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Comme l’affirme Catherine Wihtol de Winden dans la préface, ce « livre apporte une contribution essentielle à la connaissance des migrations africaines par la richesse et la diversité des approches, qui vont à l’encontre des stéréotypes, en montrant que les migrations africaines sont d’abord des migrations à l’intérieur du continent ». En effet, les travaux sur les migrations africaines vues à travers le prisme européen se préoccupent peu de ce qui se passe réellement dans les pays de départ, ici le Sénégal et la République démocratique du Congo (RDC), et encore moins sur les retombées économiques et sociales des migrations vers l’Europe. Le livre de Cris Beauchemin, Lama Kabbanji, Papa Sakho et Bruno Schoumaker tente, avec succès à notre avis, d’inverser la perspective eurocentrique.
Il s’agit d’un livre collectif comprenant 9 auteurs : outre les quatre directeurs de la publication, notons les contributions de Marie-Laurence Flahaux, David Lessault, Mobhe Agbada Mangalu, Cora Mezger et Andonirina Rakotonarivo. Malgré qu’il s’agisse d’un livre à plusieurs auteurs, il y a un fil conducteur unique qui réussit à donner une vue d’ensemble fort intégrée.
Dans l’introduction, Cris Beauchemin et Bruno Schoumaker notent l’existence d’une distorsion extraordinaire entre, d’une part, la perception commune véhiculée par les médias et les discours politiques et, d’autre part, les faits statistiques. D’où leur interrogation centrale : à quel point est-il pertinent et raisonnable d’attendre des migrants qu’ils jouent un rôle essentiel dans le développement de leur pays ? Pour répondre à cette question, les auteurs se basent sur les enquêtes MAFE (Migrations entre l’Afrique et l’Europe), dont les objectifs visent à décrire les tendances, les facteurs et les changements dans le domaine économique et dans la famille (chapitre 1). Ce vaste programme d’enquêtes repose sur trois principes méthodologiques : les données doivent être transnationales (ici les pays d’origine), longitudinales (enquêtes rétrospectives et analyses biographiques) et multithématiques. C’est la dimension transnationale qui constitue la véritable originalité de ces enquêtes. De plus, s’inspirant de la méthodologie développée par les travaux de Douglas Massey sur les migrations mexicaines aux États Unis, l’approche multi-site a été privilégiée. Ainsi, les enquêtes ont été réalisées au Sénégal (Dakar) et en RDC (Kinshasa) pour l’Afrique et en Europe (France, Espagne, Italie, Belgique et Royaume-Uni). Il s’agit donc d’un vaste projet impliquant des échantillons de migrants, de non-migrants, de migrants de retour et de migrants encore présents dans le pays d’accueil.
Une fois le contexte méthodologique bien campé, les sept chapitres qui suivent abordent essentiellement la question des liens entre migration et développement. Dans un premier temps, Lama Kabbanji (chapitre 2) suggère un tour d’horizon sur les politiques menées en Afrique subsaharienne, particulièrement en ce qui concerne la notion de codéveloppement qui est au coeur de l’ensemble du livre. Selon elle, le codéveloppement, qui au début faisait référence aux pratiques de solidarité entre les migrants et leur pays d’origine, est devenu par la suite un outil de maîtrise des flux migratoires promu par les pays européens. L’étude de cas du Sénégal présentée dans ce chapitre illustre bien la problématique reliée aux divers accords de partenariat. À la base des accords bilatéraux entre pays africains et pays européens relatifs à une cogestion des flux migratoires, on retrouve cette préoccupation (je dirais obsession), avec l’ampleur sans précédent (selon les pays européens) des flux de migrants clandestins entre l’Afrique et l’Europe (voir par exemple le préambule de l’Accord entre la France et le Sénégal signé en 2006). Même si officiellement l’Approche globale préconisée par l’Union européenne (UE) comprend trois composantes, à savoir la lutte contre la migration irrégulière, la promotion du lien entre migration et développement et la gestion de la migration légale, dans les faits c’est la première composante qui prend toute la place. L’analyse détaillée des projets « migration et développement » financés par l’UE depuis 2001-2008 (on parle de 66,5 millions d’euros) montre bien les contradictions entre une rhétorique politique axée sur l’importance du lien entre migration et développement et la priorité accordée au volet sécuritaire dans les financements et les projets mis en place.
