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Introduction[1]

Dans le cadre d’un programme européen de coopération scientifique (CRIMPREV[2]) qui s’est déroulé de 2006 à 2009 avec la participation d’une dizaine de pays et de plus de trente centres de recherche, j’ai réuni dans un séminaire un groupe de chercheurs européens pour faire le point sur les travaux consacrés à la délinquance contre les biens (property crime). Alors que la violence a été, en sciences humaines et en particulier chez les chercheurs qui s’intéressent au crime, l’objet de réflexions multiples, la délinquance contre les biens n’a guère été abordée de façon systématique. C’est la raison pour laquelle, dans un premier temps, le choix a été fait de se concentrer sur cette dernière, en laissant de côté le vaste champ des travaux sur la criminalité violente, même lorsque les deux champs se croisent ; on verra en conclusion les limites de ce parti pris.

La délinquance contre les biens permet d’éclairer d’un jour particulièrement intéressant un certain nombre de bouleversements sociaux que les sociologues peuvent étudier sur le demi-siècle écoulé. Dans les pays industrialisés, de part et d’autre de l’Atlantique, les années d’après la Deuxième Guerre mondiale – comme les années de crise qui les ont suivies – ont en effet hérité d’une sociabilité où le regard de tous sur tous n’assure plus guère la conformité aux normes[3]. Au cours de cette période, a) ces pays sont entrés dans un modèle économique qui distribue des masses de biens et les modes de vie y afférant sans trop s’arrêter aux clivages sociaux (Langlois, 2002) ; b) les valeurs se sont recomposées autour de la possession de ces biens, dont la sociologie du tournant du xxe siècle avait déjà montré comment ils étaient devenus marqueurs de prestige social (Veblen, 1899 ; Simmel, 1904) ; c) la répartition spatiale des activités s’est transformée, en raison, entre autres, du travail des femmes et de la poursuite de la décohabitation des générations, laissant ces biens sans surveillance dans les espaces privés (Cohen et Felson, 1979) ; d) le regard des polices s’est orienté vers d’autres surveillances que celle des nombreux véhicules parqués dans l’espace public (Monjardet, 1996). Ainsi se sont mises en place les conditions qui ont fait de la délinquance contre les biens l’un des risques de la vie quotidienne auxquels sont massivement confrontés les citoyens européens (Van Dijk et al., 2007) et ces atteintes continuent à occuper une place prépondérante dans les enregistrements policiers (Aebi et al., 2010).

Ce séminaire a donc tenté un bilan pour l’Europe des réflexions qu’y ont menées des chercheurs en sciences sociales sur la délinquance contre les biens : son évolution, ses liens avec l’organisation économique, sociale, symbolique des sociétés.

Par ailleurs, l’objectif de cet examen collectif était de profiter du formidable réservoir de savoirs scientifiques que constituait le programme CRIMPREV pour associer à la réflexion sociologique « de moyen terme » sur la vague de fond qui a baigné nos sociétés d’affluence l’apport de chercheurs en sciences sociales venus de disciplines différentes ou de sociétés dont l’expérience historique avait été différente.

Il nous paraissait crucial, d’une part, de soumettre ces questions à un regard d’historien : outre qu’il propose la profondeur de champ qui permet d’appuyer les sociétés contemporaines sur leur passé, l’habitus professionnel de l’historien le porte à analyser les données institutionnelles (poursuites, condamnations…) qui ont formé jusqu’il y a peu la matière sur laquelle s’est construit le savoir sur le crime avec une attention particulière à la critique des sources et sous les lumières de l’histoire sociale, toutes démarches auxquelles les chercheurs sur le temps présent sont moins bien formés[4].

D’autre part, nous tenions à bénéficier de la participation de chercheurs de pays ex-communistes, dans la mesure où les systèmes économique, social et symbolique qui s’y sont développés ont précisément divergé de ceux de leurs analogues occidentaux dans les décennies-clés où ceux-ci ont construit leur « régime criminel ».

Non que nous n’ayons été conscients des difficultés d’une réflexion qui, en cherchant à trop embrasser – trop de siècles, trop de pays, trop de configurations politiques – ne finisse par mal étreindre. Plusieurs arguments, cependant, nous ont convaincus que l’essai pouvait être tenté. Pour commencer, on ne rencontrait pas les difficultés d’une recherche comparative qui aurait utilisé un instrument d’enquête unique, sans tenir compte des spécificités linguistiques et culturelles des différentes sociétés étudiées : on se trouvait face à un ensemble de travaux menés indépendamment, sur la base d’interrogations qui s’étaient développées dans chacun des pays présents en fonction de leur propre problématique. Du coup, la disparité des sources sur lesquelles se sont appuyés les différents participants semble moins un inconvénient qu’une grande liberté offerte à la réflexion autour de la question posée : comment comprendre l’évolution de la délinquance contre les biens dans les sociétés modernes contemporaines ?

