Résumés
Résumé
Le présent article propose une analyse des fluctuations quotidiennes de la criminalité lors de la perturbation majeure provoquée par une panne d’électricité, à l’occasion de la tempête du verglas survenue en janvier 1998 au Québec. Nous nous intéressons plus particulièrement aux principales causes pouvant exercer un impact sur les variations quotidiennes de la criminalité. La dissuasion engendrée par une mobilisation massive des forces de l’ordre et l’altruisme institutionnel attribuable à l’intervention des pouvoirs publics dans le soutien des sinistrés impliquent un impact à la baisse sur les taux de la criminalité (Marvell et Moody, 1996 ; Levitt, 1997 ; Messner et Rosenfeld, 1997 ; Savolainen, 2000). Les analyses indiquent la présence d’un effet direct de l’augmentation des contrôles publics sur le nombre d’infractions signalées dans les zones sinistrées. D’autre part, les interventions publiques en Montérégie [1] (dissuasion et altruisme institutionnel) génèrent des effets significatifs à la baisse sur : 1) les crimes contre la propriété lorsque les effectifs policiers augmentent ; 2) les crimes contre la propriété lorsqu’il y a distribution de chèques d’aide financière aux sinistrés ; 3) les autres crimes lorsque le nombre de personnes hébergées dans les centres publics augmente. Pour la région de Montréal, nous observons que le déploiement des effectifs policiers a provoqué une baisse significative des crimes contre les biens et des crimes contre la personne. De plus, le déploiement des militaires a également provoqué une baisse des crimes contre les biens.
Abstract
The paper proposes an analysis of the daily fluctuations in crime during a major disturbance that was provoked by an electric blackout. This prolonged event took place during the January 1998 ice-storm in Quebec. The principal causes that have an impact on daily crime patterns are of a particular interest. The general deterrence coming from the massive mobilization of the police and the military and institutional altruism in the form of public sector intervention would predict a decrease in crime rates (Marvell and Moody, 1996; Levitt, 1997; Messner and Rosenfeld, 1997; Savolainen, 2000). We observe a direct effect between an increase in public sector controls and the number of reported crimes in the crisis zones. Also, public sector intervention in Montérégie (deterrence and institutional altruism) caused a significant decrease in crime. First, property crimes dropped with an increase in police presence. Second, property crimes decreased when cheques were distributed to crisis victims in financial need. Third, other crimes diminished when the number of people in public shelters increased. For the area of Montreal, an increase in police presence provoked a significant decrease in property crimes and violent crimes. Military deployment also led to a drop in property crimes.
Corps de l’article
Introduction
Au cours du mois de janvier 1998, de fortes précipitations de verglas provoquèrent une défaillance technologique majeure. L’importante accumulation de verglas causa une rupture partielle du réseau électrique québécois et les dommages ont été suffisamment sérieux pour que les pannes affectent plus de trois millions de personnes. Une partie de la société québécoise s’est retrouvée paralysée pendant une période variant entre une et quatre semaines. En fait, du 5 au 9 janvier, les régions du centre du Québec, de la Montérégie et de Montréal reçurent une quantité appréciable de verglas, estimée entre 40 et 110 mm. Cette accumulation de glace a provoqué un bris majeur dans l’alimentation électrique et s’est traduite par la destruction de 3 400 kilomètres de lignes électriques. Au total, le désastre [2] naturel du verglas et la défaillance technologique qui s’ensuivit ont causé pour plus de 3 milliards de dollars en dommages (Commission Nicolet, 1999). Le point critique de la catastrophe a été atteint les 9, 10 et 11 janvier 1998 alors que la moitié de la population québécoise se trouvait privée d’électricité. Le rétablissement du réseau électrique ne débuta que la semaine suivante, pour se terminer au début du mois de février (entre le 3 et le 7 février, selon les régions).
L’estimation des coûts totaux a considérablement varié, mais il est clair que la tempête a coûté plusieurs centaines de millions de dollars à la société d’État Hydro-Québec. Le désastre a entraîné un « effet domino » sur l’ensemble des institutions québécoises et canadiennes. Les chiffres avancés par Statistique Canada (1998) ont montré que le pib du Québec a reculé de 1,9 % au cours du mois de janvier 1998. Heureusement, dès le mois de février, une tendance opposée a été enregistrée, limitant ainsi les effets macro-économiques. Les facteurs explicatifs de ce recul résident dans le fait que la tempête du verglas a touché 57 % du milieu urbain au Québec et 36 % des terres de culture. Ceci a causé une paralysie partielle du parc industriel et commercial québécois, ainsi qu’un dysfonctionnement du système bancaire. Les pannes ont tout simplement forcé de nombreuses industries à cesser leur production. Les ventes au détail ont chuté de 1,6 % au Canada (janvier 1998). Au Québec, les ventes au détail ont baissé de 5 %, soit une somme estimée à 250 millions de dollars. L’interruption électrique a également contribué à la paralysie des opérations financières, forçant la Bourse de Montréal et les principales institutions financières à interrompre leurs activités. Au total, plus de 2,6 millions de personnes ont été contraintes d’interrompre leurs activités professionnelles. Ce chiffre représente 19 % de l’emploi total au Canada (Statistique Canada, 1998).
Outre les coûts financiers de la tempête du verglas, nous devons également prendre en considération ses coûts humains. Rappelons que les autorités publiques ont dénombré 27 personnes décédées dont la mort était directement liée au sinistre. La plupart de ces gens ont été victimes d’intoxications et d’incendies causés par un système de chauffage inadéquat. Environ 3 000 personnes ont subi des inconvénients majeurs liés au sinistre. Les fractures, les intoxications et l’hypothermie en sont les trois types les plus fréquents. Finalement, des études d’impact sur les effets psychosociaux de la tempête ont révélé qu’un nombre élevé d’individus sont restés marqués par la crainte et l’appréhension qu’un événement semblable ne se reproduise.
La tempête du verglas présente deux caractéristiques particulières. D’une part, la nature de la défaillance technologique a fait en sorte que la durée de l’impact a été longue. En effet, selon les régions, la privation d’électricité en hiver a duré de quelques jours à 33 jours. Nous retrouvons habituellement ce type de délai lors de désastres possédant un caractère destructeur (les inondations, par exemple). Ces catastrophes détruisent les infrastructures de la société et étalent sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, l’attente du retour à la normale. D’autre part, la tempête du verglas met en cause un bris de matériel sur une grande échelle, mais elle n’a en aucun cas détruit des infrastructures essentielles (ponts, hôpitaux, écoles, résidences, etc.). En fait, hormis l’absence d’électricité (moyen essentiel de chauffage et d’énergie industrielle), la catastrophe n’a jamais « détruit » l’univers de référence des collectivités, comme cela peut être le cas lors d’un impact désastreux causé par le passage d’un ouragan. Elle a cependant forcé la société à se centrer sur elle-même afin d’affronter une privation énergétique extrême qui a imposé des contraintes sévères à la population affectée par le sinistre. L’aspect relativement « indolore » de la tempête et la durée de la perturbation pouvaient donner lieu à des difficultés particulières en matière de maintien de l’ordre public.
Catastrophe et criminalité
En dépit du fait que la documentation suggère une baisse de la criminalité lors de désastres, il n’en reste pas moins que la validation empirique de cette hypothèse reste équivoque. Plusieurs études menées par le centre de recherche américain Disasters Research Center ( drc ) montrent que les occasions de violence ou de pillage sont rarissimes, voire mythiques, particulièrement lorsqu’il est question de désastres naturels (Quarentelli et Dynes, 1970 ; Mileti et al., 1975 ; Quarantelli, 1960 ; 2001). D’autres recherches indiquent une baisse générale des activités criminelles « habituelles », mais nous informent que d’autres types de crimes s’imposent, tels que la fraude, l’inflation prohibitive des prix, les crimes commis par des étrangers (Siman, 1977 ; Cromwell et al., 1995). Une étude de cas fait état de l’émergence d’une communauté beaucoup plus solidaire à la suite de l’impact de sinistres, mais n’est pas en mesure de démontrer une baisse substantielle des activités criminelles (Siegel et al., 1999). Quant aux études consacrées à la panne majeure d’électricité qui s’est produite à New York en 1977, elles démontrent, au contraire, des désordres divers, des pillages et du vandalisme (Curvin et Porter, 1979). Ces contradictions apparentes sont, sans aucun doute, imputables à la nature même de la catastrophe.
