » serait une des conséquences directes de l’imbrication de ces groupes dans leur environnement économique et social et de leurs évolutions conjointes. C’est ainsi que les jeunes intériorisent les normes, les valeurs mais aussi certains savoirs pratiques transposables dans leur vie sociale (Jamoulle 2003, p. 305). Ces passages à l’acte influencent la relation que ces jeunes entretiennent avec leurs parents, rendant la communication et le dialogue difficiles, pouvant même aller jusqu’à la rupture de liens (Remacle et al., 2012).

La question de la territorialité de ces groupes amène la notion de l’attribution d’un lieu sûr pour soi, notamment social par la bande, mais aussi spatial par le territoire (Jamoulle et Mazzocchetti, 2011). C’est fondamental pour que ces jeunes puissent se sentir chez eux, spécifiquement lorsqu’ils sont d’origine étrangère. Cette notion de sécurité n’est pourtant qu’éphémère et non réelle, car si le jeune se sent en sécurité au sein de son groupe et de son territoire, le fait de faire partie d’un tel groupe l’insécurise en dehors de ses balises de sécurité.

En Belgique, plusieurs notions émergeant des discours de ces mêmes acteurs peuvent être associées au concept de bande urbaine. Tout d’abord, le non-respect de la loi, ensuite la stabilité temporelle, le territoire associé au quartier de provenance et enfin la structure des relations (Bruier-Desmeth et al., 2012 ; Witvrouw, 2014). Même lorsque ces notions font l’objet d’un consensus, il faut pouvoir déceler ce que chacune d’elles laisse sous-entendre, et définir chacune de ces notions, afin de pouvoir établir une définition claire ainsi que ses critères d’inclusion et d’exclusion. En effet, nous ne pouvons pas nous limiter à certains critères « incontournables » (Mohammed, 2007) comme la période de vie, le caractère groupal ou encore l’existence de signes d’appartenance, mais nous devons également prendre en compte les critères secondaires, sans lesquels de nombreux groupes de pairs, existant dans la vie de nombreux adolescents, seraient considérés comme gang ou bande. Ces éléments secondaires permettent de distinguer le groupe de pairs du groupe de type bande ou gang, et concernent l’orientation des conduites mais aussi les réactions sociales liées à cette problématique (voir Bruier-Desmeth et al., 2012, p. 25). Même lorsqu’un consensus est atteint, celui-ci se situe à un niveau local. En effet, les résultats de ces recherches n’amènent pas une définition unique, partagée par les scientifiques, la police ou encore les autres intervenants de terrain, à un niveau national.

De la bande au groupe : recherche d’identité, alliances et structures

Traditionnellement, on considère que le moteur principal de l’appartenance de jeunes à une bande urbaine est la recherche d’identité, et non pas la volonté de participer à des activités criminelles ou délinquantes (Jamoulle et Mazzocchetti, 2011). Cette quête d’identité de groupe ne semble plus correspondre actuellement à un malaise personnel ou psychologique que l’on chercherait à résoudre ou oublier en étant membre d’une bande, mais bien à une volonté assumée d’exprimer son appartenance identitaire. Ainsi, les jeunes en situation de vulnérabilité sociétale, en rupture scolaire ou issus de l’immigration n’expriment pas un tel malaise, mais au contraire s’affirment avec assurance (Vettenburg et al., 2013 ; Walgrave, 1986). Ce constat appelle une révision des théories psychologiques sur le sujet de l’imprégnation culturelle.

Il est intéressant que l’attention des travaux ne soit pas centrée uniquement sur les groupes délinquants de type bande urbaine, mais que l’approche concerne plusieurs catégories de regroupements juvéniles, problématique plus largement rencontrée en Belgique. La recherche de Witvrouw (2014) concerne des groupes urbains de jeunes, de différentes catégories comme groupe d’amis, groupe ayant spontanément des activités délinquantes, groupe ayant des fins précises ou encore gang de rue, selon la typologie de Mellor, MacRae, Pauls et Horninck (2005). L’objectif de cette recherche est de comprendre le phénomène de rassemblement juvénile délinquant, en observant les ressemblances et les différences entre les groupes. Les groupes observés ont été choisis selon deux critères d’inclusion : faire partie d’un groupe composé d’au moins trois personnes et avoir des comportements délinquants ou déviants (Witvrouw et Glowacz, sous presse), cette délinquance étant comprise comme toute infraction à la loi pénale et administrative de Belgique. Les résultats de cette recherche sont issus des observations participantes de ces groupes entre décembre 2011 et novembre 2013, auxquelles viennent s’ajouter des groupes de discussion, des entretiens individuels semi-dirigés avec les jeunes et des représentations schématiques des relations amicales et délinquantes internes aux différents regroupements (Figures 3.1 et 3.2).

