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Introduction

La transition démographique, comme beaucoup de théories élaborées dans le milieu du xxe siècle, appartient au courant de la « modernisation ». Elle est fondée sur l’idée que le développement économique conduit de manière universelle à une transformation de la dynamique des populations, allant dans le sens d’un régime démographique à mortalité basse et à fécondité faible[1]. À partir des années 1960, des objections furent émises à l’encontre de ce modèle soulignant que le développement ne conduisait pas nécessairement aux transformations démographiques prévues. Le maintien d’une forte fécondité et la diversification de ses référents idéologiques et économiques dans des pays bénéficiant d’une croissance économique élevée suscitèrent une remise en cause de l’influence quasi mécanique du développement. Certains modèles mirent alors en avant l’importance des déterminants culturels d’ordre macroscopique et, par la suite, le rôle des institutions intermédiaires. Toutefois, ces approches participaient toutes, peu ou prou, d’une conception progressiste du développement, qu’elle fût économique ou culturelle, étendue à l’ensemble de l’économie et de la société ou restreinte à des instances intermédiaires relatives à ces dernières. Plus récemment, à partir du milieu des années 1980, certains auteurs ont plutôt fait valoir dans différentes analyses, d’un côté, l’effet de la pauvreté et, de l’autre, l’influence des crises économiques et sociales sur la transformation des régimes démographiques, en particulier sur la baisse de la fécondité[2]. Ces phénomènes ont été respectivement qualifiés de « transition de crise » (Lestaeghe, 1989) et de « malthusianisme de la pauvreté » (Cosio-Zavala, 1998).

Dans cet article, après avoir rapporté des expériences de malthusianisme de la pauvreté en Asie et en Amérique latine, nous montrerons que le début de la baisse de la fécondité en Côte-d’Ivoire relève davantage d’une première phase d’une transition de modernisation dans un contexte de crise que d’un réel malthusianisme de la pauvreté. Pour ce faire, nous décrirons l’émergence d’une volonté individuelle et gouvernementale de contrôle de la fécondité sous l’effet de la crise. Puis, nous analyserons les liens entre pauvreté, forte fécondité et faible pratique contraceptive avant de mettre en évidence, à l’aide d’une analyse multivariée, les relations entre niveaux de vie et comportements de reproduction.

Le malthusianisme de la pauvreté en Asie et en Amérique latine

On a coutume de penser que la forte fécondité est l’apanage des populations pauvres et que l’accroissement du niveau de vie conduit à une diminution de la natalité. Une analyse des relations entre l’Indice de développement humain (IDH)[3] et la fécondité effectuée sur soixante-neuf pays en développement de 1960 à 1970 révèle en effet une corrélation négative entre ces deux indicateurs. Cependant, cette relation n’est pas linéaire. La fécondité semble largement indépendante des progrès socio-économiques en ce qui concerne les pays les plus démunis (IDH inférieur à 0,4), alors qu’elle peut varier fortement entre des pays se situant à un même niveau d’IDH. Par exemple, pour des pays pauvres dotés d’un IDH de 0,4, la fécondité exprimée est comprise entre 4,5 et 8 enfants par femme. En conséquence, le niveau de développement ne fournit qu’une explication partielle sur les écarts de fécondité entre pays (Bongaarts et Watkins, 1996).

L’analyse des relations entre fécondité et pauvreté montre d’ailleurs une diversité de situations. Ainsi, les populations à forte fécondité (5 enfants et plus) peuvent présenter plusieurs cas de figures : allant d’une relation plutôt positive où la fécondité augmente avec le niveau de vie, à la relation négative où la fécondité des groupes d’individus au niveau de vie élevé jusqu’aux groupes les plus pauvres s’accroît, en passant par une relation dite en « J-inversé » où la fécondité diminue tout d’abord des groupes pauvres jusqu’aux groupes moins démunis, avant d’augmenter chez les groupes plus riches. Lorsque la fécondité est plus faible (autour de 4,5 enfants), on observe une relation nettement négative, la fécondité baissant chez les groupes pauvres comme chez les plus riches. Dans les populations à faible fécondité, on note un maintien voire un recul de ces inégalités. En conclusion, en dehors des cas de forte fécondité, la pauvreté semble effectivement conduire à une fécondité plus forte (Schoumaker et Tabutin, 1999). Cependant, des analyses ont pu mettre en lumière l’effet de la pauvreté sur la baisse de la fécondité en Asie et en Amérique latine.

La baisse de la fécondité dans un pays pauvre de l’Asie du Sud : l’exemple du Bangladesh

La fécondité a diminué dans certains pays de l’Asie du Sud comme en Indonésie et en Thaïlande dans les années 1970 et au Népal dans les années 1980, alors encore pauvres. Mais le pays le plus représentatif de ce point de vue est certainement le Bangladesh. Celui-ci est actuellement classé au 140e rang en terme d’IDH sur 177 pays, avec un PIB par habitant inférieur à ceux de ses voisins de respectivement 14 % pour le Pakistan et 40 % pour l’Inde. La part de sa population vivant dans une situation de pauvreté monétaire extrême (moins de 1 dollar US par jour) est de 41 %, contre 17 % au Pakistan et 34 % en Inde. Pourtant, la fécondité dans ce pays est presque aussi basse que celle de l’Inde (3,2 contre 3,1 enfants par femme) et nettement inférieure à celle du Pakistan (4 enfants par femme). Le Bangladesh, qui compte parmi les pays les plus pauvres de la planète, est aussi celui dont la transition de la fécondité est la plus avancée (PNUD, 2007; United Nations, 2007). Cette dernière s’est amorcée à la fin des années 1960 (6,8 enfants par femme en 1963) dans un pays alors confronté à la malnutrition, à l’analphabétisme, à une mortalité encore élevée et où 90 % de la population vivait en-dessous du seuil de pauvreté absolue. La transition s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui couvrant une période marquée par l’explosion du nombre de paysans sans terre, l’exode rural, l’urbanisation accélérée, une densification extrême et le maintien de l’extrême pauvreté[4].