En revanche, certains types de désastres technologiques, comme les pannes électriques, par exemple, ne sont pas menaçants pour la collectivité. Même si elles peuvent toucher une vaste population, leurs effets peuvent être relativement indolores lorsqu’elles sont brèves et que la température est relativement clémente. D’ailleurs, dans le cas de New York, la panne s’est produite au mois de juillet. Contrairement aux catastrophes destructrices, la coupure électrique n’a fait émerger aucune priorité pour la survie ; aucune opération de recherche ni de secours n’a été déclenchée. Les pertes physiques, encourues au moment du sinistre initial et non par les pillages, ont d’ailleurs été presque nulles. Par ailleurs, l’interruption d’électricité a été relativement courte, la réalimentation commençant 16 heures après le début des pannes. En revanche, cette perturbation « sans détresse », s’est rapidement transformée en une sorte de « détonateur », laissant libre cours à l’expression de la frustration d’un segment de la communauté dans une période socialement tumultueuse. En l’espace de quelques heures, la défaillance technologique est devenue ce que les chercheurs du drc appellent une émeute civile. Les autorités publiques ont été dépassées par les événements et incapables de canaliser ou de mettre un terme au pillage, ainsi qu’aux méfaits (incendies criminels).
En somme, les études examinées suggèrent qu’une perturbation sociale, survenant brusquement et se prolongeant dans le temps, n’a pas en soi d’effets criminogènes. Toutefois, si plusieurs recherches s’intéressent aux effets d’une mobilisation collective sur la criminalité (Cromwell et al., 1995 ; Siegel et al., 1999 ; Quarentelli, 1960 ; 2001), peu d’études examinent l’impact exercé par la mobilisation des pouvoirs publics. Il en résulte que l’objectif premier de notre recherche est de décrire la dynamique complexe des interventions des pouvoirs publics susceptibles d’augmenter ou de diminuer la fréquence des crimes durant la tempête de verglas.
Compte tenu des caractéristiques particulières exposées précédemment, la panne d’électricité provoquée au Québec en janvier 1998 par une tempête tout à fait inhabituelle offre, de ce point de vue, une occasion intéressante de recherche. Cette perturbation brusque des activités sociales combine trois aspects distincts. Premièrement, contrairement à la panne d’électricité de New York, la panne électrique induite par la tempête de verglas au Québec a eu des conséquences relativement désastreuses et impose aux acteurs sociaux des conditions difficiles qui perturbent sérieusement les activités de subsistance de base. Nous pouvons donc nous attendre à une mobilisation de l’altruisme institutionnel (mesures de soutien financier et d’hébergement). Deuxièmement, contrairement aux désastres occasionnés par les ouragans, la tempête du verglas au Québec n’a pas détruit les résidences, ce qui a fait en sorte qu’une proportion importante de sinistrés a refusé de se déplacer vers des abris plus sécuritaires, s’exposant ainsi aux rigueurs de la saison hivernale. Cette réaction collective au désastre demande un rehaussement de la vigilance des autorités publiques en ce qui a trait à la sécurité des personnes. Troisièmement, contrairement aux désastres naturels destructeurs, la tempête du verglas ne met pas directement en péril la survie des individus et s’étale sur une longue période, de sorte que la poursuite des intérêts égoïstes, les conflits inter-individuels et la recherche d’occasions criminelles peuvent continuer à se faire sentir. Cette situation particulière implique une augmentation de la surveillance dans les régions sinistrées.
Pour rétablir la situation et venir en aide aux sinistrés du verglas, le gouvernement mobilisa un grand nombre de ressources humaines et financières. Notons qu’environ 14 000 militaires et policiers furent déployés dans les régions sinistrées, que près de 800 000 chèques d’assistance financière ont été remis aux sinistrés et que 360 centres d’hébergement publics furent mis à la disposition de milliers de personnes. Notre recherche se consacre donc à l’évaluation de l’action gouvernementale en matière de sécurité publique. Nous y analysons le déploiement des effectifs policiers et militaires et leur impact sur les niveaux de criminalité. Nous examinons aussi l’impact des politiques de soutien (le versement hebdomadaire de chèques d’indemnisation et la relocalisation des ménages « sinistrés » dans des centres d’hébergement) sur les niveaux de criminalité. Ces analyses portent principalement sur les deux régions les plus directement touchées par la panne d’électricité — la région administrative de Montréal et celle de la Montérégie.
Méthodologie
Les données concernant la criminalité ont été recueillies à l’aide de la Déclaration uniforme de la criminalité[3]. Compte tenu de la grande diversité des délits contenus dans cette banque de données, nous avons regroupé l’ensemble des délits criminels en quatre catégories d’infraction : 1) criminalité totale ; 2) crimes contre les biens ; 3) crimes contre la personne ; 4) les autres crimes [4]. Les analyses de la criminalité sont réalisées à un niveau d’agrégation qui correspond aux régions administratives [5]. Nous nous intéressons plus particulièrement aux régions « sinistrées » qui incluent la région de Montréal et celle de la Montérégie. D’autres régions administratives « sinistrées » ne seront pas analysées (celles du centre du Québec et de l’Outaouais), parce que les renseignements disponibles dans ces cas sont incomplets [6].
Afin d’analyser les variations dans le volume de la criminalité lors de la tempête du verglas, nous avons procédé à une analyse de séries chronologiques. La caractéristique principale de l’analyse chronologique de la criminalité est qu’elle procède au jour le jour. La raison pour laquelle nous avons choisi une analyse quotidienne des fluctuations de la criminalité tient à notre objet d’étude : un contexte de désastre ou de perturbation majeure. Dans les écrits sur les désastres naturels, nous n’avons recensé aucune analyse fine de la criminalité ayant une base journalière. L’analyse « au quotidien » a deux avantages : premièrement, elle nous permet de circonscrire avec précision la période « expérimentale » ; deuxièmement, elle permet d’apprécier l’impact des interventions des pouvoirs publics à un moment précis. Nous considérons la tempête du verglas comme un « choc » ou une perturbation susceptible de faire l’objet d’une analyse quasi expérimentale. Nous définissons la période expérimentale comme étant la période de « stress ». Son point d’origine débute avec des précipitations verglaçantes et se termine lorsque la défaillance technologique causée par le verglas se résorbe, c’est-à-dire lorsque le nombre d’abonnés privés d’électricité est inférieur à 1 000. Pour Montréal, la période expérimentale se situe entre le 5 et le 18 janvier 1998, tandis que pour la Montérégie elle se situe plutôt entre le 5 janvier et le 6 février 1998.
Afin d’estimer la variation de la criminalité durant la période expérimentale, il est important de pouvoir prédire le volume attendu de crimes signalés quotidiennement à la police. Pour prédire ce volume attendu, nous procédons non pas par extrapolation mais par interpolation [7]. Notre analyse du volume attendu de la criminalité durant la période d’analyse prend donc en considération trois séries chronologiques [8]. Ces séries chronologiques pré et postexpérimentales permettent de prendre en compte un bon nombre de déterminants quant aux variations quotidiennes de la criminalité : effets de tendance ; effets mensuels ; effets hebdomadaires ; effets météorologiques. Par ailleurs, nous examinons chaque unité territoriale d’analyse (région administrative) par rapport à elle-même, c’est-à-dire que nous gardons constante la configuration des facteurs qui donne à chaque région son niveau propre de criminalité. De plus, nous limitons l’analyse aux saisons hivernales (de novembre à mars) afin de minimiser les problèmes de linéarité et d’hétéroscédasticité causés par une polarisation des températures (chaleur intense et grand froid) sur les fluctuations quotidiennes de la criminalité. Finalement, nous nous sommes assuré que les fluctuations inattendues de la criminalité étaient « réelles » et non induites par un changement dans les habitudes de signalement ou de détection des délits. Nous avons analysé le délai qui s’intercale entre la date de commission d’un délit signalé à la police et la date à laquelle le signalement est consigné. Afin d’écarter les biais de signalement attribuables aux conditions climatiques ou aux priorités accordées par les organisations policières, nous avons privilégié une analyse qui s’appuie sur la date d’occurrence d’un délit (sur la base de la date de sa commission), plutôt que sur la date du rapport d’événement rédigé par le policier.
