Corps de l’article
Plus que toute autre science sociale, la démographie s’est développée en réponse aux besoins de l’État et fait encore aujourd’hui grand usage de données produites par l’administration, les actes de l’état civil et les données du recensement étant les plus importantes. Les démographes sont ainsi habitués à utiliser des catégories administratives comme le ménage, le lien entre l’individu et la personne de référence du ménage, la famille économique ou encore l’état matrimonial. Cela dit, ils ne sont peut-être pas toujours conscients du fait que nombre de ces catégories renvoient à des notions de droit, au-delà de la définition administrative.
Une bonne partie des transformations de la famille qu’étudie aujourd’hui la démographie existe parce que le droit lui-même s’est transformé. Par exemple, les démographes n’étudieraient pas la très faible fécondité si la loi interdisait encore la promotion de la contraception comme elle l’a fait au Canada jusqu’en 1969. Ils n’étudieraient pas le divorce et le remariage s’il fallait encore, pour divorcer, faire voter une loi d’intérêt privé par le parlement fédéral comme il a fallu le faire au Québec et en Ontario jusqu’en 1969. Les démographes n’étudieraient pas les familles recomposées dans la même perspective si la remise en couple survenait surtout après le décès de l’époux plutôt qu’à la suite de la séparation ou du divorce. Ils ne s’intéresseraient pas à l’union libre comme cadre de la vie de famille si les enfants nés hors mariage étaient encore des bâtards au sens de la loi. Ils ne s’intéresseraient pas aux couples de même sexe et aux familles dont les parents sont du même sexe si la pénétration anale était encore un acte criminel, comme elle l’a été au Canada jusqu’en 1969. On peut attribuer ces changements à l’évolution des moeurs et à l’individualisation, mais si le droit avait résisté à ces transformations, les questions ne se poseraient pas de la même manière. Les solutions que le droit apporte aux changements sociaux ne sont pas partout les mêmes et ces différences amènent les démographes à étudier des objets différents selon les sociétés. En effet, par exemple, on ne peut pas étudier le mariage des couples de même sexe là où il n’est pas permis.
Le numéro thématique sur la démographie de la famille et le droit de la famille est le produit d’un concours de circonstances favorables. Le colloque de 2016 de l’Association internationale des démographes de langue française portait sur les configurations et les dynamiques familiales. Quelques-unes des communications d’auteurs québécois traitaient de questions de démographie de la famille d’une manière qui faisait apparaître les liens entre leur objet et le droit de la famille. Deux des articles du numéro thématique sont issus de travaux dont la version préliminaire a été présentée dans ce colloque. L’appel à articles du numéro a permis d’inclure deux autres textes. Par ailleurs, la programmation scientifique actuelle du Partenariat de recherche Familles en mouvance dirigé par Hélène Belleau et qui regroupe des chercheurs de plusieurs universités et de plusieurs disciplines, dont quatre démographes, accorde une place importante au rôle que joue le droit dans le champ de la famille au Québec. Les chercheurs de cette équipe s’intéressent aux multiples enjeux normatifs entourant la famille et à l’évolution du droit, c’est pourquoi elle a été associée à la réalisation du numéro.
Introduction aux articles
Trois de quatre articles du numéro thématique ont été motivés par les questions soulevées par la cause connue du public sous le nom « Lola c. Éric ». Dans cette affaire, l’ex-conjointe de fait d’Éric demandait au tribunal de régler les questions d’argent de sa séparation comme si elle avait été mariée. Cette cause remettait en question l’équilibre délicat que le droit québécois a trouvé pour accommoder les deux visions opposées de la vie conjugale qu’on retrouve dans la société québécoise : celle qui veut que la vie de couple entraîne nécessairement une association économique qui ne peut être équitable que si ses avantages sont partagés en parts égales par les conjoints, même si cela implique de prolonger la relation économique entre les personnes au-delà de la fin de leur vie commune, et l’autre qui accorde la priorité à l’autonomie et à l’indépendance économique des personnes et qui ne cherche pas à compenser les écarts de fortune entre les conjoints séparés. La Cour suprême a rendu son arrêt sur cette cause en 2013 dans une décision partagée qui a permis au Québec de maintenir son droit. Cela dit, les questions soulevées par cette cause sont toujours d’actualité. Contrairement aux trois autres articles du numéro thématique qui se concentrent sur le couple, le quatrième porte plutôt sur les enfants. Après la rupture du couple des parents, il est de plus en plus fréquent que les enfants résident de manière alternée chez leurs deux parents. Les aspects juridiques de la résidence alternée sont bien connus des juristes, mais elle pose des problèmes de mesure aux démographes et aux statisticiens, ce que l’article cherche à cerner.
