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F. Fenchel : Monsieur Szabo, en orientant cette entrevue sur votre contribution scientifique, je crois que le point de départ qui s’impose est votre thèse de doctorat, Crime et villes, soutenue en 1956 à l’Université de Louvain. D’où en vient le thème ?
D. Szabo : Crime et villes était une thèse de sociologie classique, mais sur le crime. Ce qui préoccupait les sociologues au lendemain de la guerre, je pense à la génération française de Mendras, Touraine, Tréanton, était le changement social. On sortait d’un genre de vie traditionnelle qui dominait la société, et on entrait dans un monde de changement accéléré. Alors, comme sociologues, on disait : « Il s’agit de comprendre ce monde-là », et le thème dominant, aussi bien en Allemagne qu’en Angleterre, en France et en Amérique, était l’urbanisation. Qu’est ce que ça fait à une société rurale ? Campagnes qui se vident, acheminement vers les villes, démocratisation qui détruit ou sinon résorbe les structures aristocratiques traditionnelles des couches dirigeantes… Il en ressortait quelque chose, on ne savait pas exactement quoi.
Alors moi, étant assistant à Louvain, je lisais tout sur l’urbanisation. Et je me suis retrouvé avec un manuscrit de quelque 600 pages où j’analysais l’effet de la ville à partir de la psychologie, jusqu’à la démographie, jusqu’à la fécondité, jusqu’au marché de l’emploi. Et lorsque j’ai terminé ça – j’avais à ce moment 23 ans, 24 ans – j’arrive avec une thèse monumentale, mais qui est avant tout une analyse de lectures. Je me suis dit : « Moi qui suis en réaction à l’égard des sciences érudites, de la sociologie de fauteuil, où on ne met pas les pieds dans la réalité sociale… » J’étais très influencé, voyez-vous, par Pareto qui était un positiviste, un expérimentaliste, qui voulait faire de la sociologie une science expérimentale.
Alors j’ai obtenu une bourse de six mois pour aller à Paris. J’ai atterri à l’Institut national d’études démographiques, qui à cette époque était le seul endroit en France où on faisait les sciences sociales empiriques. Vous n’avez qu’à prendre la revue Population et vous verrez : surtout sur les classes sociales, sur l’emploi, sur le marché… Vous aviez des études comme aux États-Unis ou un peu comme en Angleterre, c’était mis à la sauce française. J’ai été accepté comme stagiaire à l’étude chez monsieur Sauvy, un homme très érudit, un polytechnicien, un chercheur, toujours très précis. J’avais avec moi mon manuscrit, avec la table des matières, et je dis : « Monsieur Sauvy, j’ai besoin qu’on me guide, tout m’intéresse donc je ne sais vraiment pas quoi entreprendre ». « Voyons voir », me dit-il. Alors il prend la table de matières de deux ou trois pages – je vois encore son doigt un peu jauni par la nicotine ou par la pipe –, il passe en revue différentes têtes de chapitre : le gouvernement, la religion, la famille, il dit : « Ah oui ! ça a été fait par X, ça a été fait par mon ami Y, ça, on vient d’entreprendre quelque chose à Grenoble, là-dessus… »
Tout à coup il arrive vers la fin, tout à fait en queue de ma liste, la criminalité urbaine. Il s’arrête les lunettes sur le nez, il me regarde : « Mais écoutez, ça je n’y vois personne, il y a bien un Chinois qui a soutenu une thèse à la fac de droit dans les années 30 sur la criminalité urbaine, mais c’est à peu près tout, puis ça n’a pas donné de suites. Voyez Szabo, pourquoi est-ce que vous ne regarderiez pas ça ? Regardez-le et revenez me voir lorsque vous pourriez me dire ce que vous avez trouvé. » Et c’est comme ça que je suis tombé par hasard sur le crime.
F. Fenchel : Et qu’est-ce que ça a donné ? Quels sont les principaux résultats de votre thèse ?
D. Szabo : D’abord j’ai commencé à regarder évidemment les données. Étant en admiration avec Carnap[1], avec l’École de Vienne, la logique mathématique, j’avais trouvé sur quoi je pouvais exercer mes modestes talents de statisticien et d’analyste. C’était la répartition géographique de la Belgique et de la France, en fabriquant un indice d’urbanisation par arrondissement judiciaire, en fabriquant tout une série d’indices démographiques sur les divorces, les mariages, les enfants nées hors mariage, la migration, tout ce que vous voulez.
J’utilisais tout ce qui est santé publique : l’hygiène, les maladies, la maladie mentale, donc toutes les statistiques sociales un peu dans le sens des surveys anglais que je connaissais bien, de Booth[2]. J’avais donc une quinzaine de variables pour vérifier quel était le niveau de corrélation entre la délinquance et la criminalité d’une part, et tous les indices d’autre part.
Et je suis arrivé à la conclusion qu’il existe des régions rurales parfaitement surcriminalisées, il existe des régions urbaines très largement urbanisées avec de très bas taux de criminalité. Par exemple l’Ariège, dans le midi de la France, c’était un milieu tout à fait rural et criminel jusqu’à l’occiput, et certaines régions urbanisées comme dans le Doue, du côté de l’Alsace, étaient très urbanisées avec un très bas taux de criminalité.