Le modèle de prédiction permet donc de calculer l’importance relative entre la criminalité attendue (ou prédite) et la criminalité observée pendant la période d’analyse. Le ratio des fluctuations observées et attendues devient ainsi notre variable dépendante pour la suite des analyses. Plus précisément, nous allons nous servir du pourcentage obtenu en divisant la différence observée quotidiennement entre la criminalité observée et la criminalité attendue par la criminalité attendue, et en multipliant ce rapport par 100. Nous avons écarté la variation en chiffre absolu afin d’obtenir une variation qui tienne compte de l’importance relative des écarts de prédiction. Le pourcentage nous renseigne donc sur l’ampleur des écarts entre le nombre attendu et le nombre observé d’infractions criminelles commises chaque jour. Précisons que cette stratégie d’analyse a déjà été utilisée en sociologie afin de détecter les variations quotidiennes inhabituelles des taux de suicide (Philips, 1978) ou en criminologie pour analyser la disparité des taux d’incarcération entre les États américains (Ouimet et Tremblay, 1996). La variable dépendante est donc obtenue à partir du calcul suivant :
Les résultats de ce calcul montrent que la tempête du verglas dans son ensemble a produit des variations inhabituelles du volume quotidien d’infractions signalées à la police. Nous observons que la moyenne des erreurs de prédiction, lors de la période expérimentale, est plus élevée que lors des périodes contrôles. Ce résultat indique que la tempête du verglas s’est accompagnée d’une perturbation significative (quoique temporaire) des mouvements de la criminalité et que ces variations quotidiennes ne peuvent être expliquées par des fluctuations saisonnières normales (les mois de l’année ont été pris en considération), ni par une fluctuation journalière normale (les jours de l’année ont été pris en considération), ni par une perturbation attribuable aux conditions climatiques (les effets d’inhabilité du verglas ont été également contrôlés) ; elles ne peuvent pas non plus être attribuées à l’enregistrement des délits (les retards dans la consignation du signalement des délits ont été contrôlés). L’analyse des variations inhabituelles de la criminalité lors de la période expérimentale dans les régions sinistrées est présentée à la section suivante.
La criminalité lors de la tempête de verglas
La région de Montréal
L’évolution des crimes contre les biens indique que, lors de la phase d’impact [9] de la tempête, leur fréquence est beaucoup plus élevée que prévu, alors que durant la phase postimpact [10], ces infractions sont moins nombreuses qu’on ne s’y attendait. La fréquence quotidienne des infractions contre les biens est en moyenne de 15 % plus élevée que prévu durant la phase d’impact, alors qu’elle se situe à 15 % en deçà de la fréquence normale entre le 11 et le 16 janvier. En revanche, la fréquence observée des crimes contre la personne est le plus souvent très proche de la fréquence normale ou attendue durant la phase d’impact, alors qu’elle connaît une baisse très marquée durant la phase postimpact (une baisse moyenne d’environ 20 % et des baisses relatives ponctuelles de près de 40 %). Quant aux « autres crimes », ils connaissent une baisse relative prononcée durant la phase d’impact (d’environ 20 %) et une augmentation progressive continue durant la phase postimpact. Un résultat instructif est celui de l’augmentation relative inhabituelle des crimes contre les biens au début de la tempête du verglas. Notons également l’augmentation progressive de 4,5 % des délits dont le signalement est le plus susceptible d’être influencé par la mobilisation et les interventions proactives des forces de l’ordre. Les variations observées connaissent ainsi une évolution fort différente selon le type de délinquance.
La région de la Montérégie
La situation à laquelle étaient confrontés les pouvoirs publics est différente de celle de Montréal. Tout d’abord, nous observons une augmentation beaucoup plus spectaculaire des infractions contre les biens durant la phase d’impact, compte tenu de leur fréquence attendue (une hausse relative d’environ 50 %, alors qu’elle n’est que de 15% à Montréal). Notons que cette hausse du volume de crimes se produit lorsque les conditions climatiques sont les plus défavorables. Cette observation nous indique que la neutralisation des effets climatiques atypiques n’entraîne pas une chute de la criminalité et que si nous n’avions pas contrôlé les effets incapacitants du verglas, l’écart entre la criminalité observée et attendue aurait été plus élevé. En revanche, durant la phase postimpact, la fréquence observée est fort proche de la fréquence attendue (variation relative proche de la normale), alors qu’à Montréal la baisse relative du nombre quotidien des crimes contre les biens est beaucoup plus nette.
Concernant les crimes contre la personne signalés en Montérégie [11], nous constatons, d’une part, une baisse appréciable de leur fréquence relative par rapport à leur fréquence attendue en début de sinistre (une baisse relative d’environ 30 %), mais, d’autre part, des hausses récurrentes (particulièrement entre le 14 et le 19 janvier) qui se situent largement au-dessus de la normale (une augmentation relative de 40 %). Cette évolution est complètement différente de celle qui caractérise Montréal, où le volume observé de crimes contre la personne est proche de la fréquence attendue durant la phase d’impact et largement au-dessous de la normale en phase postimpact. Nous notons également que si le point de discontinuité de la série chronologique correspond à la cessation des pluies verglaçantes à Montréal, ce n’est pas le cas en Montérégie, où le point de discontinuité est décalé (au 13 janvier). La même évolution caractérise également celle des « autres infractions criminelles ». Alors qu’à Montréal l’évolution des crimes contre la personne est fort différente de celle des « autres crimes », en Montérégie ils connaissent exactement la même trajectoire : une chute marquée en début de sinistre (d’environ - 30 %) et un plateau de fréquences quotidiennes d’infractions nettement plus importantes que la « normale » (d’environ + 30 %) entre le 13 janvier et le 4 février. Cette évolution n’est donc pas spécifique aux infractions contre la personne, mais commune aux « infractions criminelles résiduelles ».
Cette section présente en quelque sorte les éléments du problème que cet article se propose d’expliquer. Notre stratégie d’analyse a pour avantage premier de détecter une variation inhabituelle des fluctuations de la criminalité durant la tempête du verglas. Nous détectons ces fluctuations inhabituelles, rappelons-le, en comparant les fréquences quotidiennes observées des délits signalés avec les fréquences attendues. Ces variations inhabituelles dépendent en partie du type de délinquance. Ces variations ne sont pas erratiques, puisqu’elles suivent des profils (des « patterns ») spécifiques qui donnent à leur évolution quotidienne une trajectoire systématique (courbe en escalier, courbe convexe ou concave). Les fluctuations estimées de la criminalité durant la tempête du verglas sont par ailleurs importantes et impliquent des variations à la hausse ou à la baisse dans le nombre de délits par jour, de l’ordre de 20 % à 40 %. Le fait que nos résultats indiquent la présence à la fois de hausses et de baisses inhabituelles du volume quotidien de délits signalés à la police est en lui-même instructif. D’une part, si les variations inhabituelles observées se limitaient à une variation inhabituelle à la baisse, nous pourrions supposer que cette baisse ait été induite par une diminution du taux de signalement et du taux d’enregistrement des délits. D’autre part, si les variations inhabituelles observées se limitaient à une variation inhabituelle à la hausse, nous pourrions supposer que cette hausse ait été induite par une augmentation de la détection et de l’enregistrement des infractions (augmentation des forces de l’ordre, plus de proaction, moins de tolérance). La variabilité des fluctuations suggère que ni l’une ni l’autre de ces hypothèses ne rend compte de manière satisfaisante des mouvements de la criminalité pendant la période d’impact et de postimpact des pannes électriques. Dans la section qui suit, nous cherchons donc à établir si, et jusqu’à quel point, les interventions des pouvoirs publics durant la tempête du verglas ont contribué à produire ou à induire les fluctuations de la criminalité décrites précédemment.
L’impact de la mobilisation des forces de l’ordre sur la criminalité
Nous analysons séparément l’impact potentiellement « dissuasif » de la mobilisation des forces de l’ordre (police et armée) et l’impact potentiellement « préventif » des interventions de soutien et d’aide (chèques de soutien et hébergement). Selon le ministère de la Sécurité publique du Québec, le Québec compte environ 14 000 policiers qui couvrent l’ensemble de son territoire, dont 5 700 sont assignés aux régions de la Montérégie et de Montréal. Lors de la tempête du verglas, la Montérégie et Montréal ont été le théâtre d’une mobilisation sans précédent de l’armée et de la police. Au plus fort de la catastrophe, le nombre de « gardiens » officiels mobilisés, c’est-à-dire de policiers et de militaires, a atteint la pointe de 14 000 hommes. Afin d’estimer le nombre habituel de policiers en devoir en Montérégie, nous avons utilisé le nombre total de policiers des sûretés municipales et de la Sûreté du Québec présents dans chacune des régions. Nous avons divisé par deux le nombre total de policiers permanents, ce qui indique une présence minimale effective durant le sinistre de 780 policiers [12]. Aux policiers en devoir, nous avons ajouté le nombre de policiers mobilisés quotidiennement par la Sûreté du Québec qui provenaient des autres régions du Québec [13]. Concernant la région de Montréal, le calcul a été moins complexe. Le mémoire du spcum (1998) déposé à la Commission Nicolet indique qu’habituellement le nombre de policiers en devoir est de 333 agents approximativement (p. 24). Or, ce nombre a quintuplé au plus fort de la catastrophe, après le déclenchement de l’Opération survie. Quant à l’estimation de l’ampleur des forces de l’ordre déployées par l’armée, nous avons obtenu les données pertinentes en consultant les rapports quotidiens des Forces armées canadiennes ( fac ) et du ministère de la Défense nationale. Les fac nous informent qu’elles ont mobilisé un contingent de 8 000 soldats au Québec. Malgré le fait qu’un nombre appréciable d’entre eux n’étaient pas nécessairement « visibles » sur le terrain, nous utilisons le nombre total de militaires pour mesurer le déploiement quotidien [14].
