Résumés
Résumé
Malgré le développement de l’État et de la statistique administrative au xixe siècle, la France ne dispose pas de registres de population comptabilisant les entrées et les sorties dans ses communes, ce qui complique singulièrement l’étude de la mobilité des populations. À partir d’une source originale, sans lien apparent avec la question des migrations, le registre de mutation par décès qui enregistre la valeur et la composition des patrimoines des défunts, cet article explore une autre voie pour mesurer la migration depuis un espace donné au xixe siècle. Cette source qui indique le lieu de résidence des héritiers au moment du décès du parent permet en effet d’analyser la mobilité géographique d’une génération à l’autre tout en tenant compte d’un certain nombre de paramètres tels que la taille des fratries, le sexe et le niveau de fortune des individus, etc. S’appuyant sur un échantillon rural breton, l’auteur présente la source et ses potentialités, puis met en évidence le développement et la géographie des migrations des enfants de cultivateurs, le rôle de certaines configurations familiales, notamment la taille de la fratrie, pour comprendre l’émigration d’un territoire rural.
Abstract
Despite the development of the state and of administrative statistics in the 19th century, there are no population registers quantifying arrivals and departures in communes in France, which makes studying population mobility especially difficult. This article uses another means of measuring mobility in a particular area in the19th century, working from a primary source which has no apparent connection with the issue of migration : the register of transfers of property on death, which records the value and composition of the estates of deceased persons. This source lists the place of residence of heirs on the death of their relative, and so enables geographical mobility between one generation and the next to be analysed, taking into account a certain number of parameters such as the size of the sibling group, sex and level of wealth of the individuals etc. Based on a rural sample in Brittany, the article presents the source and its potential, shows the development and the geography of the migrations of farmers’ children, and the role of particular family configurations, in particular the size of the sibling group, in understanding emigration from a rural area.
Corps de l’article
Introduction
La migration des populations dans la France du xixe siècle reste un phénomène complexe à décrire et à mesurer faute, pour l’historien, de disposer de sources ad hoc. À la différence d’un certain nombre de pays européens[1], mais à l’image de beaucoup d’autres en Europe et ailleurs, la France n’a jamais mis en place de registres de population consignant les entrées et les sorties des habitants de chaque commune et surtout, selon les cas, leur lieu d’origine ou leur destination. De cette absence naît la difficulté à obtenir une mesure simple de la mobilité intercommunale en France au xixe siècle[2]. La source la plus commode et la plus utilisée traditionnellement par les historiens pour analyser les migrations est le recensement quinquennal des communes disponibles pour la plupart des villages et villes de France à partir de 1836. Mais cette source, malgré sa richesse, ne permet qu’une approche bien incomplète de la migration. Tout d’abord, sa périodicité ne permet pas une étude fine des mobilités intra et intercommunales, car en l’espace de cinq ans les individus peuvent aisément se déplacer plusieurs fois, voire quitter et revenir au même endroit sans donc que le recensement en fasse état. Ensuite ces listes nominatives quinquennales n’indiquent pas les raisons et les éventuelles destinations de ceux qui s’en vont. En utilisant des tables de mortalité et en déduisant le nombre probable de décès, on peut estimer le taux de mobilité de la population de cinq en cinq ans (Pinol, 1991). Au prix d’un long travail de recoupement dans l’état civil on peut même distinguer nominativement ceux qui sont absents d’un recensement à l’autre parce qu’ils sont morts de ceux qui ont migré. Mais, même dans ce cas, on ignore toujours leur destination. En fait, les recensements quinquennaux permettent seulement de mesurer le taux d’immigrants dans une commune. C’est en grande partie par cette approche qu’a pu être identifié le phénomène d’exode rural au xixe siècle, les recensements quinquennaux révélant de plus en plus de migrants issus des campagnes ou de petits bourgs parmi les habitants des villes.
Dans ces conditions, notre perception spatiale des migrations dans la France du xixe siècle est en quelque sorte amputée de moitié. Si on mesure correctement d’où viennent les gens, il est plus difficile de dire précisément où ils vont. Cela n’est pas sans conséquence sur notre compréhension des phénomènes migratoires, comme l’a bien souligné Paul-André Rosental (1999). Celui-ci a mis en évidence le rôle des méthodes statistiques dans l’émergence de la notion d’exode rural. Selon lui, les historiens, en utilisant abondamment la Statistique Générale de la France (SGF) (Le Mée, 1999), ont construit en quelque sorte l’exode rural en focalisant exagérément l’attention sur les migrations à destination des villes. En effet, la SGF fournissant des données au niveau cantonal, la migration en ville y semble prépondérante, celle vers les villages insignifiante. Pourtant, en additionnant ces poussières de migrations vers les villages, Rosental montre qu’en fait il a existé tout au long du xixe siècle un large mouvement migratoire interne aux campagnes. En ce sens, les migrations internes de la seconde moitié du xixe siècle ne sont pas un phénomène nouveau, on assiste seulement à une réorientation des flux des campagnes vers les villes.
Lorsque les historiens de la France du xixe siècle tentent de décrire et d’analyser les migrations depuis leur point de départ et non leur point d’arrivée ils butent donc sur un problème de source difficilement surmontable à partir des recensements et de la SGF et en l’absence de tout registre de population communal. Les pis-aller sont peu nombreux. L’utilisation de listes électorales bien tenues, qui parfois indiquent systématiquement la destination des citoyens rayés des listes d’une année sur l’autre constitue une solution (Pinol, 1991). Mais on devine immédiatement les limites de la source pour la France du xixe siècle : elle ne concerne que les hommes durant tout le siècle, et même une minorité d’entre eux seulement avant l’établissement définitif du suffrage universel masculin en 1848.
