Corps de l’article

Introduction

La décision inattendue du gouvernement canadien de lever l’obligation de répondre au questionnaire « complet » du recensement a provoqué au cours de l’été 2010 une remarquable tempête médiatique et politique. Des dizaines d’éditoriaux l’ont critiquée sévèrement, des sociétés savantes et des groupes d’intérêt se sont coalisés pour tenter de la renverser, la Cour fédérale a été saisie du dossier et le Statisticien en chef a démissionné de ses fonctions dans un contexte où se mêlaient les dimensions scientifique (une enquête à caractère volontaire a-t-elle la même validité qu’un recensement obligatoire ?) et politique (l’indépendance professionnelle de Statistique Canada avait-elle été remise en cause par le gouvernement ?). Le gouvernement conservateur et la plupart de ceux qui l’appuyaient ont certes posé la question en termes d’abord politiques : peut-on user de la coercition pour contraindre les citoyens à répondre à un questionnaire (passablement) fastidieux et (à certains égards) inquisiteur ? On n’a pas manqué d’évoquer également (comme le faisait un article souvent cité de l’hebdomadaire britannique The Economist du 15 juillet 2010) les coûts élevés de l’opération, le potentiel double emploi avec les renseignements contenus dans plusieurs fichiers administratifs et le caractère éventuellement périmé de données produites plusieurs années après la date de référence. Au cours du débat, certains défenseurs de la décision du gouvernement ont aussi avancé le fait que plusieurs pays européens — les pays nordiques sont les plus souvent cités — s’étaient éloignés du recensement classique au profit de nouvelles méthodes fondées sur l’exploitation des fichiers administratifs et ne semblaient en aucune façon le regretter. L’innovation méthodologique en cette matière ne se limite d’ailleurs pas à un meilleur usage statistique des données administratives, comme le démontrent les cas de la France et des États-Unis où c’est la voie de l’enquête continue auprès d’échantillons qui a été privilégiée.

L’objectif de cet article est d’examiner et de discuter ces méthodes alternatives au recensement traditionnel et de supputer dans quelle mesure leur mise en oeuvre au Canada est envisageable. Le recensement traditionnel, tel qu’il existe au Canada depuis 1871, peut être décrit comme une technologie de l’information consistant à soumettre, simultanément et périodiquement, tous les ménages d’un territoire donné à un questionnaire standardisé. Par contraste, dans certains pays, soit on a renoncé à interroger directement les ménages, soit on n’en interroge plus qu’un sous-ensemble. L’interrogation est plus fréquente (elle est souvent annuelle, alors que les recensements traditionnels sont décennaux — quinquennaux dans quelques pays, comme le Canada et l’Australie), mais elle peut aussi ne porter que sur une partie des ménages à la fois. Pour les besoins de l’analyse, les pays ayant adopté des méthodes de remplacement au recensement traditionnel peuvent être classés en deux grands modèles. Le premier correspond aux pays qui s’appuient essentiellement sur l’exploitation d’un système intégré de fichiers administratifs (au premier chef, le Danemark, la Finlande, la Suède et la Norvège), à laquelle peut s’ajouter le recours à des enquêtes visant à pallier les carences éventuelles de ces fichiers (comme le font la Suisse et les Pays-Bas, par exemple). Le second modèle regroupe les pays, peu nombreux encore, qui, en l’absence de registres adéquats, s’appuient essentiellement sur une procédure d’enquête continue auprès d’échantillons, parfois très considérables. On peut distinguer ici entre les États-Unis, qui, après le recensement de 2000, ont substitué à leur « questionnaire long » l’American Community Survey (ACS), une enquête mensuelle continue qui rejoint environ deux millions de ménages annuellement, mais ont conservé un recensement à questionnaire « court », auquel de toute façon les oblige la Constitution, et la France, qui, en l’absence d’une telle obligation, a pu aller vers un recensement « tournant » où, sur un cycle de cinq ans, environ 70 % des ménages sont rejoints (14 % chaque année). Dans les pages qui suivent, nous dresserons donc un tableau des caractéristiques, avantages et inconvénients de ces méthodes de remplacement au recensement traditionnel. À la lumière de ces informations, nous reviendrons sur le cas canadien et nous nous interrogerons sur ce à quoi pourrait ressembler, ici, l’« après-2011 ».