Figure 2

Matrice amitié

Matrice amitié

Liens 1 et 2 = 1 ; 3 et 4 = 0 ; J = jeune

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Le réseau d’amitié d’un groupe a été construit à partir d’un outil de gradation des relations du jeune avec les autres jeunes appartenant aux groupes observés dans le cadre de cette recherche. Le jeune pouvait qualifier ses relations à l’autre en termes de meilleur ami, ami, copain ou connaissance, concepts et notions clairement définis avec le répondant au préalable. Les relations qualifiées par le jeune comme ami ou meilleur ami ont été considérées comme lien à représenter dans le réseau et donc comme étant 1, alors que les relations copain et connaissance ne l’ont pas été et donc comme étant 0 (Figure 2). Le réseau de délinquance a été construit à partir d’un outil semblable où le jeune devait définir s’il commettait toujours, souvent, peu ou pas du tout de faits de délinquance avec un autre membre de son groupe.

Le logiciel Visone© nous a permis de visualiser les réseaux amicaux et délinquants à partir de l’outil terminé (Figure 3.1 et Figure 3.2). Ces schématisations ont pu être réalisées auprès de quatre groupes (Liège 1, Liège 2, Liège 3 et Liège 4). Les résultats montrent que les jeunes considérant un autre jeune de ce même groupe comme meilleur ami ou ami ont des liens qui peuvent être bidirectionnels ou unidirectionnels. Considérer quelqu’un comme un ami ne veut pas dire être considéré comme son ami, la réciprocité du lien n’est pas systématique. De plus, dans un même groupe, lorsque des activités délinquantes prennent place, ces liens n’ont généralement pas la même forme de structuration que ceux d’amitié (Figure 3.1 ; Figure 3.2). Dans un même groupe, il n’est donc pas nécessaire de se considérer comme ami pour passer à l’acte sur le plan de la délinquance.

Figure 3.1

Réseau d’amitié d’un même groupe de base

Réseau d’amitié d’un même groupe de base

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Figure 3.2

Réseau de délinquance d’un même groupe de base

Réseau de délinquance d’un même groupe de base

Légende :

  • forme: 1961491n.jpg Individu

  • forme: 1961492n.jpg Lien entre les individus et sens de la relation

Source : Witvrouw, 2012

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En délinquance, chaque membre n’a pas la même place, certains membres sont centraux, participant à tous les actes de délinquance tandis que d’autres ne participent pas ou peu à ces mêmes actes, les alliances pouvant être changeantes en fonction du moment, des personnes disponibles, mais aussi du capital guerrier (Sauvadet, 2005) et de la volonté individuelle de passer à l’acte. Nous pouvons constater la configuration différente d’un réseau d’amitié et d’un réseau de délinquance d’un même groupe de base (Figure 3.1 ; Figure 3.2). Les premiers étant plus étoffés et multidirectionnels, tandis que les réseaux de délinquance sont centrés sur quelques individus au travers de liens majoritairement unidirectionnels, évoquant une certaine structuration des relations. Il est évident que ces constats concernent les groupes observés dans le cadre de cette recherche. Ces premiers résultats devraient être approfondis et différenciés en fonction du type de regroupement, mais la vision de la centralité de la délinquance par rapport à l’existence du groupe est remise en question. Ces résultats supposent que la délinquance est accessoire, caractérisant les groupes délinquants juvéniles du type groupe d’amis ou groupe spontané, voire groupe ayant des fins précises, en comparaison d’autres types de regroupements (Mellor et al., 2005).

Le groupe amical de « coin de rue » au sens de Whyte (1996) développe, sur une période plus ou moins longue, une structuration par laquelle les rôles des membres sont définis par les interactions sociales interindividuelles, créant certaines « obligations réciproques », sources de cohésion. Cette structuration reflète les alliances délinquantes mais aussi les alliances amicales différentes des premières.

Tout comme il existe de nombreux types de rassemblements délinquants, mais aussi de bandes urbaines, les relations caractérisant ceux-ci diffèrent en fonction des alliances internes à ces groupes. Au lieu de l’identification d’un jeune comme faisant partie d’un groupe tel une bande ou un gang de type dichotomique, une identification en termes d’intensité du lien de ce jeune avec la bande est préférable, chaque membre d’un même rassemblement n’ayant pas la même importance ni le même investissement personnel, identitaire au sein du groupe (Fredette, 2014 ; Guay et Fredette, 2014 ; Van Gysel, 2010).

Le groupe aide à la construction de l’individu et de son identité, qu’il soit ou non délinquant. Alors que la bande est étudiée à travers la notion de délinquance, les premiers résultats de cette recherche montrent des volets potentiellement positifs pour le devenir des jeunes insérés dans des bandes urbaines, car un transfert des compétences acquises dans le domaine de la vie du groupe peut s’effectuer vers des domaines externes à ce dernier. La socialisation par le groupe délinquant peut être considérée comme une forme de socialisation « parallèle » qui pourra être utilisée dans sa vie future.