De plus, l’obstacle que constituait, pour étudier la question du crime, le passage de cette frontière qui séparait les systèmes politiques de part et d’autre du rideau de fer semblait désormais levé. Catégorie juridique d’abord, le crime est essentiellement lié à l’organisation de la cité ; le rapport à la loi, point crucial de la question pénale, prenait un sens différent dès lors que l’on quittait cet espace familier au chercheur qu’homogénéisaient largement démocratie, industrialisation, urbanisation et abondance. Le vol ou son signalement aux autorités avait-il le même sens dans la Suède démocratique urbaine et prospère et dans la Pologne communiste rurale pauvre ? La question pouvait être légitimement posée. Aujourd’hui, cependant, l’effondrement du communisme, en rapprochant l’organisation politique des pays qui y ont été soumis depuis la Deuxième Guerre mondiale de celle des pays restés démocratiques, propose à l’observation des covariations entre les bouleversements économiques, sociaux qui les ont brutalement affectés et leur « régime criminel » : l’occasion de faire état de cette expérimentation sociale en grandeur réelle ne devait pas être manquée.

Finalement, ont contribué à ces réflexions un historien anglais de l’Open University (Peter King), des sociologues finlandais (Reino Sirén, National Research Institute of Legal Policy, Helsinki), suédois (Jerzy Sarnecki, Stockholms Universitet), polonais (Krysztof Krajewski, Uniwersytet Jagielloński w Krakowie), russe (Valentin Golbert, Sociological Research Institute, Saint-Pétersbourg), slovène (Branko Lobnikar, Univerza v Mariboru), français (Bruno Aubusson de Cavarlay, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, CNRS, France), anglais (Tim Hope, Keele University), auxquels le sociologue américain Michael Tonry (University of Minnesota) a ajouté son regard d’outre-Atlantique.

Chacun des participants, sur la base de notre manière de poser la question de la délinquance contre les biens, a été convié à présenter les travaux qui avaient été menés dans son pays dans ce domaine. Cet article ne présente donc pas les résultats d’une recherche totalement construite par une équipe qui en aurait conçu la problématique, la méthode et le terrain puis analysé les résultats ; il tente la synthèse de la matière, parfois disparate, apportée à la table de discussion par les contributeurs, en illustrant à l’aide d’exemples puisés dans les pays étudiés la manière dont on peut comprendre la place des atteintes aux biens dans l’économie délinquante des sociétés industrielles et postindustrielles contemporaines.

Le champ observé

Période. Pour l’essentiel, les données sur la délinquance examinées ont porté sur la période d’après-guerre. Pourtant, un certain nombre d’analyses ont porté sur des périodes nettement plus longues ou plus anciennes : les séries historiques locales anglaises partaient du xvie siècle pour arriver jusqu’au xixe, et l’analyse s’est même risquée à des comparaisons de géographie criminelle entre la délinquance enregistrée au début du xixe siècle et celle du début du xxie. Pour la Pologne, la Suède et la France étaient également présentées des données remontant au xixe siècle.

Les infractions. De manière plus ou moins détaillée, ont fait l’objet d’analyses les divers types de vols : cambriolages, vols de et dans les véhicules, vols personnels ; pour ces derniers, la question a été posée, occasionnellement, de leur relation avec la violence. On remarquera que si la délimitation du champ des infractions observées n’a guère fait l’objet de débats au-delà de ce dernier point, le coup de force théorique cherchant à briser sa clôture a malgré tout été tenté pour la Russie pour y faire un instant entrer tout le processus de privatisation des moyens de production ainsi que toute une partie de l’activité des acteurs de l’économie de marché, en d’autres termes la délinquance des élites. Encore, cette tentative, qui a connu plusieurs antécédents depuis les criminologies radicales des années 1970, s’arrête-t-elle ici très tôt, devant les apories de l’addition d’un vol à l’étalage et de celui d’une compagnie de chemins de fer et finalement devant les difficultés à construire un corpus de données dont l’interprétabilité soit de même niveau que celle des données disponibles pour les vols ordinaires.

Les outils d’observation de la délinquance contre les biens

Les indicateurs. Ce sont ceux des deux âges épistémologiques de la connaissance du crime. Depuis les données recueillies au xvie siècle jusqu’à celles des années 1980 du xxe, les chercheurs travaillent sur les données enregistrées par l’administration de la justice pénale : taux de personnes mises en accusation devant des cours à jury par exemple dans l’Essex avant 1805 (King, 2007), taux de condamnés en Suède de 1841 à 2004 (von Hofer, 2006), taux d’affaires enregistrées par les organes de poursuites de 1831 à 1932 en France (Aubusson de Cavarlay, 2007), enregistrements policiers en Slovénie depuis le milieu des années 1990 (Aebi et al., 2006 ; Dvoršek et al., 2007)… Puis, à partir des années 1980, la recherche a créé elle-même, partout où leur coût économique et politique ne s’y est pas opposé, des bases de données sur le crime au moyen d’enquêtes en population générale portant sur la victimation subie ou la délinquance auto-reportée : elles forment la base de nouvelles analyses dans les divers pays.