La mobilisation des policiers en Montérégie s’est concentrée entre le 9 et le 21 janvier 1998 ; leur démobilisation progressive s’est produite entre le 21 janvier et le 5 février. La mobilisation des fac s’est produite entre le 8 et le 12 janvier et la démobilisation des forces militaires s’est faite plus tôt et plus rapidement que la police (entre le 21 et le 28 janvier). Les militaires étaient principalement assignés à des tâches de nettoyage, de réfection et de logistique. Durant la tempête de verglas, l’armée accomplissait une mission de type « aide humanitaire » et concentrait l’essentiel de ses efforts à assurer les besoins essentiels des sinistrés, ainsi qu’à offrir un soutien logistique aux services publics et aux organisations communautaires. Les militaires ont accompli une variété considérable de fonctions (préposés dans les centres d’hébergement, cuisiniers, émondeurs, convoyeurs, médecins et gardiens). L’armée offrait ainsi un vaste bassin de main-d’oeuvre. Il n’en reste pas moins que les militaires possèdent intrinsèquement un pouvoir dissuasif ou un pouvoir d’intimidation. Il n’est donc pas inutile d’examiner si, malgré la finalité humanitaire de leur mission, leur déploiement a exercé un effet collatéral dissuasif sur la criminalité et a contribué à faire en sorte que le volume quotidien observé de la criminalité soit plus faible que le volume attendu.
Certaines recherches indiquent qu’une augmentation importante des forces de l’ordre exerce un effet dissuasif à la baisse sur les niveaux de criminalité (Marvell et Moody, 1996 ; Levitt 1997). La mobilisation des forces de l’ordre durant la tempête du verglas est à la fois inhabituelle et massive. Par ailleurs, celles-ci n’ont pas seulement augmenté leur présence sur le terrain ou leur visibilité, mais elles ont également participé à des opérations spécifiques de prévention ou de dissuasion de la criminalité. Elles ont procédé à des manoeuvres « antipillage » en bouclant certains quartiers sinistrés (établissement de périmètres de sécurité). Elles ont effectué des opérations d’inspection rapprochées (les opérations de porte en porte) et ont également demandé aux passants de s’identifier de façon quasi systématique dans les endroits vulnérables. Bref, les faits suggèrent que les délinquants potentiels étaient soudainement confrontés à une probabilité d’arrestation beaucoup plus élevée.
Pour examiner l’impact dissuasif des forces de l’ordre sur les niveaux de criminalité, nous avons linéarisé nos données en calculant le logarithme du nombre quotidien de policiers sur le terrain et le nombre total de militaires et de gardiens (nombre total de militaires et de policiers). Cette transformation logarithmique permet également de prendre en considération le fait que les effets dissuasifs d’une mobilisation des forces de l’ordre sont marginalement décroissants. Il n’y a pas lieu de penser que l’effet dissuasif imputable à une mobilisation des forces de l’ordre soit directement proportionnel au nombre de gardiens mobilisés. Il n’est pas déraisonnable de supposer que les 200 premiers policiers qu’on ajoute à des effectifs de 100 policiers produisent un impact dissuasif plus marqué que les 200 policiers supplémentaires que l’on rajouterait à des effectifs de 300 hommes. Afin d’évaluer l’impact dissuasif situationnel des opérations de porte en porte, nous traitons cette opération comme une variable dichotomique [15].
Montréal
La région de Montréal a été marquée, dès le 7 janvier, par le déploiement des premiers contingents policiers. Ce jour-là, les effectifs policiers du Service de police de la communauté urbaine de Montréal ( spcum ) triplaient, passant de 333 (approximativement) à 1 000 policiers et la direction décrétait qu’il revenait à chacun des commandants des postes de quartier ( pdq ) d’assurer l’application des directives d’urgence sur leur territoire respectif. Les pdq sont restés ouverts jour et nuit. Le personnel de chacun des pdq était scindé en deux groupes de policiers : 1) ceux qui assuraient le service régulier, la patrouille et la réponse aux appels d’urgence ; 2) ceux qui étaient affectés aux tâches liées directement à l’Opération survie, c’est-à-dire le porte à porte, les patrouilles « antipillage », le gardiennage des endroits vulnérables, les relations avec les partenaires, la coordination interservices, etc. On a modifié les quarts de travail afin d’instaurer la procédure des 12 heures. En somme, le 11 janvier, les forces policières sur le territoire de Montréal étaient passées de 333 à 1 750 agents en service.
Afin d’assurer la paix, l’ordre et la sécurité sur son territoire, le spcum a déployé diverses stratégies et tactiques. La mobilisation rapide en début de sinistre et la centralisation de la coordination à partir du Centre de commandement et de suivi opérationnel ( ccso ) ont été les premières stratégies appliquées à la gestion du sinistre. Par la suite, étant donné que le Centre d’urgence 9-1-1 était submergé d’appels, la direction policière a émis la directive de ne répondre qu’aux appels d’urgence, c’est-à-dire à ceux susceptibles de sauver des vies ou de protéger la propriété privée. Les employés affectés à de nouvelles tâches étaient jumelés à des agents expérimentés (jumelage enquêteurs-patrouilleurs). Selon les autorités de la police de Montréal, ce type de jumelage améliorait l’intervention de première ligne lors de la commission d’un acte criminel, puisque l’enquêteur se trouvait immédiatement sur place. Les postes de quartier, en collaboration avec le ccso, analysaient rapidement les fluctuations de la criminalité au jour le jour afin d’ajuster les stratégies de la patrouille. Finalement, les 9 et 10 janvier, un contingent de 3 000 soldats est venu prêter main-forte à la Ville de Montréal sur le plan de la logistique.
Les policiers de Montréal ont procédé à la visite systématique de plus de 237 000 ménages. L’opération de porte à porte se déroulait autant le jour que la nuit. Les véhicules d’urgence se déplaçaient en laissant fonctionner continuellement les gyrophares. Il y a eu également la création d’« équipes volantes » qui se rendaient dans les endroits laissant craindre le pillage. Les secteurs particulièrement touchés faisaient l’objet d’un gardiennage, notamment les centres et les secteurs commerciaux. La police de Montréal a fait usage d’un hélicoptère équipé des technologies de pointe afin de surveiller la ville pendant la nuit (détecteur infrarouge et projecteurs). Afin de permettre aux policiers de Montréal de se concentrer sur leurs tâches policières, les militaires ont pris en charge la logistique et l’opération des centres d’hébergement, ainsi que le transport des personnes sinistrées. De plus, ils ont aidé les employés de la Ville de Montréal à dégager les rues et les parcs des débris qui obstruaient la circulation.
Le tableau 1 présente les résultats des analyses de corrélation entre les variables dissuasives et les catégories criminelles pour la région de Montréal. Ces résultats indiquent qu’une augmentation des forces policières s’accompagne d’une baisse relative des infractions commises (par rapport à leur fréquence attendue) et que, à l’inverse, une démobilisation des forces de l’ordre fait place à une augmentation plus élevée des infractions que leur incidence quotidienne normale. Les corrélations négatives sont puissantes et statistiquement significatives, malgré une série chronologique d’observation relativement courte (14 journées d’observation seulement). Nous observons cet effet dissuasif apparent lorsqu’on examine non seulement les fluctuations quotidiennes de l’ensemble des infractions criminelles, mais également lorsqu’on regarde séparément les variations journalières des délits contre les biens et les fluctuations analogues des délits contre la personne. Ces corrélations négatives sont d’autant plus instructives qu’elles s’observent dans un contexte où l’on aurait pu s’attendre à ce qu’une mobilisation massive des forces policières s’accompagne d’une augmentation correspondante des délits détectés (plus de policiers, plus de délits susceptibles d’être signalés). Nous notons également que les infractions dont le signalement dépend étroitement de la « proactivité » des forces policières n’ont pas augmenté en fonction du nombre de policiers mobilisés et n’ont pas baissé lorsqu’on a démobilisé ces policiers supplémentaires. Par ailleurs, il semble que les inspections domiciliaires aient, elles aussi, exercé un effet préventif ou dissuasif (corrélation négative de 0,40 en moyenne). Les journées où les policiers montréalais procédaient à ces visites sont également les jours où le volume observé de délits contre la personne et de délits contre la propriété baisse en deçà du volume « normal » attendu. Les journées où les policiers ont renoncé à ces visites, le nombre observé d’infractions signalées est plus élevé que le nombre attendu.
