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Lors du 350e anniversaire de Québec, au beau milieu du baby-boom, ses habitants auraient été surpris d’apprendre que leur région métropolitaine deviendrait, quelques années plus tard, vieillissante et en voie de décroissance naturelle. Ce qui aurait paru improbable suscite aujourd’hui quantité d’inquiétudes d’ordre économique et politique. L’ISQ (2003) prévoit que la population de la communauté métropolitaine de Québec commencera à décroître autour de 2021; et dès 2011, les personnes de 55 à 64 ans, susceptibles de prendre leur retraite, devraient y être plus nombreuses que celles de 15 à 24 ans. Au-delà des problèmes du remplacement des départs à la retraite et des mutations de la demande de biens et de services, Québec rencontrera prochainement des défis de planification qui toucheront toute agglomération nord-américaine vieillissante et en voie de décroissance. Comment freiner l’étalement urbain et adapter les milieux existant aux besoins d’une population vieillissante sans provoquer une hausse du prix du logement? Quelle sera l’incidence du vieillissement démographique sur la circulation automobile et l’usage des transports en commun? Comment l’aménagement urbain et le marché du travail pourraient-ils devenir plus propices à la vie familiale? Comment rendre la ville plus attrayante et accueillante pour l’immigration internationale? Quelle orientation doit prendre le développement économique de la région métropolitaine dans un contexte de concurrence interurbaine pour la main-d’oeuvre et les entreprises?

Le vieillissement démographique de la région métropolitaine de Québec et l’évolution de sa population laissant anticiper sa décroissance prochaine sont des tendances bien connues en termes de mesures et de projections. Abordées comme des manifestations particulières de faits généraux, elles sont habituellement analysées et expliquées par des modèles applicables à toute population qui présente des tendances semblables, sinon interprétées selon des hypothèses valables pour le Québec en entier. Comme Minerve qui prend son envol au crépuscule, il reste selon nous à retracer, en portant une attention particulière à la singularité de leur passé récent, comment la Vieille Capitale et ses banlieues sont devenues vieillissantes et en voie de décroissance naturelle. Répondre à cette question ne nous écarte pas des discussions générales sur le vieillissement démographique. Cela nous conduit à aborder le phénomène autrement, en examinant l’évolution d’ensemble de la population des différents secteurs de l’agglomération à la lumière d’une réflexion sur la contribution de l’urbanisation nord-américaine d’après 1945 à la constitution d’une société encline à ne plus remplacer ses générations. Les explications démographiques habituelles omettent de considérer que la société québécoise devenue vieillissante est aussi celle qui a établi ses familles dans des développements pavillonnaires, et ainsi occasionné un étalement des agglomérations dans des localités rurales converties en pôles urbains périphériques. Selon nous, l’idéalisation de banlieue pour la famille à compter des années 1950 serait non seulement le principe directeur de l’étalement urbain et de la reconfiguration des agglomérations québécoises, mais aussi un élément explicatif du déclin de la natalité par la transformation de la situation de la famille qu’elle entraîne progressivement.

La résultante nécessaire de transitions démographiques

La réponse habituelle à notre question consiste à poser le vieillissement démographique et la décroissance naturelle anticipée des sociétés industrialisées comme l’aboutissement de la transition démographique : un abaissement de leur mortalité puis de leur fécondité vers des taux nettement inférieurs à ceux des populations principalement rurales et agricoles d’autrefois. La réduction de la descendance moyenne et l’allongement de l’espérance de vie qui en résultent se traduisent ultimement en un accroissement relatif du poids démographique des âges les plus avancés. À cette explication du vieillissement démographique s’ajoute la certitude mathématique qu’une telle transition condamne une population à la décroissance naturelle dès que sa fécondité passe et se maintient sous le seuil de remplacement des générations. Au Québec, aucune génération née après la fin de la Deuxième Guerre mondiale n’a dépassé ce seuil estimé à environ 2,1 enfants par femme (Lapierre-Adamcyk et Lussier, 2003). C’est donc la fécondité des baby-boomers et des générations suivantes qui a rendu la population québécoise vieillissante[2] et en voie de décroissance naturelle. Tout porte à croire que la population de la région métropolitaine de Québec n’a pas effectué sa transition démographique à un rythme très différent de celui de l’ensemble de la province. Sa progression fut probablement un peu plus rapide dans la première moitié du xxe siècle, compte tenu que l’amélioration des conditions sociosanitaires urbaines contribua à abaisser la mortalité infantile des villes à un niveau passant sous celui des campagnes à compter des années 1930 (Bourbeau et Smuga, 2003), et parce que la baisse accélérée de la fécondité fut d’environ dix ans plus précoce en ville que dans certaines régions rurales (Beaujot, 2000).