La production des indicateurs. Ce sont essentiellement ceux du premier âge épistémologique du savoir sur le crime qui ont été discutés. On peut désigner ainsi les données compilées par diverses administrations sur leur activité de contrôle de la délinquance, et la proposition selon laquelle ces administrations ne fournissent sur les infractions commises que des indications filtrées, déformées, est admise de tous. Elle peut cependant être poussée jusqu’au point où, pour certains, la production d’un taux de délinquance n’exige guère plus qu’un minimum d’activité délinquante, et où l’essentiel de sa teneur est à rapporter aux processus sociaux qui transforment cette délinquance en unités statistiques conservées par les institutions. Deux types d’acteurs sont au coeur de ces processus :

  1. Les victimes d’atteintes aux biens dont il faut examiner les intérêts et les stratégies de renvoi/non-renvoi dans une société donnée. Dans l’Angleterre du xviie siècle, très rurale, traditionnellement portée au règlement informel des différends, où de surcroît la difficulté et les coûts de l’entreprise dissuadent de porter son affaire devant des tribunaux éloignés, c’est dans des périodes où les nantis s’effraient des troubles sociaux que le recours accru aux tribunaux peut produire des taux plus élevés de délinquance enregistrée, sans qu’on puisse en déduire que cela correspond à des croissances réelles des vols ; l’examen de la distribution géographique de la délinquance enregistrée montre par ailleurs le poids de la densité urbaine (en d’autres termes, de l’accessibilité des tribunaux pour les victimes) dans les taux de délinquance. Dans la Finlande contemporaine comme partout, la généralisation de l’assurance-vol pour la mobilisation de laquelle une plainte des victimes est requise, a été pour celles-ci un puissant incitateur au renvoi ; plus propre à ce pays peut-être, la simplification du renvoi par la possibilité d’y procéder par Internet risque d’être davantage un facteur de croissance des vols enregistrés que l’augmentation des vols eux-mêmes (Siren, 2007). À l’inverse, une chute des taux peut n’être rien d’autre que l’effet du découragement de victimes lasses de voir leur plainte se heurter à une indifférence, voire une résistance manifeste à l’enregistrement de la part de la police : la Pologne des années 1970 en donne un exemple pour le vol (Jasinski, 1996 ; Krajewski, 2007).

  2. Parmi les acteurs publics, il y a, certes, le législateur : ainsi le législateur polonais, en faisant passer en 1972 un certain nombre de petits vols de la catégorie des infractions pénales à celle des infractions administratives, a produit une baisse de la courbe des vols enregistrés. De manière plus générale, on a pu dire que dans ce pays, sous le régime communiste, la délinquance aussi avait fait l’objet d’une planification centrale, selon les besoins de la cause : des taux faibles démontraient la supériorité du système socialiste, des taux élevés justifiaient l’introduction de mesures répressives (Jasinski, 1996).

Le poids des pratiques policières dans un tel processus a été plus précisément étudié en Angleterre. Dans la période entre 1856 et 1917, la police y aurait régulé selon ses besoins le niveau des taux de délinquance : jusque dans les années 1920, il était de son intérêt de montrer la coïncidence de sa naissance avec leur stabilisation ; dans la période suivante, les contraintes des finances publiques comprimant les effectifs, son intérêt inverse fut d’afficher des taux de criminalité en hausse pour obtenir des ressources supplémentaires (King, 2007). Plus récemment, dans la décennie 1980, la police anglaise semble avoir conduit une politique de sous-enregistrement systématique des cambriolages dans l’espoir à la fois de réguler sa charge de travail et de réduire des taux de délinquance dont le niveau ne faisait honneur ni à son travail ni à la politique pénale du gouvernement. C’est la comparaison des données enregistrées avec les résultats des enquêtes en population générale qui, en montrant les divergences entre les deux sources, a amené à la décision politique d’introduire un dispositif d’enregistrement policier plus systématique des signalements opérés par les victimes, le National Crime Recording Standard (Simmons, 2000 ; Smith, 2006).

Par ailleurs, le bas niveau des taux de délinquance enregistré par les polices des pays de l’ancienne aire d’influence soviétique, même après leur entrée dans l’économie de marché, peut être considéré davantage comme le signe d’une faiblesse bureaucratique de leur police judiciaire que comme l’indication d’un faible taux de délinquance. Enfin, dans les dernières années, on observe un peu partout dans le monde industrialisé une amélioration de la « productivité » policière en matière d’enregistrement des infractions ; il en résulte des courbes de délinquance officielle qui tendent à monter, ou au mieux à stagner, mais qui en tout cas ne reflètent guère la tendance à la baisse de la délinquance contre les biens observée à travers les enquêtes en population générale (Van Dijk, 2009).

L’évolution des indicateurs de délinquance

Observée sur des périodes plus ou moins étendues, la courbe des atteintes aux biens montre, comme celle de multiples phénomènes sociaux, des pics et des creux. Vus cependant depuis notre poste d’observation de la première décennie du xxie siècle, tous les pays sous examen connaissent, en matière d’atteintes aux biens, un âge de la croissance. Par exemple en France, sur un long terme qui embrasse un siècle, des années trente du xixe siècle aux années trente du xxe, les affaires de vols et de recels connues de la justice voient leur taux par rapport à la population quadrupler, comme l’illustre la figure 1 :

Figure 1

Évolution des affaires de vols traitées par la justice en France, 1831-1932 (taux pour 10 000 habitants)

Évolution des affaires de vols traitées par la justice en France, 1831-1932 (taux pour 10 000 habitants)
Sources : France : BAdeC - CESDIP / Base Davido

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En Suède comme en Angleterre, la courbe commence son ascension au lendemain de la Première Guerre mondiale. À partir des années 1950 et jusqu’à la fin du siècle, les atteintes aux biens enregistrées par la police connaissent aussi ce type de croissance, et la courbe des données policières finlandaises sur la même période pourrait presque s’y superposer, comme la courbe suédoise.