Le tableau 1 indique également qu’une augmentation des forces militaires s’accompagne d’une baisse relative des délits contre la personne et des infractions contre les biens par rapport à leur fréquence attendue ou prévisible. Les corrélations négatives observées sont aussi importantes pour les forces militaires que pour les forces policières. Les baisses inhabituelles de la criminalité à Montréal ne se sont pas produites en même temps pour les crimes contre la personne que pour les crimes contre les biens. Elles pourraient expliquer pourquoi, pour chaque type de délinquance, nous pouvons observer l’impact dissuasif apparent de la mobilisation des forces militaires, mais cela disparaît lorsque nous agrégeons l’ensemble des infractions criminelles. Par contre, la mobilisation des forces militaires a induit une augmentation des infractions criminelles dont le signalement était susceptible d’être influencé par le degré de « proactivité » des interventions des forces de l’ordre.
Autant les forces militaires semblent exercer un effet dissuasif apparent sur les crimes contre les biens et contre la personne, autant elles ont eu pour effet d’amplifier le signalement des infractions résiduelles. Nous notons à ce propos qu’à Montréal les forces policières circulaient principalement en voiture et avaient établi un ordre clair de priorité des appels, alors que les forces militaires opéraient à pied, investissaient les rues et les parcs et pouvaient s’occuper activement de la délinquance mineure et des incivilités.
Montérégie
La gestion de la sécurité publique n’a pas été centralisée en Montérégie comme elle l’a été à Montréal. Montréal est une métropole, et la Montérégie, une région. Nous devons donc distinguer deux types de corps policiers et deux types de structures sociales — les villes et les campagnes. Ce sont habituellement les sûretés municipales qui ont pour tâche de maintenir l’ordre dans les villes. Nous dénombrons près d’une trentaine de sûretés municipales sur l’ensemble du territoire de la Montérégie. En milieu rural, la tâche est dévolue aux postes de police de la Sûreté du Québec ( sq ) qui relèvent des municipalités régionales de comté (les mrc ). Les effectifs de la sq sont répartis dans chacun des 15 postes — minimalement un poste pour chacune des 15 mrc de la Montérégie. La multiplicité des pouvoirs policiers locaux a eu un impact sur la gestion de la sécurité publique lors de la catastrophe. La Commission Nicolet (1999) note que la majorité (90 %) des municipalités touchées par la tempête du verglas n’avait pas de plan d’urgence fonctionnel. Les documents déposés devant la Commission Nicolet permettent de tracer les grandes lignes des stratégies d’intervention des corps de police.
La mobilisation des effectifs policiers de la Sûreté du Québec a été la première décision prise lors de la tempête du verglas. Cette mobilisation a été moins rapide qu’à Montréal. Le 7 janvier, la Sûreté du Québec mettait en place sa structure d’urgence et divisait le territoire de la Montérégie en trois zones : la zone Est (commandement à Sainte-Julie), la zone Centre (commandement à Candiac) et la zone Ouest (commandement à Valleyfield). Le 8 janvier, les renforts policiers provenant des autres régions du Québec font leur entrée sur le territoire de la Montérégie, mais ce n’est que les 10, 11 et 12 janvier que s’effectue la mobilisation massive des policiers. Le 12 janvier, la sq reçoit le mandat de coordonner à la fois les 160 centres d’hébergement en opération sur son territoire, mais aussi une partie importante des visites domiciliaires (opération de porte à porte). Cette dernière opération a débuté de façon systématique à partir du 13 janvier et a continué jusqu’au 20 janvier, permettant de visiter plus de 500 000 résidences. De plus, il y a eu des opérations de patrouilles préventives en partenariat avec les sûretés municipales. En fait, la sq avait dégagé 286 agents pour les réaffecter dans 18 corps municipaux. La mobilisation des sûretés municipales est difficile à dater de manière précise. La plupart ont réagi promptement en voyant se dégrader les conditions climatiques et routières. Dès les premières heures ou les premiers jours des pannes, elles ont rappelé au travail les policiers qui n’étaient pas en devoir [16].
Les stratégies et les tactiques déployées pour surveiller le territoire ont sans aucun doute été fort nombreuses. Quelques-unes ont particulièrement retenu notre attention. Les sûretés municipales et la Sûreté du Québec, contrairement à la police de Montréal, n’ont pas utilisé de façon continuelle les gyrophares dans leurs patrouilles préventives. Elles étaient d’avis que le fonctionnement continuel des gyrophares pouvait susciter ou maintenir un sentiment d’insécurité parmi des citoyens déjà stressés. Pour éviter ces effets secondaires indésirables, les autorités policières ont préféré ne pas amplifier la visibilité des effectifs policiers déployés. Les policiers se sont occupés de façon non systématique du service d’ordre dans les centres d’hébergement selon les priorités de la municipalité ou de la sq. En règle générale, les centres bondés faisaient l’objet d’une surveillance permanente. Plusieurs corps de police ont concentré leurs efforts sur les rues ou les quartiers commerciaux, surveillant de près les institutions bancaires qui fonctionnaient avec plus de liquidités qu’en temps normal [17].
Comme pour la région de Montréal, nous examinons la fréquence attendue et la fréquence observée du nombre de délits commis quotidiennement durant la période expérimentale. En Montérégie, la catastrophe a duré 33 jours et, comme dans nos analyses précédentes, nous examinons si la mobilisation des effectifs policiers et militaires a eu un impact à la baisse sur le volume quotidien de crimes signalés par rapport au volume « normal » attendu. Nos analyses (voir le tableau 2) indiquent la présence d’un effet dissuasif de la mobilisation des forces policières et des forces militaires sur la criminalité. Toutefois, l’impact est beaucoup moins marqué en Montérégie (des corrélations négatives de 0,20 environ) qu’à Montréal (où l’on observe des corrélations négatives de 0,70). Par ailleurs, ces effets dissuasifs se limitent exclusivement aux infractions contre les biens. Il est normal de s’attendre à ce qu’une mobilisation considérable des forces de l’ordre augmente le bassin d’infractions détectées et donc le nombre d’infractions signalées. Mais alors qu’à Montréal cet effet d’« amplification » se limitait aux infractions résiduelles, en Montérégie la mobilisation des forces de l’ordre, tant policières que militaires, a eu pour effet d’augmenter le nombre quotidien d’infractions signalées. Nous observons le même résultat lorsque nous analysons l’impact des visites domiciliaires. En fait, elles n’obtiennent pas l’impact dissuasif attendu pour les délits contre la propriété, mais elles augmentent le nombre d’infractions contre la personne qui ont été signalées. Par ailleurs, ni la mobilisation des forces de l’ordre ni les opérations de porte en porte ne semblent influer sur la fréquence relative des infractions criminelles résiduelles.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer pourquoi l’impact dissuasif des forces de l’ordre a été beaucoup moins marqué en Montérégie qu’à Montréal. Nous avons mentionné un premier facteur : la rapidité relative des interventions policières dans les deux régions sinistrées. Dès le 7 janvier, le spcum avait immédiatement triplé ses effectifs sur le terrain, alors que la sq n’est parvenue à tripler ses effectifs sur le terrain que le 10 janvier. Il était sans doute objectivement plus difficile pour la Sûreté du Québec de procéder à une mobilisation aussi rapide de ses effectifs, puisque ceux-ci sont au départ dispersés sur l’ensemble du territoire du Québec. Considérant que la Montérégie a été touchée plus sévèrement par la tempête du verglas et par les pannes, un délai de réaction de trois jours peut être considéré comme un délai « majeur ». Un deuxième facteur est sans doute la décentralisation des instances décisionnelles dans la gestion de la sécurité publique en Montérégie (une trentaine de sûretés municipales). Lors de la tempête du verglas, celles-ci ne possédaient pas de plan d’action concertée ou du moins n’ont pas fait l’objet d’une supervision d’ensemble analogue à celle que le Centre de commandement et de suivi opérationnel ( ccso ) à Montréal exerçait sur l’ensemble des postes de quartier. Même s’il revenait aux commandants des postes de quartier d’assurer la sécurité de leur district, ce sont des directives communes qui régissaient la sécurité globale du territoire.