Du recensement traditionnel à l’exploitation des fichiers administratifs

Plusieurs pays européens disposent, parfois depuis longtemps comme c’est le cas de la Suède, de fichiers administratifs ayant pour fonction l’enregistrement continu d’un certain nombre d’informations relatives à chaque individu ou ménage de leur population. Généralement, le nom, la date et le lieu de naissance, le sexe, l’état matrimonial, le lieu de résidence, la citoyenneté forment les renseignements de base de ces « registres de population » et obligation est faite, par exemple, de signaler à la police ou à la mairie tout changement de lieu de résidence. Parfois, ces fichiers peuvent contenir plus de renseignements ou ceux-ci peuvent se retrouver dans d’autres fichiers (sur l’éducation, l’emploi, les logements). Les progrès de l’informatique ont permis, à partir des années 1970, d’exploiter à des fins statistiques des renseignements recueillis d’abord à des fins administratives (constituer les listes électorales, déterminer l’obligation au service militaire, gérer les programmes sociaux, permettre à la police de repérer les individus) et, surtout, de les coupler à partir d’un numéro d’identification personnel (NIP) attribué à chaque personne. Dès lors, il est apparu que bien des questions de base posées lors du recensement décennal portaient sur des caractéristiques déjà enregistrées dans ces fichiers. Dans cette situation, le choix qui se posait aux autorités statistiques de ces pays était le suivant : devait-on poursuivre dans la voie du recensement traditionnel, avec le double emploi et le fardeau de réponse que cela représentait, ou plutôt perfectionner les registres existants, voire en développer de nouveaux, et bénéficier ainsi d’une mise à jour plus régulière des informations recherchées ? Dans un contexte d’où n’étaient évidemment pas absentes les pressions budgétaires, c’est la voie qu’ont choisie les pays nordiques : le recensement danois est entièrement fondé sur des fichiers administratifs depuis 1981, celui de la Finlande depuis 1990, tandis que la Norvège et la Suède ont achevé cette évolution en 2011. Dans ces pays, neuf fichiers de base sont utilisés aux fins du recensement : le fichier central de la population ainsi que ceux des entreprises, des habitations, des conditions de logement, de l’éducation, de l’emploi, du revenu, des familles et des ménages. D’autres fichiers existent, variables selon les pays, et portent sur l’impôt, la sécurité sociale, la santé, le crime ou les véhicules (United Nations Economic Commission for Europe, 2007 : 5).

Le développement et l’intégration de ces fichiers en un système qui permet leur exploitation simultanée furent une entreprise de longue haleine dont la réalisation s’est étendue sur deux à trois décennies. Cela a supposé un investissement massif dans le développement des fichiers ainsi qu’une coopération étroite entre les autorités responsables de chacun des fichiers et le bureau de statistique. L’existence d’un fichier ne peut en effet se justifier que par des raisons administratives, c.-à-d. prendre des décisions relatives aux cas individuels, et les variables qu’on y trouve sont définies en conséquence. Si l’on souhaite utiliser les renseignements qu’il contient à des fins statistiques, c.-à-d. analyser des données agrégées afin de dégager des tendances et d’aider à la formulation, à la mise en place ou à l’évaluation des politiques publiques, il est essentiel que les statisticiens soient étroitement associés à la conception et à la mise à jour des fichiers. Par ailleurs, une des conditions mêmes de l’intégration des fichiers en un système global, à savoir l’attribution à chaque individu d’un NIP permettant le couplage des données, ne pouvait manquer de susciter des appréhensions. Dans les pays nordiques, le développement des fichiers a précédé de peu la période où le thème de la confidentialité des renseignements personnels est devenu un enjeu d’envergure et, dans ces pays, les lois ont cherché à trouver un équilibre entre le droit à la vie privée des individus et les avantages que représentait pour la société et la gestion des politiques publiques un système intégré de fichiers administratifs. Ailleurs, cette question a pu soulever des problèmes. Ainsi, en Autriche, où l’on est également passé en 2011 à un recensement fondé sur les fichiers administratifs, on a interdit le recours au NIP utilisé par la sécurité sociale et les bases de données sont couplées par le biais d’un NIP expressément conçu à des fins statistiques (Statistics Austria, 2008 : 2). On peut aisément imaginer que dans des pays fédéraux comme le Canada ou les États-Unis, où les responsabilités en matière d’enregistrement civil et d’administration des programmes sociaux sont constitutionnellement partagées entre paliers de gouvernement souverains dans leurs sphères de juridiction et où prévaut une culture politique fondée d’abord sur la notion de droits individuels, l’idée de coupler l’ensemble des bases de données détenues par les différents ordres de gouvernement ne susciterait sans doute pas plus d’enthousiasme que celle d’introduire une carte d’identité obligatoire.