Pour les périodes beaucoup plus brèves sur lesquelles portent les en-quêtes de victimation, inaugurées au plus tôt au début des années 1980, on observe également cette période de croissance au cours de cette décennie : elle va se poursuivre plus ou moins loin dans les années 1990 : croissance des vols de 1988 à 1993 en Finlande, des cambriolages de 1981 à 1993 en Angleterre et Galles, des vols liés aux véhicules en France entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990.

Figure 2

Évolution des atteintes aux biens enregistrées en France, en Finlande et en Suède de 1950 à aujourd’hui (taux pour 10 000 habitants [France et Finlande] et pour 100 000 habitants [Suède])

Évolution des atteintes aux biens enregistrées en France, en Finlande et en Suède de 1950 à aujourd’hui (taux pour 10 000 habitants [France et Finlande] et pour 100 000 habitants [Suède])
Sources : France : CESDIP, d’après les sources du ministère de l’Intérieur (annuel) ; Finlande : Siren (2007), Suède : Sarnecki (2007)

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Mais considérées sur l’éventuel long terme des données administratives ou sur le court terme des données d’enquête, toutes les courbes finissent cependant par venir s’essouffler, se stabiliser, voire amorcer une décrue plus ou moins tard au cours des décennies 1990 ou 2000.

Figure 3

Les atteintes aux biens en Finlande, en France et en Angleterre-Galles, selon les enquêtes de victimation

Les atteintes aux biens en Finlande, en France et en Angleterre-Galles, selon les enquêtes de victimation
Sources : Finlande, taux de vols y compris tentatives, Siren (2007) ; France : taux toutes atteintes aux biens, INSEE-CESDIP ; Angleterre-Galles, nombre de cambriolages de résidences, Hope (2007a)

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Expliquer l’évolution des indicateurs

Les variables externes examinées pour évaluer une éventuelle corrélation avec l’évolution ou la répartition géographique de la délinquance se rapportent généralement au champ de l’économie (prix des denrées de base comme le pain ou le blé dans les périodes plus anciennes, salaires ou prix à la consommation pour l’époque contemporaine, produit intérieur brut, chômage, consommation des ménages), mais aussi à la démographie (taille de la population en général ou de certains groupes d’âge en particulier, nuptialité), à la géographie (degré d’urbanisation, type de quartier) et aux styles de vie (niveau d’éducation, taille du parc automobile).

La difficulté à construire des modèles théoriques rendant compte de l’évolution des atteintes aux biens est illustrée par les limites rencontrées par Simon Field (1990 et 1999) pour le cambriolage en Angleterre et Galles depuis l’après-guerre. Utilisant une large gamme de variables économiques, démographiques et institutionnelles, intégrant aussi bien les évolutions à long terme de la consommation des ménages ou de la démographie que leurs cycles plus courts, ces modèles ont finalement collé d’assez près aux observations empiriques, du moins tant qu’a duré la croissance. Ils n’ont cependant pas été capables de prévoir le changement de direction de la courbe à la baisse qui s’est opéré au milieu des années 1990, pour vraisemblablement diverses raisons : complexité de l’interaction des cycles longs et des cycles courts ; difficultés à intégrer dans un modèle statistique les effets de politiques publiques très ciblées comme l’ont été plusieurs programmes de réduction des risques ; effet cliquet des changements à court terme qui fait que des variations de la courbe des vols, une fois engrangées, ne répondent pas forcément à des retournements de tendance des variables causales. Enfin, si l’on considère que le taux de victimation est aussi la résultante d’une interaction entre acteurs sociaux motivés à cambrioler et acteurs sociaux tout aussi motivés à les en empêcher, cette dialectique qui rappelle celle de l’arme et de la cuirasse, où les stratégies des uns intègrent quasiment en continu les leçons tirées de la mise en oeuvre de celles des autres, on comprend que des modèles linéaires soient en mal d’en rendre compte efficacement.

Finalement, nous allons le voir, les variables mobilisées pour rendre compte des atteintes aux biens le sont à travers un cadre théorique qui se déploie sur deux niveaux :

  1. Au premier niveau, proprement « criminologique », la combinaison des théories des opportunités, des activités de routine, du contrôle, montre le niveau de délinquance d’une société – et notamment de délinquance contre les biens – déterminé par les traits de son organisation qui permettent que des cibles mal protégées attirent des acteurs dont l’intérêt est de se les approprier[5].

  2. Mais au second niveau, cet ensemble théorique spécifique se décline différemment selon qu’il s’inscrit dans l’un ou l’autre des récits archétypiques qui forment l’arrière-plan des explications de la délinquance : celle des Misérables (Hugo, 1862), liant crime et pauvreté, ou celle des Choses (Perec, 1975), faisant la chronique de l’abondance. Suivant que l’on privilégie l’un ou l’autre de ces récits, l’accent portera sur tel ou tel élément des théories criminologiques.

Sociétés pauvres/sociétés riches

Les longues périodes analysées dans les travaux présentés permettent de souligner cet apparent paradoxe : les atteintes à la propriété sont le fruit de la misère comme de la richesse.

