Résumés
Résumé
La question sur la langue maternelle dans le recensement canadien comporte une condition — la première langue apprise dans l’enfance doit être encore comprise — susceptible d’introduire un biais dans la mesure des transferts linguistiques. Il est impossible de mesurer directement l’importance de ce biais à partir des données de recensement, mais les données de l’Enquête sociale générale (ESG), où la question sur la langue maternelle est posée en deux volets, permettent d’étudier directement le phénomène de l’oubli de la langue maternelle. En regroupant les données provenant de quatre cycles de l’ESG, on constate que le phénomène est globalement marginal et qu’il n’affecte pratiquement pas les anglophones, ni les francophones du Québec et des régions limitrophes. Même si l’oubli de la langue maternelle est significatif chez certains sous-groupes de la population (les francophones vivant en milieu très minoritaire et les personnes de tierce langue maternelle nées au Canada), l’incidence de ces cas sur les calculs de transferts linguistiques reste faible.
Abstract
The question in the Canadian census on mother tongue includes a conditional definition, whereby the first language learned in childhood must be still understood, which is liable to bias the measurement of linguistic transfers. It is impossible to measure the scale of this bias directly using the census data, but the results of the General Social Survey, in which the question about mother tongue was posed in two sections, enable the phenomenon of forgetting the mother tongue to be studied directly. Bringing together the findings from four rounds of the GSS, the article shows that the phenomenon is globally marginal and that it barely affects either Anglophones or Francophones in Quebec and neighbouring regions. Although forgetting one’s mother tongue is significant among some population sub-groups (Francophones living in extreme minority settings, and persons of other mother tongues born in Canada), these cases have little impact on calculations of linguistic transfers.
Corps de l’article
Introduction
À chaque recensement, Statistique Canada pose un certain nombre de questions de nature linguistique à la population canadienne. En 2001 et en 2006, sept questions permettaient d’obtenir de l’information sur la langue maternelle, la connaissance des langues et l’usage des langues à la maison et au travail. Les informations recueillies permettent de dresser un profil linguistique de la population canadienne, en plus de mesurer la taille de l’effectif des communautés linguistiques et leur évolution. En croisant ces variables, il est possible d’étudier des phénomènes tels que la mobilité linguistique, ou encore de dériver de nouvelles variables comme la première langue officielle parlée. Les utilisateurs des données du recensement sont nombreux et les utilisations le sont tout autant. Dans ce contexte, produire des données précises qui répondent aux besoins variés des utilisateurs est un défi important.
Les analyses qui portent sur les transferts linguistiques[1], soit les changements de langue principale, constituent un cas intéressant de compromis difficile dans l’utilisation des données du recensement. Ces analyses reposent habituellement sur le concept de langue maternelle. Pour mesurer la langue maternelle, Statistique Canada utilise dans le recensement[2] un libellé qui comporte une condition : la première langue apprise doit être « encore comprise ». La justification et la pertinence de cette condition relèvent de considérations nombreuses[3], mais généralement étrangères à la mesure des transferts linguistiques. Dans ce dernier cas, la condition « encore comprise » est plutôt susceptible d’introduire un biais en excluant du calcul les personnes qui ont oublié leur langue maternelle, ce qui correspond à la frange la plus « profonde » du phénomène du transfert linguistique qu’on cherche à mesurer. Des analyses ont permis d’établir qu’il s’agit d’un phénomène globalement marginal (Lachapelle, 1987 et 1991), mais aucune analyse ne permet de chiffrer de façon précise dans quelle mesure cette condition introduit, pour certaines populations, une variation par rapport à une formulation qui ne la comprendrait pas.
C’est l’objectif du présent article de remédier à cette lacune en utilisant les données de quatre cycles de l’Enquête sociale générale (ESG). Dans cette enquête, la question sur la langue maternelle est posée en deux volets : on s’informe d’abord de la première langue parlée par le répondant dans son enfance, pour ensuite demander si cette langue est encore comprise. La récente harmonisation des 20 premiers cycles de l’ESG rend possible le regroupement (ou empilage) de bases de données. Il s’agit d’une opération délicate qui pose de nombreux défis méthodologiques et nécessite d’importantes précautions analytiques, mais sans laquelle cette analyse serait impossible. Le regroupement des cycles 17 à 20 de ESG, qui rassemblent des données récoltées de 2003 à 2006, permet de procéder à des analyses plus fines sur des groupes de population davantage susceptibles d’être affectés par le phénomène de l’oubli de la langue maternelle, en l’occurrence les francophones vivant à l’extérieur du Québec et les personnes de tierce langue maternelle (autre que le français ou l’anglais).
Les premières sections de l’article permettent d’abord de définir les concepts de transfert linguistique et d’oubli de la langue maternelle, de comprendre la justification du libellé actuel de la question dans le recensement, d’exposer certains résultats d’études antérieures et d’aborder les considérations méthodologiques liées à la présente analyse. Il s’agira ensuite de présenter les résultats de l’analyse et enfin de recalculer les taux de transferts linguistiques produits à partir des données des recensements de 2001 et de 2006 à la lumière des estimations de l’oubli de la langue maternelle pour ces populations.
Étude de la mobilité linguistique et mesure des transferts linguistiques
L’étude de la mobilité linguistique s’intéresse aux échanges entre les groupes linguistiques. Elle peut être appréhendée
d’une part, pour employer le langage de la statistique, comme une variable dépendante ou à expliquer, dont il s’agit de mesurer et de comprendre les variations, et, d’autre part, comme une variable indépendante ou explicative, susceptible de rendre compte d’une partie des mouvements de la composition linguistique.