Avant que soient examinés les résultats principaux reliés à l’impact de la migration, le chapitre 3 (Marie-Laurence Flahaux, Cris Beauchemin et Bruno Schoumaker) présente un tableau des tendances migratoires congolaises et sénégalaises. Le résultat le plus important concerne la prédominance de la migration intra-continentale. Cela est particulièrement vrai pour Kinshasa alors que Dakar est davantage tournée vers l’Europe. Certes, en Afrique de l’Ouest du moins, le Sénégal n’est pas vraiment représentatif car, pour les autres pays de la région, la migration hors du continent est extrêmement faible. Mais ce qui importe ici est de recentrer les regards autour d’une réalité statistique implacable : c’est dans le continent africain que l’essentiel des stratégies migratoires se déploie. Autre résultat capital : les auteurs notent une augmentation de l’émigration de Dakar vers les pays du Nord malgré les politiques restrictives présentement en vigueur en Europe. Les crises économiques et politiques, les fameux facteurs « push », sont ici à l’oeuvre : ainsi donc, malgré les risques d’échec, dont celui de périr dans le cimetière méditerranéen, plusieurs personnes tentent leur chance. Ceci dit, il faut insister sur le fait qu’il n’y a pas eu d’essor massif des migrations internationales vers les pays du Nord au cours des 20 dernières années, malgré les idées reçues. Enfin, l’un des grands mérites des enquêtes MAFE est de permettre de calculer des probabilités de retour : sur cette base, les auteurs montrent que ces migrations sont loin d’être négligeables, surtout les migrations de retour internes à l’Afrique, alors que les migrations de retour de l’Europe sont beaucoup plus faibles, comme on pouvait s’y attendre compte tenu des difficultés actuelles de circuler entre l’Europe et Afrique.
Avec le chapitre 4 (Andonirina Rakotonarivo et Mobhe Agbada Mangalu) commence la présentation des résultats sur l’impact de la migration. On apprend par exemple que 65 % des ménages dakarois et 70 % des ménages de Kinshasa ont bénéficié de transferts (en argent et en biens). Les auteurs se posent la question des raisons pouvant expliquer que les migrants et migrantes s’adonnent à une telle pratique. L’explication oscille ainsi entre l’altruisme d’une part et l’échange et la réciprocité d’autre part. Selon les auteurs, les résultats semblent favoriser l’altruisme comme explication, puisque le lien de parenté augmente la probabilité de transferts. Pour ma part, il s’agit d’une fausse dichotomie entre un terme moralisateur (altruisme/égoïsme) et un terme plus sociologique en lien avec la théorie de la nouvelle économie de la migration liant migration et stratégies familiales. D’ailleurs, les facteurs positifs liés à la probabilité pour un ménage de recevoir des transferts vont dans ce sens, par exemple la grande taille du ménage et une plus grande situation de vulnérabilité. Enfin, les résultats confirment ce que toutes les études démontrent, à savoir que l’argent des transferts est surtout utilisé pour la consommation courante. Par contre, il aurait été intéressant dans les analyses présentées ici de faire la distinction entre les transferts en provenance d’Afrique et ceux d’Europe, car les quelques travaux qui comparent l’impact des transferts indiquent que ceux provenant de migrants d’Europe peuvent avoir un impact significatif sur les activités productives, alors que les transferts intracontinentaux n’ont pas cet effet.
Un autre volet de l’impact de la migration concerne le logement. Le chapitre 5 (Cris Beauchemin, David Lessault et Papa Sakho) pose la question : les ménages dakarois sont-ils mieux logés grâce aux migrants ? La réponse est positive, dans la mesure où les migrants internationaux jouent un rôle majeur dans le secteur locatif, c’est-à-dire que les ménages de migrants sont mieux logés. Ceci dit, les résultats demeurent ambivalents, puisque le sens de la causalité peut être inversé : en effet, il peut y avoir davantage de départs de migrants dans les ménages plus à l’aise. Ce résultat montre bien la nécessité de tenir compte des niveaux socioéconomiques et des classes sociales dans l’analyse des effets de la migration, ce qui est un peu absent dans l’ouvrage. Par contre, si les migrants internationaux jouent un rôle significatif dans le secteur locatif, leur rôle est très limité dans l’accession à la propriété et dans la transformation des logements des propriétaires occupants.
Le chapitre 6 (Cris Beauchemin et Cora Mezger) s’attaque à la question centrale du livre, à savoir dans quelle mesure les migrants sénégalais sont acteurs du développement. Les analyses proposées ici reposent sur trois présupposés méthodologiques : (i) il faut trois groupes de comparaison, à savoir les non-migrants, les migrants de retour et les migrants qui ne sont pas entrés au pays ; (ii) il faut des données datées et enfin (iii) il faut préciser si les non-migrants font partie de réseaux ou non. Les auteurs identifient à juste titre le problème de l’endogénéité reliée aux comportements d’anticipation, à savoir le fait d’investir en prévision du retour. Le résultat le plus original de ce chapitre est la spécialisation des flux migratoires. Les migrants extracontinentaux ont plus de chance d’investir surtout dans l’immobilier, alors que les migrants intracontinentaux ont plus de chance d’investir dans les affaires. L’explication résiderait dans le fait qu’il faut être sur place pour investir dans une affaire, et que de plus ces affaires sont modestes et moins prestigieuses, intéressant moins de ce fait les migrants venus d’Europe. Enfin, autre résultat important, dans l’ensemble, la migration internationale n’accentue pas les inégalités socioéconomiques entre les ménages, et elle réduit les inégalités entre les hommes et les femmes.