Les avantages que l’on reconnaît le plus souvent aux recensements par fichiers administratifs sont au nombre de quatre : des coûts significativement plus faibles, l’absence de fardeau de réponse, une plus grande périodicité et une publication rapide des résultats. Il est indéniable que le recensement traditionnel est une opération extrêmement coûteuse, qui implique la production d’un matériel énorme et l’embauche d’un personnel considérable. Ainsi, le Bureau de statistique des Pays-Bas prétend que ces coûts varient de l’ordre de 1 à 100 et estime que, s’il avait été mené de manière traditionnelle, son recensement « virtuel » de 2001 lui aurait coûté non pas 3 millions, mais bien 300 millions d’euros (Statistics Netherlands, 2006 : 2) ! On peut évidemment relativiser ces avantages en soulignant que la mise sur pied et l’entretien des fichiers impliquent également des coûts financiers et que le fardeau de réponse lié au recensement est préférable au danger potentiel que représente l’intégration des fichiers pour la confidentialité des données. Mais l’interrogation des fichiers à intervalles rapprochés (sur une base annuelle dans la plupart des cas) et l’élimination des phases de collecte et de compilation des données représentent en revanche des gains appréciables en regard de la périodicité du recensement traditionnel (décennale, au mieux quinquennale) et du délai qui s’écoule entre sa tenue et la diffusion de l’ensemble des résultats.

Les limites que comporte le recensement fondé essentiellement sur des fichiers administratifs sont également de plusieurs ordres. La plus évidente réside dans le fait que certaines des variables habituellement contenues dans les questionnaires de recensement sont absentes des fichiers : ainsi en va-t-il généralement de la langue, de la religion ou de l’origine ethnique, dimensions à propos desquelles l’enregistrement permanent soulèverait des inquiétudes légitimes, ou encore de caractéristiques comme le moyen de transport utilisé pour se rendre au travail et la durée de ce déplacement. On imagine difficilement le Canada ou les États-Unis renoncer aux données particulièrement importantes sur le plan symbolique que sont la langue ou la race. Certains fichiers, celui de l’éducation notamment, peuvent devenir passablement incomplets dans un contexte de forte immigration adulte, une tendance qui affecte incidemment les pays nordiques aussi (Statistics Norway, 2008 : 4). Alors que de nouvelles questions, portant sur des phénomènes émergents, peuvent être introduites dans le questionnaire de recensement, la flexibilité des fichiers est nettement plus réduite à cet égard. Ainsi, certains fichiers peuvent fournir des informations quant aux relations entre personnes d’un ménage, ce qui permet de connaître par exemple le nombre de couples de même sexe s’ils sont mariés ou légalement liés, mais pas ceux qui, au lieu de simplement cohabiter, vivent en union libre, puisqu’il s’agit dans ce cas d’un arrangement informel (Statistics Norway, 2008 : 4). L’autre limite tient au fait que les fichiers ayant été créés et existant d’abord et avant tout à des fins administratives, la définition des variables doit correspondre à celles-ci. Cela ne pose guère de problème dans le cas de variables comme la date de naissance ou le sexe, mais dans le cas de concepts plus complexes comme le chômage, les exigences bureaucratiques des agences chargées d’administrer les politiques de l’emploi et celles, scientifiques, de l’analyse économique peuvent différer considérablement. Une troisième limite tient au fait que la diversité des exigences administratives présidant à la construction des fichiers peut rendre plus difficile la conformité avec les normes statistiques internationales et, partant, la comparaison des données entre les pays.