Lachapelle et Henripin, 1980 : 122
Dans la première acception, la mobilité linguistique est définie comme une propension à effectuer un transfert linguistique, dont le taux est calculé comme « la proportion des personnes d’une langue maternelle donnée qui ont une langue différente pour langue d’usage » (Lachapelle et Henripin, 1980 : 122). Le transfert linguistique, plus spécifiquement, se définit de façon générale comme un changement de langue principale. Lachapelle (1986 : 125) précise qu’il s’agit d’un phénomène plutôt rare, raison pour laquelle il convient de le calculer en comparant la langue principale d’une personne à sa langue maternelle. Le transfert linguistique se définit donc comme « la tendance à parler plus souvent à la maison une langue qui diffère de la langue maternelle » (Marmen et Corbeil, 2004 : 111).
La mesure des transferts linguistiques ne constitue pas un indicateur de croissance ou de déclin des groupes linguistiques, mais peut être considérée comme un signe avant-coureur de tels changements au sens où la langue parlée le plus souvent à la maison est souvent celle qui est transmise aux enfants (Marmen et Corbeil, 2004 : 111). Lachapelle (1986 : 125) distingue toutefois un transfert linguistique partiel, où la personne parle parfois sa langue maternelle à la maison même si cette langue n’est pas celle qui est utilisée le plus souvent, d’un transfert linguistique complet où la personne ne parle plus du tout sa langue maternelle à la maison. Dans ce dernier cas, il peut résulter une perte de la capacité de parler ou comprendre la langue maternelle. Dans ces circonstances, la définition du concept de langue maternelle et la formulation de la question peuvent inclure ou exclure certaines personnes des statistiques sur les transferts linguistiques (Lachapelle, 1986 : 127).
La formulation actuelle de la question sur la langue maternelle dans le recensement pose problème en ce sens. Dans le recensement de 2006, elle était la suivante :
Quelle est la langue que cette personne a apprise en premier lieu à la maison dans son enfance et qu’elle comprend encore ?
Si cette personne ne comprend plus la première langue apprise, indiquez la seconde langue qu’elle a apprise.
Cette formulation peut sembler inadéquate pour le chercheur qui s’intéresse au phénomène de la mobilité linguistique parce qu’elle comprend une condition qui exclut du compte des transferts linguistiques les personnes qui ont changé de langue principale d’une façon si radicale que la première langue apprise n’est plus comprise. Lachapelle (1986 : 127) avait déjà identifié ce problème : « Le second volet de la définition provoque sans doute une sous-estimation de la mobilité linguistique chez les minorités, car les personnes qui ne comprennent plus la première langue qu’elles ont apprise manquent à l’appel et ne sont pas comptées parmi les transferts linguistiques ».
Cette lacune, soulignée par Castonguay (2005a : 485-486), relève du fait que la question sur la langue maternelle n’est pas spécifiquement conçue pour le calcul des transferts linguistiques. À l’instar des autres questions du recensement, la question sur la langue maternelle est formulée de façon à satisfaire une pluralité d’utilisateurs dont les besoins sont nombreux et variés. À ce titre, le calcul des transferts linguistiques peut même paraître plutôt marginal, ce qui ne dispense cependant pas d’avoir à considérer cette utilisation avec le plus de rigueur et de précision possible. Il importe de connaître dans quelle mesure les transferts linguistiques sont sous-estimés par les données du recensement, particulièrement en ce qui concerne certaines populations davantage susceptibles d’être affectées par le phénomène de l’oubli de la langue maternelle. Avant de ce faire, il convient toutefois de présenter quelques éléments d’information relatifs à la présence de cette condition.
Les statistiques linguistiques : utilisateurs et utilisations
Les statistiques linguistiques produites à partir des données de recensement font l’objet de nombreuses utilisations de la part de gouvernements provinciaux et fédéral, de chercheurs universitaires et de groupes ou associations de la société civile qui possèdent entre autres mandats la promotion des intérêts ou la défense des droits des communautés linguistiques. Entre autres exemples d’utilisateurs, mentionnons le gouvernement fédéral, l’Office québécois de la langue française (OQLF), l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML) et la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA). Le gouvernement fédéral, grâce notamment au Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, veille au respect des droits linguistiques des Canadiens en fonction de la Loi sur les langues officielles de 1969 (révisée en 1988) et la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 (Conseil du Trésor, 2007). L’OQLF est un important utilisateur de données de recensement à des fins de recherche, incluant la question des substitutions linguistiques (Castonguay, 2005b). L’ICRML « a pour mission de promouvoir la recherche et la compilation de données sur des questions essentielles pour les communautés minoritaires de langue officielle du Canada » (ICRML, 2009). La FCFA se décrit comme « le porte-parole principal des collectivités de langue française vivant dans neuf provinces et trois territoires » (FCFA, s.d.).
Dans chacun de ces cas, on a recours aux statistiques linguistiques produites par Statistique Canada, que ce soit pour la recherche, la défense de droits ou l’élaboration de politiques. L’utilisation des statistiques linguistiques a des incidences concrètes et importantes pour de nombreuses collectivités, particulièrement les autochtones, les immigrants et les francophones de l’extérieur du Québec concernés par la prestation de services dans différentes langues, notamment en matière de santé et d’éducation. Compte tenu des implications directes liées à l’utilisation des statistiques qu’il diffuse, Statistique Canada a une importante responsabilité quant à la qualité des données qu’il produit.