Les mécanismes de cette baisse de la fécondité sont connus : recul de l’âge au mariage et progrès de la contraception, notamment la contraception moderne, ainsi que les facteurs de cette baisse : diminution de la mortalité dans l’enfance, progrès de l’alphabétisation et de l’activité des femmes, éclatement de la famille étendue, recul de l’adéquation entre famille et unité de production... Toutes ces explications convergent vers une seule réalité : la forte fécondité est devenue de moins en moins compatible avec l’évolution socio-économique du Bangladesh, et tout particulièrement avec l’évolution même des formes de la pauvreté. Selon Adnan (1997), la forte fécondité s’est révélée « dysfonctionnelle » pour la famille en tant qu’unité de reproduction comme pour le système socio-économique tout entier. En effet, en situation de pauvreté, une fécondité élevée peut être un atout pour une famille élargie organisée en tant qu’unité de production agricole sur une surface foncière suffisante, ce qui était la situation de nombreuses familles dans les années 1960. En revanche, elle se révèle un fardeau difficilement supportable pour une famille nucléaire urbaine ou pour un couple de paysans sans terre dont la femme est obligée de travailler, comme c’est le cas de la majorité des familles bangladeshi d’aujourd’hui. L’évolution du Bangladesh montre que ce n’est pas tant le degré de pauvreté qui détermine le niveau de la fécondité, que ses caractéristiques du moment et la nature des stratégies de survie que les familles sont en mesure de développer en fonction de leur environnement socio-économique.

Le malthusianisme de la pauvreté en Amérique latine

Le « malthusianisme de la pauvreté » a été mis en évidence en Amérique latine par Cosio-Zavala (2000). Dans ce sous-continent, il faut attendre 1965 pour voir baisser la fécondité au terme de trois décennies de baisse de la mortalité, alors que parallèlement l’espérance de vie à la naissance atteignait soixante ans. Cette diminution de la fécondité intervient dans le cadre de ce que l’on a appelé « la seconde révolution contraceptive », en ce qu’elle est fondée sur la diffusion de méthodes médicales de contraception (pilule, stérilet et stérilisation). La baisse est rapide entre 1960 et 1985 dans presque tous les pays. Par contre, la fécondité, comme la mortalité, demeure plus élevée dans les pays où le développement économique et social marque le pas; c’est le cas par exemple en Bolivie, au Guatemala et au Honduras, avec, en 1985, environ six enfants par femme. De même, à l’intérieur des pays, des différences significatives apparaissent entre riches et pauvres et entre villes et campagnes. La transition de la fécondité est plus précoce et plus rapide dans les milieux sociaux les plus modernes et les plus avancés économiquement. Elle correspond à une forte participation des individus à la croissance économique, à une période de bienfaits en matière de politique de santé et à un changement d’attitude face à la reproduction, éléments caractéristiques d’un premier modèle de transition latino-américain lié à la modernisation économique et sociale.

Cependant, dans les groupes défavorisés des sociétés latino-américaines, en marge du développement économique et social, la transition s’effectue plus tardivement et selon des modalités distinctes dans le cadre d’un deuxième modèle de transition. Dans ces groupes, la fécondité a commencé à baisser principalement au début des années 1980, la réduction de la descendance étant utilisée par les familles comme stratégie de survie. La baisse de la fécondité s’effectue alors dans un contexte de pauvreté, de sous-équipements en infrastructures, de faible scolarisation et de malnutrition et présente des comportements de reproduction restés traditionnels durant toute la première phase de constitution de la descendance, laquelle peut atteindre quatre à cinq enfants. Après ce nombre, les femmes commencent à recourir à des méthodes contraceptives, mais c’est le plus souvent la stérilisation qui est choisie comme premier et seul moyen de limitation des naissances employé au cours de la vie féconde (Cosio-Zavala, 2000). Un facteur essentiel est toutefois requis : l’accessibilité à des infrastructures médicales, dispensatrices de méthodes de planification. Le rôle des médiateurs institutionnels et l’intégration des groupes de population, quoique inégale, aux systèmes de santé publics ou parapublics se révèlent ici décisifs (Gautier et Quesnel, 1993). Lorsque la disponibilité des moyens contraceptifs n’est pas assurée, comme c’est notamment le cas dans les pays les plus pauvres à l’exemple du Honduras, la baisse de la fécondité reste limitée aux groupes les plus favorisés tandis que les milieux ruraux, majoritaires, demeurent à l’écart de la transition.

La baisse de la fécondité en Côte-d’Ivoire

Boserup (1985) fut la première à considérer qu’une situation de crise pouvait devenir un facteur explicatif possible de la baisse de la fécondité en analysant le cas de certains pays de l’Afrique subsaharienne, en particulier celui du Ghana. Si, pour l’auteur, le développement économique peut conduire à terme à une diminution de la fécondité en raison de changements dans la structure socio-économique et de l’altération de l’organisation sociale traditionnelle qui en résulte, une crise économique peut également provoquer une chute de la fécondité en intervenant par la médiation de la baisse des revenus monétaires. Dans un premier temps, la baisse des revenus entraîne une augmentation relative des coûts d’éducation des enfants tout en rendant plus aléatoires les investissements dans leur scolarisation. Dans un second temps, l’anticipation de difficultés économiques pour élever une descendance nombreuse suscite une volonté de limitation de la taille des familles se traduisant par l’utilisation de moyens de contraception. Boserup, toujours dans son étude de 1985, explique de la même façon les évolutions distinctives entre les différents pays étudiés de la zone subsaharienne. Elle met ainsi en évidence les différences de diffusion de la contraception entre le Ghana, pays fortement marqué par la crise de son économie et caractérisé par un faible niveau de scolarisation et où les programmes de planification familiale ont connu une moindre diffusion, et le Kenya qui bénéficie du plus ancien programme national de planification familiale en Afrique noire et d’une économie plus saine.

Partant de l’hypothèse émise par Boserup, Lesthaeghe (1989) estime que l’impact des difficultés économiques sur le niveau de la fécondité dépend de la capacité du groupe social et familial à prendre en charge l’accroissement du coût des enfants, à travers les différentes pratiques de solidarités particulièrement actives en Afrique subsaharienne (confiage des enfants, transferts monétaires et de biens vivriers...). Il nomme son hypothèse « transition de crise » (crisis led transition). Pour Lesthaeghe, seul un affaiblissement du système de solidarité familiale, qui ne permettrait plus une redistribution des coûts d’éducation sur l’ensemble des membres de la communauté familiale et verrait celle-ci perdre son rôle dans l’amortissement des difficultés économiques, est susceptible de conduire à une diminution de la descendance.

Les analyses de l’évolution de la fécondité au Ghana, comme au Kenya, ont permis d’entrevoir la complexité des relations entre crise, pauvreté et fécondité en Afrique subsaharienne. Ainsi, au Ghana, la fécondité de même que la pratique contraceptive se stabilisent jusqu’à la fin des années 1980, tandis que la crise économique sévère qui sévit alors ne déclenche pas de véritable transition de la fécondité au-delà de la baisse initiale considérée par Boserup (Locoh, 1994). Bien que la volonté de réduction de la taille de la famille continue de se répandre, elle ne peut se concrétiser faute d’accès pour les femmes aux moyens de contraception du fait de la désorganisation du programme national de planification familiale. Toutefois, une nouvelle phase de réduction de la fécondité intervient à partir des années 1988-1993, correspondant à une période de croissance économique, où l’on observe un nouvel engagement des pouvoirs publics en faveur d’une politique démographique qui, liée au développement d’un plan de santé primaire, affirme la priorité des services de planification familiale (Vimard, 1996).