On ne pouvait donc pas porter un jugement de sens commun, qui était à l’époque très courant, que le crime est un phénomène urbain, que la ville est le cimetière de la nation : les valeurs morales, la famille, tout le monde fout le camp, tandis que le patriarche, lui, dans la campagne, etc., etc. En sociologue, j’ai toujours été sensible évidemment aux préjugées, aux mythes. J’ai été capable de faire une démonstration qu’il n’en est pas ainsi, que c’était beaucoup plus compliqué.
F. Fenchel : Et pourquoi certaines régions étaient-elles surcriminalisées ? Y avait-il des traits communs, un facteur commun ?
D. Szabo : Ce qui expliquait les us et coutumes, c’était l’histoire, c’était la morale. Autrement dit, c’était une culture, un espace occupé par des gens qui partageaient les mêmes moeurs, donc dans leurs vies familiales, dans leurs vies religieuses, y compris dans les problèmes de déviance qui se posaient pour eux.
F. Fenchel : La question de la culture est importante dans vos travaux, et on y reviendra bientôt. Mais d’abord, pour finir sur votre thèse, comment a-t-elle été reçue ?
D. Szabo : J’ai défendu ma thèse à Louvain en 1956, et j’avais dans mon jury monsieur De Greeff qui a été très gentil et qui m’a dit à la fin : « C’est la première fois que je vois une thèse de criminologie où on ne parle pas des criminels, on n’a pas l’habitude. » À Louvain, la criminologie, c’était la psychiatrie, et je n’avais jamais suivi les cours de De Greeff.
Pour le reste, j’ai cherché un peu qui est-ce qui, dans quel contexte universitaire je pouvais m’insérer. Alors il y avait à l’École Pratique des Hautes Études monsieur Henri Lévy-Bruhl, qui était professeur de droit commun et qui était le fils de Lucien Lévy-Bruhl, un des principaux élèves de Durkheim, un archiduc de la sociologie française. Ensuite j’avais évidemment découvert, avec la criminalité, la criminologie, et il y avait un homme en France, Jean Pinatel, qui était l’inspecteur adjoint dans l’administration, un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, et dont le hobby était l’étude de la criminalité et il tenait la rubrique dans la Revue des sciences criminelles et de droit pénal comparé français. Il était ravi de voir un jeune homme plein de feu s’intéresser à ça, même s’il était dans la partie sociologique qui pour lui était la moins intéressante. Pour lui, c’était la psychiatrie, la psychologie qui étaient importantes.
Mais enfin, ça en faisait partie aussi, alors il était ravi de m’appuyer, ce qui valait que ma thèse, lorsqu’elle a été publiée, avait une préface et une introduction : l’une par Henri Lévy-Bruhl – la plus classique – directeur de l’Institut de droit romain de la faculté de droit de Paris, titulaire d’un séminaire de criminologie et de sociologie du droit à l’École des hautes études, et l’autre par Jean Pinatel, qui représentait la discipline criminologique, une discipline appliquée. C’était les deux fées qui étaient sur le berceau du bébé criminologue que j’étais. C’est comme cela qu’à la fois je me suis mis en perspective ce qu’était la criminologie et que j’ai pu après en fabriquer pendant 50 ans de ma vie. Avec ces deux parrains qui quand même étaient des gens réputés urbi et orbi.
F. Fenchel : Alors quand, en 1960, vous fondez l’École de criminologie, ce que vous avez sous la main, en termes de bagage, c’est encore Crime et villes. Est-ce un programme ?
D. Szabo : C’est à dire que c’était une démarche de sociologie quantitativiste, positiviste d’inspiration de Pareto, mais ce n’était pas un programme. C’était une démarche essentiellement théorique et intellectuelle. C’était le socle qui donnait mon autorité de « Docteur Szabo » – c’était difficile de bâtir une faculté sans le titre. Alors j’ai bâti un programme de recherche. Comme évidemment il n’était pas question de refaire la même analyse quantitativiste, j’ai essayé de recruter mes premiers élèves et collaborateurs qui suivaient mes cours de sociologie.
F. Fenchel : Qu’aviez-vous planifié ? Quels étaient les thèmes soulevés ?
D. Szabo : Ma position théorique était celle de Talcott Parsons, le triptyque de Sorokin-Parsons, qui était l’idée dominante en sociologie dans les années 1960 : culture, société et personnalité, le triangle. Jusqu’à nos jours, j’ai raisonné en ces termes. Comme sociologue, évidemment la personnalité était la variable dépendante, les deux variables principales étaient la société et la culture. Et je suis arrivé à la conclusion, sans doute en réaction au marxisme, et très influencée par la philosophie de l’histoire, que c’était la culture qu’il fallait viser.
Et tout cela vient du fait, on n’en a pas parlé, qu’au départ, lorsque j’avais 18 ans, le premier livre qu’à Budapest mon maître Szalai[3], qui était un intellectuel remarquable, m’a mis en main en me disant : « Mon petit, voici un livre, lis-le et lorsque tu l’auras lu, viens me voir ». C’était un livre de 800 pages qui s’intitulait en allemand Philosophie der Geschichte als Soziologie – La philosophie de l’histoire comme sociologie[4]. J’ai encore des notes que je n’ai jamais jetées, en hongrois. Je pensais devenir fou, c’était tellement difficile de retenir l’information philosophique, l’information historique, l’information humaine, mais mon professeur qui était pour moi l’étoile du Nord, m’a dit : « C’est par là qu’il faut commencer ! », donc c’est par là que j’ai commencé.