Le rôle de l’égalité et de l’indépendance
Benoît Laplante et Ana Fostik se concentrent sur le rôle de l’indépendance économique des femmes et de l’égalité dans le couple dans le choix entre le mariage et l’union de fait. Comme le débat se fait beaucoup en opposant le Québec, où les conjoints de fait sont libres d’organiser leurs relations économiques comme ils l’entendent, et le reste du Canada, où la loi les encadre à peu près comme elle encadre celles des époux, ils organisent leur étude sous la forme d’une comparaison entre le Québec et l’Ontario dont ils supposent qu’il peut servir à représenter le Canada anglais pour leurs fins.
Le Canada fait partie des pays où le droit fait en sorte que les enfants et les familles sont traités de la même manière par l’État et par les tiers, peu importe que les parents soient mariés ou non. Le droit fait également en sorte qu’il existe peu de différence entre les couples mariés et les couples en union de fait en matière de droit social, de droit fiscal et de relations avec les tiers comme les caisses de retraite. Au Canada anglais, on a eu la volonté de rapprocher les relations économiques entre conjoints de fait et entre époux en imposant aux conjoints de fait qui se séparent, les règles du partage des biens et de l’obligation alimentaire qui régissent le divorce — au moins jusqu’à un certain point et pas exactement de la même manière dans toutes les provinces. Au Québec, on retrouve au contraire une différence radicale entre le mariage et l’union de fait qui se ramène pour l’essentiel à la manière dont le droit règle les relations économiques entre les conjoints au divorce des époux et à la séparation des conjoints de fait. Les époux doivent partager le patrimoine familial et l’époux le moins fortuné peut demander au tribunal d’imposer à son ex-époux de lui verser une pension alimentaire. Au contraire, le droit québécois laisse aux conjoints de fait l’entière responsabilité de régler ces questions entre eux. Les auteurs résument les circonstances dans lesquelles cette différence radicale entre le mariage et l’union de fait s’est installée au Québec. Ils insistent sur le rôle central qu’a joué à partir des années 1970 l’opposition entre, d’une part, le mariage conçu comme mécanisme de protection économique du conjoint le moins favorisé adapté au couple traditionnel formé d’un père-pourvoyeur et d’une femme au foyer économiquement dépendante qui s’acquitte de ses obligations principalement par le travail domestique, et, d’autre part, l’union de fait adaptée au couple moderne formé de deux individus économiquement indépendants capables chacun de gagner sa vie et de contribuer par son revenu aux dépenses de son ménage et à l’entretien de ses enfants.
Une bonne partie du débat sur l’encadrement légal des relations économiques entre conjoints de fait repose sur l’idée que l’union de fait est tellement répandue au Québec qu’elle n’est plus liée à l’indépendance économique des femmes ou à l’égalité des conjoints si elle l’a déjà été. Les auteurs cherchent donc à voir dans quelle mesure le choix entre le mariage et l’union de fait est lié à ces deux notions. Ils mesurent l’indépendance économique de la femme par la part de son revenu dans le revenu du couple. Ils mesurent l’égalité des conjoints par le niveau d’éducation de chacun. Si le choix entre le mariage et l’union de fait est lié à l’indépendance économique de la femme et à l’égalité des conjoints, la probabilité de vivre en union libre devrait augmenter en raison de la part du revenu de la femme dans le revenu du couple et être plus élevée dans les couples où les deux conjoints ont le même niveau d’éducation que dans les couples où ils sont de niveaux d’éducation différents. Par ailleurs, le mariage devrait être plus fréquent que l’union de fait chez les couples où la femme est inactive.