Les différents contextes de la fécondité

Contrairement au Ghana où l’existence précoce d’un programme de planification familiale marque une volonté de contrôle de la fécondité, la Côte-d’Ivoire a opté pour une politique résolument pro-nataliste dès son accession à l’indépendance, en contradiction avec les orientations internationales de l’époque. Trois périodes ont marqué l’évolution des interrelations entre les aspirations des individus et des communautés en matière de procréation, l’engagement politique vis-à-vis de la fécondité et les recommandations internationales en matière de population. Les événements relatifs à cette évolution ont provoqué la lente émergence de la planification familiale en Côte-d’Ivoire et déterminé l’intensité, la diversité et la répartition géographique de l’offre et de la demande de moyens contraceptifs dans le pays.

La période de la croissance économique et du « pro-natalisme »

La perception du diptyque population-développement en Côte-d’Ivoire s’est faite dans la continuité de l’héritage colonial français dans l’espace africain. Ainsi, à l’image de la plupart des pays africains ayant la langue et la culture françaises en commun, la Côte-d’Ivoire a longtemps été régie en matière de population par la Loi de 1920 qui interdisait la propagande anticonceptionnelle et la pratique de l’avortement. Cette conception s’inscrivait d’ailleurs parfaitement dans la vision populaire de la procréation et l’action dynamisante de la population sur l’économie était le point central d’une politique gouvernementale résolument pro-nataliste. Durant les premières années de l’indépendance, la politique ivoirienne de population était essentiellement axée sur l’amélioration de la santé des femmes et des enfants, la planification familiale n’étant tolérée que pour assurer un écart suffisant entre les naissances. Le modèle de développement économique de la Côte-d’Ivoire, fondé sur une agriculture pionnière extensive et dévoreuse d’espace forestier, s’accommodait parfaitement d’une croissance rapide de la population avant que la raréfaction des facteurs de production, la forêt en particulier, ne montre les limites d’une telle stratégie de développement. Ce modèle trouvait son fondement dans l’histoire coloniale du pays, caractérisée par le développement extensif et la surexploitation des réserves naturelles avec un important recours à la main-d’oeuvre étrangère.

Le modèle ivoirien de développement a généré une très forte croissance économique dans les deux premières décennies de l’indépendance du pays. La croissance économique, de l’ordre de 7 % en moyenne par an en terme réel, compensait largement la croissance importante de la population qui a atteint 4,1 % entre 1970 et 1975 (Fassassi, 2005). Aux croyances populaires magnifiant la fécondité et la procréation s’ajoutait le soutien affiché de l’État qui allouait un appui financier à la procréation et menaçait de la peine capitale toute personne se rendant complice de la stérilisation d’un tiers. Le plan quinquennal de développement 1976-1980 affirmait par exemple que « La Côte-d’Ivoire est un pays sous-peuplé. [...] Une natalité forte et une croissance forte de la population nationale paraissent donc souhaitables [...] Au demeurant, la naissance d’un enfant a toujours été considérée en Côte-d’Ivoire comme une chose positive. Il serait à la fois vain et erroné de vouloir combattre cette attitude » (ministère du Plan, 1977, cité par Fassassi, 2005). Le discours politique de l’époque réfutait tout aussi catégoriquement l’hypothèse d’une surpopulation de certains pays en développement émise lors de la première Conférence mondiale sur la population et le développement de Bucarest en 1974. Le Ministre de la Santé déclarait à ce propos en 1982 :

Nous l’avons dit, la population est l’élément primordial du développement. Or, il est reconnu par les spécialistes [...] que celle de notre pays, qui est estimée à l’heure actuelle à quelque huit millions d’habitants, comprenant aussi bien la population autochtone que la population immigrée, est insuffisante au regard de sa superficie. [...] Si donc, on ne tient compte que de ce facteur, on peut dire que notre pays ne connaît pas encore la menace d’explosion démographique.

Fraternité Matin du 21 décembre 1982, cité par Anoh et al., 2005

Entre 1960 et le début de la décennie 1980, les efforts du gouvernement visant la restriction de l’offre publique et privée de produits contraceptifs étaient en phase avec les attitudes de la grande majorité de la population peu demandeuse de contraception.

La crise économique et les prémices de la baisse de la fécondité

Suite à la mévente des produits agricoles d’exportation qui ont fait le succès du pays, l’économie de la Côte-d’Ivoire est entrée dans une crise qui perdure encore aujourd’hui et qui s’est accompagnée d’une crise sociale et militaro-politique. Il faut en outre préciser que le modèle de développement ivoirien a conduit à une segmentation progressive de la société, créant deux catégories sociales associées à des projets de fécondité différents. La première catégorie comprend des membres proches de l’élite économique, ils résident en ville et sont scolarisés; les membres de la seconde catégorie sont pauvres et peu instruits, ils vivent principalement en milieu rural et dans certains milieux urbains d’habitat précaire. Le début de la crise économique correspond par ailleurs à la période où la première Enquête ivoirienne sur la fécondité (EIF) a situé de façon plus précise le niveau de la fécondité dans le pays. Les données de l’EIF de 1981 ont ainsi mis en évidence le décalage progressif des niveaux urbains et ruraux de fécondité, mais aussi l’écart entre les niveaux d’instruction. Cette période marque également les débuts de la pratique contraceptive en Côte-d’Ivoire et l’opposition entre la politique officielle et les aspirations d’une partie de la population qui recourt timidement, quoique de façon croissante, à la contraception. Les données indiquent en résumé une pratique contraceptive de l’ordre de 6,4 % à Abidjan contre 2,6 % en milieu rural et, en ce qui concerne les femmes sexuellement actives, de 21,5 % pour les femmes les plus instruites contre 2,4 % pour les femmes sans instruction (Anoh et al., 2005). Au cours de cette période transitoire, une demande et une offre privée de contraception ont commencé à voir progressivement le jour. Cependant, le gouvernement de Côte-d’Ivoire a exercé de fortes pressions sur les associations et organismes de promotion de la limitation des naissances. Les activités de l’International Planned Parenthood Foundation (IPPF) et celles de l’Association ivoirienne pour le bien-être familial (AIBEF) ont certes été tolérées, mais elles ont en même temps été contrôlées et confinées aux milieux urbains jusqu’en 1991. En fait, l’objectif sanitaire de la politique de population, qui était de garantir une meilleure santé maternelle et infantile, continuait de viser une augmentation quantitative de la descendance finale des mères. De plus, la modernisation de la Côte-d’Ivoire avait fait apparaître, en milieu urbain notamment, un raccourcissement de l’intervalle intergénésique que les décideurs politiques jugeaient dangereux pour la santé des femmes et des nouveaux-nés.