La principale justification du libellé actuel de la question sur la langue maternelle dans le recensement est la définition proposée dans la Charte canadienne des droits et libertés pour définir le droit à l’instruction dans la langue de la majorité. Les citoyens canadiens possédant ce droit, selon l’article 23 de la Charte, sont définis comme ceux « dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident » (Ministère de la Justice du Canada, s.d.). Cette définition de la langue maternelle a été reprise des travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le multiculturalisme (1963-1970), qui s’appuyait elle-même sur les données du recensement de 1961 (Lachapelle, 1991 : 10). L’origine de cette formulation, qui singularise le Canada sur la scène internationale (Lachapelle, 1991 : 9), se trouve donc dans les recensements antérieurs. Selon Lachapelle (1991 : 10) :
[l]’ajout de la condition encore comprise s’explique par les préoccupations des acteurs sociopolitiques et des spécialistes avant les années 1960. La principale variable culturelle jusqu’au recensement de 1961, ce n’était pas la langue maternelle mais l’origine ethnique (définie par la lignée paternelle). La langue maternelle permettait surtout d’évaluer l’assimilation linguistique. Il s’agissait donc de dénombrer adéquatement les personnes qui avaient comme langue maternelle une langue différente de celle de leur origine.
L’auteur précise que l’inclusion de cette définition « dans la Charte des droits et libertés (1982) […] l’a en quelque sorte constitutionnalisée » (Lachapelle, 1991 : 11). Statistique Canada a choisi de s’en tenir à la « définition traditionnelle » pour le recensement de 1991 (et les suivants) même si la nouvelle Loi sur les langues officielles de 1988 ne l’oblige pas à utiliser une définition particulière de la langue maternelle (Lachapelle, 1991 : 11).
Importance de l’oubli de la langue maternelle
Dans quelle mesure le libellé de la question sur la langue maternelle dans le recensement, et plus précisément la condition « encore comprise », sous-estime-t-il la première langue apprise ? L’oubli de la langue maternelle, définie comme l’incapacité de comprendre la première langue apprise dans l’enfance, ne peut être mesuré à partir des données du recensement[4]. C’est donc à partir des données de l’ESG, où la question sur la langue maternelle est posée en deux volets, qu’il est possible de mieux mesurer ce phénomène. Depuis le premier cycle de l’ESG en 1985, la question sur la langue maternelle est formulée ainsi :
1. Quelle est la première langue que vous avez parlée dans votre enfance ?
2. Comprenez-vous toujours cette langue ?
Cette formulation en deux volets permet dans un premier temps de connaître la première langue parlée (et non pas la première langue apprise[5]) par le répondant, puis ensuite de savoir s’il comprend toujours cette langue. De cette façon, il est possible de calculer un taux d’oubli de la langue maternelle pour chaque langue déclarée.
Lachapelle (1987, 1991) a produit deux analyses de l’oubli de la langue maternelle, l’une à partir des données du premier cycle de l’ESG (1985), l’autre à partir du second cycle (1986) qui comprenait un module linguistique. Selon l’auteur, « il semble que la condition encore comprise ait, en général, un effet négligeable sur les estimations de la composition par langue maternelle » (Lachapelle, 1991 : 10). À partir des données de 1985, Lachapelle (1987 : 4) constate que l’oubli de la langue maternelle anglaise est pratiquement inexistant, n’étant pas plus élevé au Québec (0,6 %) que dans les autres provinces (0,04 %)[6]. L’oubli de la langue maternelle française est tout aussi peu répandu au Québec (0,07 %), mais est plus élevé dans les autres provinces (3 %). Quant à l’oubli des tierces langues (4 % pour l’ensemble des provinces canadiennes), il ne diffère pas de celui du français à l’extérieur du Québec (Lachapelle, 1987 : 4).
L’auteur procède à une analyse un peu plus raffinée à partir des données du deuxième cycle de l’ESG (1986) grâce au module démolinguistique ajouté à l’enquête. Il produit deux estimations de l’oubli de la langue maternelle : une estimation minimale qui prend en compte ceux qui n’ont plus aucune compréhension de leur langue maternelle et une estimation maximale qui inclut tous ceux qui n’ont pas une bonne aptitude à la comprendre[7]. Encore une fois, l’oubli de la langue maternelle anglaise apparaît marginal dans toutes les provinces, de même que l’oubli du français au Québec. Dans les autres provinces, l’oubli de la langue maternelle française est de 1 % selon l’estimation minimale et de 5 % selon l’estimation maximale. Les observations concernant l’oubli des tierces langues maternelles dans l’ensemble des provinces sont identiques (Lachapelle, 1991 : 37). Selon Lachapelle (1991 : 37), concernant la langue maternelle française, « [l]a fréquence de l’oubli est évidemment en relation inverse avec la densité francophone du milieu ». En ce sens, si l’estimation minimale qu’il observe dans les régions qu’il qualifie de « foncièrement anglophones » (hors du Québec et des régions limitrophes de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick) est similaire (1 %), l’estimation maximale est quant à elle beaucoup plus élevée (10 %) (Lachapelle, 1991 : 39).
L’harmonisation des 20 premiers cycles de l’ESG propose de nouvelles possibilités d’analyse afin de produire des estimations plus précises, d’autant plus en considérant la possibilité de regrouper les cycles pour augmenter la taille de l’échantillon. Le regroupement de différents cycles est une opération délicate qui nécessite plusieurs précautions et justifications, d’ordre autant analytique que méthodologique, et ne peut pas être exécutée sans un certain nombre de vérifications préalables. Il convient donc, avant de procéder à l’analyse, de justifier le regroupement des cycles et de détailler les procédures méthodologiques qui ont permis de le réaliser.