En outre, ce type d’approche, qui s’appuie pour l’essentiel sur un traitement statistique de données agrégées, peine à rendre compte de la complexité des comportements individuels et à tenir compte de l’environnement proche, et notamment du contexte familial et de l’insertion des individus dans des réseaux de relations favorisant ou non la migration. Les enquêtes effectuées par Rosental (1999) ou encore Bourdieu et collab. (2000) en s’appuyant sur les données généalogiques et patrimoniales de l’enquête TRA, ou encore celles de Farcy (2003) ou de Kesztenbaum (2008b) à partir des registres matricules[3], parviennent à prendre en compte la complexité individuelle des processus migratoires, mais dans une perspective différente de la nôtre. Ces auteurs s’attachent en effet à suivre les mouvements d’individus préalablement sélectionnés en différents lieux, mais la voie, plus traditionnelle, qui consiste à analyser la migration à partir d’un lieu donné a été délaissée. C’est ce chemin que nous souhaiterions ici à nouveau emprunter.
Mais, quelle que soit la perspective adoptée, ces travaux récents ont bien mis en évidence la nécessité de ne pas analyser les migrations uniquement à travers le prisme des phénomènes macro, en l’occurrence pour la France du xixe siècle les forts mouvements conjoints d’industrialisation et d’urbanisation, mais de prendre également en compte la configuration familiale dans laquelle ces individus évoluent (Oris, 2002 : 33) et, ainsi, de mettre en perspective le devenir des migrants, au-delà de la simple indication de leur départ ou de leur arrivée dans une commune donnée. Plus largement, les débats méthodologiques autour de la migration ont insisté ces dernières années sur la « nécessité d’intégrer simultanément les diverses échelles » (Courgeau et Lelièvre, 2003 : 164) et de combiner approche individuelle et approche agrégée des déterminants de la migration. Dans une analyse de la migration à partir d’un lieu donné, concilier ces deux approches n’est pas simple car ce type d’analyse conduit généralement à privilégier les paramètres exogènes liés notamment à un contexte économique général et aux grandes mutations démographiques plutôt que les déterminants individuels. Voilà sans doute pourquoi c’est dans l’étude des parcours de vie des migrants, et non dans l’analyse de la migration à partir d’un espace donné, que cette intégration simultanée des approches a été la plus aboutie (Bourdieu et collab. 2000).
Dans cet article, je propose donc de montrer comment il est possible dans une analyse de la migration à partir d’un lieu donné de mieux intégrer les déterminants individuels et familiaux[4] à l’explication de ce phénomène grâce à l’utilisation d’une source bien connue des historiens de la fortune mais finalement peu utilisée dans cette perspective[5] : le registre des mutations par décès. Ce document indique, à la suite de la déclaration d’un des héritiers, la valeur et le contenu de la succession de tous les défunts ainsi que la liste complète de leurs héritiers. Dans un premier temps, je présenterai la source, ses conditions de création et ses caractéristiques principales, ses qualités et ses limites pour l’analyse des migrations, ainsi que le terrain d’enquête. Puis je proposerai une mesure de l’évolution de la mobilité[6] des Bretons du canton de Plélan-le-Grand en Ille-et-Vilaine, et tenterai enfin d’en expliquer certains des ressorts à partir des éléments contenus dans ces registres, notamment les informations relatives à la situation familiale des individus. En comparant les lieux de résidence observés au décès des individus et ceux de leurs héritiers, nous sommes en effet en mesure d’étudier la mobilité des enfants non seulement par rapport à leurs parents, mais également par rapport à leurs frères et soeurs, une double information rarement accessible au sein d’une même source.
Une source précieuse : le registre des mutations par décès
Au xixe siècle, l’État parvient enfin à imposer l’enregistrement de tous les types de successions, qu’elles soient directes ou indirectes, qu’elles concernent des biens mobiliers ou immobiliers, et ce, quelle que soit l’importance de la succession, et à les consigner dans le Registre des mutations par décès (RMD).
C’est la loi du 22 frimaire an VII qui régit ce type de transferts de propriété. Elle pose pour principe que tout transfert de propriété doit être soumis à une contribution[7]. Pour ce faire, l’État concentre dans les mains de la Régie de l’Enregistrement tous les pouvoirs détenus anciennement par les fermiers de l’impôt. Afin de s’assurer qu’aucune succession, même minime, n’échappe à la contribution, l’article 55 de la loi du 22 frimaire oblige les maires à déclarer chaque trimestre les décès survenus dans leur commune. Les héritiers, quant à eux, ont six mois pour déclarer la succession de leur parent défunt. Pour les biens immeubles, la déclaration doit être effectuée au bureau de canton où les biens sont situés, pour les rentes et les valeurs mobilières la déclaration se fait au bureau du domicile du défunt.
Cette soumission à contribution des successions directes à partir de l’an VII constitue un changement profond, mais celui-ci ne suscite pas de véritables résistances dans la mesure où l’imposition est faible. Les successions en ligne directe sont en effet imposées à hauteur de 0,25 % pour les biens meubles et 1 % pour les biens immeubles. De plus, si la loi prévoyait que la forme de la déclaration devait être détaillée et accompagnée d’un état estimatif établi par un officier ministériel, l’article 27 de la loi du 22 frimaire admet, pour les successions modestes, une simple déclaration orale des héritiers attestée par le receveur afin de leur éviter les frais des services d’un notaire.
Ces dispositions législatives et les facilités qu’elles offrent aux héritiers ont donc été de nature à freiner les tentations d’échapper à l’enregistrement des successions. Pour limiter la non-déclaration, la Régie de l’Enregistrement établit des tables de successions et absences où les défunts sont classés par ordre semi-alphabétique. Ces tables reprennent de façon succincte les registres des mutations par décès. Elles nous permettent de repérer rapidement un individu dans ces registres. Elles signalent aussi les successions qui paraissent litigieuses par un renvoi au « sommier douteux », qui répertorie toutes les estimations de succession qui doivent faire l’objet d’une vérification de la part de l’Administration.