Dans l’Angleterre d’avant 1850, on trouve une corrélation entre le niveau des vols traités par la justice et la taille de la population, corrélation qui disparaît ensuite. L’hypothèse de Peter King (2007) est que la richesse produite par l’industrialisation a permis au pays de supporter la croissance démographique sans faire chuter les conditions de vie, ce qui n’avait pas été le cas entre 1550-1620 et 1780-1840. Au cours de ces périodes, où les taux de délinquance enregistrés sont à la hausse de manière quasi continue, la dépression des ressources a pu pousser aux poursuites judiciaires des victimes tolérant moins bien des relations sociales dégradées – et compte tenu de la nature des données de délinquance disponibles, qui ne sont jamais que des produits du renvoi, c’est l’explication essentiellement retenue par Peter King ; à titre subsidiaire toutefois, il fait place à l’explication alternative selon laquelle la dureté des temps peut effectivement avoir produit des taux plus élevés d’appropriation illégale.

Une façon plus directe d’aborder l’état économique d’une société est de mesurer son produit intérieur brut. Dans la Suède du xixe siècle, le vol baisse à mesure que cet indicateur de richesse croît ; à l’inverse, dans des périodes où l’économie suédoise connaît des difficultés, comme dans les années 1860 ou à la fin des guerres mondiales, les directions des deux indicateurs se retournent, les vols passant à la hausse alors que le PIB chute (voir figure 5 plus bas). En tout état de cause, il semble plus facile d’observer ces corrélations sur des périodes brèves : 1740-1741 et 1800-1801 furent quatre années de sévère disette en Angleterre où la cherté du pain a correspondu à des pics brutaux de délinquance ; de même, en Pologne, comme il apparaît dans la figure 4 ci-dessous, les variations du prix du blé et du pain ont pu être corrélées sur une brève période de 1848 à 1862 avec celles du vol, et la Grande dépression a vu une augmentation notable des vols et cambriolages.

Figure 4

Crise économique et atteintes aux biens en Pologne

Crise économique et atteintes aux biens en Pologne
Source : Krajewski (2007), citant Kaczynska (1982)

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Quelque part au cours du xxe siècle, plus ou moins tôt selon les pays étudiés, ce n’est pourtant plus à la rareté des biens nécessaires à la vie, mais à leur abondance qu’on peut corréler les courbes de délinquance contre les biens. À partir des années 1920, la covariation de la courbe du PIB avec celle des condamnés pour vol s’observe en Suède, comme en Finlande à partir des années 1950, où la même covariation joue avec les dépenses de consommation des ménages.

Figure 5

Tendances de l’économie et atteintes aux biens

Évolution du nombre de condamnés pour vols en Suède, 1841-2004, et croissance du PIB suédois (corrigés par l’accroissement de la population et PIB corrigé par l’inflation).

Source : Sarnecki (2007), citant von Hofer (2006)

Vols enregistrés par la police en Finlande, 1950-2005 (taux pour 10 000 hab.), et dépenses de consommation des ménages (indice 1948 =100).

Source : Siren (2007)

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En France, sur la même période d’après-guerre, c’est la courbe croissante de l’immatriculation de voitures neuves qui colle à celle des vols de véhicules, comme on le voit sur la figure 6 :

Figure 6

Atteintes aux véhicules et immatriculation de véhicules en France, 1950-2007

Atteintes aux véhicules et immatriculation de véhicules en France, 1950-2007
Source : Aubusson de Cavarlay (2007)

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Sur le très court terme des données slovènes postérieures au communisme, l’hypothèse est également avancée d’un lien entre la croissance des vols à la roulotte et celle du parc automobile. A contrario, on peut évoquer le cas de la Pologne communiste où la faiblesse des taux d’atteintes aux biens, à une époque où les pays industrialisés du monde libre connaissent leur irrésistible croissance, est rapportée en première analyse, tout simplement à la quasi-inexistence de biens à voler et à la faible motivation, puisque les besoins de base de la population sont couverts.

La comparaison des courbes des vols et cambriolages enregistrés de la France et de la Pologne entre 1955 et 1988 est de ce point de vue très parlante (figure 7) : de l’indice 100 en 1955 à l’indice 90 pour la Pologne (soit une baisse de 10 %), alors que sur la même période, la France multiplie son indice par plus de 8, après avoir même connu une pointe à plus de 9 une demi-douzaine d’années plus tôt…

Figure 7

Évolution des indices des taux de vols et cambriolages en France et en Pologne, 1955-1988

Évolution des indices des taux de vols et cambriolages en France et en Pologne, 1955-1988
Sources : Krajewski (2007) ; CESDIP, d’après le Ministère de l’Intérieur (annuel)

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Par ailleurs, il faut introduire une considération qui trouble la distinction sociétés riches/sociétés pauvres : la condition structurelle de la délinquance contre les biens est plutôt l’écart, dans une même société, entre riches et pauvres. En Russie postsoviétique, cet écart aurait été multiplié au cours de la décennie 1990 par 5, et peut-être par plus de 10 à Moscou. C’est ainsi qu’est apparue, à côté d’une petite classe moyenne et d’une classe de nouveaux riches, une classe pauvre, phénomène inconnu en Union soviétique. En France, la délinquance que Lagrange (2001) appelle « d’exclusion » apparaît dans le dernier quart du xxe siècle chez les jeunes non diplômés : elle est de la même manière analysée comme l’effet des écarts entre les nantis et ceux qui ne parviennent pas à accumuler les divers capitaux nécessaires à leur entrée dans le club de l’abondance.