Regroupement des cycles de l’Enquête sociale générale
L’intérêt d’un regroupement de plusieurs cycles d’une même enquête repose généralement sur la nécessité d’un élargissement de l’échantillon, qui rend possible une analyse plus fine de phénomènes rares pour lesquels les données sont peu nombreuses. Le principal problème est celui de la représentativité : de quelle population un échantillon regroupant des données produites en fonction de plans de sondages différents, et réalisés à différents moments, est-il représentatif ? En regroupant plusieurs cycles, l’échantillon représente la moyenne de la population de chacun des cycles sur la période considérée. Ainsi, sur le plan analytique, la question essentielle qui est soulevée relève de l’importance accordée à la temporalité : « [a]u moment de combiner deux cycles adjacents, il semble approprié de supposer que la population réelle de Canadiens adultes n’a pas beaucoup changé d’une année à l’autre » (Wendt, 2007 : 6). De plus, il importe de démontrer que le phénomène à l’étude (ici l’oubli de la langue maternelle) ne varie pas de façon importante au cours de la période observée.
Aux fins de la présente analyse, l’objectif est de constituer une base de données regroupant quatre cycles de l’ESG, soit le cycle 17 (2003), 18 (2004), 19 (2005) et 20 (2006)[8]. Pour vérifier que la population réelle a peu changé au cours des années observées, Michael Wendt (2007 : 9) recommande de procéder à une totalisation croisée pour chaque variable d’intérêt (variables catégoriques) de chaque cycle, afin de « s’assurer que les éléments observés n’ont pas changé d’une façon critique » (Wendt, 2007 : 7). Cette vérification a été effectuée, et parmi toutes les variables d’intérêt pour cette analyse, aucune ne présente de variation importante. Le cycle 19 (2005) présente une proportion de personnes nées au Canada légèrement supérieure (environ 2 %) à celle des autres cycles, différence qui s’observe aussi pour les variables concernant le lieu de naissance des parents. Cette différence, loin d’être critique, n’interfère pas puisque la proportion de personnes nées au Canada n’est pas une donnée importante aux fins de l’analyse.
Concernant la variabilité du phénomène à l’étude, il faut noter que l’oubli de la langue maternelle ne constitue que la partie la plus profonde des transferts linguistiques. De façon générale, les transferts linguistiques se produisent à des moments précis de la vie : les transferts linguistiques précoces se produisent dans la petite enfance, lorsque l’entrée à l’école et la fréquentation d’amis se fait dans une langue autre (la langue de la majorité) que la langue maternelle (une langue minoritaire). Les autres transferts linguistiques se produisent principalement chez les jeunes adultes et sont généralement liés à une union (exogame)[9] et/ou à l’entrée sur le marché du travail (lorsque l’emploi suppose un déménagement dans une autre région et/ou qu’il suppose l’utilisation d’une autre langue) (Lachapelle, 1986 : 124-125). Les transferts complets, c’est-à-dire lorsque la langue maternelle n’est plus du tout parlée à la maison, peuvent conduire (mais ne conduisent pas nécessairement) à l’oubli de la langue maternelle. Le cas échéant, cet oubli peut se produire à moyen ou à long terme, mais rarement à court terme. L’oubli de la langue maternelle est un phénomène très peu susceptible d’être affecté à court terme par des événements sociaux, politiques ou économiques. Des variations importantes dans l’immigration ou des changements technologiques (télécommunications) qui offrent aux immigrants davantage d’opportunités de rester en contact avec une langue maternelle autre que l’anglais ou le français sont des exemples d’événements pouvant réduire l’oubli de la langue maternelle, mais les effets ne s’observeront vraisemblablement que sur une longue période, voire quelques décennies. En ce sens, il est très peu probable qu’il y ait des variations significatives sur une période aussi courte que la période observée (2003 à 2006).
Enfin, Wendt (2007 : 3 et suivantes) recommande se s’assurer que la taille d’échantillon, le plan d’échantillonnage, le questionnaire (principalement l’ordre des questions et les personnes à qui chaque question est adressée), les variables (et les catégories) et la pondération soient similaires pour chaque cycle concerné. La population cible de l’ESG pour chacun des cycles concernés est constituée des personnes âgées de 15 ans et plus, qui habitent les provinces canadiennes (excluant les territoires) et ne vivant pas en établissement, dans une réserve ou sur une base militaire. Les tailles d’échantillon des cycles 17 à 20 sont toutes d’environ 25 000 personnes et les plans d’échantillonnage sont similaires. Les variables utilisées dans cette analyse ont toutes été harmonisées dans le cadre du projet du 20e anniversaire de l’ESG, ce qui signifie que les catégories de réponse à chaque question utilisée sont directement comparables entre les cycles.
Ainsi, le regroupement des cycles 17 à 20 de l’ESG génère un échantillon de 91 922 répondants. Une fois pondérée, la taille moyenne de la population de l’enquête pour les quatre années (2003 à 2006) est de 26 030 000 Canadiens âgés de 15 ans et plus, vivant dans les provinces (à l’exclusion des personnes vivant en établissement, dans une réserve ou sur une base militaire). L’information supplémentaire concernant l’échantillonnage, les sources des données, la détection des erreurs, l’imputation, l’estimation, l’évaluation de la qualité et l’exactitude des données pour chacun des cycles concernés est accessible notamment sur le site Internet de Statistique Canada (www.statcan.gc.ca/concepts/index-fra.htm).
L’oubli de la langue maternelle
L’analyse de l’échantillon regroupant les cycles 17 à 20 de l’ESG permet tout d’abord d’observer la distribution de la population cible selon la langue maternelle[10]. En considérant seulement les réponses uniques, plus de 56 % de la population a l’anglais comme unique langue maternelle, 23 % le français et 18 % une tierce langue (tableau 1). En tout, ce sont plus de 4 personnes sur 10 qui n’ont pas l’anglais comme langue maternelle. Les réponses multiples ont été prises en compte dans l’ESG, mais cette situation caractérise moins de 2 % de la population cible[11].