Certains pays, qui disposaient d’une tradition de fichiers administratifs, mais couvrant une palette moins large de caractéristiques, ont suivi la voie empruntée par les pays nordiques, mais en y ajoutant le recours systématique à des enquêtes par échantillons. On peut évoquer le cas de la Suisse, qui a substitué au recensement traditionnel une extraction annuelle des données contenues dans ses registres de population communaux et cantonaux, dans le registre national des bâtiments et habitations ainsi que dans un certain nombre de fichiers fédéraux. Ensemble, ces sources administratives permettent de produire les informations de base relatives à l’effectif et à la structure de la population, aux migrations et à l’acquisition de la citoyenneté, aux mariages, divorces, unions civiles, décès, etc. Pour pallier les limites de ces bases de données, toutefois, un programme systématique d’enquêtes a été mis sur pied, comprenant (1) une « enquête annuelle structurelle » portant sur un échantillon de 200 000 personnes (ce qui représente 2,7 % de la population totale), (2) une série d’enquêtes thématiques annuelles portant sur des échantillons allant de 10 000 à 40 000 personnes et (3) une enquête « omnibus » avec échantillon de 3 000 personnes. Le défi auquel doivent répondre ces enquêtes, qui portent notamment sur des domaines auparavant couverts par le questionnaire de recensement, est celui de la validité des observations pour des unités géographiques restreintes. Aussi prétend-on que la taille de la principale de ces enquêtes permettra d’obtenir des renseignements suffisamment précis pour des groupes de plus 15 000 personnes, autrement dit pour tous les cantons, les grandes municipalités ainsi que les grands districts de celles-ci. On estime qu’au terme d’un cycle de cinq ans, grâce au cumul des données (ce qui élargira l’échantillon à un million de personnes, soit environ 13,5 % de la population totale — mais non interrogées au même moment), des assertions significatives portant sur des groupes de 3 000 personnes pourront être émises (Swiss Federal Statistical Office, 2008 : 5). Le modèle dont les Suisses disent s’inspirer ici est celui de l’ACS, dont on traitera plus loin. L’enquête structurelle est conduite sur la base d’un questionnaire écrit (auquel on peut répondre par Internet) et couvre des thèmes comme l’emploi, les moyens de transport utilisés pour aller et venir entre le domicile et le lieu de travail, l’éducation, la langue, la religion, les arrangements relatifs à la cohabitation, l’équilibre entre le travail et la vie quotidienne, en d’autres termes les thèmes qui apparaissaient dans le questionnaire du recensement traditionnel (ou, au Canada, dans l’Enquête nationale auprès des ménages — anciennement le questionnaire complet du recensement — de 2011). Les enquêtes thématiques annuelles (n = 10 000 à 40 000), menées par téléphone, ressemblent passablement, de leur côté, à l’Enquête sociale générale menée au Canada : les thèmes prévus sont la mobilité et le transport (2010), l’éducation et la formation (2011), la santé (2012), les familles et les générations (2013), ainsi que la langue, la religion et la culture (2014). L’enquête omnibus (n = 3 000) sert à explorer de nouvelles thématiques et peut inclure des questions commanditées par des groupes particuliers (l’omnibus de 2010 a été consacré à Internet et au commerce électronique).

Un autre exemple de pays dont le recensement est largement fondé sur l’exploitation de fichiers administratifs et celle d’enquêtes par échantillons nous est offert par les Pays-Bas et leur recensement « virtuel ». Dans ce pays, une vague de désobéissance civile appréhendée, fondée sur la crainte de l’usage que ferait le gouvernement des renseignements obtenus, a conduit au report du recensement de 1981, puis à l’abolition complète de celui-ci en 1991 (Van der Laan, 2000 ; Statistics Netherlands, 2004 : 120). La qualité des fichiers de population néerlandais était reconnue, mais le nombre de variables qu’ils contenaient, moins élevé que dans le cas des pays nordiques, impliquait, ici aussi, un recours à des enquêtes complémentaires. Le recensement virtuel mis au point par les Néerlandais consiste essentiellement à combiner, à travers des procédures d’appariement, les données extraites des fichiers de population avec celles issues des principales enquêtes auprès d’échantillons, comme l’Enquête sur la population active et celle sur l’emploi et les revenus. Selon Statistics Netherlands, on peut résoudre la question de la cohérence entre les résultats issus des fichiers (exhaustifs) et ceux issus des enquêtes (partielles) au moyen de pondérations répétées (Statistics Netherlands, 2004 : 261-271).

Parmi les autres pays qui ont abandonné le recensement traditionnel, on peut mentionner Israël, la Belgique, la Slovénie et Singapour, certes eux aussi des pays où l’effectif de la population demeure modeste (parmi les pays mentionnés jusqu’ici, les Pays-Bas sont le plus populeux avec près de 17 millions d’habitants). Toutefois, deux pays européens nettement plus imposants, l’Allemagne et l’Italie, qui comptent respectivement plus de 80 et plus de 60 millions d’habitants, ont également commencé à prendre ce virage. En Allemagne, un pays où les dénonciations à l’endroit du caractère « inquisiteur » du recensement et les menaces de boycottage ont également conduit à son annulation dans les années 1980, on procédera d’ici la fin 2011 à un recensement largement fondé sur les fichiers administratifs existants, mais accompagné d’une enquête auprès de 10 % des ménages, d’un dénombrement des bâtiments et habitations (où seuls les propriétaires seront interrogés) et d’un recensement complet des personnes habitant dans des logements collectifs (Federal Statistical Office, 2011). En Italie, où les résultats du recensement étaient traditionnellement utilisés pour « corriger » ceux des registres de population communaux, il a été jugé que le caractère décennal de cette opération en limitait gravement la valeur et que le recensement d’octobre 2011 serait le dernier à être conduit suivant la méthode traditionnelle. Désormais, les communes transmettront le contenu de leur fichier de population au bureau national de la statistique une fois l’an, par voie électronique. Une enquête sera alors menée, sur un échantillon considérable, afin de produire une estimation des phénomènes de sous-dénombrement (c.-à-d. les personnes absentes du registre) et de surdénombrement (c.-à-d. les personnes figurant deux fois ou plus dans le registre) dans les fichiers de population. En même temps, une enquête continue auprès d’un large échantillon, sur le modèle de l’ACS, sera lancée en vue de couvrir notamment les variables du questionnaire de recensement pour lesquelles il n’y a pas de fichiers administratifs (Mancini, 2011). Par ailleurs, en Turquie, autre pays dont la population est considérable, l’Institut de statistique a développé un fichier central de la population qui lui permettra de renoncer sous peu au recensement traditionnel (Tasti et Demirci, 2009) et, en Inde, le gouvernement envisage d’en faire autant en raison notamment des problèmes logistiques colossaux auxquels se heurte le recensement traditionnel (Chandramouli, 2009).