Les auteurs trouvent des différences profondes entre le Québec et l’Ontario. Au Québec, l’union de fait est devenue la norme, peu importe le niveau de scolarité des conjoints dans les couples où les deux conjoints ont le même niveau de scolarité et où la femme est active. En Ontario, dans les couples comparables, l’union de fait est la norme avant 30 ans, mais au-delà, sa probabilité varie en fonction du niveau d’éducation : elle est nettement plus répandue chez les couples formés de conjoints peu instruits que chez les couples formés de conjoints très instruits. Les auteurs retrouvent la même structure de base dans chacune des deux sociétés chez les couples de niveaux d’éducation différents et des écarts plus prononcés dans les couples où la femme n’est pas active. Dans les couples où la femme n’est pas active, même au Québec, la probabilité de vivre en union de fait est nettement plus élevée pour les couples formés de personnes peu éduquées.
Cela dit, malgré ces différences importantes entre le Québec et l’Ontario, l’effet net de la part du revenu de la femme dans le revenu du couple sur la probabilité de vivre en union de fait est positif et significatif dans la grande majorité des cas de figure que les auteurs examinent et ils ne trouvent pas un cas où cet effet serait négatif et statistiquement significatif. Les auteurs semblent donc montrer que le fait de vivre en union de fait plutôt que d’être marié est bien lié à l’indépendance économique de la femme.
Ce résultat peut être interprété d’au moins deux manières différentes, pas nécessairement contradictoires. La première est que plus une femme est économiquement indépendante de son conjoint, plus elle se sent capable de se passer du mécanisme de protection économique qu’offre le mariage. La seconde est que plus une femme est économiquement indépendante de son conjoint, plus elle cherche à éviter de devenir débitrice en cas de rupture. Les auteurs ne s’aventurent pas à départager les deux interprétations.
La mise en commun des ressources
Dans leur article, Hélène Belleau, Carmen Lavallée et Annabelle Seery s’intéressent aux modes de gestion et plus particulièrement aux facteurs qui conduisent les couples à mettre leurs ressources en commun. La vie commune crée une situation dans laquelle la relation amoureuse se double nécessairement d’une relation économique, que les conjoints soient mariés ou non. Au regard des différences de traitement dans le Code civil, on pourrait s’attendre à ce que les conjoints de fait soient plus nombreux que les conjoints mariés à gérer séparément. À l’inverse, compte tenu de la proportion importante de conjoints de fait dans la province, soit 40 %, et de l’égalité de traitement dans les mesures sociales et fiscales, on pourrait aussi faire l’hypothèse que les couples en union libre gèrent comme le font les couples mariés. Qu’en est-il vraiment ?
En s’appuyant sur une enquête quantitative inédite portant sur les arrangements économiques des conjoints du Québec, les auteures proposent d’abord une nouvelle typologie des modes de gestion qui s’appuie sur les logiques d’organisation énoncées par les conjoints eux-mêmes. L’analyse descriptive des arrangements financiers révèle quatre modes de gestion qui se regroupent sous deux grandes logiques : soit d’une part, la mise en commun des revenus qui correspond au revenu familial sur lequel se fondent les politiques sociales et fiscales et d’autre part, le partage des dépenses. Le portrait qui se dégage des pratiques contemporaines des couples québécois montre que les conjoints mariés sont plus enclins à collectiviser leurs revenus que les conjoints de fait. Les différences observées entre les deux groupes n’apparaissent cependant pas aussi grandes qu’on aurait pu s’y attendre compte tenu des lois qui s’appliquent aux uns et aux autres. En effet, la gestion séparée n’est pas l’apanage des conjoints de fait, pas plus d’ailleurs que la gestion commune n’est celui des conjoints mariés.