Parmi ceux qui ont déclaré une langue maternelle, la proportion des personnes qui ne comprennent plus la première langue qu’ils ont apprise est inférieure à 1 % (tableau 2). De façon générale, le phénomène de l’oubli de la langue maternelle est beaucoup moins important que l’absence d’information sur la langue maternelle[12]. Pour bien mettre l’accent sur le phénomène de l’oubli de la langue maternelle, ceux qui n’ont pas déclaré de langue maternelle sont exclus des analyses subséquentes[13].
Ce portrait général est toutefois largement influencé par le fait que l’oubli de la langue maternelle n’affecte pratiquement pas la population de langue anglaise[14]. Le graphique 1 présente le taux d’oubli selon la langue maternelle, confirmant que le phénomène est pratiquement inexistant pour les anglophones (0,02 %). L’importance de la population de langue maternelle anglaise au Canada fait donc en sorte de masquer la réalité de certaines populations spécifiques qu’il convient d’observer plus attentivement. En effet, l’oubli de la langue maternelle concerne près de 1 % des personnes qui ont parlé le français en premier lieu, et près de 3 % des personnes de tierce langue maternelle[15]. Il s’agit donc maintenant de concentrer l’analyse sur le français et les tierces langues.
En ce qui concerne l’oubli de la langue maternelle française, les données observées ne permettent pas de constater de variations significatives en fonction du groupe d’âge ni de la scolarité[16]. Il semble que la seule variable qui génère une différence significative soit la province de résidence. En considérant d’une part les provinces où sont concentrés la grande majorité des francophones au Canada (Québec, Ontario et Nouveau-Brunswick) et d’autre part les autres provinces, on observe une importante différence dans l’oubli de la langue maternelle française : 0,4 % dans le premier cas et près de 10 % dans l’autre (tableau 3). Le phénomène qui affecte réellement le taux d’oubli de la langue maternelle française est, selon toute vraisemblance, la concentration de francophones[17], mais les variables de l’ESG ne permettent pas une analyse directe en fonction de ce facteur. Il importe toutefois de constater que pour les provinces autres que le Québec, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick, l’estimation du taux d’oubli de la langue maternelle française est deux fois plus élevée que ce que Lachapelle (1987) a observé à partir des données de 1985, et qu’elle atteint l’estimation maximale qu’il a produite à partir des données de 1986 (Lachapelle, 1991)[18].
La situation est différente en ce qui a trait aux tierces langues[19]. Les observations selon la province de résidence ne génèrent généralement pas de différences significatives. La seule exception concerne le Québec et l’Ontario où l’oubli des tierces langues maternelles est légèrement mais significativement plus faible[20] (tableau 4).
À l’instar de ce qui a été observé à propos de la langue maternelle française, le niveau de scolarité n’est pas un facteur important dans l’oubli des tierces langues maternelles. Les faibles différences observées entre les catégories[21] ne sont pas statistiquement significatives. En ce qui concerne les groupes d’âge, les différences observées sont faibles, bien que statistiquement significatives. Ainsi, concernant les tierces langues, l’oubli de la langue maternelle croît légèrement avec l’âge, passant de 1,9 % pour les personnes de 15 à 44 ans à 3,0 % pour les personnes de 45 à 64 ans et 5,6 % pour les personnes de 65 ans et plus (voir le tableau 5).
Bien que la catégorie des tierces langues regroupe les langues endogènes (autochtones) et les langues exogènes (immigrantes), on peut observer les taux d’oubli de la langue maternelle en fonction du pays de naissance et du pays de naissance des parents[22]. Comme on observe au tableau 6, les personnes de tierce langue maternelle nées au Canada (7,9 %) oublient leur langue maternelle dans une proportion beaucoup plus élevée que celles nées à l’extérieur du pays (1,9 % pour les personnes nées ailleurs en Amérique du Nord ou en Europe et moins de 1 % pour les personnes nées ailleurs). Ainsi, le phénomène de l’oubli de la langue maternelle affecte assez peu les immigrants.
Le tableau 7 confirme que l’oubli d’une tierce langue maternelle affecte principalement les Canadiens de deuxième génération ou plus. Plus précisément, ce sont les Canadiens de troisième génération ou plus qui oublient le plus leur tierce langue maternelle (14,8 %)[23]. Dans ce cas et dans celui des personnes nées au Canada dont un seul des deux parents est né à l’extérieur du pays (13,6 %), le taux d’oubli de la tierce langue maternelle est largement au-dessus de celui observé par Lachapelle (1987) pour les tierces langues en général. Ce sont les groupes de population qui sont les plus affectés par le phénomène de l’oubli de la langue maternelle, avec les francophones vivant dans les provinces où leur concentration est la plus faible (9,9 %), comme l’illustre le graphique 2.
Nouveau calcul des taux de transferts linguistiques
Il s’agit maintenant de comparer les taux de transferts linguistiques calculés à partir des données des recensements de 2001 et de 2006 à un nouveau calcul qui prend en compte les estimations de l’oubli de la langue maternelle pour certains groupes de population[24]. Les groupes en question sont d’une part les francophones vivant dans les provinces autres que le Québec, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick (taux d’oubli de 9,9 %), et d’autre part les personnes de tierce langue maternelle nées au Canada (taux d’oubli de 7,9 %). Le calcul des transferts linguistiques s’effectue généralement en comparant la langue maternelle et la langue parlée le plus souvent à la maison. Dans le dernier cas, le nombre de transferts linguistiques correspond au nombre de personnes de langue maternelle française (réponse unique) qui n’ont pas le français comme langue parlée à la maison le plus souvent (réponses uniques ou multiples[25]). Pour le nouveau calcul qui prend en compte l’estimation de l’oubli de la langue maternelle, le nombre total de francophones est obtenu en majorant les données du recensement en fonction du taux d’oubli[26].