Parce que je voyais que la société changeait tellement rapidement que les classes sociales sur lesquelles était basée la stratification sociale changeaient de tout en tout. Effectivement, les classes sociales sur lesquelles étaient basées les doctrines idéologiques, toutes, l’une après l’autre s’écroulaient, et venait une autre société beaucoup plus technologique, beaucoup plus de classe moyenne, etc. Alors, j’ai dit : « Ce n’est pas là qu’il faut chercher l’explication : la clé, c’est dans la culture. »
F. Fenchel : Cette fameuse notion de culture qui revient souvent dans vos idées, et qui est assez répandue et diversifiée en sociologie de la déviance, comment l’appliquez-vous à la question du crime ?
D. Szabo : J’ai lu Kluckhohn, qui était le collègue de Parsons à Harvard, qui était anthropologue. Et je lisais Murdock, je lisais la sociologie comparée des sociétés comparées, j’ai lu tout cela et ce que je voyais que dans ma thèse.
La culture… Écoutez, je vous cite un exemple tout à fait contemporain : les gitans. Comme vous savez, je suis Hongrois et mes contacts se sont accrus depuis quelque temps avec mes amis hongrois. Et ils ont des problèmes épouvantables, dix millions d’habitants et ils ont de trois à quatre cent mille gitans. Les gitans de l’Europe centrale viennent du Gujarat, ce sont des gens qui sont des petits artisans. Anciennement, les Gujaratis étaient des rajputs, étaient des guerriers, ils fabriquaient donc des armes, des couteaux et des choses comme ça. Et ils font maintenant des assiettes et tissent des choses, ce sont des petits artisans, mais ils demeurent « insédentarisables ». Imaginez un peu ces gens-là, ils se retrouvent en Hongrie, et avec la population autochtone hongroise, c’est un couteau direct. Ça va très mal. Évidemment la gauche dit que c’est parce qu’on discrimine contre eux, et c’est vrai qu’on les rejette aussi, sauf qu’ils ne sont pas assimilables, la différence est beaucoup trop grande.
Mais sûrement, parce qu’ils sont citoyens, avec l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme, ils ont des droits. Ils ont le droit à la non-discrimination, ils ont le droit à toutes les allocations, à tout ce que vous voudrez, mais ils ne travaillent pas. Vous leur trouvez un job, ils se présentent deux jours pour toucher la bourse et aussitôt on ne les voit plus, donc c’est un problème terrible. Ils ont plein d’enfants – ce sont des sociétés de bien-être donc d’innombrables allocations sont associées à ça. Mais c’est un cas extrême. Le décalage n’est pas séculaire, il est millénaire.
Je vous dirai que finalement mes réflexions théoriques – je n’aime pas tellement le mot parce que je ne m’estime pas, je ne me compte pas parmi les théoriciens, mais sans théorie évidemment vous n’êtes pas un intellectuel, alors j’en avais comme tout le monde – étaient les problèmes d’intégration sociale. C’est autour de cela que j’essaie d’expliquer d’où vient la diminution, l’augmentation et les caractéristiques de la criminalité. C’est ce qui m’a valu d’ailleurs d’être inclus dans le traité de Gassin comme contribution théorique, sans cela je n’aurais jamais été inclus. Et je pense que ça tient la route, et ça vient de cette dimension culturelle.
F. Fenchel : Vous parlez d’une intégration, mais finalement à quoi ? À une culture identitaire, ou à ce que représente la couche normative des lois ?
D. Szabo : En me gardant bien d’embarquer dans le problème de l’identité – dans mes lectures d’anthropologie, je voyais bien que c’était un piège à cons, excusez l’expression, si vous embarquiez dans le problème de l’identité. C’était comme un puits sans fin, je n’avais pas suffisamment la vox théorique donc pour m’embarquer dans ce que faisait mon ami Fernand Dumont. Dumont l’a fait, mais moi je n’avais pas ses qualités et pas l’intérêt non plus.
Dans mes études j’utilisais toujours : société intégrée, partialement intégrée, non intégrée. C’est le degré d’intégration des structures sociales, de la culture et de la personnalité autour de valeurs communes, autour de valeurs culturelles partagées ou non. Dans les sociétés intégrées, il y a harmonie – relative, pas parfaite – entre valeurs sociales et les différents éléments de la société, jusque dans les rouages de la justice. Le curé ou le mage ou le féticheur dit la même chose que le chef de tribu, et le chef de village et le garde champêtre qui appliquent, qui maintiennent l’ordre pensent de même. C’est une société intégrée. Partiellement intégrée, c’est lorsque les valeurs fondamentales restent similaires au coeur même, mais les interprétations suivant l’âge, le sexe le milieu social varient, produisant des tensions et des sous-cultures sources de conflit. C’est le cas de l’essentiel des sociétés occidentales post-industrielles. Même si un ordre légal, le droit, la constitution maintiennent le tout, il y a des dysfonctions. Les sociétés non intégrées sont composées de groupes hétérogènes, aux valeurs divergentes qui excluent la cohabitation harmonieuse : les oppositions sont insurmontables, et sont des sources de conflits permanents.
