Volume 37, numéro 2, automne 2004 Délinquance et réussite Sous la direction de Pierre Tremblay et Carlo Morselli
Sommaire (9 articles)
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Introduction : la trame des parcours délinquants
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Trafics de drogues et criminalité organisée : une relation complexe
Michel Kokoreff
p. 9–32
RésuméFR :
Les trafics de drogues constituent un objet sociologique mal identifié, alors même que leur développement alimente les débats publics sur l’insécurité, en France comme dans la plupart des pays occidentaux. Cette ambiguïté, si elle résulte de facteurs tant idéologiques et institutionnels que méthodologiques, traduit aussi la complexité des formes sociales de trafics trop souvent réduites à leur plus simple expression. Deux sources d’hétérogénéité peuvent être décrites : l’hétérogénéité des trafics d’un côté et l’hétérogénéité de leur traitement par la machine judiciaire de l’autre. Cet article s’attache plus particulièrement aux trafics d’envergure, c’est-à-dire à ces formes hybrides et peu explorées entre entreprises multinationales et commerces de rue. Il s’attache à montrer l’écart entre, d’une part, les pratiques considérées dans toute leur complexité individuelle, organisationnelle et sociale, et, d’autre part, leur construction par les pratiques des policiers et des magistrats, et leur interprétation plus globale dans le langage du droit, elles-mêmes déterminées par l’évolution des nouvelles procédures et des politiques.
EN :
Drug trafficking is a poorly identified sociological object, even though its development feeds debates about crime, in France as in the majority of Western countries. This ambiguity, resulting from ideological and institutional as well as methodological factors, also translates the complexity of the social forms of trafficking, which are too often reduced to their most simple expression. Two sources of heterogeneity can be described: the heterogeneity of the trafficking on one side, and the heterogeneity of its treatment by the legal system on the other. This article discusses large scale trafficking, that is to say, the hybrid forms little explored between multinational drug trafficking and trade on the street. The author attempts to show the difference between the practices considered in their individual, organisational and social complexity, and their construction by the practices of the police officers and magistrates, including their more total interpretation in legal language, themselves determined by the evolution of the new procedures and policies.
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À qui profite le crime ? Les facteurs individuels de la réussite criminelle
Clément Robitaille
p. 33–62
RésuméFR :
Dans cet article, nous analysons à nouveau les données du deuxième sondage de la Rand Corporation mené en 1978 auprès de détenus incarcérés dans des prisons et pénitenciers américains. L’objectif est d’identifier certains facteurs individuels qui influencent à la hausse ou à la baisse les gains criminels parmi un échantillon de détenus (n = 1 260) qui s’adonnent à la criminalité lucrative. Il sera notamment démontré que les détenus qui ont déclaré des gains criminels plus élevés au cours d’une période de référence précédant l’incarcération sont plus enclins à récidiver (d’après les résultats de l’étude de suivi de la Rand six ans plus tard). Par ailleurs, la criminalité stratégique (plutôt que le type de crime), la spécialisation, l’estime de soi et le fait de ne pas rapporter une consommation abusive d’alcool sont autant de facteurs qui favorisent la réussite de la carrière criminelle. Enfin, les contrevenants qui ont fait usage de violence au moins une fois au cours de la période de référence rapportent des gains criminels généralement plus élevés que les autres. Les revenus ont donc tendance à croître en fonction de la fréquence des agressions.
EN :
In this paper, we reanalyze the rich data set provided by RandCorporation’s 1978 jail and prison inmate survey. Our distinctive focus is that we analyze individual differences in reported criminal earnings across property and market offenders (n = 1 260). Our first finding is that the higher the offenders criminal earnings (prior to current incarceration) the higher the odds of recidivism (based on Rand’s six years follow probe). Our second finding is that specialization, strategic offending (rather than types of offences), self-confidence, and lack of self-reported alcoholic abuse all contribute to increase the likelihood of a successful criminal career. Our third finding is that offenders who have a record of violence are more likely than other offenders (who do not have such a record) to achieve higher criminal earnings. Indeed, the higher their lambdas of violence, the higher their illegal earnings.
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Peut-on se fier aux délinquants pour estimer leurs gains criminels ?