Le tableau 8 présente le calcul du taux de transferts linguistiques avant et après l’ajustement en fonction du taux d’oubli pour les francophones vivant dans les provinces canadiennes autres que le Québec, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick. Pour cette population qui possède un taux d’oubli de la langue maternelle élevé, la différence du taux de transferts linguistiques est d’un peu plus de trois points de pourcentage selon les données de 2006 comme pour celles de 2001.
En ce qui concerne les personnes de tierce langue maternelle nées au Canada, un calcul similaire (basé sur un taux d’oubli de 7,9 %) accroît le taux de transferts linguistiques de 2,3 points de pourcentage (voir le tableau 9) (les effectifs concernés sont ici beaucoup plus importants, si bien que ce sont 88 089 personnes dont la langue maternelle déclarée au recensement de 2006 diffère de la première langue parlée dans l’enfance, comparativement à 21 933 personnes ayant parlé le français en premier lieu). À titre comparatif, la variation du taux de transferts linguistiques pour les personnes de tierce langue maternelle nées à l’extérieur du Canada (taux d’oubli de 1,3 %) est inférieure à un point de pourcentage (voir le tableau 10).
Les tableaux 8, 9 et 10 montrent également que les taux de transferts linguistiques peuvent grandement varier d’un groupe de population à l’autre. Dans les exemples présentés, les taux calculés à partir des données du recensement de 2006 sont deux fois plus élevés pour les francophones des provinces autres que le Québec, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick (67,3 %) et pour les personnes de tierce langue maternelle nées au Canada (71,1 %) que pour les personnes de tierce langue maternelle nées à l’extérieur du pays (34,6 %). Les variations sont encore plus importantes dans les données que présentent Marmen et Corbeil (2004 : 112) à partir des données du recensement de 2001. En ventilant les données par province, ces auteurs obtiennent pour les francophones des taux de transferts linguistiques variant de 1,2 % au Québec à 74,7 % en Saskatchewan, et, pour les tierces langues, de 36,5 % au Québec à 70,5 % pour l’Île-du-Prince-Édouard[27]. Quant aux transferts linguistiques des anglophones, ils sont inférieurs ou égaux à 1 % dans l’ensemble des provinces et territoires à l’exception du Nunavut (3,5 %) et du Québec (10,4 %).
Ainsi, une variation d’un peu plus de trois points de pourcentage due à l’oubli de la langue maternelle affecte différemment la mesure des taux de transferts linguistiques selon qu’ils soient faibles ou élevés. Toutefois, bien que cette conclusion ne soit pas statistiquement démontrée par la présente analyse, il est raisonnable de croire que l’oubli de la langue maternelle affecte des groupes de population où les transferts linguistiques sont plutôt élevés[28]. Alors, même si l’oubli de la langue maternelle génère effectivement une sous-estimation des transferts linguistiques, il n’a vraisemblablement qu’une incidence plutôt ténue sur le calcul des taux à partir des données du recensement.
Conclusion
Bien que le phénomène de l’oubli de la langue maternelle soit globalement rare, il est plus fréquent chez certains groupes de populations pour qui les opportunités d’utiliser la langue maternelle sont peu nombreuses, voire inexistantes. Le regroupement de quatre cycles de l’ESG a permis d’analyser ces groupes de façon plus détaillée que ce qu’avaient proposé de précédentes analyses. À l’instar de ce qui a été constaté dans ces dernières, la présente analyse confirme la quasi inexistence du phénomène de l’oubli de la langue maternelle chez les anglophones, ce qui biaise les observations qui ne tiennent pas compte de la première langue apprise ou parlée dans l’enfance.
Globalement, les personnes de tierce langue maternelle sont davantage affectées par l’oubli. Toutefois, les francophones vivant ailleurs qu’au Québec, en Ontario et au Nouveau-Brunswick comptent un des taux d’oubli de la langue maternelle les plus élevés parmi les groupes observés. La concentration des francophones au Québec et dans certaines régions de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick permet de constater des taux d’oubli de la langue maternelle française très différents dans ces provinces que dans celles où l’anglais est largement prédominant, ce qui s’accorde avec le lien établi par Lachapelle (1991 : 37) entre la densité francophone et la fréquence de l’oubli. Toutefois, le taux d’oubli de la langue maternelle française dans ces provinces est supérieur à ce qu’avait constaté Lachapelle (1987, 1991). Bien que l’effectif de ce groupe de population ne représente qu’un faible pourcentage des francophones au Canada, l’impact de l’oubli pour celle-ci ne peut être qualifié de négligeable.
Alors que les tierces langues maternelles présentent le taux d’oubli le plus élevé, ce sont principalement les personnes nées au Canada (Canadiens de tierce langue maternelle de seconde génération ou plus) qui sont affectées par ce phénomène. À l’inverse, chez les personnes de tierce langue maternelle nées à l’extérieur du Canada, l’oubli de la langue maternelle est à peine plus fréquent que chez l’ensemble des francophones. À l’évidence, l’exogamie des immigrants a un impact sur la transmission d’une tierce langue à une seconde génération née au Canada.