Dans mes analyses d’intégration je montre par exemple que la société libanaise, que la société argentine, à un certain moment de leur histoire, étaient des sociétés non intégrées, en guerre civile. Lorsqu’il y a un processus de désintégration culturelle, eh bien la loi devient un outil de guerre. On voit ça dans les guerres civiles au Liban, on l’a vu au Québec pendant un moment, les événements d’octobre, où tout était politique, où il n’y a plus de références. En analysant la délinquance, la criminalité, j’ai analysé les différentes adaptations du système juridique et judiciaire de la délinquance, à partir de ce concept d’intégration sociale.
F. Fenchel : L’autre notion qui revient très souvent dans vos travaux, et elle joue avec la culture, c’est la question du changement.
D. Szabo : J’étais aussi très influencé par Erik Erikson, qui était un psychanalyste anthropologue, et j’ai lu et relu et puis également L’éthologie, de Lorenz, l’apprentissage. J’ai lu et j’ai assimilé que la personnalité, que je mettais toujours évidemment en lien avec la société, donc avec la culture, eh bien se faisait par contacts. D’abord par le goût, les sens jusqu’à l’âge de quatre ou cinq ans, c’était le conditionnement par le milieu familial. De cinq à six ans, le jardin d’enfants, où l’enfant s’ouvre à la société, il n’y a plus les parents qui sont des dieux, on commence à avoir des camarades ; ensuite les écoles, puis dès 14, 15 ans, l’école parallèle : la télévision, la radio, des bandes, des clubs, et le service militaire qui existe encore aujourd’hui un peu partout. À 18 ans ce bouillonnement, ces branches d’arbre qui poussent dans toutes les directions, tout d’un coup sont arrêtées, on vient avec des grands ciseaux et on les coupe pour qu’il puisse entrer dans l’ordre social.
Le problème des changements vient de là, qu’on est pris par cette transformation, par cette évolution d’un jeune qui arrive devant la société où tout d’un coup tout est bloqué. Ce qu’en France Michel Crozier a appelé la « société bloquée », la bureaucratie en France et tout ça. Je citais ça, comment lorsqu’on arrive avec le service militaire, ou sur le marché du travail, c’est terminé les fantaisies, c’est terminé les grands rêves. Vous êtes pris, comme disait mon ami Jacques Parizeau, dans le temps ; lorsque vous vous mariez, vous êtes marié, vous achetez une maison, vous prenez un emprunt. Vous devez payer la banque. Je montrais par cela à quel point la société intègre et en quelque sorte force l’individu dans un moule, sans beaucoup de choix, finalement.
Alors je montrais, avec la socialisation du côté de la personnalité, comment les personnes étaient en quelque sorte soumises à des contraintes où elles ne pouvaient que soit être conformistes, soit se rebeller. C’est pour cela que la déviance, la rébellion, le non-conformisme qui était puni par la loi, est devenu pour moi un chapitre important de la criminologie, la déviance. Pour moi la déviance n’était jamais opposée à la criminalité, c’était toujours une variante d’adaptation aux exigences de la société, au conformisme, plus ou moins fonctionnelle, plus ou moins aveugle.
C’est là que j’ai eu Denis Gagné qui a accepté de s’embarquer avec l’observation participante de différentes déviances qui se démarquaient par rapport à la délinquance, enfin c’est là-dessus que je me suis organisé. On avait donc des psychologues, des sociologues et on étudiait la délinquance des mineurs qu’on essayait de mieux cerner. On a même démarré ça même avec des éléments comparatifs internationaux, je commençais à avoir des relations en Europe, en Italie, en France, en Allemagne. Vous pouvez retrouver les traces dans les premiers deux numéros de la revue Criminologie, à l’époque Acta criminologica, où on a présenté les premiers résultats.
F. Fenchel : Et aussi, j’imagine, dans L’adolescent et la société, signé avec Denis Gagné et Alice Parizeau, en 1972 ?
D. Szabo : C’est cela. Pour cerner ce qui en ressort, c’est que la culture, les normes et les valeurs sont finalement déterminantes, beaucoup plus que l’origine sociale, beaucoup plus que la carrière, beaucoup plus que l’emploi. Elles sont à l’origine que quelqu’un devienne archevêque ou bien assassin. C’était cela qui m’intéressait. Comment concevoir dans la société l’intégration sociale à travers surtout des valeurs culturelles étant donné que l’élément social est devenu d’une certaine manière caduc.
Mais finalement tout cela est tombé en panne, je dirais au tiers, parce qu’ensuite avec le boom criminologique, j’étais absorbé et résorbé, je n’avais plus le temps. Lorsque la criminologie a connu le développement que vous connaissez, lorsqu’il a fallu structurer cela, lorsqu’il a fallu occuper tout un champ à la fois intellectuel et d’action sociale. Je n’ai plus pu, je n’avais pas la patience, je n’ai plus continué dans cette recherche.