Mathieu Charest
p. 63–87
RésuméFR :
Toute étude quantitative qui requiert d’un échantillon de délinquants de procéder à un inventaire individuel et détaillé de leurs activités délinquantes et des revenus criminels qu’ils en retirent suscite, à juste titre d’ailleurs, un certain scepticisme. Dans cet article nous procédons à un bilan des objections et des problèmes associés à de telles enquêtes ainsi que des stratégies de validation utilisées dans la littérature pour détecter les erreurs de mesure, leur amplitude et leur direction. En utilisant un échantillon de délinquants adultes incarcérés dans les pénitenciers fédéraux au Québec, nous évaluons la portée des problèmes de validité des déclarations de revenus criminels, le degré de convergence de leurs déclarations lorsqu’on fait varier la nature des questions posées et les raisons particulières des différences observées. Nos résultats montrent que les facteurs les plus décisifs dépendent de la complexité cognitive des tâches demandées aux répondants plutôt que des caractéristiques individuelles ou des effets de contexte de l’entretien.
EN :
Any quantitative study of self-report criminal incomes is exposed to a certain degree of skepticism with regard to the validity of the data. In this article, we review the critics addressing this concern, the different strategies used to validate criminal income declarations, assess the magnitude of their bias and the direction of the errors. Using a sample of Quebec federal inmates, we evaluate the extent to which imprecision occurs in self-reported income data by comparing the discrepancies between two independent measures. Three groups of explanatory factors are then proposed and tested. Results show that the cognitive complexity hypothesis accounts for a larger share of the discrepancies than the alternative individual or contextual models. Implications of those findings are then discussed.
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Délinquance, performance et capital social : une théorie sociologique des carrières criminelles
Carlo Morselli et Pierre Tremblay
p. 89–122
RésuméFR :
Cet article soutient la thèse selon laquelle le capital social des délinquants leur permet d’augmenter de manière significative les revenus qu’ils retirent de leurs activités. La démarche utilisée pour rendre opératoire cette proposition a pour effet de renouveler de différentes façons la sociologie criminelle : il ne suffit pas de savoir si un délinquant « fréquente » d’autres délinquants ou non, il faut mesurer la qualité relationnelle et instrumentale des rapports qu’il entretient avec eux et son aptitude à exploiter les opportunités qu’ils ouvrent ; il ne suffit pas de qualifier les délinquants de « chroniques » ou d’« occasionnels », il faut plutôt se demander si leur trajectoire délinquante est « réussie » ou non ; et, finalement, il ne suffit pas de décrire les trajectoires délinquantes, il faut en resituer l’analyse dans le contexte plus large des parcours individuels et collectifs de mobilité professionnelle. Un des bénéfices marginaux d’une telle approche est de remettre en cause la thèse selon laquelle les délinquants seraient inaptes au « succès » en raison de leur témérité, de leur impulsivité ou de leur présentisme. Les données de l’étude proviennent d’entrevues auprès d’un échantillon de 156 détenus fédéraux dans le cadre d’une enquête qui s’intéressait à leur situation financière durant les trois années qui avaient précédé leur incarcération actuelle.
EN :
This study follows recent research on criminal earnings and examines the impact of underlying traits (low self-control) and personal organization attributes (non-redundant networking) on criminal earnings amongst a sample of incarcerated offenders previously involved in market and predatory crimes. Controlling for various background factors (age, non-criminal income, lambda, and costs of doing crime), both low self-control and non-redundant networking independently explain why some offenders are more successful than others in achieving higher monetary standards through crime. While efficient, brokerage-like networking enhances market offenders’ earnings, low self-control emerges as an asset for predatory offenders: the lower the self-control, the higher their criminal earnings. For market offenders, however, low self-control has no direct effect, but it does mitigate the impact of efficient networking on criminal earnings. The results emerging from this study have implications for Gottfredson and Hirschi’s theory of crime and the advent of a criminal network perspective. Extensions are also made towards the conventional/criminal embeddedness framework and deterrence research.