Cependant, malgré des taux d’oubli de la langue maternelle au-delà de 10 % pour certains groupes de population, le calcul des transferts linguistiques reste peu affecté par ce biais introduit par la formulation de la question sur la langue maternelle dans le recensement. Pour les groupes de population les plus affectés par l’oubli de la langue maternelle, en l’occurrence les francophones vivant dans les provinces à faible densité francophone et les personnes de tierce langue maternelle nées au Canada, les plus importantes variations dans le calcul des transferts linguistiques sont d’un peu plus de trois points de pourcentage. En somme, la sous-estimation des transferts linguistiques que génère la condition « encore comprise » dans la question du recensement sur la langue maternelle est effectivement très faible. Le problème, c’est qu’elle affecte inégalement les groupes linguistiques. Son incidence sur des analyses globales reste effectivement marginale, mais pour des analyses de groupes spécifiques, elle peut s’avérer plus importante.
Parties annexes
Notes
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[1]
Aussi appelés substitutions linguistiques.
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[2]
La question sur la langue maternelle est à peu près inchangée depuis le recensement de 1941.
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[3]
Les principales considérations, de natures historique, politique et constitutionnelle, sont présentées dans la section concernant les utilisateurs et les utilisations des statistiques linguistiques.
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[4]
L’oubli de la langue maternelle est mesuré par la déclaration du répondant qui affirme ne plus comprendre la première langue qu’il a apprise (ou parlée) dans son enfance. Le phénomène étudié implique donc une part de subjectivité, au sens où il appartient à la personne interrogée de définir le niveau de compétence linguistique requis pour comprendre une langue, évaluation qui peut varier selon les individus (Lachapelle, 1991). Dans l’ESG, l’oubli de la langue maternelle est mesuré par une question directe. Dans le recensement toutefois, une instruction introduite en 2001 (voir plus haut) invite explicitement les répondants qui évaluent ne plus comprendre leur première langue apprise à déclarer la seconde langue apprise comme langue maternelle. Ce faisant, la question ne permet de capter aucune information sur la première langue apprise par ceux qui déclarent (comme demandé) une seconde langue apprise à l’occasion de cette instruction, pas plus qu’il n’est possible de savoir si la langue déclarée a été apprise en premier ou en second lieu.
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[5]
Lachapelle (1987 : 3) remarque cette différence de formulation entre l’ESG et le recensement : « [o]n notera que la question sur la langue maternelle porte sur la première langue parlée et non pas sur la première langue apprise. Dans la mesure où certains parents apprennent à leurs enfants une langue que ceux-ci utilisent ensuite fort peu, il est possible que ce choix entraîne une légère sous-estimation de l’oubli précoce de la langue maternelle ». Malheureusement, les seules données disponibles aujourd’hui ne permettent pas de mesurer cette dernière.
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[6]
Lachapelle (1987 : 4) laisse entendre, sans le préciser toutefois, que la différence observée n’est pas statistiquement significative.
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[7]
L’auteur justifie cette distinction par le fait qu’on ne sait pas comment les répondants du recensement interprètent la condition encore comprise. Une faible compréhension de la langue suffit-elle ou le seuil est-il plus élevé ? Pour Lachapelle (1991 : 39), « [l]a réalité se situe sans doute entre ces deux extrêmes » (ce que confirme son analyse des données de 1985).
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[8]
En fait, le regroupement de quatre cycles apparaît comme le meilleur compromis entre les impératifs analytiques, qui commandent l’utilisation du plus grand nombre de cycles possible de façon à augmenter la taille de l’échantillon et le caractère significatif des résultats, et les impératifs méthodologiques, pour lesquels l’ajout de chaque cycle compromet la représentativité des résultats. Les cycles 17 à 20 sont les plus récents à avoir été harmonisés et présentent une grande homogénéité sur plusieurs dimensions critiques (voir plus bas). Le cycle 16 a une population cible différente (personnes de 45 ans et plus) qui aurait compromis la représentativité de l’échantillon. Il a donc été jugé préférable de s’en tenir à quatre cycles adjacents, ce qui permet une analyse d’une précision acceptable.
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[9]
Corbeil, Grenier et Lafrenière (2004 : 69) constatent toutefois que « les adultes de langue maternelle française âgés de 25 à 44 ans […] qui vivent au sein d’un couple exogame français-anglais et qui déclarent parler l’anglais le plus souvent à la maison sont proportionnellement très peu nombreux à avoir commencé à utiliser cette langue au moment de former une union exogame ». Dans 70 % des cas, le transfert linguistique précède l’union exogame, et non l’inverse.
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[10]
Le concept de langue maternelle diffère ici de celui du recensement au sens où il renvoie à la première langue parlée dans l’enfance, qu’elle soit encore comprise ou non.
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[11]
À l’exception du tableau 1, seules les réponses uniques à la langue maternelle sont considérées, parce que les réponses multiples sont généralement instables (Lachapelle, 1991 : 42) et que leur prise en compte complexifie les calculs des transferts linguistiques plus que nécessaire pour cette analyse. De plus, les réponses uniques constituant la très grande majorité des cas, « elles marquent de manière très importante la structure linguistique de la population » (Paillé, 2008 : 32). Ainsi, une estimation à partir des données de l’ESG indique que si l’oubli de la langue maternelle française, par exemple, est légèrement supérieur chez les personnes qui ont déclaré plusieurs langues maternelles par rapport à celles qui n’ont déclaré que le français, cela n’a qu’un impact infime sur le taux d’oubli calculé sur l’ensemble des réponses uniques et multiples.
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[12]
Le second volet de la question, qui permet de savoir si le répondant comprend toujours la première langue qu’il a parlée dans son enfance, n’est pas posé à ceux qui n’ont pas fourni d’information au premier volet permettant d’identifier au moins une langue maternelle, ce qui correspond aux catégories « Non déclaré » et « Ne sais pas » du tableau 1.