Des modifications ont été apportées en juillet 1981 aux dispositions du Code pénal français de 1920. Selon les nouvelles dispositions, la publicité des produits contraceptifs n’est plus interdite comme par le passé et l’avortement est même dépénalisé, si la vie de la mère est gravement en danger. La politique démographique de la Côte-d’Ivoire franchit donc une étape décisive à partir de 1981 témoignant d’importantes concessions aux libertés de la femme. Désormais, il est théoriquement possible à chaque citoyen d’exercer son droit en matière de procréation quel que soit son milieu de vie et ses conditions d’existence. Mais contrairement à la politique habituellement interventionniste de l’État, peu d’initiatives sont prises concernant la fourniture effective de moyens de contrôle de la descendance. La distribution des contraceptifs est essentiellement assurée par des institutions privées, tandis que les activités de l’AIBEF, qui ont commencé en 1979, connaissent une expansion réelle en 1986 avec l’ouverture des premières cliniques et après plusieurs offensives en direction des pouvoirs publics.

La période de réorientation des politiques de population et l’évolution de la fécondité

La politique ivoirienne de population connaît de nouvelles orientations à dater de 1991. Ce changement correspond à une évolution progressive des perceptions des conséquences sanitaires et économiques d’une croissance rapide de la population. Les actions des ONG et des associations de promotion de la contraception, les conférences africaines et mondiales successives sur la population, de même que les discours nettement malthusiens des instances internationales ont amené graduellement les autorités politiques de Côte-d’Ivoire à une prise de conscience plus marquée des questions de population. À partir de cette date, le discours des autorités devient clairement plus malthusien, mais paradoxalement, là encore, l’offre publique des moyens de planification ne suit pas, contrairement à l’appui habituel du gouvernement envers ses politiques prioritaires.

L’appui du secteur public à la diffusion des moyens contraceptifs reste donc timoré, se limitant à la communication d’informations sur le sujet. Quant à la diffusion des méthodes de planification familiale, elle continue de reposer en majorité sur le secteur privé et associatif (AIBEF, PROVIFA, PATHFINDER, ECODEV et PSI), dont les services se déploient en zone urbaine et dans une moindre mesure en zone rurale. La déclaration de la politique de développement des ressources humaines de 1991 conduit à la fin de la décennie à l’élaboration d’un document de politique de santé de la reproduction et de planification familiale. Toutefois, des difficultés d’ordre institutionnel liées à l’instabilité des instances chargées de la coordination des activités gênent la synergie des activités du secteur public et privé, retardant la pleine expansion des activités de promotion de l’offre de contraception à l’échelle nationale.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la contraception moderne en Côte-d’Ivoire progresse si faiblement et que le contrôle de la fécondité associe d’autres méthodes plus traditionnelles de gestion de la vie féconde et de préservation de la santé infantile et maternelle, telles que l’abstinence, post-partum ou non, et l’allaitement prolongé. La fécondité connaît malgré tout une baisse régulière : de 7,4 enfants par femme au début des années 1980, l’indice synthétique de fécondité (ISF) est passé à 5,7 enfants par femme en 1994, puis à 5,2 enfants par femme en 1998 (INS et ORC Macro, 2001), soit une baisse annuelle moyenne de l’ordre de 2 % au cours des deux dernières décennies (figure 1). Cette baisse de 30 % de l’ISF sur la période est révélatrice d’un processus profond de changement qui atteste de l’irréversibilité du phénomène de transition démographique. Si l’on peut voir dans cette évolution (en dépit des limitations de l’offre de planification familiale) la forte motivation de certaines couches de la population, il reste à s’interroger sur les sources de cette motivation. La crise économique sévère qui a suivi les années fastes a restreint les possibilités financières des populations les plus vulnérables, en particulier des planteurs de café et de cacao, face au retournement des prix des produits agricoles d’exportation, tout en fragilisant les couches urbaines. Les restrictions budgétaires, qui ont touché en priorité les secteurs sociaux, l’éducation et la santé publique, ont aussi sans doute joué un rôle important dans cette prise de conscience collective, en déchargeant sur l’individu et sur les familles les responsabilités qui relevaient jusqu’alors de l’État. Ces pressions nouvelles ont accéléré la dynamique créée par l’ensemble des mutations en cours dans la société ivoirienne depuis l’indépendance, à savoir l’urbanisation, l’amélioration des conditions sanitaires et la scolarisation (Vimard, 1996).

Figure 1

Indice synthétique de fécondité et prévalence contraceptive selon la période, 1977-1996

Indice synthétique de fécondité et prévalence contraceptive selon la période, 1977-1996
Source : Anoh et al., 2005

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Fécondité, contraception et pauvreté humaine

Le début de la transition de la fécondité en Côte-d’Ivoire à partir de la fin de la décennie 1970 a été simultané à la montée de la crise socio-économique et à la progression de la frange de la population vivant en état de pauvreté. Nous nous sommes donc intéressés à la question des relations pouvant exister entre ces différents phénomènes concomitants. Pour y répondre, nous avons analysé, à partir des données de l’EDSCI de 1998-99, les relations entre un indice de pauvreté humaine individuelle[5] et les comportements de reproduction afin de mesurer l’évolution de la fécondité et de la pratique contraceptive selon la pauvreté des femmes.

La courbe de l’ISF selon les différents déciles de pauvreté indique une augmentation de la fécondité relativement au degré de pauvreté des femmes. L’indicateur de pauvreté tend en effet à discriminer fortement les différents groupes de femmes en fonction de leur niveau de fécondité : de 2,5 enfants par femme pour les femmes les plus riches, à 8 enfants par femme pour les femmes les plus pauvres (figure 2). Entre le décile 4 et le décile 8, la fécondité est relativement stable (entre 4,8 et 6 enfants), néanmoins, elle marque dans ces tranches moyennes un ralentissement de la progression de la fécondité par rapport au degré de pauvreté. Cependant, les deux extrêmes se distinguent nettement avec, d’un côté, les femmes les plus aisées (déciles 1, 2 et 3) qui ont entre 2,5 et 3,5 enfants par femme, soit une transition de la fécondité déjà bien affirmée; et de l’autre côté, les femmes les plus démunies (déciles 9 et 10) qui ont quant à elles près de 7 à 8 enfants, indices révélateurs d’une absence de transition.