Tableau 4

Rassemblements juvéniles en contexte différent[11]

Rassemblements juvéniles en contexte différent11

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Comme nous l’avons dit, de nombreux types de bandes, de rassemblements délinquants existent. Ils se distinguent par l’environnement, l’identité, la structuration de leurs alliances internes, les motivations de passage à l’acte ou encore l’âge des membres (Tableau 4). Cette diversité des composantes du groupe, des facteurs de risques et des histoires individuelles reflète la complexité de l’appréhension du phénomène de bandes urbaines ou groupes délinquants en Belgique et ailleurs.

Conclusion

Si des concepts centraux tels que le passage à l’acte en groupe, la territorialité et la hiérarchie peuvent faire l’objet d’un consensus au sein des personnes concernées sur le terrain par cette problématique, une définition unique et nationalement acceptée de la bande n’existe pas. Les visions diffèrent en fonction du rôle occupé, qu’il soit préventif, éducatif, social ou encore répressif, mais aussi des stéréotypes liés au terme de bande urbaine. De plus, les limites catégorielles entre ces bandes dites urbaines et les autres formes de regroupements juvéniles ne sont pas clairement définies. Ce constat amène une perpétuelle confusion terminologique, mais également une difficulté de mise en place d’un recensement systématique, ainsi que la non-existence d’une définition unique.

En Belgique, les bandes urbaines et les groupes délinquants partagent une série de caractéristiques avec les regroupements de jeunes non délinquants, ainsi qu’avec ceux qui « ne sont que » des sociétés du coin de la rue (Whyte, 1996). Toutefois, des logiques et des structurations propres s’y ajoutent lorsque les bandes développent des activités délinquantes, principalement le deal de drogues, la violence souvent liée au territoire et aux rivalités interbandes, et les vols. Selon nous, la culture de groupe, la notion d’identité, la cohésion, le sentiment et les signes d’appartenance, la trajectoire individuelle dans le groupe, le capital social, la hiérarchie, la stigmatisation, la gestion de sa réputation, l’acquisition d’un statut et d’une reconnaissance ou encore la recherche de réussite sociale sont autant d’éléments communs entre les groupes délinquants et non délinquants, chaque élément variant en intensité selon le type de groupe rencontré.

Grâce à des méthodes d’observation particulièrement prudentes, s’inspirant des démarches de la méthode par théorisation ancrée (grounded theory method) et de l’ethnocriminologie (Glaser et Strauss, 2009 ; Witvrouw et Glowacz, sous presse), les observations réalisées actuellement auprès de ces groupes permettent de se dégager des biais stéréotypés et stigmatisants, dominant tant les représentations de tous que celles des membres de groupes délinquants lorsqu’ils s’expriment. Ainsi, les analyses en réseaux permettent de voir que les groupes délinquants et non délinquants sont des lieux de socialisation où des apprentissages transférables sont possibles. Si nous nous attachons à l’observation stricte de ces jeunes, alors la délinquance est présente au sein de ces regroupements et les caractérise. Dès lors, d’un point de vue externe, le premier positionnement possible serait de considérer la délinquance comme étant l’élément central des groupes de jeunes délinquants. Sur le plan de la représentation que le groupe a de lui-même et de sa réalité, donc en interne, même si cette délinquance est présente au sein du groupe, elle peut ne pas en être un élément constitutif, le regroupement peut exister sans elle. Selon nous, la qualification et la caractérisation de cette délinquance comme étant centrale est donc à relativiser.

Les nouvelles thématiques de recherche et les changements que cela implique nous montrent que le savoir concernant cette problématique doit non seulement se construire, mais aussi continuellement se renouveler. En effet, au-delà des questionnements de l’existence de bandes urbaines en Belgique, de la définition et de la différenciation avec les autres rassemblements de pairs, de nouveaux questionnements apparaissent, comme l’utilisation des réseaux sociaux (Van Hellemont, 2012) par ces jeunes. L’utilisation de ces nouvelles technologies et leurs impacts sur la vie du jeune, membre de la bande, dévoilent un autre espace que celui de la rue. Cet espace virtuel recueille les rivalités, les performances et fait partie de la vie du groupe (Van Hellemont, 2012). En effet, la réalité des groupes et bandes évolue en fonction des individus membres, de leur environnement, mais aussi des progrès technologiques. Mieux connaître les bandes urbaines, mais aussi envisager des actions concrètes, sans trop restreindre les marges de manoeuvre des acteurs dans ce champ mouvant, est ce que nous pouvons espérer prochainement en Belgique. Il est important de s’interroger sans cesse sur les pratiques d’intervention dont les limites ne sont fixées que sur la base d’éléments éminemment contingents et extérieurs à la réalité des bandes : pratiques policières, politique des grandes villes, réaction sociale et contexte politique.