Les auteures cherchent ensuite à développer un modèle explicatif de la gestion commune qui exclurait le mariage en introduisant de nouvelles variables n’ayant pas été testées à ce jour. Plus spécifiquement, le modèle retenu met de l’avant des variables qui témoignent de l’engagement des conjoints, que ces derniers soient mariés ou non. Si la part des couples qui mettent leurs ressources en commun est un peu plus élevée chez les couples mariés que chez les couples en union libre, la différence tient en bonne partie au fait que le mariage survient de plus en plus tard dans la vie commune, après les événements importants que sont l’achat de la résidence commune et la naissance d’un enfant. Le mariage a certes un effet propre et semble jouer le rôle de variable intermédiaire dans un processus où la durée de la vie commune semble l’élément le plus fondamental. Le modèle proposé permet donc de nuancer les explications apportées à ce jour concernant les écarts observés entre les gens mariés et les conjoints de fait. En comparant deux modèles à l’aide de courbes « Receiver Operating Characteristic » (ROC) basées sur les probabilités prédites issues de la régression logistique, les auteurs concluent qu’au Québec, le modèle explicatif basé sur plusieurs variables excluant l’état matrimonial permet tout autant que le mariage de prédire la mise en commun des revenus. Pour le couple marié, les arrangements financiers sont le plus souvent sans conséquence en raison du partage du patrimoine familial et, le cas échéant, du calcul de la pension alimentaire. Par contre, la situation des conjoints de fait est très différente. La manière dont les biens sont acquis, le mode de gestion et le fait d’avoir ou non signé une convention de vie commune peuvent avoir des conséquences négatives pour un ou les deux conjoints pendant l’union et au terme de celle-ci. Les auteures concluent leur analyse en mettant en évidence les faibles connaissances juridiques des conjoints de fait et les risques d’appauvrissement que courent les mères, particulièrement celles qui ne sont pas mariées. Les auteures prônent un meilleur arrimage entre les situations de fait et le droit dans ce domaine.
La mise en commun des ressources et le bien-être économique des conjoints
D’une certaine manière, Stéphane Crespo s’inscrit dans la continuité des analyses réalisées par Hélène Belleau, Carmen Lavallée et Annabelle Seery. L’auteur s’intéresse à la répartition du bien-être économique au sein du couple que procure le contrôle de la part du revenu conjugal qui revient à chacun des conjoints. Son approche comprend trois parties. La première est un modèle algébrique qui relie le bien-être de chaque conjoint à la portion du revenu du couple qu’il contrôle. La seconde construit la distribution du bien-être économique au sein des couples québécois de moins de 65 ans et sans enfants à partir de données d’enquêtes qui couvrent plusieurs années de manière à examiner l’évolution de cette distribution au fil du temps. La troisième consiste à mesurer l’inégalité de la distribution de la répartition du bien-être économique au sein des couples au moyen d’un indice. Le calcul distingue la part du bien-être économique de chaque conjoint qui provient du revenu total du couple et celle qui provient de la part du revenu du couple qui revient effectivement à chaque conjoint. L’inégalité mesurée par l’indice provient uniquement de la part du revenu du couple qui revient à chaque conjoint. L’originalité de cette contribution tient au fait que l’analyse vise à cerner les conséquences des divers modes de gestion du revenu sur chaque conjoint et ne porte pas sur l’effet du niveau du revenu sur le bien-être économique de chaque conjoint. La distinction est importante. Le bien-être économique se mesure en unités de revenu : 75 000 $ indique un bien-être économique plus élevé que 50 000 $. L’inégalité de bien-être économique dans le couple est la même dans le couple dont le revenu total est de 200 000 $ et dont le bien-être économique des conjoints est respectivement 125 000 $ et 75 000 $, et dans le couple dont le revenu total est de 60 000 $ et dont le bien-être économique des conjoints est respectivement 37 500 $ et 22 500 $. Les résultats montrent que l’inégalité de bien-être économique dans les couples est notable, mais qu’elle a diminué au fil du temps, notamment parce que le revenu des femmes et la part du revenu des femmes dans le revenu du couple ont augmenté, ce qui a vraisemblablement augmenté la part du revenu du couple qu’elles contrôlent.