Figure 2

Niveau de l’indice synthétique de fécondité selon les déciles de l’indice de pauvreté humaine, Côte-d’Ivoire, EDS 1998-99

Niveau de l’indice synthétique de fécondité selon les déciles de l’indice de pauvreté humaine, Côte-d’Ivoire, EDS 1998-99
Source : Fassassi, 2005

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Si la transition de la fécondité concerne essentiellement les femmes les plus aisées, il en est de même pour la transition de la contraception. Dans l’ensemble, peu de femmes pratiquent la contraception en Côte-d’Ivoire (20,8 %), en particulier la contraception moderne (9,8 %), mais lorsque l’attention se focalise sur des groupes spécifiques, on remarque que la pratique contraceptive se retrouve aux niveaux les plus élevés. Ainsi, les femmes classées selon l’indice de pauvreté parmi les 10 % les plus riches sont aussi celles dont la pratique contraceptive est nettement la plus élevée. La moitié de ces femmes utilisent une contraception moderne ou naturelle, alors que la contraception n’est pratiquée que par moins de 3 % des femmes ayant les conditions de vie les plus précaires (figure 3). Une différence de pratique aussi importante indique des objectifs de procréation assez éloignés. Les femmes appartenant aux trois premiers déciles de pauvreté humaine, qui correspondent donc aux femmes les plus aisées, témoignent d’une réelle volonté de contrôle des naissances. Plus de 30 % des femmes de chaque décile utilisent une méthode de contraception et choisissent de préférence les moyens contraceptifs modernes, tout en ayant recours aux méthodes naturelles qui restent également appréciées. Par contraste, les personnes dont l’indice de pauvreté est supérieur au 7e décile de pauvreté n’utilisent les méthodes de contraception que de façon assez marginale puisqu’elles sont moins de 10 % à en faire usage, toutes méthodes confondues.

Figure 3

Pratique contraceptive des femmes en âge de procréer selon les déciles de l’indice de pauvreté humaine, Côte-d’Ivoire, EDS 1998-99

Pratique contraceptive des femmes en âge de procréer selon les déciles de l’indice de pauvreté humaine, Côte-d’Ivoire, EDS 1998-99
Source : Fassassi, 2005

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Ces résultats sont confirmés par une analyse comparable réalisée à partir des données de l’EDSCI de 1994 et utilisant un indicateur de pauvreté fondé sur les biens possédés par le ménage et les caractéristiques de son habitat (Gwatkin et al., 2005). Les individus les plus aisés ont une fécondité de moins de quatre enfants par femme (3,7 exactement), avec un taux de prévalence contraceptive moderne dépassant 10 % pour les hommes comme pour les femmes (tableau 1). À l’opposé, les individus les plus pauvres rendent compte d’une fécondité de 6,4 enfants et d’une utilisation de la contraception moderne plus que marginale, car elle concerne seulement 1 % des femmes et moins de 3 % des hommes. En définitive, en Côte-d’Ivoire, la baisse de la fécondité et la pratique contraceptive significative demeurent, à la fin du xxe siècle, l’apanage des groupes les plus aisés de la population.

Tableau 1

ISF et prévalence contraceptive des femmes et des hommes mariés selon les quintiles de pauvreté, Côte-d’Ivoire, EDS 1994

ISF et prévalence contraceptive des femmes et des hommes mariés selon les quintiles de pauvreté, Côte-d’Ivoire, EDS 1994
Source : Gwatkin et al., 2005

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Analyse des relations entre niveaux de vie et comportements en matière de fécondité

Afin d’approfondir l’analyse de la relation entre les conditions de vie des femmes dans leur contexte familial et local et leurs comportements en matière de fécondité, nous avons utilisé les données de l’EDS de 1994 pour effectuer des analyses de régression basées sur le modèle multiniveau. Ces analyses permettent d’évaluer le rôle de chacune des variables explicatives par rapport : a) au nombre d’enfants nés vivants par femme durant les cinq années précédant l’enquête, retenu ici comme estimation de la fécondité du moment, et b) au recours à la contraception moderne. En plus des données individuelles de l’EDS de 1994, le recensement (RGPH) de 1998 nous a fourni des informations sur les différentes communautés qui ont été utilisées pour construire des indicateurs de niveau de vie au niveau contextuel[6].

Compte tenu des différences entre milieu urbain et milieu rural, notamment en matière de procréation, nous avons distingué ces deux milieux de résidence. Pour chacun d’eux, nous avons pris en compte trois niveaux d’analyse. Le premier niveau considère les caractéristiques de la femme, le deuxième niveau, son ménage d’appartenance et le troisième niveau, le contexte local, village ou quartier, dans lequel elle évolue. Nous avons utilisé le modèle de Poisson pour saisir les facteurs de la fécondité du moment et le modèle logistique linéaire pour appréhender les facteurs liés à la contraception moderne[7].

Les facteurs de la fécondité du moment

Analyse multiniveau de la fécondité du moment en milieu urbain

En milieu urbain, pour l’ensemble de l’échantillon, le nombre moyen de naissances vivantes durant les cinq dernières années est de 0,73 enfant. L’indice synthétique de fécondité (calculé sur les cinq dernières années) varie entre 3,7 enfants dans les grappes de faible fécondité à 4,6 enfants par femme dans les villes ou quartiers où la fécondité est la plus élevée.

Les effets des variables explicatives individuelles et familiales estimés à l’aide du modèle final montrent que la fécondité du moment est plus faible lorsque la femme est veuve ou divorcée, lorsqu’elle atteint un niveau d’instruction équivalent au secondaire ou plus et exerce une activité économique dans un secteur autre que l’agriculture, lorsqu’elle n’a pas d’enfant confié et, enfin, lorsqu’elle appartient à un ménage dont le chef est instruit avec un niveau supérieur ou égal au secondaire (tableau 2). Par contre, elle est significativement plus élevée quand il s’agit d’une femme mariée ayant vécu le décès de l’un de ses enfants, ou appartenant à un ménage nucléaire ou élargi.

Tableau 2

Modèle de Poisson multiniveau sur la fécondité du moment (naissances des cinq dernières années) en milieu urbain et rural selon les données de l’EDSCI, 1994

Modèle de Poisson multiniveau sur la fécondité du moment (naissances des cinq dernières années) en milieu urbain et rural selon les données de l’EDSCI, 1994

*** Significatif à p<0,01; ** Significatif à p<0,05; * Significatif à p<0,1; ns : non significatif à p<0,1.

() Modalité de référence. Les tirets (—) signifient que la variable correspondante est non concernée.

a

Cette constante correspond au nombre moyen d’enfants chez les femmes de la catégorie de référence, c’est-à-dire les femmes qui ont les différentes modalités utilisées comme référence (femmes akan, célibataires, n’ayant expérimenté aucun décès d’enfant, sans instruction, avec un enfant confié, agricultrice, niveau de vie bas, etc.).