Dans tous les cas évoqués jusqu’ici, on trouve — ou on trouvera — un fichier central de la population ou, du moins, un système de fichiers gérés au niveau local mais répondant aux mêmes principes. La rigueur avec laquelle ces fichiers sont tenus peut varier — ainsi, le projet italien combine à l’extraction des données un véritable contrôle de la qualité — de même que la richesse des informations qu’ils détiennent, d’où, en bien des endroits, la nécessité de mettre sur pied un système d’enquêtes complémentaires. Mais qu’en est-il des pays où la pièce centrale de cet échafaudage, le registre de la population, n’existe pas et où sa création n’est pas envisagée pour le moment ?

Du recensement exhaustif à l’enquête partielle

C’est évidemment le cas des États-Unis, mais aussi celui de la France. Ces deux pays ont pourtant instauré, depuis le début du nouveau millénaire, des changements substantiels à leurs pratiques de recensement. Dès la seconde moitié des années 1990, le Bureau du recensement américain a cherché à mettre au point une vaste enquête par échantillon, fondée sur les idées du statisticien Leslie Kish à propos de la mesure continue (Alexander, 2001). À partir de 2001, l’ACS a été progressivement implanté, remplaçant le questionnaire long du recensement, qui avait existé de 1960 à 2000. L’ACS est une enquête mensuelle permanente portant sur un échantillon de 3 millions de logements par année (250 000 par mois). Ce nombre est évidemment inférieur à celui de l’échantillon retenu pour le questionnaire long du recensement de 2000, soit 1/6 ou 15,8 % des ménages. Mais si l’on combine les échantillons de l’ACS sur un cycle de cinq ans, on obtient pour la période 2005-2009 un total de 12,5 % des ménages, ce qui reste considérable (Mather, Rivers et Jacobsen, 2005 : 8). Le Bureau du recensement s’attend à ce que la mise sur pied de l’ACS bénéficie au recensement lui-même (maintenant réduit au questionnaire court), en ce qu’il permettra de consacrer plus de ressources à l’amélioration de la couverture de la population — un problème de premier ordre, surtout dans les grandes villes, et qui a donné lieu à de vives controverses politiques et péripéties judiciaires dans les années 1980 et 1990 (Anderson et Fienberg, 1999). En retour, une plus grande qualité des données issues du recensement permettra d’avoir une meilleure base pour l’échantillonnage et l’estimation des résultats de l’ACS. Un autre avantage de l’ACS est qu’il fournit des résultats continus et plus à jour que ceux du recensement (ils sont diffusés six mois après la fin de l’année considérée). De plus, on s’attend à ce que la hausse de l’erreur d’échantillonnage résultant de la taille plus petite de l’échantillon soit compensée par une réduction de l’erreur de mesure, en raison d’un meilleur suivi auprès des répondants. En effet, les questionnaires de l’ACS sont d’abord envoyés par la poste ; s’ils ne sont pas remplis par les destinataires, on tente de rejoindre ceux-ci par téléphone ; si cette tentative échoue, un enquêteur est alors envoyé sur les lieux, puis un échantillon d’un tiers des non-répondants est sélectionné aux fins d’un suivi particulièrement intensif (U. S. Bureau of the Census, 2010b). Ainsi, sur les trois millions de logements contactés, environ deux millions de ménages remplissent le questionnaire : le million restant est constitué des logements hors champ (commerces, logements inexistants ou vacants, etc.) ou hors cible (les deux tiers des ménages non répondants qui ne font pas l’objet d’un suivi intensif) ainsi que des rares ménages déclarés non répondants parmi le tiers qui fait l’objet d’un suivi intensif.