L’analyse est instructive et fait apparaître une chose évidente sur laquelle on insiste peu lorsqu’on traite de la gestion des revenus du couple : l’égalité du contrôle du revenu dans le couple ne réduit en rien les inégalités sociales qui proviennent de la distribution des revenus dans la société. Comme le montre Stéphane Crespo, l’inégalité du bien-être économique au sein des couples a diminué au fil d’une période au cours de laquelle on sait, par ailleurs, que la distribution du revenu dans la société est devenue plus inégale. Lorsqu’on tient compte de l’inégalité entre les couples, rendre plus égalitaire la gestion de l’argent dans le couple améliore le bien-être économique du conjoint le moins favorisé en raison du revenu du couple.
Cette analyse montre ainsi la limite des politiques qui visent à réduire les écarts de richesse entre les hommes et les femmes principalement par le biais du droit privé. Lorsque la redistribution ne se fait que dans le cadre du couple, elle ne peut pas améliorer de beaucoup le sort des conjoints dont le revenu total est faible. Le problème est connu et avait été souligné dès 1974 dans un rapport préparé pour le législateur du Royaume-Uni où l’auteur montrait que faire reposer le bien-être des mères monoparentales sur le revenu de leur ex-époux n’avait aucun sens dans les très nombreux cas où l’ex-époux avait un revenu modeste et encore moins lorsqu’il avait une nouvelle famille. Crespo conclut sa réflexion sur l’utilisation du revenu familial dans les politiques publiques. Cet agrégat dissimule des inégalités intrafamiliales qui peuvent être très importantes.
La résidence alternée
L’article de David Pelletier traite d’une réalité sociale contemporaine, la rupture des couples mariés ou non, et le devenir de leurs enfants, dans un monde où les rôles des hommes et des femmes se transforment. À la fin du xixe siècle et même encore au début du xxe, dans une bonne partie du monde européen, prévalait encore la règle ancienne fondée sur une mésinterprétation probablement voulue du droit romain, qui confiait les enfants au père en cas de divorce. Le divorce relevant de cas exceptionnels, elle était rarement appliquée. Au cours du xxe siècle, alors même que les séparations et les divorces devenaient plus courants, les luttes des femmes et l’importance croissante accordée au bien-être de l’enfant dans les décisions qui le concernent ont imposé que, dans la plupart des cas, les enfants fussent confiés à leur mère à la séparation ou au divorce de leurs parents. On voit aujourd’hui se répandre une nouvelle conception, la troisième en moins de deux siècles, où il est de plus en plus courant qu’à la séparation ou au divorce, les enfants résident avec leur mère et avec leur père de manière alternée.
L’idée s’exprime facilement. Lorsque le démographe veut compter les enfants de parents séparés qui vivent avec leur père, leur mère ou les deux, les embûches sont nombreuses et encore plus lorsque la question se pose au Canada.
Ce qui arrive aux enfants à la séparation ou au divorce de leurs parents est une affaire de droit privé. Dans le contexte très particulier du bijuridisme canadien, le droit privé, en plus d’appartenir à des traditions juridiques très différentes au Québec et dans les autres provinces, se mâtine de droit purement fédéral. Les divorces se règlent en vertu de la Loi sur le divorce qui relève du parlement fédéral et s’inspire beaucoup du droit anglais. Les conséquences sur les enfants de la séparation du couple qui vit en union libre relèvent du droit privé de chaque province. En principe, le juge québécois doit suivre les principes du droit privé québécois lorsqu’il règle un divorce.
Dans ces matières, le droit québécois et le droit des provinces de common law reposent sur des conceptions juridiques radicalement différentes que David Pelletier résume très bien. Dans les provinces de common law, on raisonne sur la question à partir du concept de « custody » qui désigne d’abord et avant tout le pouvoir et les responsabilités du geôlier sur le prisonnier. Le geôlier doit fournir le gîte et le couvert au prisonnier et il est responsable de la personne de celui-ci devant la loi. La question de la « custody » naît de la séparation des parents : elle n’est pas la poursuite, sous une autre forme, de l’obligation que les parents ont de nourrir leurs enfants qui, en droit anglais, est imposée par les lois qui régissent l’aide sociale. La décision sur les deux aspects de la « custody » se mêlera à la décision sur les aliments à verser pour les enfants le cas échéant, cette obligation alimentaire en étant un aspect. Au Québec, le Code civil confère l’autorité parentale aux deux parents et leur impose à tous deux de nourrir leurs enfants dès leur naissance ou leur adoption. Ce qui advient après la séparation des parents repose sur le droit qui entoure la relation entre les parents et les enfants dès leur naissance ou leur adoption. On n’a pas à se surprendre de ces différences : le droit civil organise, la common law offre des recours qui ne prennent sens qu’une fois le problème survenu.