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L’argent change tout : les revenus personnels des adolescents et leur penchant à la délinquance
Bill McCarthy et John Hagan
p. 123–149
RésuméFR :
Le capitalisme de consommation est devenu dominant dans les pays occidentaux. Un train de vie jugé « normal » coûte de plus en plus cher et la plupart des adolescents nord-américains en sont parfaitement conscients. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup d’entre eux estiment qu’ils n’ont pas assez d’argent personnel pour participer convenablement aux activités sociales propres à leur classe d’âge. De nombreuses théories stipulent qu’un manque de revenus constitue en soi une bonne raison pour commettre des délits. Mais cette thèse, classique au demeurant, soulève bien des doutes. Certains pensent qu’il n’y a pas de relation de cause à effet entre les besoins d’argent et le penchant à la délinquance. D’autres études notent que ce sont les adolescents qui ont le plus de revenus personnels qui commettent le plus de délits. Ces travaux ont deux défauts. Ils ne tiennent pas compte des effets de l’utilité marginale décroissante d’un supplément de revenus sur les choix de délinquance. Ils négligent aussi d’envisager que la relation causale envisagée puisse être conditionnelle. Dans cet article nous montrons qu’un supplément de revenu personnel incite les adolescents à ajuster à la baisse les vols qu’ils commettent, mais que cet effet décroît proportionnellement à leurs revenus personnels et qu’il n’est opérant que pour les adolescents dont les parents se retrouvent exclus du marché du travail.
EN :
Consumer capitalism dominates western society and most North American youth recognize the centrality of consumption and the resources it requires. As expected, many of them complain that they do not have the financial resources a contemporary teenage lifestyle requires. A shortage of funds may therefore increase the attractiveness of crimes that provide a financial return. Several theories of offending suggest that crime should decrease as adolescents’ financial resources increase; yet, other approaches argue that money should have the opposite effect and predict that crime will increase with income. A third perspective maintains that economic resources have no effect on juvenile crime. We argue that economic capital plays an important role in crimes that provide a financial return, and that other factors condition this relationship. We also maintain that measurement issues compromise previous analyses of the effect of adolescent resources on offending. Our research indicates that a logged measure of adolescent resources (income and allowance) is negatively associated with involvement in theft and that gender and class condition this relationship: increases in economic resources appear to have the greatest consequences for offending among males and youth from the unemployed class. These findings suggest that financial resources play an important role in the genesis of crime, particularly among those groups that are most vulnerable to offending.
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Les fraudes fiscales collectives durables : étude d’un réseau de facturation de complaisance
Julie Paquin
p. 151–175
RésuméFR :
La forme que prend la fraude fiscale complexe à l’étude est celle d’un marché de factures de complaisance qui a desservi 350 compagnies appartenant à l’industrie montréalaise du vêtement pendant une décennie. Cette fraude est connue sous le nom de l’affaire « Ventex ». L’examen du cas est principalement basé sur les informations tirées des transcriptions judiciaires des procès qui ont découlé de la découverte du scandale. Nous avons également réalisé des entrevues avec des témoins directs et indirects de l’affaire pour compléter les renseignements à notre disposition.
En analysant l’affaire « Ventex », nous examinons trois thématiques. La thématique du succès nous amène à étudier les conditions qui ont assuré la viabilité et la pérennité de ce marché spécifique de factures d’accommodation. La thématique de son impunité est justifiée en partie par la tolérance de régulateurs habituels de performance économique des compagnies. Enfin, la thématique du contrôle judiciaire est abordée de façon à expliquer pourquoi l’affaire « Ventex » a donné lieu à des poursuites criminelles, alors que les tribunaux criminels sont rarement sollicités pour sanctionner la délinquance d’affaires. En reconstituant la dynamique de cette fraude fiscale complexe, nos résultats mettent en rapport différents aspects d’un phénomène criminel généralement abordés séparément dans la littérature consacrée à la fraude fiscale.
EN :
Using a case study, we intend to explain the scope and the life-length of an accommodation invoices’ market. We chose to study Ventex’s case, which is a tax evasion scheme related to Montreal’s garment industry that attracted 350 companies during ten years. Our principal source of information are the judicial transcripts of criminal lawsuits and civil actions. We also gathered testimonies of individuals related directly or indirectly to the case.
Three theses are examined in this paper. First, the success thesis leads us to study the conditions which ensured the viability and the life-length of the accommodation invoices’ market. Second, the bank’s employees passive and active collusion with the accommodator is approached in the impunity thesis we develop. At last, the legal outcome of the tax evasion scheme’s disclosure, exceptional since criminal prosecution is scarce in white-collar crime cases, is studied in the judicial control thesis. By replicating in part the methodology used in contextual analysis, we aim to expose the dynamics of a complex fraud and to put together various aspects of a criminal phenomenon generally approached separately in the literature devoted to tax evasion.
Hors thème
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La criminologie québécoise à l’heure du rapport Bernier : vers une professionnalisation ?