Les registres des mutations par décès offrent un état résumé mais exhaustif de la succession de chaque défunt. Chaque acte est numéroté et daté. Il se compose du texte détaillant la succession accompagné, dans la marge de droite, d’un tableau pré-imprimé destiné à indiquer pour chaque bien la somme prélevée au titre de l’impôt. Chaque acte débute de manière systématique par la formule suivante « Est (sont) comparu(s) » untel en son nom et/ou au nom de tel ou tel qui a des droits sur la succession d’une personne décédée. L’employé indique généralement le lien familial qui lie le défunt, la personne qui comparaît — fréquemment son conjoint — et ses héritiers. Le registre détaille ensuite le contenu de la succession en distinguant les biens mobiliers d’une part des biens immobiliers d’autre part mais aussi la liste des héritiers en indiquant systématiquement le lien de parenté, leur lieu de résidence et souvent leur profession.
Cette source a donc un double avantage pour l’étude des migrations : elle existe de manière systématique au xixe siècle pour toutes les communes, sauf aléas de conservation. La source permet également d’échapper à un autre reproche qui est fait aux études traditionnelles de la migration dans un espace donné : l’étude d’individus considérés de manière agrégée sans tenir compte de leur environnement familial. Le RMD fournit beaucoup d’informations sur la famille des migrants et ainsi permet de concilier une approche des déterminants socioéconomiques de la migration et de ses déterminants individuels.
La source n’est cependant pas idéale. Elle présente quelques caractéristiques susceptibles de biaiser notre perception des migrations. En premier lieu, et il faut y insister, contrairement à un recensement, le RMD permet d’étudier la migration des enfants par rapport à la résidence de leurs parents au moment du décès de ces derniers, et non pas la mobilité géographique d’un individu à deux moments donnés. Cela implique deux biais. D’une part, il est toujours possible que nous déduisions de la source la migration des enfants quand, en réalité, elle traduit celle des parents. C’est le cas lorsque le parent décédé n’a pas la même commune de résidence que ses enfants parce qu’il a quitté la commune où ses enfants sont restés. Il n’existe pas de garantie absolue de ne jamais rencontrer ce type de configuration. C’est pourquoi le choix de l’échantillon est primordial. En travaillant sur un espace rural dominé par une population d’agriculteurs propriétaires, les individus qui meurent dans l’espace étudié ont des liens plus étroits avec le territoire, attestés par la possession de terres cultivées et souvent d’une maison et sont rarement « de passage » dans ce terroir. D’autre part, dans le RMD, la migration des individus est toujours observée au moment du décès d’un de leurs parents. Or on peut supposer que la propension à migrer est corrélée à l’âge des individus qui lui-même découle de l’âge de leur parent. Des individus mineurs héritiers du fait de la mort prématurée de leur père ont moins de chance d’avoir migré que des enfants qui héritent de parents très âgés. Or le RMD n’indique jamais l’âge des enfants héritiers. C’est un biais important de la source mais il est partiellement contrôlable en conservant à l’esprit l’effet de l’âge du défunt sur celui de ses enfants et sur la possibilité même pour ceux-là de migrer.
Enfin, les registres des mutations par décès enregistrent généralement souvent mal les successions nulles, mais cela dépend beaucoup des pratiques de chaque bureau d’enregistrement. Sans enjeu d’un point de vue fiscal, les employés de l’Administration rechignent à porter sur le registre des individus sans patrimoine. Le risque est donc de laisser de côté à l’écart de l’étude toute une population sans succession. La confrontation avec une autre source pour notre région, les Tables des successions et absences[8] qui, elles, prennent en compte tous les défunts, montre en fait que ces cas sont peu fréquents — quelques dizaines — si l’on exclut les défunts mineurs sans patrimoine, mais également sans enfant. Ce n’est pas surprenant dans notre région, dominée par une petite propriété favorisée par un système de partage égalitaire des successions : rares sont les adultes qui n’y possèdent pas un lopin de terre ou quelque objet mobilier. Il n’en reste pas moins que la source surestime la part des héritiers dans la population et, à ce titre, la part de ceux qui ont, peut-être, une raison d’être davantage sédentaires que les autres.
Nous avons en effet effectué un sondage dans les RMD du canton de Plélan-le-Grand (voir carte en annexe C), soit 8 communes situées en Ille-et-Vilaine, à trois moments différents : 1836, 1856 et 1876. Ces trois années correspondent à des années de recensements quinquennaux. Cela a permis à la fois d’avoir une photographie de la société dans laquelle évoluaient les individus au moment de leur décès et, à la marge, de récupérer certaines informations comme l’âge des défunts, la rigueur des employés chargés des RMD étant parfois moindre sur ce point. 1836 est l’année des premiers recensements conservés dans le canton. L’intervalle de vingt années nous a paru suffisant pour observer des inflexions dans les pratiques migratoires car il implique un quasi changement de génération sans que toutefois les grandes caractéristiques démographiques de la région soient encore radicalement transformées au point d’invalider partiellement nos comparaisons.
En ce qui concerne la fécondité et la mortalité, nous ne disposons pas d’informations au niveau cantonal mais seulement départemental. En Ille-et-Vilaine, la fécondité reste élevée et stable tout au long de notre période. Après un léger recul dans les deux premières décennies du xixe siècle, la fécondité se maintient et oscille entre 0,310 et 0,360 selon l’indice de Coale[9] (d’après les reconstructions rétrospectives de N. Bonneuil effectuées à partir des statistiques générales) et ne passe sous la barre des 0,300 qu’après 1891. Quant à la mortalité, les statistiques d’espérance de vie à la naissance ne font pas apparaître d’évolutions nettes au cours du xixe siècle. Elle se situe entre 35 et 40 ans du début du xixe siècle aux années 1870. C’est seulement après 1896 qu’un progrès sensible se manifeste puisque l’espérance de vie à la naissance dépasse définitivement les 42-43 ans (Bonneuil, 1997 : 191-193). L’espérance de vie varie donc, mais de manière trop faible et contradictoire pour qu’on puisse en percevoir les effets sur nos sondages dans les RMD. Au total, la région de Plélan, à l’image d’une grande partie de la Bretagne — région qui conserve des caractéristiques démographiques traditionnelles au regard des évolutions de la France en général et, par exemple, de la Normandie voisine — offre une certaine stabilité des principaux indicateurs démographiques durant la période 1836-1876 qui facilite la comparaison entre les trois sondages effectués dans les RMD.