F. Fenchel : Vous avez quand même eu une préoccupation parallèle pour la question des pratiques pénales.
D. Szabo : Effectivement c’était un deuxième chapitre. Dans les années 1960, plutôt 1970, on constatait que finalement les statistiques criminelles ou les données sur lesquelles on basait même les observations immédiates, étaient quand même fortement biaisées. Par quoi ? Par l’appareil d’administration de la justice, par la police, par le parquet, par la Couronne, par le tribunal, ensuite par les sentences, etc., etc. C’était l’époque des grandes commissions américaines où votre serviteur a eu le privilège de participer. J’allais à Washington trois fois par mois, je faisais la navette presque, pendant six mois, pour participer à cette grande National Crime Commission où j’ai connu toute la communauté américaine de première main.
J’étais donc très sensibilisé et je voyais bien que c’était vrai, que toutes les choses essentielles dépendaient de ce qu’on peut dire des input et output. On fabriquait des tuyauteries, input, on rentrait et on passait à travers des différents pans de la justice, et puis on sortait. Il fallait donc analyser quel était l’impact de l’éducation avant que vous soyez input dedans, que vous soyez pris comme jeune délinquant, ensuite persistant – les travaux de Le Blanc et tutti quanti. Vous entrez dans la machine, et ensuite les uns sont condamnés pour six mois, les autres pour six ans, pourquoi ? C’était toute la sociologie de la justice, jusqu’à la prison, donc jusqu’à finalement la sortie.
F. Fenchel : C’est le propos de votre ouvrage de 1968, Criminologie et politique criminelle.
D. Szabo : Oui, tout à fait. Tout le monde accueillait ça avec une certaine sympathie mais tout le monde du milieu disait : « Qu’est-ce que ça donne ? La loi est la loi, si on ne l’applique pas, si on ne l’applique pas avec rigueur, l’ordre social s’écroule. » Je me souviens d’avoir eu des policiers à Montréal lorsque j’ai commencé à étudier certains comportements policiers d’arrestation, ils disaient : « Vous savez docteur Szabo, il y a des choses, il vaut mieux pas en parler, vous savez, ça n’est pas utile de traîner ça devant l’opinion publique, ça peut avoir des conséquences que vous ne souhaitez pas ». Ils ne souhaitaient pas ouvrir à l’investigation scientifique l’activité policière, et la même chose valait pour la détention. Les gens disaient : « Finalement vous faites de la subversion des institutions, et qu’est-ce que vous mettez à leur place ? » Et la gauche révolutionnaire ou réformiste, disait : « Écoutez, vous gratouillez un peu, mais vous savez bien qu’il faut tout changer de fond en comble, le système, il faut donc d’une certaine façon révolutionner. »
J’étais donc assis entre deux chaises. Mais je savais ce qu’il fallait faire : je suis arrivé à penser l’importance, pour pallier aux insuffisances du système, de placer finalement les spécialistes que sont les criminologues. Quelque chose comme une possible transformation à travers les artisans. Je pensais que c’était là une partie importante de la théorie et de la pratique criminologique, et c’est ça qui m’a inspiré alors, que les gens que nous allons former dans l’École de criminologie doivent opérer chacun dans un des éléments. Soit dans la prévention, soit dans des établissements pour des jeunes délinquants, et où sais-je encore, partout ils doivent être des cliniciens, des intervenants.
* * *
F. Fenchel : Après ce survol de vos travaux personnels, l’autre aspect de votre contribution scientifique est certainement l’environnement de recherche que vous avez mis en place. D’abord, qui cherchiez-vous pour développer la criminologie à Montréal ?
D. Szabo : Je cherchais des gens qui étaient capables, des chercheurs, des docteurs, et ce n’était vraiment pas facile, il n’y avait pas beaucoup de docteurs. Ma première idée était d’expédier des jeunes avec une petite bourse en Europe et surtout aux États-Unis. Il y a par exemple Normandeau qui a eu la chance d’aller aux États-Unis en Pennsylvanie, chez mon ami Wolfgang, qui avait une véritable industrie de Ph.D.
Ensuite, il a fallu avoir des enfants entre guillemets « adoptifs ». C’était en général des psys, parce que grâce au père Mailloux, qui a formé de bons psychologues, sur le terrain il y avait des psychologues qui travaillaient avec les jeunes délinquants, dans les prisons, et qui ont découvert sur le tas la criminologie. Des très bons cliniciens qui étaient capables également de produire scientifiquement. Ces gens-là, sur le marché du travail, se sont casés à Boscoville, à Pinel ou ailleurs.
Mais la plupart ont fait leurs thèses ici, c’était les directions de thèses que j’avais à l’époque, mes premiers élèves. Et c’étaient des gens méthodologiquement capables de maîtriser la discipline, et théoriquement capables de raisonner. Tout le monde a accepté « le must » qui était la méthode scientifique.
F. Fenchel : Quand vous dites « scientifique », est-ce que ça devait être le plus empirique possible ?
D. Szabo : Exact, exact, et cela parce que moi je pensais que la criminologie empirique c’était pour mettre au point tout ce qu’on a produit, les innombrables études. Les méthodes qualitatives et tous ces trucs-là, j’ai toujours été réservé à cet égard, y compris malheureusement les méthodes monographiques aussi, parce que mon opinion était, de par ma formation, durkheimienne et autre, qu’en engageant un étudiant pour faire une monographie sur un sujet mettons par exemple la famille, la famille des délinquants, si vous n’étiez vraiment pas doué, à la fois littérairement, psychologiquement, philosophiquement, vous y passiez trois ou quatre années de votre vie, et ça valait un article de journal.