On considère généralement que la mise en oeuvre de l’ACS constitue une innovation méthodologique comparable à celle des méthodes d’échantillonnage dans les années 1940. Dans la foulée de la célèbre formule qui décrivait le recensement comme une photographie de la population prise à intervalles réguliers, l’ACS a pour sa part été comparé à « une image vidéo continuellement mise à jour afin de produire les données dont notre nation a un grand besoin dans le monde rapidement changeant d’aujourd’hui » (Mather, Rivers and Jacobsen, 2005 : 4). L’ACS n’est toutefois pas sans poser certains problèmes. Le recours aux moyennes mobiles, fondées sur le cumul de données recueillies à des moments distincts, a suscité des interrogations chez les usagers qui n’étaient pas familiers avec ce procédé. L’ACS, même s’il remplace le questionnaire long du recensement, ne répond évidemment pas, dans son principe, au critère de simultanéité caractéristique du recensement traditionnel. De plus, une accumulation considérable de données est nécessaire lorsqu’on désire obtenir des estimations fiables pour des zones géographiques fines : pour des secteurs de moins de 20 000 personnes, les estimations ne sont disponibles que pour une combinaison des résultats sur cinq ans ; pour des secteurs de plus de 20 000 mais de moins de 65 000 personnes, les estimations sont produites à partir d’une combinaison des résultats sur trois ans ; pour tous les secteurs au-delà de ce seuil, toutefois, des estimations annuelles sont mises à la disposition des utilisateurs (Mather, Rivers and Jacobsen, 2005). L’erreur d’échantillonnage qui affecte l’ACS est plus élevée que celle des données de recensement, comme on l’a dit plus haut, les tailles respectives des échantillons s’élevant à 2 millions pour une année (10 millions sur cinq ans) contre 16 millions. Mais le taux de réponse des ménages faisant partie de l’échantillon retenu aux fins d’un suivi intensif est très élevé (98 %), ce qui confirme la thèse d’une réduction de l’erreur non due à l’échantillonnage par rapport au recensement (U. S. Bureau of the Census, 2011). Mais l’ACS soulève également des craintes de nature plus politique. D’abord, il s’agit d’une entreprise fort coûteuse dont les budgets doivent être reconduits chaque année, ce qui le rend vulnérable aux propositions de compressions, comme ce fut le cas récemment (American Statistical Association, 2011). En d’autres termes, le taux d’erreur d’échantillonnage de l’ACS risque de varier en fonction des humeurs du Congrès ! Une autre préoccupation politique tient au caractère obligatoire de l’ACS. Les ménages sélectionnés dans l’échantillon sont en effet tenus de répondre, faute de quoi ils s’exposent à des poursuites. Mais le Bureau du recensement préfère s’en tenir au suivi intensif et à la persuasion (U. S. Bureau of the Census, 2010a). Malgré cela, la critique du caractère inquisitorial de l’ACS demeure vive chez certains milieux et un projet de loi visant à lever son caractère obligatoire a été déposé récemment (Govtrack.us, 2011). Les États-Unis conservent donc un recensement — très — court, comme les y oblige d’ailleurs la Constitution, la fonction première du recensement étant de déterminer le nombre de représentants auquel a droit chaque État. Mais il est clair que la grande masse des renseignements qui étaient auparavant obtenus au moyen du recensement l’est aujourd’hui grâce à l’ACS.

La Constitution française, en revanche, ne comporte aucune disposition relative au recensement et cela a sans doute aidé la France, en l’absence d’un fichier national de la population, à abandonner le recensement traditionnel au profit d’une méthode originale baptisée « recensement tournant ». Plusieurs problèmes affectaient en effet l’organisation et la qualité du recensement français à la fin du xxe siècle : le caractère rapidement périmé des données (des décisions financières devaient être prises sur la base de chiffres vieux parfois de huit ou neuf ans), un taux de non-réponse élevé dans certaines couches de la population (les personnes âgées vivant dans les villes étaient souvent réticentes à ouvrir la porte aux enquêteurs), des difficultés à planifier financièrement une opération se déroulant à intervalles éloignés (Godinot, 2005). Le recensement tournant, introduit dès le tournant des années 2000, est en fait une immense enquête visant à sonder le territoire national sur un cycle de cinq ans. Chaque année, un cinquième des communes de moins de 10 000 habitants fait l’objet d’une énumération complète, tandis que, pour les municipalités plus populeuses, une enquête est menée auprès d’un échantillon correspondant à 8 % des ménages. Au bout de cinq ans, toute la population des petites communes et environ 40 % de la population des autres municipalités ont été rejoints, soit environ 70 % de la population totale du pays (Godinot, 2003).

Comme on peut l’imaginer, la proposition de renoncer au critère d’universalité et d’aller vers l’échantillonnage a pu susciter des craintes quant à la possibilité de disposer, aux fins de l’élaboration des politiques publiques, de données suffisamment précises pour des secteurs géographiques fins dans les plus grandes villes. Mais il semble que l’insatisfaction à l’égard des données de recensement, marquées par une importante erreur non due à l’échantillonnage, ait été encore plus vive. Comme pour l’ACS aux États-Unis, les statisticiens ont insisté sur la plus grande précision des estimations que permettrait le recensement tournant, en raison d’un meilleur suivi des ménages échantillonnés.