Sur le plan économique, la région au milieu du xixe siècle est encore très largement rurale. Bien qu’appartenant à l’Ille-et-Vilaine, département breton[10] le plus ouvert aux évolutions économiques du siècle avec la Loire inférieure (Bourrigaud, 1993), le canton se situe à son extrémité ouest, à la limite du Morbihan (voir carte en annexe C) ; il ne dispose d’aucune activité industrielle remarquable en dehors des anciennes forges de Paimpont ; il est suffisamment éloigné des villes susceptibles de l’intégrer à leur aire d’influence immédiate, Rennes étant à plus de 35 kilomètres. Il s’agit donc d’une région dont les structures économiques reposent encore très largement sur l’agriculture et sur une large diffusion de la propriété parmi les paysans. Les forges dont l’existence remonte à la fin du xviie siècle, faute de développement nouveau et d’une modernisation, restent une source d’activité très secondaire, qui commence à décliner au milieu du xixe siècle[11]. Dans ces conditions, la question de la migration vers des espaces économiques plus attrayants se pose à Plélan avec toute son acuité, dans la mesure où le marché du travail local ne fournit pas aux enfants de paysans d’expédient suffisant à l’activité agricole. L’activité agricole reste dominante et la région est relativement enclavée par la forêt et surtout l’absence de liaison ferroviaire, la construction de la ligne de chemin de fer vers Rennes débutant seulement quelques années après la fin de notre période d’observation.
Notre utilisation des RMD a donc des dimensions bien modestes en comparaison de celle qui en est faite dans le cadre du volet patrimonial de la grande enquête des 3000 familles TRA initiée par J. Dupâquier (Bourdieu et collab., 2004, Arrondel et Grange, 2004). Mais si les travaux de Bourdieu et collab. (2000) et plus récemment ceux de Kesztenbaum (2008a) utilisent cette source pour étudier la migration, ils le font dans une perspective différente de la nôtre, puisqu’ils s’attachent au suivi des individus. Notre enquête sur le canton de Plélan repose sur le dépouillement de trois années seulement, mais elle permet de renouer avec une approche plus spatialisée du phénomène migratoire, puisqu’elle porte sur un territoire bien délimité et une population d’origine exclusivement rurale et passe part l’étude de la migration d’un espace donné.
Nous n’avons retenu que les successions directes de parents à enfants, enregistrées en 1836, 1856 et 1876, qui peuvent nous renseigner sur la migration des individus par rapport au lieu de résidence observé de leur parent au décès, et nous avons donc exclu toutes les successions collatérales (soit 4 successions sur 10, celles des mineurs, des célibataires et des individus mariés morts sans descendance) qui en soit pourraient être intéressantes pour mesurer la dispersion des fratries dans l’espace au moment du décès d’un de ses membres par exemple. L’effectif est relativement modeste, car les dépouillements restent longs, une même déclaration pouvant en effet s’étendre sur plusieurs pages de ces grands registres. Il est cependant suffisant pour montrer l’intérêt de la démarche. Pour l’ensemble des échantillons, nous pouvons étudier la migration de près de 1 500 individus par rapport à la résidence de leurs parents observée au décès, soit pour 1836, 509 individus, pour 1856, 491 individus et pour 1876, 450 individus.
L’échantillon est composé presque exclusivement de ruraux et principalement de paysans propriétaires. Deux tiers des défunts sont en effet des cultivateurs, comme sans doute la plupart des autres défunts pour lesquels la profession n’est pas indiquée. Les autres appartiennent surtout au monde des artisans ruraux. La bourgeoisie et le monde urbain sont absents de la région, donc de la source, mais les exclus de la source sont rares. Si on ne tient pas compte des mineurs, le nombre d’individus indigents au point de ne posséder aucun bien est faible dans cet espace : la quasi-totalité des adultes défunts enregistrés dans les tables de successions sont également présents dans les RMD. L’échantillon offre donc un socle relativement satisfaisant pour étudier la migration d’une population principalement rurale et agricole.
La mesure de la mobilité des bretons au XIXe siècle
La mesure de la mobilité, qui rappelons-le ici désigne une migration intercommunale impliquant un changement de résidence, reste une opération délicate en l’absence de registre de population. Le RMD n’est pas exempt de critiques de ce point de vue car il donne à mesurer un type précis de mobilité : celle des enfants par rapport à la résidence de leurs parents au moment du décès d’un des deux parents. Cela signifie que nous échappent les mobilités des individus qui migrent après le décès des parents et qu’évidemment l’âge au décès n’est pas sans incidence sur la mobilité des enfants qui, s’ils sont encore mineurs à ce moment-là, ont de plus faibles chances d’avoir bougé. Ainsi, pour les individus dont le parent meurt avant 50 ans, les taux de sédentarité pour les trois périodes sont plus de dix points supérieurs à ceux des héritiers des défunts de plus de 50 ans (voir tableau de l’annexe A). La mobilité, sans être marginale, et bien que sous-estimée par la source pour les raisons évoquées au paragraphe précédent, est un comportement encore largement minoritaire au xixe siècle. Toutefois, des évolutions très nettes sont perceptibles (tableau 1). La mobilité augmente constamment dans notre population d’étude puisque le nombre d’individus vivant dans la même commune que leurs parents au moment du décès de l’un d’entre eux passe de plus de 85 % en 1836 à près de 77 % en 1856 pour baisser à 71 % en 1876. Cette diminution de la sédentarité se fait au profit de toutes les formes de mobilité, qu’il s’agisse de déplacements courts dans des communes du même canton de Plélan ou vers d’autres cantons limitrophes[12], ou de déplacements de plus grande distance vers d’autres départements[13] et surtout vers Rennes[14] ou Paris.