On n’était pas équipés avec des méthodes ethnographiques et d’autres, par conséquent on avait bien souvent des thèses quantitatives, où la méthode statistique était tellement compliquée qu’on ne comprenait même pas tout à fait ce qu’ils cherchaient… l’opacité des nombres, vous comprenez ? Je me souviens de thèses où je n’ai jamais compris ce qu’ils cherchaient, mais c’était un appareil statistique, des trucs comme ça, de grande rigueur. Je ne voyais même pas à quoi ça rimait. Alors ça, c’était un peu ma faute au départ, mon préjugé.
F. Fenchel : Vous êtes en train de dire qu’il y a quand même dans les gènes de l’École un parti pris quantitatif ?
D. Szabo : Oui, absolument, absolument. Exact. Éliminer le bavardage, éliminer les politiques, le journalisme et tous ces trucs-là. Dans ma formation, dans mon âme et conscience, c’était mon background, mon cadre de référence, moi qui ai toujours été un inconditionnel de la sociologie américaine. Il fallait que ce soit scientifiquement valable, que ça soit quantifiable, que ça soit comme des blocs évaluables, voyez-vous. Et ils se sont embarqués de bon coeur, parce qu’eux évidemment, même s’ils n’avaient pas mon background, ils ne tenaient pas tellement à s’étendre dans ces champs, ils souhaitaient être des positivistes rigoureux. Regardez Cusson, regardez Le Blanc, Landreville aussi, ils se maintiennent tous entre des limites rigoureuses. Avec des méthodes, des variantes, des variations importantes, ils ne vont pas accepter de se dissoudre dans l’histoire, ou dans le journalisme ou dans le travail social.
Je pense aussi que les premiers cadres étaient les bons, comme Jean Trépanier. Jean avait quand même son doctorat de LSE [London School of Economics]. Il avait le sens, comme plus tard Guy Lemire, des réalités pénitentiaires ou des réalités institutionnelles judiciaires et je trouvais ça très important. Et comme ils avaient tous les deux un intérêt pour la recherche, ce qui était rare parmi leurs congénères qui étaient des administrateurs ou bien des bureaucrates, je trouve que c’était des ajouts essentiels.
F. Fenchel : Le Traité de criminologie empirique, dans ses différentes incarnations, est finalement le testament de cette impulsion initiale ?
D. Szabo : Oui, oui, et je ne le regrette pas, parce que c’est cela qui nous a empêchés de nous transformer dans une sorte de service social catégorie B. Le service social a quand même une longue tradition à la fois psychiatrique et psychologique qu’on n’avait pas. Donc si on était allé là-dedans sans avoir ce background très canonisé… dans l’École de service social il y a une organisation nord-américaine, une accréditation. Dans notre domaine, il n’y en a pas. Si on était allé de ce côté-là… il n’y a jamais eu de critères suffisants pour dire : « Oh là, ça n’est pas juste, ça ne mène à rien ! » On a donc replié sur la rigueur, sur la ri-gueur méthodologique.
Sauf qu’il a fallu faire d’abord des formations scientifiques, alors on a fait ça pendant les premiers 10 ou 15 ans. Chaque position doctrinale a ses limites, les miennes c’était ça, donc je me suis toujours tenu a la qualité de la recherche, et puis j’ai toujours dit : « Donner des cours, ça ne devrait pas jouer. » C’est une erreur, je dis ça aujourd’hui, à 80 ans. Mais cette liberté donnait un dynamisme.
F. Fenchel : Outre les gens qui se sont établis à l’École, il y en a aussi qui ont transité et qui sont allés disséminer la criminologie. Certains vous ont marqués ?
D. Szabo : Mais oui, écoutez, celui qui a peut-être fait la carrière la plus brillante c’est Ezzat Fattah, à qui on avait demandé à la conférence mondiale de Barcelone de présenter l’unique conférence magistrale pour tout le monde. C’est un homme qui a écrit une bibliothèque de livres de criminologie.
Il souhaitait développer la même chose qu’on avait ici à Vancouver, et c’est une des rares occasions où des Canadiens français ou des Canadiennes françaises produisaient un modèle qu’on a copié à Ottawa et à Vancouver et puis après un peu à Toronto. Avec une ouverture non pas européenne, mais surtout sur le Pacifique, l’Australie surtout, un peu le Japon.
F. Fenchel : Mais au-delà des diplômés directement sortis de l’École, parmi les chercheurs invités ou les gens de passage, est-ce que vous cherchiez à faire venir des gens en particulier ?
D. Szabo : Plusieurs sont venus en sociologie, mais très rapidement il a fallu trouver des gens qui n’étaient pas tellement de ma génération, mais de la génération de Landreville, de Cusson, avec qui ils pouvaient fraterniser. Mais les sympathies locales, surtout notre gauche, donc Landreville et consorts, ils ont tout de suite sympathisé avec Hulsman, avec Debuyst aussi, tous des hommes de science. C’était plus délicat les sympathies avec Robert. Mais tout ce monde-là, c’est moi qui les ai amenés. C’était l’ouverture dans la mesure où il y avait des collègues qui les accueillaient, donc je trouvais l’intérêt à travailler avec eux et eux, avec moi. Je trouvais que c’était la liberté d’être capables de se débrouiller. Mais en invitant tout ce monde, mon objectif c’était quand même le CICC, évidemment.