Nous devons prendre en compte un troisième facteur, celui de la densité de la surveillance exercée par les forces de l’ordre à Montréal et en Montérégie. Le territoire de l’Île de Montréal a une superficie de 494 kilomètres2. En augmentant le nombre de policiers par quart de travail de 350 à 1 750 et en ajoutant jusqu’à 3 000 militaires, nous obtenons une densité de 9,6 gardiens par km2 alors qu’en temps normal les 333 agents de police de Montréal en service assurent une densité de 0,70 gardien par km2. Bref, la densité s’est considérablement accrue à Montréal pendant la tempête du verglas. Ils ont amplifié cette présence sur le terrain en décidant de faire fonctionner de manière continue les gyrophares des voitures de police. À l’opposé, le territoire de la Montérégie possède une superficie de 11 000 km2. Le nombre total de gardiens déployés pendant le désastre était de 9 500. Nous obtenons ainsi une densité de 0,80 gardien par km2. Cette faible densité conjuguée au fait que la grande majorité des corps de police avaient opté pour la stratégie des gyrophares éteints pourraient expliquer, au moins en partie, la faible « performance dissuasive » des forces de l’ordre en Montérégie. De plus, le caractère rural de la Montérégie explique également la moindre visibilité du déploiement apparemment massif des forces de l’ordre. La population totale des deux régions, d’autre part, est relativement comparable, soit 1 311 000 pour la Montérégie et 1 775 846 pour Montréal [18]. Or, la densité d’habitants par km2 est de 3 694 à Montréal et de 118 en Montérégie. Lorsque les forces de l’ordre ont procédé à l’opération des visites domiciliaires, les inégalités de densité de population sont devenues très claires. Ainsi, quand le spcum visite 237 000 résidences dans une zone où la densité de la population est de 3 694 habitants par km2, les forces policières demeurent « concentrées » et leur potentiel dissuasif demeure élevé. Lorsque les sûretés municipales et la sq visitent plus de 500 000 résidences dans une zone où la densité est de 118 habitants par km2, les forces de l’ordre sont obligées de se disperser et leur potentiel dissuasif effectif est largement atténué [19]. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater que le déploiement massif des forces de l’ordre avait un impact important à Montréal et un impact relativement faible en Montérégie.
L’impact des mesures de soutien sur la criminalité
Dans cette section, nous évaluons d’abord l’impact de l’aide financière [20] et ensuite celui de l’hébergement public [21] sur les fluctuations quotidiennes de la criminalité dans la région de la Montérégie. En effet, seule la Montérégie a bénéficié d’un soutien financier et logistique durable. Précisons que chacune de ces sous-sections fera l’objet d’une analyse qui traitera séparément les crimes contre les biens et les crimes contre la personne.
L’aide financière
La tempête de verglas eut pour conséquence une défaillance technologique qui a interrompu l’approvisionnement en électricité d’une grande partie de la collectivité québécoise. Or, la gestion de l’électricité est réalisée par la société d’État Hydro-Québec et la question de la responsabilité gouvernementale s’est donc posée. En matière d’attribution de l’aide publique, la question de la responsabilité gouvernementale est cruciale lorsque les fonds publics doivent être dépensés pour des fins d’aide et de dédommagement. Des éléments tels que les décisions individuelles et les erreurs de gestion des compagnies privées peuvent être déterminants lors de l’attribution de l’aide publique (Sinclair-Desgagné, 2000 ; Denis, 2002). Dans le cas de la tempête de verglas, le gouvernement, par le biais de sa société d’État, s’est trouvé directement impliqué dans la gestion du sinistre. Très rapidement, les autorités publiques ont déployé des mesures spéciales d’assistance financière afin de compenser les pertes subies par les sinistrés (nourriture, emploi, dégâts matériels). Cette aide publique s’est traduite, entre autres, par l’émission séquentielle de chèques destinés aux sinistrés touchés de façon durable par les pannes électriques. Dans cette section, nous allons vérifier si, et jusqu’à quel point, les interventions de soutien aux sinistrés ont pu avoir un effet préventif sur le volume quotidien de la criminalité. Nous nous inspirons plus particulièrement des travaux de Messner et Rosenfeld (1997) et de Savolainen (2000), qui se consacrent aux effets préventifs des politiques de sécurité sociale et de redistribution des revenus en fonction des besoins des citoyens.
Crimes contre les biens
Nous allons vérifier si, en distribuant les chèques de soutien, les pouvoirs publics ont indirectement (sans nécessairement ou explicitement rechercher cet effet) « pacifié » la population sinistrée et diminué la motivation des délinquants potentiels à passer à l’acte. Comme les chèques gouvernementaux offraient une aide instrumentale, il serait logique que leur distribution soit plus susceptible d’influer sur les délits contre la propriété, puisque ces derniers ont généralement une finalité instrumentale. Le tableau 3 indique que les jours où il y a eu distribution de chèques de soutien, le nombre de crimes contre la propriété signalés s’est situé largement en deçà de la fréquence attendue (une baisse de 12 %, alors que les autres jours le volume de crimes était de 11% au-dessus de la fréquence quotidienne attendue).
Ce résultat est remarquable, mais peut être fallacieux. Il est possible que la baisse relative observée, les jours de distribution des chèques, soit en réalité imputable à une mobilisation plus intense des forces de l’ordre. Nous examinons par conséquent si la corrélation observée entre l’intervention gouvernementale (distribution des chèques de soutien) et la baisse relative des crimes contre la propriété disparaît lorsque nous contrôlons la mobilisation des forces de l’ordre. En Montérégie, ce sont les forces policières plutôt que les forces militaires qui semblent avoir exercé l’impact dissuasif le plus marqué. Par conséquent, nous avons calculé si la relation statistique entre l’aide financière et la baisse relative des délits contre la propriété disparaît lorsque nous contrôlons les variations dans les effectifs policiers mobilisés en Montérégie.
Des analyses supplémentaires montrent qu’à effectifs policiers constants les chèques induisent une baisse significative des crimes contre la propriété. Comme ces crimes représentent une proportion importante de la criminalité totale, nous assistons également à une baisse globale de la criminalité. La corrélation partielle est importante [22]. Nous pouvons conclure que la baisse relative des crimes contre la propriété que l’on observe lorsque les autorités ont distribué les chèques de soutien aux personnes les plus touchées par le sinistre n’est pas fallacieuse, c’est-à-dire qu’elle n’est pas attribuable à une mobilisation plus élevée des forces policières les jours de distribution des chèques. La réciproque est également vraie, puisque la baisse induite par une mobilisation des forces policières n’est pas, elle non plus, imputable aux mesures d’aide financière. Les deux types d’interventions publiques (augmentation ou diminution des effectifs policiers et distribution des chèques) ne sont pas synchronisées.
Crimes contre la personne et autres délits
Les travaux de Ouimet et Fortin (2000) indiquent que les voies de fait, particulièrement les voies de fait entre connaissances, sont significativement plus nombreuses le jour et le lendemain de la distribution des chèques de la sécurité du revenu. Un premier facteur repose sur le fait que l’arrivée du chèque est l’occasion du règlement des dettes encourues les jours précédents, alors que les maigres revenus de chacun avaient été dépensés. La « collecte » des dettes peut être l’occasion de conflits et de violences querelleuses diverses. Un deuxième facteur est que la réception du chèque attendu est l’occasion de fêter l’événement. La fête peut être l’occasion de conflits divers qui sont facilités par la baisse d’inhibition induite par l’alcool et/ou la consommation de drogues illicites. La consommation excessive d’alcool dans les régions les plus touchées par les pannes d’électricité a été un problème suffisamment important pour que les autorités de quelques municipalités aient jugé opportun, à certaines occasions, d’interrompre ou de détourner les arrivages de boissons alcoolisées et de sensibiliser les propriétaires de commerces à la vente raisonnable d’alcool. Nous pouvons penser que les journées où on a distribué les chèques de soutien, le nombre de délits contre la personne et le nombre d’infractions résiduelles ont augmenté de manière inhabituelle. Comme l’indique le tableau 4, les journées où les chèques de soutien sont remis, nous assistons à une hausse relative de 8 % des crimes contre la personne et à une augmentation de 11 % des infractions résiduelles. En revanche, lors des journées sans distribution de chèques, le volume observé de crimes contre la personne ou des infractions résiduelles correspond au volume attendu.
En fait, l’écart observé est beaucoup moins important que pour les crimes contre les biens (voir le tableau 3). Lors des journées où on distribuait les chèques, le pourcentage de délits contre les biens baissait de 12 % par rapport au volume attendu. Au cours des jours sans distribution de chèques de soutien, le pourcentage de délits contre les biens augmentait de 11 % ; par conséquent, on note un écart de près de 21 points. L’écart est deux fois moins important pour les crimes contre la personne et les infractions criminelles résiduelles. De fait, l’impact statistique susceptible d’être attribué aux chèques de soutien sur les variations relatives des délits contre la personne et des infractions criminelles résiduelles est faible (p = 0,26 et p = 0,18 respectivement). Rappelons que la puissance de nos analyses statistiques est faible, compte tenu de la brièveté de la période d’analyse et de la rareté relative du nombre quotidien des délits contre la personne (ou des autres délits). Nous choisissons ici de considérer l’association statistique comme étant trop faible pour rejeter l’hypothèse nulle.