Les mobilités de courte distance (dans le même canton ou dans des cantons limitrophes) concernent 9,4 % de l’échantillon en 1836 et 12,7 % en 1876, tandis que les déplacements de longue distance (vers d’autres départements, vers Rennes, Paris et l’étranger) rassemblent 2,6 % des individus seulement en 1836 contre 11,8 % en 1876. L’augmentation de la mobilité s’accompagne donc d’une réorientation des déplacements principalement en faveur de destinations lointaines et urbaines, phénomène à mettre en relation avec le développement économique et industriel de la France du xixe siècle, en particulier dans sa seconde moitié.
Cette mobilité accrue affecte les hommes comme les femmes (Moch, 2003 : 121-122) mais à un rythme différent et selon des modalités propres à chaque groupe (tableaux 2 et 3). En 1836, les femmes sont moins concernées par la mobilité que les hommes (87,9 % de sédentaires parmi les femmes contre 83,5 % pour les hommes ; test du chi 2 : 0,0148). Cette différence s’accroît encore en 1856 : les hommes sont alors de moins en moins sédentaires (73,3 % de sédentaires) quand les femmes le restent à un niveau très élevé proche de celui de 1836 (82,7 %). En revanche, en 1876, les femmes ont largement accru leur mobilité et affichent une sédentarité du même ordre que celle des hommes (71,1 et 71,6 %). La migration féminine joue donc un rôle majeur dans le développement de la mobilité de la population du canton de Plélan entre 1856 et 1876. La mobilité des femmes est non seulement plus tardive, mais elle a également des formes tout à fait spécifiques. La migration de courte distance féminine augmente finalement assez peu, passant de 8 à 13,5 % entre 1836 et 1876, alors que la migration de longue distance devient beaucoup plus importante (passant de 0,4 % à 13,6 %) tandis que chez les hommes la migration de courte distance (passant de 8 à 13,5 %) et la migration de longue distance (passant de 4,6 à 9,9 %) s’équilibrent mieux, même si la seconde se développe davantage. Quel que soit le sexe, la force d’attraction des villes est manifeste dans la dernière période. Mais pour les femmes, le marché de la domesticité offre un débouché particulièrement favorable à leur migration rennaise ou parisienne.
Le registre des mutations par décès permet donc d’obtenir un indicateur de mobilité spécifique (la mobilité des enfants observée au décès d’un parent) mais fiable, car il permet la comparaison dans le temps mais également dans l’espace puisque l’administration use des mêmes procédures sur l’ensemble du territoire. Il permet également d’étudier les destinations de ces individus mobiles par rapport à la génération précédente, ce qui est en soi un élément tout à fait intéressant car les listes nominatives du xixe siècle disponibles pour la France permettent seulement d’étudier l’immigration dans une commune[15] et non l’émigration, qui elle est toujours « perdue » dans ce type de source.
En revanche, une analyse de la mobilité des individus par professions est impossible à mener. Si les défunts de Plélan sont sans surprise surtout des cultivateurs, les professions de leurs enfants (migrants ou non) ne sont pas indiquées de manière systématique dans les registres.
Mobilité des ruraux et configuration familiale
La mobilité, certes, est en partie conditionnée par un certain nombre de facteurs exogènes au premier rang desquels se trouvent l’industrialisation et l’urbanisation. Pourtant, ces paramètres ne sauraient rendre compte des comportements migratoires dans leur totalité, et notamment du rôle de la famille dans ces processus. Le RMD permet d’observer et d’analyser de manière quantitative un certain nombre de paramètres liés à la configuration familiale dans laquelle évoluent les migrants et les sédentaires. Nous en étudierons ici trois : la démographie différenciée des familles, le rôle de la fortune familiale et enfin le rôle de la fratrie sur le comportement migratoire de ses membres.
Le RMD fournit une approximation de la descendance finale des défunts puisqu’il indique l’ensemble des héritiers, directs ou par représentation, vivants au moment du décès. S’agissant majoritairement d’adultes et même de personnes âgées, le registre donne une idée assez précise des conditions dans lesquelles les enfants des défunts ont dû organiser leur propre reproduction sociale. En tous les cas, le RMD offre une mesure de la descendance des défunts totalement débarrassée de la mortalité infantile et très largement de la mortalité juvénile. Il est ainsi possible de mettre en relation la mobilité ou la sédentarité des individus avec la taille de la fratrie à laquelle ils appartiennent effectivement. Les données restent comparables d’une période à l’autre dans la mesure où la taille des fratries évolue peu, passant d’une moyenne de 3,8 personnes en 1836 à 3,9 en 1856, pour revenir à 3,8 en 1876. Le tableau 4 met en évidence un accroissement de la part des migrants en fonction du nombre de frères et soeurs[16]. Ceux qui ont deux frères et soeurs au plus sont toujours sédentaires à plus de 82 % (et jusqu’à 89 %), quelle que soit la période considérée. À l’inverse, appartenir à une très grosse fratrie (plus de 6 frères et soeurs) semble inciter davantage à la mobilité aux trois périodes (les taux de sédentarité oscillent entre 72 % et 79 %), même si parfois l’interprétation est rendue délicate par un effet de « cluster » prononcé pour ces grosses fratries. Le tableau 4, comme les précédents d’ailleurs, étant construit sur la base d’individus et non de fratries, cela conduit à répéter les caractéristiques d’une même famille autant de fois qu’il y a de membres de cette famille. Ce sont surtout les fratries de taille intermédiaire (4 à 6 membres) qui connaissent l’évolution la plus marquée autour de la période avec un net développement de la mobilité passant de 12,5 % en 1836 à 24,9 % en 1856 et 31,3 % en 1876. La taille de la fratrie est donc un facteur important pour comprendre la mobilité des individus, facteur à mettre en relation avec les conditions de reproduction sociale et familiale dans une société rurale relativement pauvre et offrant peu de ressources sur place en dehors du travail de la terre. Rappelons que cette partie de la Bretagne est soumise au partage égalitaire des successions dès avant la mise en place du Code civil. Toutefois, la relation entre taille de la fratrie et migration n’est pas mécanique. Il faut également que les conditions économiques exogènes soient favorables : en l’occurrence, en 1836, l’industrialisation et l’urbanisation de la France sont encore trop modestes pour constituer de puissants mécanismes d’attraction pour ces Bretons. D’autre part, les très grandes fratries sont moins concernées que les fratries de taille intermédiaire par la migration. Cette situation n’est pas aisée à expliquer, on peut toutefois émettre l’hypothèse qu’une très grande descendance peut être en partie un frein à la migration par l’appauvrissement général de la famille que cette situation peut engendrer. Car la migration même, pour échapper à une impossible reproduction sociale sur place, exige des ressources pour financer un voyage ou une formation professionnelle (un apprentissage) visant à sortir du monde agricole, objectifs peut-être plus souvent hors de portée de parents qui ont la charge d’une très nombreuse descendance.