Dans les provinces de common law, le juge se prononce sur la « garde légale », qui peut être accordée à l’un ou l’autre des parents ou au deux, et ensuite sur la « garde physique » qui, elle aussi, peut être confiée à l’un ou l’autre des parents ou au deux. Au Québec, le juge ne se prononce pas sur l’autorité parentale — déchoir le père ou la mère de l’autorité parentale est une procédure tout à fait exceptionnelle — et se prononce sur la résidence des enfants qui habiteront avec leur père, leur mère ou bien alternativement avec l’un et l’autre. Les aliments à verser pour les enfants seront calculés en fonction des revenus des deux parents. Bref, au Québec, les enfants peuvent résider alternativement chez leur père et chez leur mère qui exercent tous les deux l’autorité parentale. Dans le reste du Canada, la combinaison des deux aspects de la « custody » fait que les cas de figure sont plus nombreux.
On craint immédiatement les problèmes de mesure qui naîtront de ces cadres juridiques. Pelletier traite la question dans le détail et ne nous rassure pas du tout. Dans l’état actuel des choses, ni le recensement, ni les enquêtes, ni les données administratives ne permettent de dénombrer raisonnablement le nombre des enfants qui connaissent la résidence alternée. On ne se surprend pas du résultat vu la complexité du problème. On s’étonne tout de même que dans une société qui accorde en principe une grande importance à ses enfants, dans laquelle les séparations et les divorces sont nombreux et dans laquelle cette nouvelle modalité semble se répandre, on ne sache absolument pas combien d’enfants vivent la résidence alternée.
Conclusion
Les quatre articles du numéro illustrent les relations complexes qu’entretiennent la démographie de la famille et le droit de la famille. On le rappelle dans l’introduction, les démographes sont habitués à utiliser des catégories administratives comme le ménage, le lien entre l’individu et la personne de référence du ménage, ou encore l’état matrimonial. Ces catégories ont une histoire qui n’est pas très éloignée de l’histoire du droit. Lorsque les congrès de statisticiens du xixe siècle ont convenu de la manière dont on devait faire le recensement, il n’est pas certain qu’ils auraient retenu l’idée de structurer les relations entre les individus qui vivent ensemble à partir de leur rapport au chef de famille si l’idée du pater familias du droit romain n’avait pas été encore vive. L’état matrimonial, à cette époque, est une notion juridique étroitement liée à la capacité de contracter un mariage : on peut se marier si on est célibataire ou divorcé, on ne peut pas se marier si on l’est déjà, si on est membre d’un ordre religieux ou séparé de corps — et on ne peut être séparé de corps qu’avec l’autorisation du tribunal. La transformation des rapports entre les sexes et de la place de chacun dans la société, la privatisation des rapports entre les individus ont modifié le droit autant que la réalité sociale et les catégories qui faisaient sens à l’époque de Quetelet ne le font plus aujourd’hui. Les enfants n’appartiennent plus au père, ils ne sont plus systématiquement confiés à leur mère, le droit favorise maintenant de plus en plus la résidence alternée. On n’aurait pas à s’interroger aujourd’hui sur la mesure de la résidence alternée si le droit ne permettait pas aux enfants de parents séparés d’habiter la moitié du temps chez chacun de leurs parents. Ce changement mine la logique sur laquelle repose le modèle très ancien des relations domestiques qui fonde l’usage de ce qu’on nomme aujourd’hui le lien à la personne de référence.