Le chapitre 7 (Marie-Laurence Flahaux et Lama Kabbanji) revient sur la question du codéveloppement et analyse les politiques d’encadrement des retours au Sénégal en opposant les logiques politiques aux logiques de migrants. Ce chapitre, contrairement aux autres, s’appuie essentiellement sur des entretiens qualitatifs, fort révélateurs. Il s’agit à notre avis d’un point fort de l’ouvrage. Comme point de départ, les auteures examinent les programmes d’encadrement des migrations de retour en fonction des trois objectifs de l’Approche globale de l’UE. Rappelons que ces objectifs visent à encourager la migration légale. Ces trois objectifs sont : (i) de promouvoir le lien entre migrations et développement par l’intermédiaire de l’encadrement de missions d’expertise et de l’appui aux projets d’investissements économiques des migrations ; (ii) de promouvoir la migration légale à travers les programmes de migration temporaire de main d’oeuvre et (iii) de lutter contre la migration irrégulière. Force est de constater que ces objectifs sont loin d’avoir été atteints. Par exemple, la majorité des migrants saisonniers ne sont pas revenus. Autre exemple (selon les entrevues qualitatives) : les retours « volontaires » sont surtout le fait de personnes qui sont désespérées (sans revenu, sans statut) et donc attirées par ce genre de programmes, mais les moyens sont trop limités pour assurer un retour efficace. En outre, l’inefficacité des programmes est confirmée par le nombre restreint de migrants de retour encadrés, sans commune mesure avec les besoins réels.
Le chapitre 8 (Cora Mezger et Marie-Laurence Flahaux) s’intéresse au devenir professionnel des migrants de retour à Dakar. Les résultats confirment ce qui avait déjà été montré dans le cas des migrations de retour vers le Burkina Faso, à savoir que ces migrants sont avantagés quant au statut professionnel (travail à leur compte) et plus actifs que les non-migrants. Par contre, les compétences acquises par les études à l’étranger ne semblent pas transférables sur le marché du travail au Sénégal.
Que conclure de tout cela ? Selon Lama Kabbanji (conclusion générale), il y a un hiatus important entre les discours officiels et les réalités migratoires. Ainsi, l’importance des liens entre migration et développement est occultée par la primauté des enjeux sécuritaires. Les résultats présentés dans cet ouvrage semblent indiquer que les pratiques des migrants congolais et sénégalais répondent peu aux attentes politiques. L’impact développementaliste des transferts est fort limité, ceux-ci servant surtout pour la consommation. Toutefois, il n’en demeure pas moins que les ménages recevant des transferts ont de meilleures conditions de vie que les autres. De plus, la migration profite davantage aux femmes et aux moins instruits. Ainsi, confirmant une longue tradition de recherche en Afrique (et ailleurs dans les régions moins développées de la planète), la migration constitue une stratégie individuelle et familiale visant à améliorer les conditions de vie des individus et des ménages et non à promouvoir des intérêts collectifs ou publics. Bref, selon Kabbanji, les migrants ne peuvent à eux seuls changer les conditions socioéconomiques structurelles de leur pays d’origine. Pour la citer : « Cet ouvrage aura permis de montrer que le discours dominant sur les migrations africaines est largement en décalage avec les pratiques des populations concernées » (p. 340).
Dans sa postface, Bernard Mumpasi Lututala prolonge cette conclusion. Comme il le dit : « […] viser les migrants ne suffit pas, il faudrait aussi que le contexte politique et économique favorise la mise en oeuvre et le succès de cette politique. La paix et la stabilité politique, les services sociaux de base, bref un bon climat des affaires, sont autant d’éléments incontournables pour favoriser et soutenir cette contribution des migrants, et des migrants de retour, au développement leurs pays » (p. 337).
Je terminerais par une petite critique. J’ai toujours déploré le cloisonnement des champs migratoires, particulièrement le cloisonnement entre les travaux sur les migrations Sud-Nord et Sud-Sud. Ce livre ne fait pas exception : il est dommage qu’il ne fasse aucune référence à l’importante littérature africaine sur les migrations de retour. L’absence de référence au cas du Burkina Faso est particulièrement révélatrice de ce cloisonnement. Il s’agit d’un des cas les plus documentés en Afrique, sans compter que c’est dans ce pays qu’ont débuté les premières enquêtes migratoires rétrospectives (représentatives au niveau national). Plusieurs résultats du présent ouvrage auraient été renforcés par la comparaison avec la littérature sur la migration Sud-Sud. Par exemple, un résultat important de l’ouvrage (voir chapitre 8) concerne l’impact de la migration sur le devenir professionnel des migrants de retour. Or Dieudonné Ouédraogo avait parlé de la mobilité géographique comme déterminant majeur de la mobilité sociale ascendante au Burkina Faso (voir son chapitre dans D. Ouédraogo et V. Piché, 2007, Dynamique migratoire, insertion urbaine et environnement au Burkina Faso, L’Harmattan et Presses de l’Université de Ouagadougou).
Ceci dit, à bien des égards, les résultats de cet ouvrage sont incontournables, ne serait-ce qu’à cause de leurs fondements méthodologiques originaux et solides. L’analyse du codéveloppement ne pourra plus se faire sans tenir compte des apports théoriques, méthodologiques et empiriques de ce livre.