Cette remarque nous conduit naturellement à envisager un deuxième aspect de la relation entre famille et mobilité : le niveau de fortune de la famille du migrant. Le RMD fournit là aussi une série d’informations précieuses, même si elles ne sont pas toujours faciles à interpréter.
En observant la mobilité ou la sédentarité des individus en fonction des valeurs moyennes et des valeurs médianes des successions de leurs parents (annexe B), nous aboutissons à des résultats peu concluants. En tous les cas, il n’y a pas de corrélation évidente entre les deux éléments, ni positive ni négative. Si l’on observe la distribution des individus migrants ou non en fonction du montant de la succession des parents (tableau 5), il n’y a pas non plus de différences remarquables. Les migrants semblent se recruter à tous les niveaux de l’échelle des fortunes et se distribuer d’une manière très semblable à celle des individus qui n’ont pas quitté pas le village de leurs parents. Cette similitude est-elle le reflet d’une réalité sociale ou un effet de source ? Nous utilisons ici un indicateur simple, la valeur estimée de la succession au jour du décès, mais nous savons aussi que le patrimoine d’un même individu peut varier considérablement au cours du temps en fonction du cycle de vie (du sien comme de celui de son exploitation pour un cultivateur)[17]. Les successions enregistrées peuvent également ne donner à voir qu’une partie du patrimoine transmis lorsque des donations ont anticipé la transmission intergénérationnelle. Beaucoup d’éléments peuvent ainsi nuire à l’analyse comparée des comportements migratoires et des fortunes.
Même en tenant compte de la taille de la fratrie (tableau 6), le lien entre ces deux éléments n’est pas établi. Dans le tableau 6, en effet, nous ne prenons pas en compte le montant total de la succession du parent décédé de l’individu mobile ou sédentaire mais seulement le montant de la part d’héritage qui lui revient dans le cadre d’un partage égalitaire — part qui dépend étroitement de son nombre de frères et soeurs. Ni les valeurs moyennes, ni les valeurs médianes, ni les distributions par tranche de ces parts de succession[18] n’indiquent de lien clair entre fortune et mobilité. Toutefois, les effectifs et la variabilité des patrimoines au cours de la vie empêchent de conclure définitivement sur ce point. Il faudrait ici pouvoir entrer plus en détail dans la vie patrimoniale de chaque famille.
Un troisième élément de nature familiale, établi à partir des informations contenues dans les RMD, permet de mieux comprendre les ressorts de la mobilité de ces paysans bretons : le rôle de la fratrie dans la migration des individus observés. Dans quelle mesure la migration est-elle un processus commun à toute la fratrie ? S’apparente-t-elle plutôt à un comportement individuel ? Les migrants sont-ils des personnes isolées dans leur propre famille, en ce sens que leur comportement trancherait avec l’attitude de leurs frères et soeurs sédentaires, ou bien ne sont-ils le plus souvent que des migrants parmi d’autres au sein de leur propre famille ? La mobilité est-elle un projet individuel ou bien traduit-elle un effet d’entraînement au sein de la famille, particulièrement au sein de la fratrie ? Pour tenter de répondre au moins partiellement à ces questions nous avons observé le comportement des fratries (d’au moins deux personnes) en distinguant trois types de situation (tableau 7) : d’une part les fratries intégralement sédentaires dont tous les membres vivent dans la commune où le décès de leur parent a été observé, d’autre part les fratries dont tous les membres habitent hors de la commune de décès de leur parent, et enfin des situations intermédiaires, celles des fratries au destin migratoire composite. Le tableau 7, à la différence des précédents, n’est pas construit à partir des individus mais des fratries, afin de tenir compte de leur taille. La sédentarité absolue ou pas de la fratrie dépend en effet aussi largement du nombre de ses membres, ou du moins peut-on supposer que ces deux variables ne sont pas indépendantes. Dans l’idéal il serait nécessaire d’affiner en tenant compte de la composition par sexe des fratries mais cela impliquerait une base documentaire plus vaste pour parvenir à des résultats intéressants.
À la lecture du tableau 7, il apparaît que le comportement migratoire des fratries est d’abord à mettre en relation avec leur taille. Plus les fratries sont petites, plus elles sont enclines à la sédentarité. Très logiquement on peut supposer notamment sur le plan des héritages que la reproduction sociale et familiale sur place est facilitée par cette faible concurrence entre frères et soeurs. On observe toutefois un palier qui différencie assez nettement le comportement de fratries de 2 ou 3 personnes des plus grosses de 4 personnes et plus. Celles-ci sont nettement moins sédentaires et se caractérisent par des situations mixtes plus fréquentes où certains restent et d’autres partent. En revanche, de manière sans doute moins attendue, si les fratries totalement mobiles sont peu fréquentes, elles ne sont pas le fait uniquement des petites fratries. De grandes fratries de 4 ou 5 personnes sont elles aussi concernées par des mobilités du groupe dans sa totalité.