Denis Lafortune et Richard Lusignan
p. 177–196
RésuméFR :
Ce texte fait état de la première année de réflexion d’un comité ad hoc composé de praticiens et d’universitaires ayant pour mandat de réfléchir à la possible professionnalisation de la criminologie. Il présente aussi les résultats d’un sondage réalisé auprès de 340 criminologues québécois. Ceux-ci travaillent essentiellement dans les Centres jeunesse, pour le ministère du Solliciteur général du Canada, dans les organismes communautaires, pour le ministère de la Sécurité publique et les centres de réadaptation pour alcooliques/toxicomanes. Ils sont confrontés à plusieurs dilemmes éthiques et ressentent le besoin de mettre en place de meilleurs mécanismes de régulation de leurs pratiques. Les conclusions soutiennent tout d’abord que la formation universitaire des criminologues les qualifie à poser des actes déjà partagés par un certain nombre de professionnels. Elles affirment aussi que les actes posés par les criminologues ont besoin d’être encadrés par des mécanismes de formation continue et un code de déontologie, notamment parce que les droits et les intérêts des victimes, des délinquants et de la communauté s’y trouvent généralement engagés, de manière simultanée, dans des décisions souvent rendues dans un contexte d’autorité et qui impliquent de nombreux risques de préjudices.
EN :
This article presents the first year’s thoughts of an ad hoc committee formed by clinicians and researchers whose mandate is to think about criminology’s possible professionalization. It also discusses the results of a survey completed by 340 Quebec criminologists, who for the most part work in the Centres Jeunesse, for the Solicitor General of Canada, in community organizations, for the Public Security Department, or in rehabilitation/detoxification centers. These criminologists are confronted with multiple ethical dilemmas, and feel the need to create guidelines and improved regulation mechanisms for their practices. The article’s conclusions first highlight that criminologists’ university training qualifies them to perform acts already carried out by a certain number of professionals. The conclusions also emphasize the need for criminologists’ acts to be supervised by continuing education mechanisms and by a deontological code, particularly given that the rights and the interests of victims, delinquents and community are generally all concerned by those decisions often taken in an authority context and involving numerous risks of prejudice.
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Ordre, pouvoir et domination en détention : les relations surveillants-détenus dans une maison d’arrêt en France
Gilles Chantraine
p. 197–223
RésuméFR :
Cet article, issu d’une étude qualitative menée dans une maison d’arrêt en France, propose d’analyser et de décrire les formes d’inégalités, de discrimination et de privilèges sur lesquels se fonde l’ordre en détention. Sur la base d’une discussion de différents problèmes théoriques soulevés par l’analyse de la complexité des relations surveillants-détenus, du poids des contraintes sécuritaires sur l’ensemble des logiques d’action, ou encore des jeux d’identités et d’identifications en détention, nous décrivons trois types de position occupées par les détenus : d’abord le « stratège » qui développe un véritable contre-pouvoir tout en participant activement au contrôle des autres détenus ; ensuite le « tacticien » qui, au jour le jour, ruse pour améliorer son quotidien ; enfin, le « soumis » qui est l’objet de persécutions et de formes d’oppression spécifiques. À travers la description de cette structure de domination, nous montrons que l’institution ne vise pas tant à dépersonnaliser les détenus pour fonder de nouvelles identités conformes à l’institution qu’à s’appuyer plus pragmatiquement sur les capacités différentielles d’initiative et les inégalités sociales en détention pour minimiser les sources de désordre. In fine, ce constat nous conduit à proposer une redéfinition partielle du concept d’institution totale.
EN :
This paper is based on data from a qualitative research conducted in a french jail and proposes an analysis and a description of the different forms of inequality, discrimination and privileges on which carceral order is built. After discussing different theoretical questions dealing with the complexity of the relationships between guards and inmates, the impact of security constraints on action, and the questions of identity and identification in detention, we describe three different types of prisoner positions. First, the “strategist” who develops a counter power and is actively embedded in the process of controling other prisonners. Second, the “tactician” who uses cunning every day in order to make his stay in detention better. Third, the “submissive” who is the object of specific forms of persecution and oppression. Through the description of this domination structure, we argue that the institution does not try to depersonalize the prisonners to build new identities in accordance with the institution but instead rests upon differentiated capacities of action and social inequalities to minimize disorder. This interpretation leads us to propose a new partial definition of the concept of total institution.