Source : d’après Talnan, 2005

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L’appartenance à un ménage dont les conditions de vie sont meilleures, du point de vue des caractéristiques du logement et de la possession de biens d’équipements modernes, a également un effet significativement réducteur sur la fécondité du moment. Par rapport à un ménage ayant un bas niveau de vie, la fécondité du moment est inférieure de 12 % lorsque le ménage à un niveau de vie élevé (p<0,01) et de 4 % lorsqu’il a un niveau de vie moyen, mais la relation est ici non significative. De même, on note que le fait de vivre dans une localité dont le niveau de développement est élevé[8] en terme d’infrastructures sanitaires et sociales diminue de 14 % le nombre de naissances chez la femme durant les cinq années précédant l’enquête, comparé à une localité ayant un bas niveau de développement (p<0,01), toutes choses étant égales par ailleurs. Des niveaux de vie élevés relativement au ménage et au contexte local sont par conséquent fortement associés à une moindre fécondité du moment. Ces résultats nous paraissent traduire l’effet de l’amélioration des conditions de vie dans les zones urbaines ivoiriennes en matière de reproduction. Du fait de la nature transversale des données utilisées, nous ne pouvons être complètement affirmatif quant au sens de la relation, car la causalité inverse, c’est-à-dire le fait que des fécondités plus faibles soient la cause d’un niveau de vie élevé et d’un nombre moindre de décès d’enfants, a déjà été avancée dans le cas du Brésil (Hamelin, 2000). Néanmoins, en ce qui concerne la Côte-d’Ivoire, une étude réalisée par Stecklov (1997) confirme le lien de causalité entre conditions de vie des ménages et fécondité en mettant en avant l’inefficacité du système de sécurité sociale. Selon cet auteur, même s’ils ne gagnent rien en ayant une fécondité élevée, les parents pourraient continuer à avoir beaucoup d’enfants parce que le système de sécurité sociale est inexistant, ou inefficace pour les quelques individus qui en bénéficient, et que les enfants demeurent leur seul support économique pendant la vieillesse. Des recherches plus approfondies permettant de suivre un échantillon de ménages pendant plusieurs années seraient nécessaires pour mieux comprendre cette association entre conditions de vie et fécondité en Côte-d’Ivoire.

Analyse multiniveau de la fécondité du moment en milieu rural

En milieu rural, pour l’ensemble de l’échantillon, le nombre moyen de naissances vivantes est de 0,98 enfant en rapport à la fécondité des cinq dernières années. L’indice synthétique de fécondité varie entre 5,9 enfants par femme dans les localités présentant les taux de fécondité les moins élevés à 7,5 enfants par femme dans les villages à plus forte fécondité.

D’après le modèle final, plusieurs facteurs individuels ont un effet sur la fécondité du moment des femmes de milieu rural (tableau 2). Le fait d’avoir connu l’expérience du décès d’un enfant ou d’être mariée, veuve ou divorcée accroît la fécondité. Le fait de ne pas avoir d’enfant confié la diminue de façon significative (p<0,01)[9].

Parmi les variables retenues à l’échelle du ménage pour analyser les variations de la fécondité dans les zones rurales, seules la structure familiale et les conditions de vie du ménage ont un effet marqué sur la fécondité du moment. Celle-ci est clairement plus élevée quand la femme appartient à un ménage nucléaire ou un ménage élargi monogame. S’agissant du niveau de vie du ménage, le fait de vivre dans un ménage dont les conditions de vie sont moyennes entraîne, par rapport aux femmes des ménages pauvres, une hausse de la fécondité en milieu rural de 15 % (p<0,01), à l’inverse de la situation rencontrée en milieu urbain. Pour les femmes qui vivent dans des ménages jouissant d’un niveau de vie élevé, la fécondité est inférieure de 6 %, toutefois, la différence n’est pas significative.

On observe dans le même sens que les femmes qui vivent dans des villages relativement bien équipés en infrastructures socio-économiques ont une fécondité plus élevée que celles qui habitent dans des villages qui en sont dépourvus. Plus précisément, dans les zones où le niveau de développement local est élevé, les femmes ont une fécondité de 13 % supérieure à celles qui vivent dans des villages pauvres (p<0,05). Pour celles qui résident dans des localités dont le niveau de développement est moyen, la fécondité n’est pas significativement différente. Ce résultat est contraire à ce que nous avons trouvé en milieu urbain, et contraire également à l’hypothèse d’une transition de la fécondité fondée sur le développement rural. Il indique qu’en milieu rural ivoirien, les parents disposant des niveaux de vie familiale et locale les plus élevés continuent toujours de faire beaucoup d’enfants et ce, malgré la crise et les efforts de développement entrepris pour améliorer leur cadre de vie. Les femmes appartenant aux ménages et aux villages les plus démunis présentent quant à elles une fécondité moindre.

L’impact réducteur, exercé par le fait de vivre dans un contexte local démuni, sur la fécondité est confirmé par l’effet de la prévalence globale de la mortalité des enfants[10] qui induit des différences marquantes (p<0,01) en terme de fécondité du moment. Ainsi, le fait de vivre dans une localité où le niveau global de la mortalité des enfants est supérieur à 125 pour mille entraîne une baisse significative (p<0,01) de la fécondité de 8 %[11]. Ceci montre bien qu’en milieu rural, s’il existe un effet de remplacement à l’échelle individuelle (les femmes ayant vécu l’expérience d’un décès tendent à avoir une fécondité plus élevée), il n’y a pas d’effet d’assurance à l’échelle collective. Autrement dit, le fait de vivre dans un contexte où la mortalité est élevée ne conduit pas à une fécondité plus forte, bien au contraire. Nous pourrions évoquer ici un effet de la crise qui, malgré une recrudescence de la mortalité des enfants[12], se traduirait par la volonté des parents de limiter les naissances en raison du coût élevé de la vie, en particulier de la scolarité, et de la baisse des prix des produits agricoles.

Les facteurs de l’utilisation de la contraception moderne

Analyse multiniveau de la contraception moderne en milieu urbain

En moyenne, 7,7 % des femmes résidant en milieu urbain utilisent une méthode contraceptive moderne. D’après le modèle final, le fait d’avoir été socialisé dans une ville plutôt qu’en milieu rural et le fait d’être instruit, au niveau primaire comme au niveau secondaire ou supérieur, accroissent les chances d’utiliser une contraception moderne (p<0,01) (tableau 3). L’effet de ces variables sur la pratique contraceptive est manifeste et conforme aux hypothèses émises dans le cadre de la théorie de la transition de la fécondité en Afrique et dans d’autres régions du monde en développement.