L’accueil des sinistrés dans les centres d’hébergement
Les conséquences de la tempête de verglas ont donné lieu à l’ouverture de nombreux centres d’hébergement publics. Les bénéficiaires de cette forme d’assistance publique proviennent en général de milieux défavorisés économiquement et socialement (Mileti et al., 1992). Dans le cas du verglas, une proportion importante de ménages n’ont pas été en mesure de trouver parmi leurs connaissances, leurs amis et leurs parents des offres d’hébergement, soit parce que ces derniers éprouvaient les mêmes difficultés qu’eux ou soit parce que leur « capital social » était au départ relativement limité. Par ailleurs, soulignons que les conditions d’hébergement étaient parfois difficiles. La Commission Nicolet (1999) nous informe que de nombreux centres d’hébergement regroupaient plus d’une centaine, voire plus d’un millier de sinistrés. Il a été également rapporté que la cohabitation avec des étrangers et la promiscuité entre les sinistrés ont accrû le niveau de stress chez les personnes hébergées. Dans certains cas, les autorités ont dû scinder les centres d’hébergement en plus petites unités afin d’apaiser la tension entre les sinistrés.
D’une part, nous pouvons penser que les personnes sinistrées ont trouvé le réconfort dans les centres d’hébergement. D’autre part, leur présence dans ces centres soulignait par effet de contraste, du moins pour une fraction d’entre elles, leur marginalité relative, c’est-à-dire leur incapacité de trouver dans leur entourage des offres plus conviviales d’entraide [23]. Bien que bon nombre de recherches aient souligné qu’en temps de désastre nous assistons à l’émergence d’une « communauté », il semble que ce ne soit pas toujours le cas. Nous ne pouvons pas exclure que se retrouve parmi les personnes les plus susceptibles d’être relocalisées dans les centres d’hébergement une proportion plus élevée de délinquants potentiels enclins à profiter des occasions qui se présentent (Denis, 2002). Ainsi, dans la mesure où la relocalisation des ménages ou des personnes dans des centres d’hébergement s’accompagne d’une augmentation des contrôles, d’une réglementation supplémentaire des conduites, d’une augmentation des conflits potentiels et d’une plus grande « détection » des écarts de conduite, nous pouvons nous attendre à ce que les conséquences indirectes de cette mesure de soutien viennent tempérer, voire annuler, leurs effets bénéfiques sur le volume de la criminalité.
Le tableau 5 examine jusqu’à quel point le transfert de population dans les centres d’hébergement a suscité une augmentation inhabituelle des crimes contre la propriété et le phénomène selon lequel la baisse de l’hébergement s’accompagne d’une baisse inhabituelle de ces infractions. Nous constatons, dans un premier temps, que l’impact de l’hébergement est difficile à évaluer, puisque la relocalisation des sinistrés, contrairement à la distribution des chèques de soutien, s’est réalisée en relative synchronisation avec la mobilisation des forces policières. L’analyse de corrélation simple n’est ainsi pas en mesure de capter l’impact de l’hébergement public sur les mouvements quotidiens de la criminalité (rangée 1 du tableau 5). Pour contrôler ce facteur, nous analysons séparément les effets dissuasifs de la mobilisation policière et les effets préventifs de l’hébergement des personnes sinistrées (rangée 2).
Les résultats de cette analyse montrent qu’à effectifs policiers constants une augmentation du nombre de personnes hébergées a eu pour conséquence apparente d’augmenter la fréquence relative des délits contre les biens et qu’une diminution du nombre de personnes hébergées a eu pour conséquence instantanée de baisser la fréquence relative de ces mêmes délits. Nous pouvons en conclure que l’hébergement des personnes sinistrées a eu pour effet indirect d’accroître les occasions de délinquance contre les biens (plus de maisons vides à cambrioler, par exemple) et que le « retour à la normale », qui coïncide avec la réintégration du domicile, s’est traduit par une baisse des cibles vulnérables. Par ailleurs, l’impact dissuasif des forces policières est plus marqué lorsqu’on prend en considération les occasions de vols entraînées par les mouvements de population, lesquels sont influencés par l’afflux et le reflux des hébergements (r = - 0,49 contre r = - 0,29).
Concernant les délits contre la personne, la situation est tout à fait différente. Lorsque les effectifs policiers sont constants, nous constatons qu’une augmentation des personnes en centre d’hébergement n’a pas pour effet d’augmenter le signalement de délits contre la personne (rangée 2), malgré les apparences (rangée 1, r = 0,28). Nous pouvons en conclure que l’augmentation des signalements des délits contre la personne est attribuable à une augmentation concomitante des effectifs policiers. D’ailleurs, nous remarquons que la détection ou le signalement des délits contre la personne provoqué par la mobilisation des forces de l’ordre aurait été plus marqué, et ce malgré l’effet de l’hébergement. De fait, l’impact apparent de la mobilisation policière est modeste (rangée 4, r = 0,10), alors qu’il devient significatif lorsque nous tenons compte du nombre de personnes hébergées (rangée 3, r = 0,28). Nous devons donc en conclure que : 1) soit l’hébergement a eu un effet intrinsèquement pacifiant (moins de conflits interpersonnels, par exemple) ; 2) soit le signalement des crimes contre la personne aurait été plus élevé qu’il ne l’a été dans les faits (effet de la mobilisation des policiers). Toutefois, l’analyse de l’impact de l’hébergement sur la fréquence des infractions résiduelles semble confirmer la première conclusion, puisqu’à effectifs policiers constants, plus le nombre de personnes hébergées augmente, plus nous observons une baisse inhabituelle de ces infractions (rangée 2, r = 0,27).
Conclusions
De nombreux travaux sur les catastrophes naturelles indiquent que les problèmes de sécurité publique revêtent une importance moindre en raison d’une forte mobilisation sociale des valeurs d’entraide, de solidarité et d’altruisme. Ces recherches s’intéressent particulièrement à la réponse de la communauté aux désastres et nous informent que l’émergence d’une collectivité de type communautaire peut exercer un effet à la baisse sur la criminalité. Néanmoins, elles ont négligé d’analyser l’impact de la mobilisation des pouvoirs publics sur les taux de criminalité, laissant ainsi de côté les effets provoqués par la mobilisation massive des forces de l’ordre (policiers, militaires, ambulanciers, pompiers, etc.) et le déploiement de mesures de soutien. Or, l’intérêt pour la sécurité publique est crucial dans l’évaluation des impacts d’une perturbation majeure sur le volume de délits. Les travaux de Quarantelli (1960 ; 2001) montrent qu’une caractéristique principale du comportement humain en temps de catastrophe est de ne pas fuir, de rester et de persister le plus longtemps possible dans les activités quotidiennes (préserver l’univers de référence). Cet état de chose augmente la complexité des tâches des autorités publiques qui doivent définir la nature de leurs interventions et notamment déterminer comment « occuper le terrain ». De plus, le fait de s’intéresser à un cas de désastre « intermédiaire », où les impératifs de survie étaient présents sans être totalement dominants, nous a permis d’observer qu’une désorganisation temporaire de l’infrastructure matérielle d’une collectivité peut aisément augmenter les problèmes de sécurité publique.
Toutefois, pour évaluer les impacts d’une perturbation majeure sur le volume de la criminalité, il a fallu adopter une unité d’observation qui était congruente avec les contingences spatio-temporelles de l’événement. Dans le cas de la tempête du verglas qui s’est déroulée sur des sites géographiques variés et durant des périodes de temps variables, seule une analyse quotidienne était envisageable. L’unité d’analyse adoptée nous permettait d’évaluer avec plus de précision l’impact de la mobilisation des pouvoirs publics.
Dans cette recherche, nous avons démontré que les délits contre la personne augmentent dans certaines conditions (augmentation simultanée des forces policières et des personnes hébergées). Ensuite, nous constatons une hausse des infractions résiduelles (autres crimes) à Montréal et cet accroissement correspond principalement à la mobilisation des forces militaires. Enfin, nous observons que, dans certaines conditions, la détectabilité des crimes contre les biens augmente. En effet, on remarque que les coefficients de corrélation de l’opération « porte à porte » dans les régions de Montréal et de la Montérégie sont inférieurs à la mobilisation des policiers et des militaires. En d’autres termes, l’opération porte à porte induirait certes une baisse de la criminalité contre les biens, mais entraînerait par la même occasion une augmentation de la visibilité de certaines infractions telles que le cambriolage. Par ailleurs, de manière partielle, nos résultats confirment l’hypothèse selon laquelle en situation de « désastre » ou de perturbation majeure, la mobilisation des contrôles à distance a pour effet d’augmenter le taux de signalement et de détectabilité des délits.