À la suite de Lesthaeghe et Van de Kaa, certains pensent le vieillissement et la décroissance naturelle anticipée des sociétés occidentales comme la résultante spécifique de la seconde transition démographique : le fait, à compter des années 1960, du passage de la fécondité sous le seuil de remplacement des générations, accompagné d’un recul de la mortalité à des âges avancés, ainsi que de soldes migratoires positifs compensant la réduction de l’accroissement naturel (Van de Kaa, 2004). Ce deuxième temps de la réduction de la fécondité est aussi celui où s’interrompt l’abaissement de l’âge au mariage, où s’accélère la hausse des divorces, où une réduction de la nuptialité est compensée par la cohabitation, et où les naissances hors mariage augmentent (Lesthaeghe, 1995). Beaujot (2000) a établi que la seconde transition démographique du Québec fut particulièrement rapide, si bien que la fécondité passa sous le seuil de remplacement des générations dès 1970 et poursuivit sa descente jusqu’à 1,4 enfant par femme au milieu des années 1980. Cette diminution dépend en bonne partie de la proportion de femmes infécondes qui remonta graduellement à 25 % dans les cohortes nées entre 1946 et 1961 (Lapierre-Adamcyk et Lussier, 2003). L’allongement de l’espérance de vie contribua aussi à l’accroissement de la part relative des personnes de 65 ans et plus au Québec qui passa de 6,1 % de la population en 1966, à 10,0 % en 1986 et 14,1 % en 2006, tandis que celle des 0 à 14 ans glissait aux mêmes recensements de 33,6 % à 20,5 %, puis à 16,2 %[3]. La pyramide des âges de la région métropolitaine de Québec connut une transformation semblable, mais un peu plus accentuée entre 1986 et 2006[4].

Comment expliquer ces transitions démographiques?

Les indicateurs de la transition démographique induisent une représentation du vieillissement démographique comme effet secondaire de deux formes d’émancipation de contraintes naturelles : repousser la mort et rapprocher la fécondité d’un rythme et d’un niveau voulus. Si les efforts pour repousser la mort et allonger la vie en bonne santé semblent se passer de justification (Kirk, 1996), la réduction de la fécondité sous le seuil de remplacement des générations généra quantité d’études. Une réponse satisfaisante à notre question de départ exige donc que nous considérons le problème suivant : pourquoi fait-on moins d’enfants dans les sociétés occidentales, à Québec, comme au Québec, en particulier?

Les interprétations diffèrent selon que l’on discute de la première ou de la seconde transition démographique. Van de Kaa (2004) et Lesthaeghe (1995) expliquent la réduction de la fécondité antérieure aux années 1960 par la généralisation de l’idéal de la famille bourgeoise soucieuse du bien de l’enfant et de l’amélioration de sa qualité de vie. L’intensification ultérieure de la réduction des naissances leur semble davantage le produit d’une ère centrée sur les préoccupations des adultes, accordant notamment plus d’importance à la satisfaction dans la vie de couple. Dans la même veine, Dagenais (2000) oppose, comme deux régimes de fécondité, correspondant à deux modes de régulation subjective des naissances, la concentration de la taille de la famille autour de 2 ou 3 enfants chez les mères québécoises nées entre 1902 et 1961, et le fait qu’environ 90 % des femmes des générations suivantes en ont eu 0, 1 ou 2. Les raisons de la réduction des naissances auraient changé : l’intention régulatrice des premières générations aurait été « d’empêcher la famille » pour en limiter la taille; tandis que l’engendrement deviendrait pour les secondes un projet existentiel à insérer dans un projet de vie. Objectivement, la fécondité serait désormais régulée par les aléas des histoires de vie singulières des individus et par la société dans sa totalité, notamment par les politiques familiales. Mais qu’il s’agisse de comprendre la conduite de couples qui déterminent combien ils auront d’enfants, ou celle d’individus qui se demandent s’ils en désirent et s’ils parviendront à en avoir dans des conditions souhaitées, l’explication du déclin de la fécondité et, par extension, celle du vieillissement démographique exigent de répondre à une troisième question : comment en sommes-nous venus collectivement à faire si peu d’enfants?