F. Fenchel : Vous le mentionnez à l’instant – le CICC est certainement incontournable dans cette histoire scientifique. À l’origine, le projet du CICC, qu’est-ce que c’est ?
D. Szabo : C’était double : vous n’avez qu’à lire le 18e Cours international de criminologie, tout est très bien expliqué. Disons que la partie la plus générale, c’était monsieur Pinatel. Pinatel souhaitait que la criminologie se répande à travers le monde par centres internationaux pouvant élargir les contacts entre l’Europe et l’Amérique. C’est resté toujours un rêve qu’il souhaitait réaliser. Cette idée-là a germé d’abord avec le premier président de la Société internationale de criminologie, monsieur di Tullio qui avec Franco Ferracotti a créé avec les Nations Unies l’Institut de défense sociale de recherche. C’était donc pas mal administratif, parce que c’était sous l’égide des Nations Unies, mais sur le plan académique il restait encore une ouverture, c’était ça la Société internationale de criminologie. C’était difficile dans le cadre aussi international parce que c’était une discipline profondément européenne, traditionaliste et il se trouvait que les Américains, ils ne faisaient pas le poids. Dans ces années-là, ils ne voulaient pas que l’Institut international s’établisse sous l’égide même canadienne, nord-américaine.
Il y avait donc une résistance et c’est grâce à Marvin Wolfgang qu’à Bellaggio, dans une réunion internationale, il a fini par me soutenir en disant : « Bon, mais à ce moment-là, au lieu d’un institut on va créer un centre international de criminologie comparée ». C’est moins inclusif que l’Institut international qui avait une gueule, comme Pinatel le souhaitait, plus administrative et plus autoritaire, mais ça a passé.
C’était donc une première origine ; mais l’autre origine, qui était le drive, c’était votre serviteur, qui voulait absolument amener de l’oxygène dans les cadres locaux, parce que je réalisais qu’on était très jeune, et que moi, qui avait à peine 35 années, que je n’étais pas un des pontifes. Alors il fallait renforcer, faire des échanges et institutionnaliser dans la mesure du possible, que ça ne dépende pas du hasard. J’ai obtenu de l’argent de la fondation Ford, j’ai obtenu beaucoup d’argent. C’était une énorme chance d’avoir obtenu de l’argent de l’université dès le début, un soutien de départ, de centaines de milliers de dollars, c’était énorme. Et c’est comme ça que s’est formée la dimension internationale, et c’est cela qui a assuré aussi la rampe de lancement pour ceux d’ici.
F. Fenchel : Le terme « comparée » de l’institution peut sembler étonnant dans la mesure où il orientait très précisément l’objet du centre, indépendamment des thématiques abordées.
D. Szabo : Parce que c’était surtout pensé comme un dialogue entre l’Europe et l’Amérique. Le premier colloque qu’on avait réuni au CICC avait pour programme la méthodologie. Vous avez eu Otto Klinberg, vous avez eu toute une série de très éminents sociologues qui sont venus, et péroré des méthodes comparatives, en ethnologie, en sociologie… on a démarré avec ça.
C’est pour cela qu’on a organisé tous ces innombrables séminaires aux quatre coins du monde. J’ai divisé le monde en deux axes. D’abord l’axe thématique et ensuite l’axe régional. Les axes thématiques étaient : adultes, mineurs, clinique. Et j’ai fait un accord avec Canepa, qui était au centre de médico-criminologie, pour organiser une année à Gênes, une année à Montréal, un colloque de criminologie clinique comparée, et ça a très bien marché. Donc ce qui peut correspondre et peut-être établir des éléments comparatifs, en tout.
F. Fenchel : Ce que vous décrivez du CICC, de ses origines et de ses 10, 15 premières années, ressemble surtout à un lieu d’échanges internationaux. Entre ça et le centre de recherche d’aujourd’hui, il y a eu une démarche…
D. Szabo : … Tout à fait différente. Le centre de recherche, j’ai essayé au début, mais il n’y avait pas de chercheurs. À ce moment-là je me retrouvais, en 1969, 1970, 1971, 1972 avec le peu de chercheurs qu’il pouvait y avoir, en compétition avec l’École. Et je préférais que si quelqu’un obtenait son doctorat, et qu’il y avait un poste disponible à l’École, qu’il prenne le poste de professeur. C’était permanent. Les centres de recherche, on ne savait jamais : ils n’ont pas la promesse d’éternité. Il peut y avoir une révision, un changement de politique de recherche. Un jour on dit : « Pourquoi financer la criminologie ? Pourquoi pas les droits de l’homme, pourquoi pas le féminisme, pourquoi pas les relations ethniques ? »
C’était donc un centre d’échange, de rencontres périodiques, de contacts entre, d’une part, les disciplines cliniques – les disciplines cliniques étant séparées en deux groupes, des adultes et des jeunes – et l’autre était régional. Alors on avait par exemple une série de séminaires en Amérique latine, parce que j’avais une excellente collaboratrice, Lolita Aniyar de Castro, qui était une véritable experte du Mexique jusqu’à la Patagonie. On a organisé une trentaine de séminaires, au Pérou, en Argentine, partout, beaucoup de mouvement. On prenait des thèmes : chez eux, évidemment, c’était la violence. Violence sociale, violence économique – la violence était très politisée, c’est ce que j’ai pu alors entendre ; heureusement que je ne comprenais pas du tout l’espagnol. C’était très politisé, mais on n’avait pas le choix. À ce moment-là tout était très politisé, d’extrême gauche ou alors c’était la police, les tontons macoutes ou les escadrons de la mort.