Les interventions publiques ont également et simultanément exercé un impact sur les niveaux de criminalité. En Montérégie, nous remarquons une baisse significative des infractions contre la propriété lorsque les chèques de dépannage sont distribués (et inversement). Nous constatons de plus une faible baisse (significative) des infractions contre la propriété lorsque les effectifs policiers augmentent de manière importante (et réciproquement). Finalement, nous avons démontré la présence d’une baisse significative des infractions criminelles résiduelles dans les centres d’hébergement. Concernant la région de Montréal, nous constatons une baisse significative des crimes signalés contre les biens, imputable principalement à l’augmentation des effectifs policiers et militaires. Incidemment, la mobilisation de ceux-ci provoque une baisse significative des crimes contre la personne exclusivement imputable à l’augmentation des effectifs policiers.
Les conditions aversives provoquées par l’impact d’une perturbation majeure représentent un enjeu considérable en matière de sécurité publique. En effet, la désorganisation temporaire de l’infrastructure matérielle d’une collectivité peut influencer le comportement des individus et complexifier la tâche des autorités qui doivent redéfinir la nature de leurs interventions. Ainsi, la volatilité intrinsèque de la tempête de verglas et l’enchaînement des événements ont fait en sorte que le gouvernement du Québec a dû recourir à une série de mesures afin de redresser la situation. En estimant les niveaux de la criminalité attendus, nous avons évalué l’impact de la mobilisation des pouvoirs publics dans les zones sinistrées de Montréal et de la Montérégie. Les résultats présentés dans cette étude nous permettent de rendre compte des effets bénéfiques que peuvent produire les interventions publiques en gestion de crise. Toutefois, compte tenu de la particularité de l’événement, nous ne pouvons exclure le fait que d’autres facteurs aient pu influencer les niveaux de la criminalité.
Parties annexes
Notes
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[1]
Région géographique située au sud de l’île de Montréal et particulièrement touchée par « la crise du verglas ».
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[2]
À noter que les appellations catastrophe, désastre et sinistre sont employées comme synonymes.
-
[3]
Elle contient l’ensemble des infractions criminelles rapportées par les corps de police du Québec. La DUC-2 est composée de trois banques de données : les événements criminels, les accusés et les victimes. Chacune contient de nombreux détails sur l’occurrence du délit (heure, date, année), sur l’infraction en soi (qualification de l’infraction), sur le contexte (corps de police impliqué, présence de complices, provenance de la victime), sur les personnes impliquées (âge, sexe, date de naissance, etc.).
-
[4]
Cette catégorie contient principalement la criminalité de marché (drogue et prostitution), ainsi que les crimes liés au désordre public (manquement, méfait et incivilité).
-
[5]
En 1998, le territoire du Québec était découpé en 17 régions administratives.
-
[6]
Notamment, nous ne disposons pas du nombre d’abonnés privés d’électricité en ce qui concerne plusieurs journées. De plus, bien qu’on y ait déployé des effectifs policiers et militaires, nous n’en connaissons pas l’ampleur quotidienne exacte.
-
[7]
Contrairement à une simple analyse de moyenne entre le moment de l’impact et les années antérieures et ultérieures, cette méthode nous permet de considérer les effets tendanciels de la criminalité.
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[8]
Du 1er novembre 1996 au 31 mars 1997 (première série contrôle), du 1er novembre 1997 au 31 mars 1998 (série expérimentale) et du 1er novembre 1998 au 31 mars 1999 (deuxième série contrôle).
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[9]
La phase d’impact correspond au moment où la pluie verglaçante s’abat sur les régions sinistrées, c’est-à-dire du 5 au 9 janvier 1998.
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[10]
La phase postimpact correspond au moment qui suit la phase d’impact. Elle se réfère à la période où les autorités prennent conscience de l’étendue des dégâts, prennent les décisions de gestion et amorcent les opérations de secours ainsi que les travaux de rétablissement.
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[11]
En raison du petit nombre de crimes contre la personne commis en Montérégie, nous n’utilisons pas le modèle de prédiction qui a été présenté dans la méthodologie et procédons plus simplement en calculant la moyenne arithmétique des délits des deux séries contrôles (1997 et 1999) et en comparant ces moyennes quotidiennes à la fréquence quotidienne des délits de la série expérimentale (1998). Cette comparaison tient compte de la journée de la semaine durant laquelle le délit est commis (premier lundi du mois par exemple), plutôt que de sa date proprement dite, soit le 8 janvier.
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[12]
Nous aurions pu diviser ce nombre par trois, puisque plusieurs conventions collectives signées par les associations de policiers répartissent le temps de travail sur trois quarts. Cette pondération aurait permis d’apprécier plus exactement le nombre effectif de policiers en devoir. Toutefois, lors de la tempête du verglas, les directions policières ont appliqué la clause des mesures d’urgence, c’est-à-dire la règle des quarts de 12 heures.
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[13]
À noter que cette mobilisation n’a pas influé sur la surveillance des autres territoires de la sq, puisque la règle des 12 heures prévalait pour l’ensemble du Québec.
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[14]
Il n’a pas été possible de connaître la répartition des quarts de travail. L’armée n’est pas une organisation assujettie aux contraintes imposées par les conventions collectives. De plus, elle opère avec une autonomie complète, de sorte qu’un déplacement de 1 000 soldats entraîne un déplacement de militaires supplémentaires, affectés à la logistique de la mobilisation et à l’autosuffisance du contingent.
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[15]
Elle reçoit la valeur de 1 pour les journées où on a effectué cette opération et une valeur de 0 pour les autres journées de la période expérimentale.
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[16]
Signalons que la catastrophe s’est déclarée à un moment inopportun. La tempête de verglas est survenue immédiatement après la période des Fêtes et plusieurs policiers en congé se trouvaient en dehors de la région. Dans certains cas, le maire ou le chef de police était absent. En somme, la mobilisation s’est réalisée rapidement, mais non sans heurts.
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[17]
C’est le cas de la ville de Granby, par exemple, qui a déployé l’essentiel de ses effectifs policiers dans les quartiers résidentiels et commerciaux et qui a assuré une surveillance ciblée des artères commerciales principales en y affectant deux patrouilles motorisées et en ajoutant un militaire par intersection. La police de Saint-Hyacinthe patrouillait systématiquement trois fois par jour l’ensemble du réseau routier de la ville.
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[18]
Institut de la statistique du Québec, 2002.
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[19]
La concentration des effectifs et le ciblage d’objectifs précis sont des principes stratégiques fondamentaux en matière de lutte contre la criminalité (Braga et al., 1999).
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[20]
L’octroi des chèques s’est effectué en quatre vagues : 1) du 2 au 5 janvier ; 2) du 13 au 16 janvier ; 3) du 19 au 21 janvier ; 4) du 27 au 29 janvier. Cependant, les quotidiens font état d’un délai appréciable de coordination entre les instances publiques provinciales et municipales. Par conséquent, nous supposons que la majorité des destinataires ont encaissé leur chèque de soutien dans les trois jours qui ont suivi leur émission. Nous examinons donc l’impact de cette mesure de soutien sur les niveaux quotidiens de la criminalité et considérons chaque séquence de trois jours où les chèques ont été distribués comme une variable dichotomique.
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[21]
Les rapports de situation présentent un inventaire des places d’hébergement seulement à partir du 9 janvier 1998. Nous supposons donc que ces places d’hébergement n’étaient tout simplement pas disponibles avant cette date. D’ailleurs, le rapport de la Commission Nicolet mentionne que cette mise en place des centres d’hébergement a tardé dans plusieurs endroits.
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[22]
r = - 0,35 et p < 0,02.
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[23]
À titre d’exemple, mentionnons qu’une entrevue réalisée avec le responsable de la sécurité publique de la municipalité de Saint-Jean-sur-Richelieu nous apprenait qu’il s’était produit une concentration des populations dans les centres d’hébergement selon une sélection basée sur le statut social. Certains centres étaient à la disposition des couches défavorisées, alors que les plus nantis étaient hébergés en d’autres lieux. Toujours dans la même municipalité, les autorités policières ont accepté l’offre de quelques gardiens de prison provenant du pénitencier de Donnacona afin de travailler comme bénévoles dans les centres d’hébergement jugés problématiques.
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