Tableau 3

Modèle logistique multiniveau sur l’utilisation des méthodes contraceptives modernes chez les femmes en milieu urbain et rural selon les données de l’EDS 1994

Modèle logistique multiniveau sur l’utilisation des méthodes contraceptives modernes chez les femmes en milieu urbain et rural selon les données de l’EDS 1994

*** Significatif à p<0,01; ** Significatif à p<0,05; * Significatif à p<0,1; ns : non significatif à p<0,1.

() Modalité de référence. Les tirets (—) signifient que la variable correspondante est non concernée.

a

exprimée en pourcentage de femmes utilisant une contraception moderne dans l’ensemble de la population étudiée.

Source : d’après Talnan, 2005

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Le niveau de vie du ménage influence la décision des femmes de recourir aux méthodes contraceptives modernes. Les femmes qui vivent dans des ménages possédant un niveau de vie élevé ont généralement un statut social et un niveau de vie supérieurs aux autres femmes, ce qui leur permet de négocier l’usage de la contraception au sein du couple. Par conséquent, elles ont plus de chance d’utiliser une méthode contraceptive moderne comparativement à leurs homologues, dont les conditions de vie dans le ménage sont précaires sur le plan de l’accès à certains biens et services. Le rapport de chance est de 1,962 (p<0,01); ce rapport est de 1,189 pour les ménages ayant un niveau de vie moyen, mais la différence n’est pas significative au seuil de p<0,1.

Le niveau de développement socio-économique de la localité de résidence de la femme, la proportion d’enfants ou d’adultes scolarisés dans le quartier et le niveau de la mortalité des enfants n’ont aucun lien significatif avec la pratique contraceptive moderne chez les femmes citadines. Ce résultat pour le moins surprenant est en réalité normal, car l’effet de toutes ces variables sur la pratique contraceptive est médiatisé par d’autres variables relatives aux conditions de vie des populations, telles que le niveau d’instruction de la femme, l’instruction du chef de ménage et la scolarisation des enfants. En effet, ce sont dans les zones où les niveaux de scolarisation sont élevés que les individus ont accès à de meilleures conditions de vie à l’échelle du ménage ou de la localité. Il s’ensuit que le niveau de la mortalité des enfants y est en général plus faible et celui de la scolarisation des enfants, plus élevé. En d’autres termes, le caractère non significatif de l’effet des caractéristiques décrivant les conditions de vie des femmes à l’échelle de la communauté et le niveau global de scolarisation de la population sur la pratique contraceptive ne traduit pas une absence de relation entre ces deux phénomènes, mais le fait que cet effet est entièrement médiatisé par d’autres facteurs intermédiaires. Les résultats de ce modèle montrent que seul le niveau de la scolarisation des enfants dans le quartier ou la ville de résidence de la femme a un effet significatif sur l’utilisation des méthodes contraceptives modernes, ainsi le rapport de chance s’établit à 1,013 pour une augmentation de 1 % de la proportion d’enfants scolarisés.

Analyse multiniveau de la contraception moderne en milieu rural

Le pourcentage de femmes utilisatrices d’une contraception moderne en milieu rural est de 3,2 %, nettement plus bas qu’en milieu urbain. D’après le modèle final, parmi les facteurs explicatifs individuels, l’instruction primaire et secondaire de la femme, sa socialisation en milieu urbain pendant l’enfance et le fait d’appartenir à l’ethnie krou accroissent sa propension à utiliser une contraception moderne (tableau 3). À l’inverse, le fait pour une femme d’être mariée, d’être agricultrice ou de ne pas avoir d’activité diminuent ses chances de recourir à une méthode contraceptive moderne.

Aucune variable caractérisant le ménage n’a d’effet significatif sur l’utilisation d’une méthode contraceptive moderne par les femmes en milieu rural. À l’échelle de la localité de résidence de la femme, deux facteurs liés à l’offre de services de planification familiale et à leur acceptabilité par les populations interviennent pour induire des différences significatives entre les femmes en matière d’utilisation des méthodes contraceptives modernes. Il s’agit de la présence d’un établissement délivrant des services de planification familiale et de la proportion de femmes utilisatrices de méthodes contraceptives dans le village. La présence d’un centre de santé ou d’un établissement social dispensant des services de santé entraîne une augmentation significative (p<0,05) de la probabilité d’utiliser une méthode contraceptive au moment de l’enquête (OR=1,196). De même, lorsque la proportion de femmes utilisatrices d’une méthode quelconque de contraception augmente, la probabilité pour une femme de déclarer la pratique d’une méthode moderne se trouve multipliée par 1,028 (p<0,1).

Discussion et conclusion

Selon la théorie classique de la transition démographique incluant les apports de la théorie économique des ménages, la baisse de la fécondité intervient lorsque les couples décident de réguler leur fécondité. Ils jugent qu’une faible fécondité leur apporte un avantage économique et accèdent alors à des moyens de contrôle de leur procréation à un coût financier, social et éthique qui leur paraît satisfaisant (Coale, 1973). La transition de la fécondité repose par conséquent sur l’articulation d’une diminution de la demande d’enfants et d’un accroissement des moyens de contrôle de la fécondité, quelles que soient les voies de ces transformations qui sont variables à travers le monde.

La diminution de la demande d’enfants a le plus souvent découlé d’une modernisation des structures socio-économiques d’un pays, étant synonyme d’une augmentation du coût des enfants et de la mise en place de mécanismes formels d’assurance publics ou privés (retraite, assurance maladie ou invalidité). Cependant, cette demande semble avoir également baissé dans des sociétés qui ne connaissent pas ce système formel d’assurance pour les personnes âgées ou malades (Bongaarts et Bulatao, 2000), en réponse à d’autres justifications et contraintes.

Dans certains pays d’Asie et d’Amérique latine, la baisse de la fécondité est devenue pour les couches pauvres de la population un élément d’adaptation à un ensemble de transformations socio-économiques et démographiques qui les touchent directement : baisse de la mortalité, pression foncière, exode rural et urbanisation rapide, éclatement familial, obligation du salariat féminin, notamment. La forte fécondité faisait auparavant partie d’une stratégie de survie dans un contexte socio-économique donné, souvent caractérisé par la prédominance des activités rurales et de l’économie domestique qui faisait de la famille une unité de production, au sein de laquelle l’activité des femmes et des enfants était le plus souvent une nécessité. L’évolution de ce contexte a été telle que c’est maintenant la faible fécondité qui est devenue nécessaire. La réduction de la fécondité apparaît alors comme une nouvelle stratégie de survie adaptée à ces changements macroscopiques. Cette évolution découle tout d’abord d’une transformation du modèle culturel qui devient favorable à la faible fécondité à cause des changements qui s’opèrent dans les classes dominantes de la société, puis de l’effet des politiques de contrôle de la fécondité visant une réduction de la croissance démographique. Cette évolution est également facilitée par un accès aisé et bon marché à des moyens de contraception qui sont souvent définitifs (stérilisation masculine et surtout féminine), ce qui rend la révolution contraceptive d’autant plus efficace.