Des auteurs motivés

Voleurs par nécessité ou voleurs d’occasion, leur poids est souvent rattaché à l’importance des classes d’hommes jeunes. C’est à leur brusque réinjection dans la société ordinaire que King (2007) rattache les bouffées de délinquance enregistrée observées dans les périodes de démobilisation qui ont suivi les nombreuses guerres du xviiie siècle anglais. Cette classe de population faisait alors l’objet d’un transfert de prise en charge de l’institution militaire vers l’institution judiciaire. Encore est-on là dans un modèle explicatif qui rejette à l’arrière-plan toute considération relative à une activité délinquante. C’est en revanche dans un modèle alternatif, qui remet au premier plan la pertinence du comportement dans la production des taux de délinquance que les hommes jeunes représentent essentiellement un stock d’auteurs motivés : commentant au cours des discussions la récente baisse générale des atteintes aux biens en Europe, Michael Tonry suggérait qu’on pourrait tout simplement la rapporter à la baisse de la part des jeunes dans la population. De fait, depuis le milieu des années 1990, la part des 15-24 ans dans la population décroît régulièrement en Europe comme ailleurs dans le monde, mais à un niveau inférieur de 6 points à la moyenne mondiale et d’encore 3 points par rapport aux États-Unis[6]. Krajewski rapporte la poussée criminelle observée en Pologne à partir de 1997 au baby-boom significatif survenu entre 1982 et 1984, qui a amené une quinzaine d’années plus tard à l’âge de la délinquance une classe nombreuse, dans une société sous stress économique intense se manifestant notamment par un taux de chômage élevé. Sans l’étayer par des données démographiques sur les classes d’âge, Golbert (2007) tient un raisonnement analogue pour la Russie : des légions d’auteurs potentiels longuement frustrés sont, avec l’entrée du pays dans la société de consommation après la chute du communisme, passées à l’acte et ont fait grimper les statistiques de vols. À l’inverse, la baisse récente des taux en Finlande pourrait être rapportée à l’augmentation de la satisfaction générale sur le niveau des revenus et à la baisse du taux de chômage des jeunes.

La question des classes d’âge portées à la délinquance est l’occasion pour Sarnecki (2007) de souligner les limites de la théorie des opportunités pour rendre compte de la distribution sociale et géographique de la délinquance. Remarquant lui aussi, à propos de la société d’abondance suédoise, que la distribution sociale des atteintes aux biens est biaisée en direction des jeunes, il ajoute une comparaison géographique avec le Japon, pour lequel la croissance économique d’après-guerre ne s’est en rien traduite par une augmentation de la courbe des délinquances. Il conclut alors que les effets criminogènes de la croissance des opportunités n’étant pas universels, ce sont les variations du contrôle social qui permettent de comprendre les variations de taux entre groupes sociaux en Suède d’une part, entre pays différents d’autre part. Il offre une description des évolutions de fond de la société suédoise qui vaut pour l’ensemble des sociétés examinées ici : passage d’une société traditionnelle rurale où le contrôle des jeunes est assuré par l’unité de vie familiale, à la fois unité de production et de socialisation, à une société industrielle puis postindustrielle où ce contrôle, dispersé entre plusieurs instances, dont l’école, serait moins efficace car à la fois plus formel et moins intrusif. C’est la relative faiblesse du contrôle social des comportements des jeunes, moins soumis aux attachements à la société conventionnelle (Hirschi, 1969) et aux conditions de socialisation favorisant le contrôle de soi (Gottfredson et Hirschi, 1990), qui en ferait, dans nos sociétés, les auteurs potentiellement motivés à s’engager dans la délinquance. Cet ensemble d’hypothèses peut aussi, dit Sarnecki (2007), servir à rendre compte de la particularité de la courbe des vols au Japon : le contrôle des comportements produit par l’intériorisation très puissante des normes, propre à la société japonaise, y aurait été un bouclier puissant qui a préservé les auteurs potentiels des tentations de l’abondance offerte, cela jusqu’aux années 1980. Depuis deux décennies, les évolutions économiques, en déstabilisant l’emploi et à sa suite le logement et la famille, auraient affaibli ces outils-clés du contrôle social et amené la courbe de la délinquance à croître.

Cela dit, la question de l’intériorisation des normes a été posée récemment à nouveaux frais par certains résultats d’enquêtes de délinquance auto-reportée auprès des jeunes. En Finlande, non seulement ces taux sont à la baisse, mais les jeunes se montrent très sévères à l’endroit des infractions aux normes et des jeunes qui les commettent. En Suède, dans ces enquêtes, alors même que le taux de victimation par vol reste stable, le taux de vol auto-déclaré, lui, décroît, ce qui est également interprété comme le signe d’une réticence accrue des jeunes à avouer des comportements à l’égard desquels leur réprobation a crû dans la dernière décennie. La question a été posée de savoir si ce nouveau rapport aux normes pouvait être l’effet d’un durcissement du contrôle « externe » des comportements, la sévérité accrue des tribunaux par exemple. En tout état de cause, Sarnecki (2007), observant la chute inégale des taux de délinquance auto-déclarée dans son pays, émet des doutes quant à la réalité d’un changement des attitudes vis-à-vis des normes. Il avance alors, pour expliquer la baisse des atteintes aux biens, une hypothèse qui porte davantage sur la structure des opportunités : les changements dans les loisirs et les types de sociabilité des jeunes, qui tendent à passer moins de temps à traîner avec des amis dans le monde réel et davantage dans le cyberespace, n’ont-ils pas déplacé leur délinquance de l’un vers l’autre ? Pourquoi voler un CD dans un magasin quand son contenu peut être, tout aussi illégalement, téléchargé sur Internet ? La baisse observée ne se manifesterait alors que dans le monde physique, pas dans le monde virtuel. L’objection à cette explication serait que le déplacement de la délinquance des jeunes vers Internet est corrélé à la classe sociale ; une autre explication serait plus généralisable : la profusion de biens aurait trop fait baisser leur valeur de revente pour que l’intérêt à voler soit encore suffisant. Un tel argument permet tout autant de douter de la « moralisation » des jeunes.