Les trois articles motivés par la cause « Lola c. Éric » permettent de prendre la mesure du problème auquel le législateur est confronté. Le Code civil du Bas-Canada avait été écrit à une époque où le divorce était théoriquement impossible et les tribunaux n’accordaient pas souvent la séparation de corps, mais le régime matrimonial de la communauté des meubles et des acquêts permettait à l’épouse de conserver la moitié des acquêts à la séparation en plus de recevoir une pension alimentaire. Cette protection avait un prix : ce régime et l’ensemble de ses variantes entre lesquels les époux pouvaient choisir subordonnaient complètement la femme à son mari. Au moment de l’adoption de la loi qui remplaçait le régime de la communauté des meubles et des acquêts par la société d’acquêts, 70 % des couples québécois choisissaient de se marier en séparation de biens afin de permettre à l’épouse de conserver la propriété et la gestion de ses biens et de réduire autant que se pouvait sa subordination à son mari, et également afin de protéger le ménage des créanciers en cas de faillite du mari. Le nouveau régime laisse les époux propriétaires de leurs biens pendant le mariage, ne subordonne pas l’épouse à l’époux, mais, à la séparation et au divorce, partage les acquêts à parts égales et permet à l’époux le moins fortuné de réclamer une pension alimentaire. Quelques années après son adoption, la plupart des couples qui se mariaient choisissaient le nouveau régime. En 1980, pour corriger les conséquences de la dissolution du régime de la séparation de biens pour les femmes qui s’étaient mariées en séparation de biens avant que le divorce ne devienne courant, on a imposé le partage du patrimoine familial à l’ensemble des couples mariés, tout en présentant l’union libre comme le cadre de la vie conjugale approprié pour les couples qui ne voulaient pas d’une organisation économique conçue pour les couples inégalitaires.
Le problème n’est pas simple et les trois articles illustrent chacun un de ses aspects. Pour compliquer les choses, le droit québécois est devenu nettement plus individualiste que le droit privé de la plupart des territoires de droit civil. Depuis 1801, à la suite des pressions des marchands anglais qui voulaient éviter l’obligation de partager l’essentiel de leur succession à parts égales entre leurs enfants légitimes afin de constituer l’équivalent de ce que l’ancien droit nomme les biens lignagers, les Québécois jouissent de la liberté entière de tester et peuvent donc déshériter entièrement leurs enfants. La chose est absolument impensable en France ou en Allemagne où le droit impose que la plus grande partie de la succession soit nécessairement partagée à parts égales entre les enfants. On l’a vu, la plupart des territoires de droit civil ont conservé une forme du régime de communauté comme régime matrimonial légal. Le régime de la société d’acquêts est typique de la Suède, de la Norvège et du Danemark qui ne sont pas des pays de droit civil et qui sont par ailleurs connus pour le caractère très individualiste de leur droit privé. L’Allemagne est le seul grand territoire de droit civil où le régime légal s’apparente au régime québécois de la société d’acquêts. Finalement, en 1994, sous la pression de regroupement de personnes âgées, le Québec a fait disparaître l’obligation alimentaire entre grands-parents et petits-enfants. Il s’était déjà distingué de la France en 1980 en abolissant l’obligation alimentaire entre alliés qui, en théorie, pouvait contraindre le gendre à verser des aliments à sa belle-mère. En pratique, le Québec se rapproche beaucoup, sans les rejoindre, des pays nordiques qui ont réduit à presque rien les obligations économiques entre personnes apparentées dans le cadre de grandes réformes qui ont remplacé la solidarité familiale obligée du droit privé par la solidarité collective. À regarder le droit de la famille et le droit social du Québec à l’aune de ceux des pays nordiques, on est frappé par la cohérence des seconds et l’incertitude de ceux du Québec où l’on semble hésiter entre deux tendances contradictoires, l’une à réduire les obligations économiques entre personnes apparentées et l’autre à accroître la portée des relations économiques entre époux. Le débat n’est pas clos, la démographie de la famille va continuer à tenter de l’éclairer et les transformations du droit de la famille n’ont pas fini de changer les objets de la première.