Les pays du Maghreb semblent également suivre ce processus tout en ayant leur spécificité. La transition de la fécondité, s’étendant ici aux échelles nationales, est principalement fondée sur les facteurs liés à la modernisation des structures socio-économiques et à la mise en place de politiques de population. Dans ce cadre, certaines catégories démunies de la population ont vu baisser leur fécondité selon des déterminants et des mécanismes relevant d’un certain malthusianisme de la pauvreté. Ainsi, en Tunisie dans la région de la Kroumirie, le passage des femmes du milieu rural de la sphère de la reproduction et de l’activité domestique à celle de la production autonome et salariée, d’une part, et le développement de stratégies individualistes et opportunistes de la part des hommes jeunes, d’autre part, contribuent à l’émergence d’aspirations à une moindre fécondité (Sandron et Gastineau, 2002). Il en va de même dans la plupart des zones rurales du Maroc où l’écart se fait croissant entre la paupérisation relative et l’augmentation des aspirations des parents. Les modèles véhiculés par les grandes villes et par les émigrés de retour suscitent chez eux une volonté de limiter les naissances et le désir de donner à leurs enfants une éducation de qualité (Sajoux-Ben Seddik, 2001).

Contrastant avec la situation des pays précédemment évoqués, en Afrique subsaharienne, et plus particulièrement en Côte-d’Ivoire, les couches urbaines et instruites de la population, celles essentiellement concernées par la baisse de la fécondité, se distinguent fortement, comme nous l’avons vu, des groupes les plus démunis qui demeurent encore à l’écart de cette transition (Vimard, 1996; Anoh et al., 2005). Pour les premières, la demande d’enfants diminue sous l’effet des facteurs de la modernisation, des crises structurelles et conjoncturelles sévissant depuis les années 1980, des campagnes d’Information, éducation et communication (IEC) en matière de planification familiale des ONG et des institutions internationales, ainsi que des efforts récents du gouvernement pour mettre à la disposition de la population toute une gamme de méthodes contraceptives. Le système de valeurs natalistes, qui a prévalu jusqu’alors, a pu être efficacement contrebalancé, spécialement dans les zones urbaines. Toutefois, si la demande d’enfants a significativement diminué, l’augmentation de la pratique contraceptive est restée modeste et non décisive dans la baisse de la fécondité (Vimard et al., 2007). Il faut aussi signaler que faute d’accès suffisant aux méthodes contraceptives modernes, les femmes des milieux urbains, en particulier celles qui ne peuvent accéder aux services de planification familiale, ont de plus en plus souvent recours à l’avortement provoqué pour éviter des naissances non désirées (Desgrès du Loû et al., 1999; Guillaume, 2003).

Les pauvres, eux, demeurent encore pour la plupart insérés dans des structures de production où la baisse du nombre d’enfants n’est pas un avantage, malgré ou à cause de la crise qui restreint les possibilités de recours à la main-d’oeuvre salariée comme, par exemple, dans les zones d’économie de plantation. En outre, l’offre de contraception est restée largement insuffisante pour répondre à leur éventuelle demande. En 1998, moins de 5 % des femmes vivant en milieu rural et de celles sans instruction utilisaient une méthode moderne de contraception tandis que leur fécondité restait élevée, avec six enfants par femme en moyenne.

Notre analyse a permis de préciser les différents contextes d’évolution de la procréation selon les niveaux de vie et le degré de pauvreté humaine des populations ivoiriennes. À l’échelle nationale, les résultats indiquent que la fécondité diminue et que l’utilisation de la contraception augmente visiblement avec l’élévation du niveau de vie. Ainsi, les femmes des déciles les plus riches, qui disposent des conditions de vie les plus aisées et du capital social et humain le plus élevé, sont déjà bien engagées dans la transition de la fécondité et la révolution contraceptive, avec entre 2,5 et 3,5 enfants par femme et une prévalence de la contraception comprise entre 30 et 50 %. À l’inverse, les femmes des déciles les plus pauvres, au regard des différentes dimensions de la pauvreté humaine individuelle que nous avons prises en compte, demeurent dans des schémas pré-transitionnels de procréation. Ces femmes ont entre sept et huit enfants en moyenne et moins de 10 % d’entre elles utilisent une méthode contraceptive. Notre analyse a également précisé l’influence du niveau de vie en montrant l’effet de certaines caractéristiques individuelles et contextuelles sur la fécondité et la contraception. En milieu urbain, l’instruction de la femme et du chef de ménage, l’activité hors secteur agricole, les conditions de vie satisfaisantes du ménage ou dans la localité de résidence favorisent une faible fécondité et une forte prévalence contraceptive. On observe donc dans les villes une distinction entre des élites instruites et au niveau de vie élevé, lesquelles ont adopté de nouveaux comportements de procréation, et des catégories moins insérées dans les activités modernes et aux conditions de vie plus modestes qui demeurent en retard relativement à la transition de la fécondité.

En milieu rural, où la fécondité est forte dans toutes les couches de la population, la situation est quelque peu différente puisque les femmes bénéficiant de conditions de vie meilleures dans leur ménage et leur localité de résidence ont une fécondité plus élevée que les femmes les plus pauvres présentant des niveaux de vie familiale et locale inférieurs. Si l’amélioration des conditions de vie est devenue en ville un facteur de baisse de la fécondité, le développement local reste lui lié à la forte fécondité en zone rurale selon un phénomène souvent rencontré au tout début du processus de modernisation, et suivant lequel les progrès socio-économiques entraînent une augmentation de la fécondité. Malgré tout, quel que soit le milieu de résidence, un faible niveau de vie familial et local demeure en Côte-d’Ivoire associé à une forte fécondité. Les conditions pour un réel malthusianisme de la pauvreté ne sont donc pas réunies, quelle que soit l’extrême précarité de la vie des individus.

En Asie, en Amérique latine ou au Maghreb, les politiques de population ont répondu à un certain choix de vie de la part des populations. Mais, en Côte-d’Ivoire comme dans les autres pays de l’Afrique subsaharienne, à l’exception de quelques-uns où les programmes de planification familiale sont bien distribués (Botswana, Ghana, Kenya, Zimbabwe), la baisse de la fécondité, réalisée dans des contextes de faible disponibilité des services de planification familiale et de faible diffusion de l’information en matière de régulation de la procréation, concerne une frange encore réduite de la population. Faute d’une transformation du système de production économique et faute d’un accès aisé aux services de planification familiale, la demande d’enfants des populations ivoiriennes reste élevée, leur utilisation de la contraception demeure restreinte et leur fécondité forte alors que le pays connaît une pauvreté accrue.