La méthode française présente de toute évidence un écart significatif par rapport au recensement traditionnel. À aucun moment elle ne satisfait à la condition d’universalité, par comparaison avec le recensement court des États-Unis ou avec les fichiers exhaustifs des pays scandinaves. Les estimations annuelles sont faites sur la base d’un échantillon global de 14 % de la population. La condition de simultanéité a également été sacrifiée, en faveur d’indices mobiles. En revanche, au bout de cinq ans, la proportion de la population qui a été sondée (70 %) est considérable et elle a été soumise à un questionnaire détaillé. Les coûts du « recensement tournant » ne sont pas moindres que ceux du recensement traditionnel, mais leur planification est rendue plus aisée en raison de la coïncidence entre les calendriers budgétaire et opérationnel. Somme toute, il semble que la nouvelle méthode offre un meilleur rapport qualité-prix (Godinot, 2005).

Recensement court et vaste enquête volontaire : le canada en 2011

Le gouvernement canadien a rendu publique le 26 juin 2010, dans la Gazette du Canada, Partie I, sa décision de demander à tous les ménages de répondre, lors du recensement de mai 2011, au même formulaire, lequel sera largement analogue au formulaire abrégé ou court des recensements précédents. Ce formulaire incluait en effet les questions démographiques traditionnelles, soit celles sur le sexe, la date de naissance (et l’âge), l’état matrimonial (légal), le partenariat en union libre et, enfin, le lien avec la personne 1 (ou de repère) du ménage. S’y ajoutaient une question sur la langue maternelle (présente dans les recensements précédents), mais aussi, à la suite de l’engagement d’une poursuite en Cour fédérale par la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada et d’un décret pris en conséquence le 12 août 2010, des questions sur la connaissance suffisante du français ou de l’anglais pour soutenir une conversation, sur la langue parlée le plus souvent — ainsi que sur les autres langues parlées régulièrement — à la maison. Depuis 1981, quatre ménages sur cinq devaient répondre au formulaire abrégé et un ménage sur cinq avait l’obligation de remplir un formulaire long ou détaillé. En 2011, ce dernier formulaire s’est retrouvé pour l’essentiel dans une toute nouvelle enquête pour laquelle la participation est volontaire, comme c’est le cas pour la plupart des enquêtes autres qu’économiques effectuées par Statistique Canada. Un échantillon d’un ménage recensé sur trois a été sollicité peu après le recensement pour répondre à cette Enquête nationale auprès des ménages (ENM), qui s’est appuyée sur la même infrastructure de collecte et de saisie des données que le recensement. Le coût prévu de ces deux opérations, recensement et enquête, est de 660 millions de dollars, soit 30 millions de dollars de plus que les dépenses qui auraient été nécessaires pour un recensement traditionnel, car le suivi des ménages non répondants est plus onéreux pour une enquête à participation volontaire.

Si les recensements ne sont jamais parfaits ni parfaitement comparables entre eux, la nouvelle méthode de collecte imposée par le gouvernement introduit toutefois une discontinuité majeure et rend donc probable une détérioration de la qualité des données, en particulier pour certains « petits domaines » (immigrants récents, minorités visibles, certaines professions, populations vivant sous le seuil de pauvreté, certains villages et quartiers de villes, etc.), car les taux de non-réponse seront sans doute très variables selon les milieux et les caractéristiques des individus. La nouvelle méthode de recensement introduit un changement majeur qui n’a jamais été testé à grande échelle : tous les ménages devront répondre au recensement avant de recevoir le questionnaire à réponse volontaire de l’ENM. Statistique Canada a prévu un taux de réponse d’environ 50 %, par comparaison au taux de 94 % obtenu au Recensement de 2006 pour le formulaire détaillé. Une comparaison avec les États-Unis, où la combinaison recensement court/ACS offre une similitude avec le cas canadien, permet toutefois d’envisager la situation avec un certain optimisme. Au recensement de 2000, le taux de réponse au formulaire détaillé était un peu plus faible (91 %) qu’au Canada ; pour l’ACS, celui-ci est bien plus élevé et a atteint 98 %. Le contexte dans lequel les données de l’ACS sont recueillies est sans doute plus favorable (découplage par rapport au recensement et moins de réactions publiques négatives en raison de la taille relativement faible de l’échantillon). Par ailleurs, pour compenser la dégradation du taux de réponse, l’échantillon de ménages qui recevront un formulaire détaillé est passé d’un ménage sur cinq dans les recensements précédents à un ménage sur trois dans la nouvelle enquête. Cet ajout permettra d’éviter une augmentation importante de l’erreur d’échantillonnage. Il n’atténuera cependant pas le risque de biais de non-réponse, lequel, selon Statistique Canada, « s’accroît rapidement à mesure que le taux de réponse diminue ». Au total, Statistique Canada estime que « l’Enquête nationale auprès des ménages produira des données utilisables et utiles qui répondront aux besoins de nombreux utilisateurs », mais en même temps qu’elle « n’offrira pas le niveau de qualité qui aurait été obtenu au moyen d’un questionnaire détaillé obligatoire du recensement » (Statistique Canada, 2011a). Au 30 septembre 2001, le taux de réponse de l’ENM avant traitement et vérification de la qualité des données s’élevait à 69,3 % (Statistique Canada, 2011b).