Figure 8

Vols signalés à la police (taux pour 100 000 habitants) au Japon et en Suède, 1950-2003

Vols signalés à la police (taux pour 100 000 habitants) au Japon et en Suède, 1950-2003
Sources : Sarnecki (2007), citant Shikita et Tsuchiya (1990) ; Japanese Statistical Year Book (2005), et BRÅ Kriminalstatistik (2005)

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Par ailleurs, le contrôle des comportements n’est pas seulement affaire de normes intériorisées : les questions de sécurité des biens et des personnes sont devenues en Europe des enjeux suffisants pour que les gouvernements y consacrent des politiques ciblées visant à écarter les auteurs motivés de la délinquance. L’introduction de nouvelles technologies policières en Finlande a peut-être, en améliorant la performance, libéré du temps pour mener les enquêtes, conduisant ainsi à des arrestations, puis à l’augmentation des probabilités d’arrestations ultérieures et au retrait, finalement, des auteurs de l’activité criminelle. L’augmentation du nombre des incarcérations aurait eu en Suède un effet similaire. En Angleterre, la baisse observée en matière de cambriolage, à partir du milieu des années 1990, a été revendiquée par le gouvernement comme effet de sa politique de prévention visant les zones où les taux élevés étaient dus à la concentration des victimations à répétition. Toute la démonstration menée par Tim Hope (2007a et 2007b) tend à montrer qu’en réalité, cette baisse n’est pas due aux politiques gouvernementales mais aux stratégies déployées par certains acteurs sociaux pour mettre leurs logements à l’abri des cambrioleurs.

La protection des biens

Dernier rouage de la théorie des opportunités, née pour rendre compte de la délinquance des sociétés d’abondance où les biens sont mal gardés, la protection des biens n’est à vrai dire réellement mobilisée que comme explication de la chute des atteintes aux biens survenue dans la période la plus récente.

La faiblesse des dispositifs sociaux ou techniques de protection de la propriété est elle-même peu documentée : un indicateur cependant utilisé par les International Crime Victims Surveys est la part des ménages d’une seule personne ou celle des femmes sur le marché du travail, qui donnent des mesures de l’importance des logements laissés vides dans la journée, donc plus facilement accessibles aux cambrioleurs ; la faiblesse des protections techniques est plus souvent documentée en creux, quand pour montrer qu’elles s’améliorent, on s’appuie sur la croissance du marché de la sécurité privée : son chiffre d’affaires a été multiplié par 5 par exemple en Grande-Bretagne entre 1983 et 2003. Les enquêtes de victimation qui posent des questions sur les pratiques des citoyens recueillent des résultats concordants : depuis que ces enquêtes ont commencé à les mesurer, les dispositions prises par les enquêtés pour mettre leurs logements à l’abri se sont toutes (alarmes, serrures, lumières…) largement répandues. Il est notable que lorsqu’une baisse des vols a été observée dans une société d’abondance comme la Finlande, à peine décalée dans le temps par rapport à la récession qu’a connue son économie au début de la décennie 1990, la reprise n’a pas été accompagnée d’une reprise parallèle de la courbe des vols (voir figure 5 ci-dessus). L’explication avancée est bien celle de la protection accrue des cibles : ainsi, les dispositifs anti-démarrage montés en série depuis 1998 sur les véhicules arrivant sur le marché ont fait baisser de 43 % en six ans les vols de véhicules dans les statistiques de police. En Pologne, l’explosion observée dans les statistiques de cambriolage au lendemain de la chute du communisme n’a été suivie d’aucune courbe croissante, mais bien plutôt d’une chute qui n’a été effacée que lentement, le taux pour cette infraction ne revenant à son niveau d’avant le bouleversement politique qu’en 2005. Un tel mouvement, inattendu compte tenu de l’augmentation considérable de la quantité de biens à voler au cours de la même période, est expliqué de nouveau par l’extension rapide des stratégies de protection, mises en oeuvre par des populations qui attachaient d’autant plus de prix à leurs biens que cette prospérité était tout nouvellement acquise.

Outre les dispositifs techniques, les stratégies sociales de protection ont été étudiées en Angleterre : la baisse des taux de cambriolage depuis le milieu des années 1990 y est due à celle de la prévalence, c’est-à-dire au rétrécissement du périmètre des populations touchées. Ce n’est cependant pas l’ensemble de la population qui a ainsi diminué son risque du cambriolage : en son sein, certaines fractions seulement ont en effet été en mesure de mobiliser une série de ressources pour se mettre à bonne distance spatiale et sociale du risque. Elles ont pu mobiliser le capital économique qui leur a permis de se loger dans les quartiers les plus à l’abri de la délinquance comme elles ont pu, grâce aux ressources de la sociabilité locale, jouir de la réciprocité dans la surveillance de leurs logements, accroissant ainsi le rendement de leur investissement économique.