Quand on descend au niveau de chaque fratrie dans le fichier nominatif, on s’aperçoit que les fratries dont un ou plusieurs membres, voire tous les membres, migrent ont tendance à se diriger vers les mêmes destinations, ce qui ne peut résulter du hasard. Ces migrations vers les mêmes destinations concernent non seulement les fratries qui vont à Rennes ou Paris mais également des fratries qui se dirigent vers des destinations moins évidentes à priori. Ainsi, six des huit enfants de Jean Berthelot (décédé en 1876) qui ont migré se dirigent pour moitié (deux filles et un garçon) vers Chavagne dans un canton voisin pour prendre des emplois de domestiques, tandis que les trois autres s’installent à Rennes comme aubergiste, domestique et religieuse. La migration, ainsi observée à une échelle fine, ne peut être considérée comme un acte isolé déterminé uniquement par des attributs individuels ; la configuration familiale devient alors un élément essentiel pour comprendre les attitudes individuelles, notamment dans le cas des trois frères et soeurs partis en domesticité à Chavagne. Dans le cas des enfants partis à Rennes, en revanche, la diversité des activités laisse entrevoir une place plus grande du choix individuel ou à tout le moins la possibilité d’une migration individuelle, car le choix de la carrière religieuse, par exemple, peut également être une décision en partie familiale.
Mais, pour aller plus loin dans la compréhension de ce qui, selon les situations, peut s’apparenter à un mécanisme d’entraînement entre frères et soeurs, ou ce qui pourrait aussi être envisagé comme une migration simultanée de plusieurs membres d’une même fratrie, il serait utile au moins de connaître le rang de naissance de chaque individu et la date de leur départ, ce que le RMD n’indique jamais. On peut cependant rechercher dans le village des parents défunts l’acte de naissance de chaque héritier pour reconstituer sommairement un segment de généalogie, si toutefois ils y sont nés. Mais, de ce point de vue les analyses de parcours de migrants à partir de généalogies (Bourdieu et collab. 2000) plutôt que l’étude de la migration depuis un espace donné sont sans doute une voie plus fructueuse. Remarquons enfin que la sédentarité absolue des fratries est un phénomène de plus en plus rare au cours du siècle puisqu’on passe de 74 % de fratries intégralement sédentaires en 1836 à 61-62 % dans les deux autres sondages (test du chi 2 : 0,0000). Encore ces chiffres sont-ils surévalués par la présence de fratrie de mineurs nécessairement moins mobiles que des fratries adultes. En ce sens, même immobiles, les individus sédentaires voient-ils au moins leur horizon mental s’élargir par la mobilité de leur parenté proche au fil du siècle.
Conclusion
Le traitement quantitatif des données contenues dans les RMD permet de dessiner partiellement les contours de la mobilité des ruraux du canton de Plélan au xixe siècle, de mettre en évidence le développement de cette pratique et de connaître les destinations privilégiées par ces migrants. En cela le RMD constitue une source précieuse pour un pays qui ne dispose pas de registre de population et qui offre peu d’autres sources mobilisables, même si elle donne à lire une expression particulière de la mobilité : celle des enfants par rapport à leurs parents et précisément à la résidence de ces derniers observée à leur décès. Dans le canton de Plélan, le pourcentage d’individus mobiles croît constamment durant la période. En outre, la migration à courte distance, de campagne à campagne, laisse de plus en plus place à une migration de longue distance qui entraîne un changement radical de mode vie, du rural à l’urbain, que ce soit à Rennes ou bien sûr à Paris. Enfin, les femmes, qui en 1836 sont plus sédentaires que les hommes, sont autant concernées que ces derniers par la migration en 1876. Leur départ vers Rennes et Paris, notamment dans les métiers de la domesticité, explique cette forte croissance de la migration féminine. En cela l’utilisation des RMD reflète les évolutions générales du xixe siècle, et notamment l’effet des transformations macroéconomiques (urbanisation et industrialisation) sur les comportements migratoires.
En revanche, le lien entre le niveau de fortune des parents défunts et la mobilité semble plus délicat à établir. Non qu’il n’existe pas mais la fortune peut avoir des effets contraires (une trop grande pauvreté peut être un obstacle à la mobilité et une grande fortune un frein ou un accélérateur de la mobilité) difficilement interprétables de manière assurée au regard du caractère composite des patrimoines (nature des biens, part du mobilier, etc.) que recouvrent leur valeur et de la grande variabilité des patrimoines agricoles au cours du cycle de vie.
La source permet également de mettre en évidence l’inscription fréquente de ces comportements individuels dans des configurations familiales favorables, ce qui présente un biais sur lequel il faut insister à nouveau. Plus les défunts sont âgés, plus leurs enfants sont grands et donc plus ces derniers ont de chance d’avoir déjà migré. De ce point de vue, la source gagnerait à être traitée autrement : non plus par sondage annuel, mais par sondage générationnel, en étudiant le destin des enfants de défunts issus de la même classe d’âge. Ce travail est plus compliqué à réaliser dans la mesure où les RMD indiquent rarement l’âge des défunts et oblige à le rechercher dans les actes de décès afin de sélectionner au préalable les successions intéressantes.
Toutefois, le RMD permet de mettre en évidence le poids de la démographie différenciée des familles dans les comportements migratoires des individus : les chances de migrer croissent avec la taille de la fratrie au cours de la période. En 1836, ce n’est pas encore le cas. On voit ici comment les facteurs s’entremêlent. Certes, en 1836, appartenir à une grande fratrie doit compliquer les conditions de reproduction sociale des individus, mais la migration n’offre pas encore de perspectives économiques suffisantes pour enclencher le mouvement, tandis qu’en 1856 et 1876, avec la mise en place du chemin de fer entre Rennes et Paris et l’urbanisation croissante, le lien entre taille de la fratrie et migration devient plus évident.