Conclusion

Le recensement traditionnel est confronté depuis quelques décennies à une série de défis. Comment réduire des coûts très élevés ? Comment éviter la duplication d’informations déjà contenues dans des fichiers administratifs et ainsi réduire le fardeau de réponse ? Comment surmonter les réticences d’une partie de la population à fournir des renseignements dont elle ne voit pas toujours l’utilité ? Et, pourrait-on ajouter, y a-t-il une limite non seulement à la nature et la quantité des informations qu’un recensement traditionnel peut chercher à recueillir, mais aussi à la qualité des réponses fournies, si l’on doit recourir à l’autodénombrement pour enquêter sur une population dont par ailleurs des enquêtes mettent en doute le niveau de littératie ? Plusieurs pays, on l’a vu, ont cherché à résoudre ces défis soit en investissant massivement dans la mise sur pied et l’entretien d’un système intégré de fichiers administratifs, soit en privilégiant des enquêtes partielles sur lesquelles un meilleur suivi pouvait être exercé.

Il n’est guère douteux que l’on assiste désormais à une véritable vague en faveur de méthodes de remplacement au recensement traditionnel, comme en témoigne un récent décompte se restreignant à l’Europe (Valente, 2010). Aux pays dont la population était passablement homogène et assez peu élevée et qui avaient l’avantage de bénéficier de systèmes de fichiers administratifs variés (les pays scandinaves), ont emboîté le pas d’abord des pays dont les fichiers étaient moins étendus (Pays-Bas, Suisse), puis des pays nettement plus populeux dont les fichiers relatifs à la population étaient pourtant lacunaires (Allemagne), d’une qualité plus incertaine (Italie) ou impropres à une telle exploitation (France). Même les États-Unis, que leur Constitution oblige à tenir un recensement et qui ne disposent pas de fichiers de population, ont mis sur pied une nouvelle forme d’enquête qui accomplit pour l’essentiel la fonction du recensement traditionnel.

Qu’en est-il du Canada ? L’absence d’un registre central de la population et l’obligation constitutionnelle de tenir un recensement décennal sont deux contraintes peu susceptibles de modification. La tenue d’un recensement à mi-décennie, une coutume vieille d’un demi-siècle et inscrite dans la Loi de la statistique, est toutefois vulnérable, vu la majorité conservatrice à la Chambre des communes, ce qui fait que le contenu du recensement décennal peut être réduit de manière permanente à un formulaire abrégé analogue à celui du Recensement de 2011. Si les résultats de l’ENM devaient être décevants ou s’il s’avérait impossible de tenir celle-ci tous les cinq ans, l’emprunt au modèle américain, c.-à-d. la mise sur pied d’une enquête canadienne auprès des collectivités (un Canadian Community Survey), demeure pour sa part réalisable à moyen terme. Une telle avenue serait coûteuse et impliquerait une perte relative de précision des estimations pour de petites zones géographiques, du moins par comparaison aux résultats tirés du formulaire complet ou long des recensements menés avant 2011. Elle serait en revanche conforme à la tradition d’innovation méthodologique de Statistique Canada, et un suivi intensif d’un échantillon de non-répondants permettrait peut-être de limiter les inconvénients résultant du caractère facultatif de l’exercice, sur lequel on ne peut guère espérer revenir, du moins à moyen terme. Un Rapport préliminaire sur les options méthodologiques pour le Recensement de 2016 démontre du reste que le passage vers un autre mode de collecte des données est une opération de longue haleine, nécessitant des modifications à la Loi sur la statistique aussi bien que des investissements financiers et intellectuels considérables (Royce, 2011). À l’horizon de 2016, si l’on écarte l’hypothèse — hélas politiquement plausible — de l’annulation pure et simple du recensement, il semble bien que les options se réduisent à deux : retour au statu quo ante — difficilement imaginable pour des raisons politiques également — ou reconduction pour l’essentiel du « modèle » de 2011.