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[13]
La population cible devient donc les Canadiens âgés de 15 ans et plus, vivant dans les provinces (à l’exclusion des personnes vivant en établissement, dans une réserve ou dans une base militaire) de 2003 à 2006 et ayant déclaré une (seule) langue maternelle.
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[14]
Tous les cas d’oubli de la langue maternelle anglaise sont concentrés au Québec, mais les observations sont peu nombreuses et le coefficient de variation est élevé. Bien qu’il faille considérer cette estimation avec précaution, il n’en demeure pas moins que l’oubli de la langue anglaise est pratiquement inexistant au Canada, y compris au Québec.
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[15]
Le questionnaire de l’ESG n’est administré qu’en français et en anglais et aucune réponse par procuration n’est acceptée. Les personnes qui ne maîtrisent aucune de ces deux langues sont des « non-répondants ». Puisque les transferts linguistiques au Canada se font essentiellement vers l’anglais et le français, il est raisonnable de présumer que ces personnes n’ont effectué aucun transfert linguistique et que leur taux d’oubli de la langue maternelle est pratiquement nul. Leur absence dans l’échantillon génère probablement une surestimation du taux d’oubli des tierces langues maternelles. Selon les données du recensement de 2006, 7,8 % des personnes de tierce langue maternelle ne connaissent ni le français ni l’anglais. En prenant en compte cette estimation et en présumant que le taux d’oubli de la langue maternelle est nul dans cette sous-population, le taux d’oubli des tierces langues maternelles présenté dans le graphique 1 devrait être de 2,6 % plutôt que 2,8 %. Ce biais devrait toutefois n’affecter que très peu les statistiques sur les Canadiens de deuxième et troisième générations présentées plus loin.
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[16]
Les variations observées ne sont pas statistiquement significatives. Des comparaisons ont été effectuées en fonction de plusieurs catégories d’âge. Concernant la scolarité, c’est la variable « plus haut niveau de scolarité » qui a été utilisée, et les catégories comparées étaient les suivantes : 1) baccalauréat, maîtrise, doctorat ; 2) diplôme/certificat d’étude d’un collège communautaire ou école de métiers/de formation technique ; 3) études partielles à l’université/dans un collège communautaire ; 4) Diplôme d’études secondaires (DES) ; 5) études partielles au secondaire/primaires/pas d’éducation.
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[17]
L’analyse des données de l’Enquête sur la vitalité des minorités de langue officielle (EVMLO) permet d’établir un lien entre la concentration des francophones et la fréquence des transferts linguistiques : « il existe une forte relation entre la langue principale des adultes de langue française à l’extérieur du Québec et le poids qu’ils représentent au sein de leur municipalité de résidence » (Corbeil, Grenier et Lafrenière, 2007 : 12). Il est raisonnable de croire que cette relation observée pour les transferts linguistiques en général se maintient dans la forme spécifique des transferts que constitue l’oubli de la langue maternelle.
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[18]
Des estimations laissent croire à des pourcentages plus importants dans certaines provinces de l’Ouest, mais des coefficients de variation élevés n’autorisent pas de conclusions fiables.
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[19]
Les statistiques concernant les tierces langues ne tiennent pas compte du biais dû à la non-réponse des personnes qui ne comprennent ni le français ni l’anglais évoqué plus haut. Elles sont donc possiblement légèrement surestimées.
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[20]
Cette observation n’est valide que lorsqu’on observe les données regroupées telles que celles présentées tableau 4. Lorsque les données sont présentées par province, le petit nombre de personnes de tierce langue maternelle dans certaines provinces, notamment dans les provinces de l’Atlantique, génère des résultats très variables, donc des différences qui ne sont pas statistiquement significatives.
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[21]
Les catégories comparées étaient les mêmes que celles utilisées pour la langue maternelle française.
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[22]
À défaut d’une variable concernant le statut d’immigrant, le pays de naissance est considéré comme un indicateur d’immigration, malgré le fait que cette variable inclut les citoyens canadiens nés à l’extérieur (qui ne représentent toutefois qu’une très faible proportion des personnes nées à l’étranger).
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[23]
En ce qui a trait à l’oubli d’une tierce langue maternelle, la différence entre la catégorie des Canadiens de deuxième génération dont un seul parent est né à l’extérieur du Canada et celle des Canadiens de troisième génération ou plus n’est pas statistiquement significative, contrairement aux différences observées entre les autres catégories.
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[24]
En postulant la fiabilité des estimations produites, nonobstant les coefficients de variation. En fait, il convient d’utiliser les taux d’oubli avec prudence : ils permettent ici une estimation de l’incidence du phénomène sur le calcul des transferts linguistiques, mais ils ne devraient pas être utilisés comme facteur de correction.
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[25]
Dans le cas des réponses multiples, il ne s’agit pas d’un transfert linguistique si le français fait partie des langues déclarées comme parlées le plus souvent à la maison.
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[26]
Les données du recensement correspondent à 90,1 % du total du nouveau calcul pour les francophones puisque le taux d’oubli est de 9,9 % (92,1 % pour les personnes de tierce langue maternelle, avec un taux d’oubli de 7,9 %). La différence est ajoutée aux transferts linguistiques (en assumant que les personnes qui ont oublié leur langue maternelle ne peuvent, par définition, l’utiliser le plus souvent à la maison).
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[27]
En incluant les territoires, les taux varient de 20,3 % au Nunavut à 72,1 % au Yukon pour les tierces langues (qui incluent les langues autochtones).
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[28]
L’inverse n’est pas nécessairement vrai : les personnes de tierce langue maternelle nées à l’extérieur du Canada sont un exemple d’un groupe de population pour lequel un taux de transfert linguistique assez élevé (34,7 %) s’accompagne d’un taux d’oubli plutôt faible (1,3 %).
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