Si les procréateurs tendent à devenir techniquement maîtres de leur fécondité, ils n’en demeurent pas moins soumis aux contraintes pratiques du monde dans lequel ils vivent et interpellés par les idéaux qui s’imposent à eux comme désirables selon des discours et des modèles. À mi-chemin de la seconde transition de la fécondité, Caldwell (1976) relevait qu’entre 1951 et 1970 les besoins des consommateurs avaient augmenté plus rapidement que leurs ressources[5], ce qui avait pu amener les parents à percevoir les enfants à venir comme des entraves à leur liberté de consommation. Il notait aussi que la fécondité entrait désormais en conflit avec les aspirations de femmes plus instruites et plus actives; et que si la norme religieuse de haute fécondité avait été rapidement supplantée par de nouvelles valeurs et idéologies, c’était probablement parce qu’elle avait été plus imposée par l’Église qu’intégrée par les fidèles. Au terme de cette transition, Gauthier et Bujold (1994) soulignèrent également que la réduction des naissances dans les années 1960 et 1970 a été renforcée au Québec par l’appui de l’assurance-hospitalisation et de l’assurance-santé à la contraception, par une pastorale familiale encourageant la maternité responsable, par les revendications égalitaires du mouvement féministe, par la rationalité technique avec laquelle on abordait désormais la reproduction, par la désintégration des réseaux de solidarité familiale et par le peu de modèles et de moyens d’intégration de la maternité à une carrière. La baisse de la fécondité dans les années 1980 aurait plutôt été marquée par une plus forte précarité des emplois et des unions chez les jeunes.

Sans remettre en question les explications du vieillissement démographique par certains faits ponctuels qui ont dû en accélérer la marche, notre objectif est de proposer une interprétation sociologique synthétique de la constitution d’une société vieillissante et en voie de décroissance naturelle. La réduction de la fécondité sous le seuil de remplacement des générations est selon nous un phénomène collectif qui dépasse en cohérence et en signification les choix et les comportements individuels de procréation. Pour en comprendre le mouvement d’ensemble, nous resituerons les familles où se produisent la plupart des naissances, dans l’évolution générale de la société québécoise transformée par l’urbanisation nord-américaine d’après 1945. Et parce que nous assumons qu’une société soit plus qu’une somme d’individus vivant ensemble sur un territoire, nous devrons penser l’urbanisation comme un processus autrement plus complexe qu’un exode rural peuplant des régions urbaines. Suivant une formule consacrée de la sociologie durkheimienne, les sociétés sont aussi des associations de consciences participant à l’élaboration de manières collectives d’être, de penser, de sentir et d’agir, plus ou moins stables et intégrées en système, qui animent la vie en commun et l’organisent par différentes formes de régulation des conduites. Ainsi, l’urbanisation est aussi un processus qui transforme les représentations, les pratiques et les structures matérielles de cette vie collective, et de la vie familiale en particulier. À travers l’examen du vieillissement démographique de la Capitale nationale du Québec et de ses banlieues, le déclin de la fécondité sous le seuil de remplacement des générations apparaît comme un effet secondaire de la constitution d’une société québécoise urbanisée de part en part à la manière nord-américaine, ce qui débute au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En regard des interprétations précédentes du vieillissement démographique, celle-ci présentera le double avantage de la reconstitution des faits sociaux totaux entreprise par Mauss (1999), qui est d’offrir une représentation plus générale et plus concrète d’une réalité subjective et collective. La reconstitution de l’évolution d’ensemble d’une agglomération urbaine nous permet d’apercevoir, dans le mouvement du tout, les conditions et les significations des diverses conduites ayant contribué au fait général du déclin de la fécondité et, par extension, à l’accélération du vieillissement démographique.