Figure 9

Cambriolages enregistrés (taux pour 10 000 habitants) en Pologne, 1955-2005

Cambriolages enregistrés (taux pour 10 000 habitants) en Pologne, 1955-2005
Source : Krajewski (2007)

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Questions conclusives : peut-on traiter les atteintes aux biens sans référence à la violence ?

La focalisation de la problématique du séminaire sur les seules atteintes aux biens a peut-être empêché l’exploration de leurs liens avec la violence. Certains rapporteurs s’y sont cependant essayés.

Les vols violents ont été abordés principalement pour la Pologne et l’Union soviétique/Russie, sous des angles assez différents.

En Pologne, l’évolution à la hausse des taux de vols violents depuis le milieu du xxe siècle est plutôt renvoyée à des changements dans les sensibilités qui influent sur le volume des renvois et des enregistrements : ainsi, la poussée observée dans la période 1955-1970 qui amène les taux à des niveaux presque cinq fois plus élevés qu’avant-guerre peut s’interpréter comme un enregistrement plus systématique des plaintes contre des atteintes qui soudain inquiètent, dans une période de calme plat sur le front de la délinquance en général. Ces mouvements, cependant, laissent les taux dans une zone basse par rapport à l’ensemble des vols[7], ce que Krajewski (2007) analyse en référence à une culture de l’alcool : les taux enregistrés, malgré leur poussée récente, resteraient faibles parce qu’une habitude bien ancrée de querelles d’ivrognes se concluant par le passage de quelques zlotys d’une poche à l’autre se dispense aisément du recours aux autorités.

Analyse confirmée a contrario par les enquêtes internationales sur la consommation d’alcool dans lesquelles la comparaison montre une Finlande qui tout en connaissant une culture éthylique du même tonneau que la Pologne, affiche, elle, un enregistrement élevé d’infractions associées à l’alcool en raison de taux de renvois plus élevés.

Pour l’URSS finissante et la Russie, les vols violents sont analysés comme une figure particulière de la violence, sur fond de l’extraordinaire pression économique et sociale occasionnée par le passage de la planification au marché. L’hypothèse de Golbert (2007) est que le changement de nature de la propriété, son passage d’un statut par principe collectif à un statut par principe privé la met, peut-être plus que partout ailleurs, au centre de la question criminelle. C’est la raison pour laquelle il cherche essentiellement à évaluer la part de la délinquance dont le rationnel est l’appropriation : au sein de l’ensemble, la part des atteintes aux biens, et au sein de la seule délinquance violente, la part qu’il appelle instrumentale (l’autre part étant « expressive »), mue par la « cupidité ». Malgré la faiblesse des données disponibles, il pense pouvoir avancer qu’au cours de la période qu’elles couvrent, de 1984 à 2003, ce taux d’instrumentalité croît, et que par exemple, il est beaucoup plus important que celui observé en Allemagne – sur une année seulement cependant. Les données d’une enquête comparative de délinquance auto-reportée entre Russie et Allemagne (citée par Golbert, 2007) confirment la plus grande fréquence des motifs instrumentaux chez les jeunes Russes, ce qui, une fois rapporté à la plus grande utilité marginale que représente pour eux les biens volés, nous ramène finalement aux théories classiques de structure des opportunités et de motivations mobilisées précédemment.

Peut-on dès lors conclure sur une dernière interrogation ? Doit-on s’arrêter, à propos de la valeur, sur la seule valeur marchande des biens, constater qu’elle baisse dans certaines sociétés ou encore qu’elle reste élevée dans d’autres pour rendre compte des motivations des délinquants potentiels ? N’y a-t-il pas des valeurs symboliques suffisant à en mouvoir certains, comme le prestige social attaché à certaines marques de vêtements ou objets de loisirs chez les jeunes ? Cette question est peut-être riche de nouvelles ouvertures sur la manière de traiter notre objet : elle renvoie à des stratégies de domination dans les relations sociales, peut-être même à des questions de classes ou du moins de stratification sociale. C’est du moins ce qu’on peut penser lorsque, à plusieurs occasions, on a observé en France des jeunes gens des classes moyennes manifestant dans les rues de Paris contre des dispositions gouvernementales visant leur scolarité, agressés par d’autres jeunes de milieux moins favorisés, qui ont entrepris de les dépouiller systématiquement et violemment de leurs téléphones portables, vêtements à la mode et autres baladeurs. De même devrons-nous sans doute porter notre exploration des atteintes aux biens vers celles qui ont cours à l’occasion de qu’il est convenu d’appeler les « émeutes urbaines » et qui visent non pas leur appropriation, mais bien leur destruction[8].

Figure 10

Vols violents et tous vols enregistrés (taux pour 10 000 habitants, échelle logarithmique) en Pologne, 1924-2005

Vols violents et tous vols enregistrés (taux pour 10 000 habitants, échelle logarithmique) en Pologne, 1924-2005
Source : Krajewski (2007)

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Figure 11

Part (%) de la violence instrumentale dans la violence enregistrée en URSS et dans la Fédération de Russie, 1984-2003

Part (%) de la violence instrumentale dans la violence enregistrée en URSS et dans la Fédération de Russie, 1984-2003
Source : Golbert (2007)

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