Il reste cependant délicat d’interpréter le rôle de la fratrie dans les comportements migratoires, faute de connaître les âges et les rangs de naissance et de déterminer ce qui relève d’un effet d’entraînement entre frères et soeurs ou d’une mobilité conjointe de la fratrie. Il demeure cependant clair que le développement de la mobilité des individus élargit l’horizon des ruraux au sein d’un nombre de plus en plus important de familles : seuls deux tiers des sédentaires appartiennent à des fratries totalement sédentaires en 1876, contre plus de 80 % encore en 1836.
Si les RMD ne sont pas la panacée pour mesurer la mobilité des ruraux au xixe siècle, en l’absence de véritable registre de population, ils offrent une richesse et un éventail de possibilités permettant de renouveler l’étude des migrations depuis un espace donné, grâce à la mesure statistique et la compréhension de la mobilité, et sans s’en tenir uniquement à la dimension macroéconomique du phénomène, puisque est prise en compte au moins en partie la complexité des processus familiaux conduisant à la migration. L’étude et la comparaison avec d’autres échantillons permettront d’affiner la chronologie et notre connaissance des modalités de la mobilité des Français au xixe siècle.
Parties annexes
Annexes
Annexe A
Annexe B
Annexe C
Notes
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[1]
La Belgique notamment. Voir Neven (2003).
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[2]
La mobilité intracommunale est en effet partiellement analysable, de manière relativement aisée, par la comparaison des lieux de résidence dans les recensements quinquennaux successifs du xixe siècle.
-
[3]
C’est pourquoi certains historiens ont cherché d’autres voies pour tenter de mesurer la mobilité des Français au xixe siècle. C’est le cas par exemple de J.-C. Farcy et A. Faure (2003), qui utilisent les registres matricules de la conscription militaire. Chaque Français a en effet l’obligation de faire enregistrer à la gendarmerie ses déménagements successifs en cas de mobilisation depuis ses 20 ans jusqu’à l’âge de 45 ans environ. Cette source est d’une grande richesse puisqu’elle permet une analyse quantitative des mobilités et un suivi longitudinal année après année de chaque conscrit pendant un quart de siècle. Mais elle souffre aussi de quelques inconvénients : la source n’existe que pour le denier tiers du xixe siècle et ne concerne que les hommes de 20 à 45 ans. Elle ne fournit aucune indication sur la mobilité des femmes. Elle ne permet cependant pas une analyse prenant en compte l’inscription des individus dans leur environnement familial et social proche.
-
[4]
Laurence Fontaine (1990) a bien montré, en s’appuyant sur l’exemple des sociétés de montagnes, que les modèles généraux du pull factor et du push factor mis au point pour les sociétés contemporaines peinaient à rendre compte des migrations dans les sociétés traditionnelles faute de prendre suffisamment en compte le rôle du groupe familial ou communal dans la décision individuelle de migrer.
-
[5]
A l’inverse, cette source est très utilisée dans des analyses de suivi des migrants notamment à l’aide de généalogies, comme c’est le cas dans le livre de Rosental (2000).
-
[6]
Dans cet article nous nous intéressons aux migrations intercommunales, quelle que soit la distance, à caractère durable et qui donc impliquent un changement de déclaration de résidence. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le terme plus générique de mobilité dans notre propos. La mobilité temporaire ou la mobilité intracommunale sont exclues de notre analyse parce qu’elles ne sont pas prises en compte dans la source utilisée.
-
[7]
La contribution s’applique à toute propriété immobilière ou mobilière à l’exception des rentes d’État. Sur ce point en particulier et sur la loi de l’an VII, voir Daumard, 1973, p. 4 et suivantes.
-
[8]
Arch. départementales d’Ille-et-Vilaine, 3Q27 347 à 354.
-
[9]
Overall Coale Index, dans Bonneuil, 1997, p. 198-204.
-
[10]
Bien entendu le cadre départemental n’est pas, en particulier au xixe siècle, nécessairement le plus pertinent pour délimiter des espaces économiques homogènes mais nous l’utilisons tout de même car les statistiques démographiques à notre disposition s’inscrivent dans ce cadre de référence.
-
[11]
Les Forges de Paimpont. Une activité industrielle du xviie au xixe siècle, publication de la fédération Carrefour de Trécélien, imprimerie de Chatenay, sans date.
-
[12]
Les cantons limitrophes appartiennent soit au département de l’Ille-et-Vilaine soit à celui du Morbihan.
-
[13]
À l’exception des déplacements dans les cantons limitrophes du Morbihan inclus dans la catégorie « canton » du tableau 1 et des suivants. Voir note précédente.
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[14]
Si Rennes appartient au même département que Plélan nous considérons qu’il s’agit d’un déplacement de grande distance car les deux cantons ne sont pas limitrophes et surtout parce que aller vivre à Rennes implique un changement radical du mode vie, soit l’abandon d’un mode de vie rural au profit d’un mode de vie urbain.
-
[15]
Ce n’est d’ailleurs pas la migration à proprement parler qui est enregistrée mais le lieu de naissance des individus recensés.
-
[16]
G. Béaur (2005) obtient des résultats qui vont dans le même sens pour la Normandie.
-
[17]
À ces incertitudes s’ajoute le risque de fraude. La valeur des biens peut être sous-estimée et il est difficile d’imaginer que les héritiers déclarent l’intégralité, voire l’existence de sommes détenues par le défunt en argent liquide. Sur ce point, les héritiers directs, proches parents, ont sans doute plus de facilités pour dissimuler une part de l’héritage. Mais on peut aussi penser que ce comportement vaut pour tout le monde et que ses effets s’annulent au moins partiellement.
-
[18]
Précisons bien que par cette comparaison nous recherchons un lien entre la fortune des parents et la migration des enfants et non un lien direct entre la part reçue en héritage et la migration, ce qui n’aurait pas de sens puisque la migration est intervenue avant l’héritage.
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