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On attend pour la fin de cette année 2011, ou au plus tard au début de 2012, l’arrivée du sept milliardième citoyen du monde. Ce petit dernier a sept chances sur dix de naître dans un pays pauvre, dans une famille défavorisée. Faut-il lui envoyer un courrier de bienvenue, ou une lettre d’excuse ?
Georges Minois, Le poids du nombre — L’obsession du surpeuplement dans l’histoire
Selon l’ONU, c’est en effet vers la fin d’octobre 2011 que le seuil des sept milliards d’êtres humains a été atteint ; les plus récentes projections de l’organisme indiquent qu’au tournant du siècle prochain, ce nombre pourrait avoir augmenté à dix milliards.
Au vu de la couverture médiatique que cet événement a suscitée, aucun doute possible : comme à toutes les époques de l’histoire, l’évolution du nombre d’êtres humains sur la planète fascine et alimente les réflexions, voire les passions en ce début de xxie siècle. C’est justement de l’histoire, en Occident, de cette fascination et de ces passions à propos du « poids du nombre » dont nous entretient brillamment l’historien Georges Minois tout au long des 677 pages de son imposant volume sur le sujet, intitulé Le poids du nombre — L’Obsession du surpeuplement dans l’histoire.
Le but de l’auteur est de suivre l’évolution de la pensée des hommes à l’égard de leur nombre sur la planète. Pour ce faire, Georges Minois fait appel à d’innombrables citations (près de 1 000 auteurs sont cités dans l’index en fin de volume !), témoignant ainsi d’une érudition peu commune. L’ouvrage est donc très bien documenté et complet.
Le livre est divisé en 10 grands chapitres, pour 10 grandes périodes de l’histoire, de l’Antiquité au xxie siècle. L’auteur dégage, à chaque fois, la pensée dominante d’une période, tout en décrivant les tendances pro- et anti-populationnistes.
Par exemple, durant l’Antiquité, l’auteur montre que le nombre était d’abord et avant tout un souci civique, en particulier chez les Grecs, ceux-ci cherchant à maîtriser la croissance démographique soit pour atteindre un « optimum de population » pour des considérations de puissance, soit pour des raisons de gouvernance de la Cité, voire de « pureté de la race ». L’eugénisme, qu’on retrouvera à diverses époques et à diverses intensités, ne date donc pas d’hier !
Un peu plus tard, soit entre le iiie et le ve siècle, l’avènement du christianisme a centré les réflexions et les passions sur l’opposition entre virginité et fécondité. L’auteur souligne par ailleurs quelques contradictions intéressantes dans les écrits bibliques quant à la justification de l’une ou l’autre des positions, et il conclut que le christianisme « ne choisit pas, il assume la contradiction : fécondité et virginité sont bonnes toutes les deux, mais suivant les époques la préférence est accordée à l’une ou à l’autre. »
Le Moyen-Âge a quant à lui été caractérisé par la pensée dominante que le monde était « trop plein », famines, épidémies et pauvreté étant alors des fléaux communs de l’époque perçus comme découlant d’une surpopulation. « Loin d’être nataliste, l’Église médiévale est prémalthusienne : recommandant le mariage tardif, la chasteté, de longues périodes d’abstinence, exaltant la virginité et le veuvage, elle suit saint Paul, et prône la modération dans la procréation. »
Aux xvie et xviie siècles, il est particulièrement intéressant de découvrir que les premiers pas de la statistique descriptive et des recensements ont conduit à des estimations démographiques très variées de la population mondiale ou de certains pays, et donc à des débats hésitant entre sur- et sous-peuplement. Le Siècle des Lumières, traité dans le plus volumineux des chapitres du livre, témoignant ainsi du foisonnement des idées à l’époque, n’échappera pas à la confusion entourant les estimations statistiques, certains auteurs recherchant même le « multiplicateur universel » duquel on devait pouvoir dériver avec précision le chiffre de la population à partir du chiffre des naissances annuelles. Cette confusion fera dire à l’Anglais Benjamin Disraeli : « il y a trois degrés de mensonge : le mensonge, le damné mensonge, et la statistique » !
Selon l’auteur, la publication, en 1798, du livre Essai sur le principe de population de Thomas Robert Malthus marque un tournant dans l’évolution de la pensée des hommes à l’égard de leur nombre : la question prend alors une dimension existentielle, et cesse dès lors d’être seulement abstraite, théorique ou philosophique. Minois consacre d’ailleurs à Malthus un chapitre entier, décrivant à la fois en quoi son ouvrage répondait à des préoccupations de l’époque, mais aussi les principales critiques formulées à son endroit. Le chapitre suivant est également consacré à l’influence considérable qu’ont eue Malthus et son ouvrage au xixe siècle, notamment auprès de certains économistes comme Karl Marx ou John Stuart Mill.
Les trois derniers chapitres portent sur l’histoire du xixe siècle à nos jours. D’une idéologie populationniste au début du xxe siècle, surtout pour des raisons de puissances des États, la pensée a évolué progressivement pour aboutir, aujourd’hui, à un débat opposant le nombre des hommes aux considérations environnementales, qui ont ainsi pris le relais des considérations uniquement centrées, comme chez Malthus, sur les ressources, notamment alimentaires. Ainsi, Minois montre que la question du nombre des hommes s’inscrit actuellement dans le cadre de son effet sur l’environnement — urbanisation, consommation, exploitation des ressources naturelles — surtout si on voulait offrir à tous les hommes une « existence correcte », à l’image de celle des habitants des pays industrialisés. La logique économique s’invite également dans le débat récent, le plus souvent du côté des anti-malthusiens : davantage d’hommes signifie aussi davantage de consommateurs, et une main-d’oeuvre plus abondante et donc bon marché.
En conclusion, Georges Minois prend clairement position : il est de ceux qui croient qu’il y a trop d’hommes sur Terre. Cette prise de position ne gêne pas, son ouvrage apparaissant par ailleurs bien équilibré dans l’ensemble, entre courants pro- et anti-populationnistes à chaque époque de l’histoire. Seule parfois une pointe de sarcasme laisse transparaître que l’auteur n’est peut-être pas tout à fait neutre, mais cette pointe de sarcasme contribue aussi à rendre ce livre savoureux !
Dans sa conclusion, Minois nous rappelle également qu’en fin de compte, la question du nombre des hommes est une question relative qui dépend de notre niveau d’exigence, notamment à propos du niveau de vie des individus. Voilà pourquoi la question risque d’être débattue encore fort longtemps !
Une fois la lecture du livre achevée, on regrettera simplement un passage un peu rapide sur certains événements ayant marqué les régimes démographiques, par exemple la diffusion de la pilule contraceptive dans les années 1960, qui aura eu un effet significatif sur la fécondité. On regrettera également l’absence d’un chapitre résumant l’histoire des estimations statistiques ayant porté sur le nombre des hommes : il aurait été intéressant de documenter, d’une époque à l’autre, les estimations les plus connues ayant été produites, selon les divers auteurs. Un tel chapitre aurait comblé encore davantage les démographes que nous sommes, bien que ce livre regorge déjà de matière intéressante et pertinente à l’exercice de notre discipline.
Bref, cet ouvrage peut constituer, pour nous démographes et pour l’ensemble des personnes qui s’intéressent aux questions de population, un document de référence incontournable pour aiguiser notre connaissance des enjeux et des débats de l’histoire entourant le nombre des hommes. Sa lecture suscite de nombreuses réflexions pour l’avenir : par exemple, sera-t-il possible de concilier environnement, développement durable et croissance démographique ? Voilà assurément un des plus grands défis du xxie siècle.