On l’a fait en Europe Centrale : Pologne, Roumanie, Hongrie, Grèce. On l’a fait dans les Antilles, on l’a fait en Afrique. Tout cela a marché pendant quelques années, on a eu quand même quelques centaines de milliers de dollars. C’était très pensé, très réfléchi : dans mon bureau il y avait une grande carte du monde, avec des petits drapeaux où on était présent.
On essayait de promouvoir un peu nos idées. On n’était pas doctrinaires, sauf sous l’angle de la science. Une science positiviste, pas une science qui visait la destruction de l’ordre établi. C’était pour reformer d’une façon ou d’une autre, suivant les buts des gens, par une critique constructive de l’ordre établi. Et c’est cela qui a été effectivement plus ou moins accepté plus ou moins en vitesse un peu partout. Ça a marché. C’est comme ça qu’on est devenus très célèbres, très connus. C’est comme ça que la réputation s’est faite.
F. Fenchel : Pour faire un dernier saut, est-ce qu’on peut dire que l’AICLF [Association internationale des criminologues de langue française] dérive aussi de la volonté de publiciser les travaux de Montréal ?
D. Szabo : Exactement. Au moment où j’ai inventé la criminologie de langue française, je m’occupais de la Revue Suisse [de Criminologie], qui était une revue modeste, de laquelle j’ai été directeur scientifique pendant 40 années. Alors j’ai dit : « Tiens, on va baptiser cette revue comme organe officiel des criminologues de langue française. On aura déjà une ouverture, une vitrine ». Parce que pour les camarades d’ici, les gens de votre génération et d’autres, c’était un peu difficile de se lancer sur le plan mondial, parce qu’il faut parler anglais. Mais par l’intermédiaire de la langue française, ils y iront peut-être. Ils sont 300, 400, qu’ils viennent où ils se sentent bienvenus, parce qu’ils y sont plus importants.
Au début, comme j’étais prudent, j’ai demandé à plein de monde, à monsieur Ancel, à monsieur Boni, à Thorsten Sellin d’être membres d’honneur. Personne ne refuse d’être membre d’honneur, n’est-ce pas ? Lorsque ça a démarré, c’était avec Picca et Pierre Henri Bolle, que j’ai fait rédacteur en chef de la revue, et ces quatre ou cinq caciques ont donné leurs noms en disant : « Si ça marche, c’est la gloire, si ça ne marche pas, personne n’en parlera. » Mais ça a marché. On a été en Turquie, au Maroc, on va en Amérique centrale ou latine, où la langue française est encore présente. Ce n’est pas un isolant. Comparativement, la langue hongroise est une langue isolée. L’AICLF ça a remarquablement bien réussi, bien marché. Je vous assure, c’est venu tout seul.
* * *
F. Fenchel : Et le futur, monsieur Szabo ? Pour conclure sur un exercice de prévision, quels seront les thèmes ou les contributions importantes – sans vous ?
D. Szabo : J’ai fait un testament, c’est une page. Une page où j’ai énuméré les priorités. Par exemple, sur la politique criminelle, il faut vraiment changer les priorités. La sécurité des individus et de la société civile devient prioritaire alors que sévit le terrorisme aux origines diverses. C’est aussi le crime organisé, c’est les havres fiscaux, c’est la fraude fiscale majeure dans le milieu de la haute finance. C’est cela qu’il faut mettre en priorité, des thèmes qui dans ma jeunesse existaient, mais comme une question folklorique. Aujourd’hui ce n’est pas folklorique. Prenez le vol d’identité : la cybercriminalité est une menace mortelle.
Il faut supprimer également les misérables prisons. Il faut transformer le procès pénal dans un triangle avec les victimes, avec la justice restauratrice, quelles que soient les difficultés, c’est toujours mieux que cette maudite misère de l’enfermement. On peut faire ce qu’on veut, mais on ne changera jamais le caractère humiliant, indigne, dégradant que représente l’enfermement.
Si quelqu’un devait commencer, qu’il commence par ça.
Parties annexes
Notes
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[1]
Rudolf Carnap (1891-1970), philosophe d’origine allemande, membre influent du Cercle (ou École) de Vienne dont le manifeste prescrit une science positiviste basée sur un empirisme strict et l’analyse logique.
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[2]
Charles Booth (1840-1916), homme d’affaire et philanthrope anglais. Auteur d’une vaste enquête sur la pauvreté à Londres à la fin du xixe siècle, devenue un jalon de la méthode quantitative en sociologie.
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[3]
Sándor Szalai (1912-1983), sociologue hongrois, directeur de l’Institut de sociologie après la Seconde Guerre mondiale. Son implication politique lui vaut d’être emprisonné par le régime communiste en 1950, avant d’être réhabilité en 1957.
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[4]
Ouvrage de Paul Barth (1858-1922), philosophe et pédagogue allemand, pour qui la sociologie était une discipline « universelle », soit la somme de toutes les sciences sociales.