Penser l’urbanisation nord-américaine du xxe siècle comme un fait de société

L’intérêt initial de l’idée d’urbanisation pour la science sociale européenne était d’intégrer en un seul schéma un ensemble de tendances constitutives des sociétés modernes : l’exode rural, la croissance des villes, l’émancipation des rapports féodaux, la densification et la diversification des relations sociales, l’essor d’une économie de marché, le progrès des sciences et des arts, l’industrialisation, la perte d’autorité des traditions, l’autodétermination accrue des individus sur le fond d’une interdépendance croissante de leurs fonctions, etc. Cette notion synthétique d’urbanisation a ainsi largement contribué à induire l’association tacite du monde rural à la tradition et de l’urbanité à la modernité. Le spectacle de la croissance rapide et anarchique des villes industrielles nord-américaines concrétisa cette représentation de l’urbanisation dans l’impression – traduite en programme de recherche par l’École de Chicago (Park, Burgess et McKenzie, 1967) – d’un processus métabolique où le développement du parc immobilier reflétait une vie urbaine en incessante évolution qui transformait les hommes en les assimilant. Les villes apparaissaient comme le symbole et le creuset de l’évolution des sociétés, de l’humanité et de la civilisation.

Très tôt au xxe siècle, cette idée de l’urbanisation rencontra en Amérique du Nord quelques problèmes de mesure et de définition. Le développement de banlieues hors des limites administratives des grandes villes amena les États-Unis à instituer dès 1910 la catégorie statistique des « districts métropolitains » pour trancher par un critère de densité démographique le problème opératoire des limites géographiques de l’urbanisation (Martin, 1960). Le problème réel, qui fut également à l’origine des « grandes villes » canadiennes de 1931, des « zones métropolitaines » de 1941, puis des actuelles RMR, était sociologique et géographique. D’une part, avec le développement des transports, des communications et l’établissement d’industries hors du territoire de la ville centre, l’urbanisation, comme réalité fonctionnelle, s’étendait de plus en plus dans certaines localités voisines de la ville centre que les classifications par nombre d’habitants catégorisaient comme rurales. D’autre part, l’urbanisation, comme développement et croissance démographique d‘un habitat urbain, ne produisait plus seulement un étalement en continuité du tissu urbain central, mais transformait progressivement d’anciennes localités rurales en banlieues résidentielles, de villégiature ou en pôles secondaires d’activité industrielle.

Ainsi, entre 1931 et 1941, le taux de croissance des banlieues du « Grand Québec », qui représentent 24,9 % de sa population totale en 1941, dépassait celui de la ville proprement dite (19,4 % contre 15,4 %) (Falardeau, 1951 : 18). Cet éclatement géographique du développement urbain de Québec remontait en fait aux débuts de l’industrialisation : Beauport et Montmorency étaient des lieux d’activités industrielles intégrées à l’économie de la Capitale nationale depuis plus d’un siècle (OPDQ, 1993) et les grèves de Sillery avaient été un pôle de construction navale jusqu’à la fin du xixe siècle (Vachon et Luka, 2002). Le plateau de Sillery, où les patrons des chantiers s’étaient établis, avait aussi été un lieu de villégiature prisé depuis sa fondation (Vachon et Luka, 2002) et le développement d’une banlieue d’habitations isolées y débuta dès le milieu des années 1920 (Deschênes, 2001). En 1918, s’ouvrait à Sainte-Foy l’Hôpital Laval dédié aux soins des tuberculeux de la région (Lessard, 2001). Le premier aérodrome de Québec avait aussi été établi à Sainte-Foy en 1928, puis fermé et remplacé par l’aéroport de L’Ancienne-Lorette en 1938 (Lessard, 2001). Depuis la construction du pont de l’Île d’Orléans, pendant la grande dépression, de nombreux cultivateurs venaient vendre leurs produits en ville durant la belle saison et de plus en plus de citadins y passaient leurs vacances (Falardeau, 1951). Cette régionalisation fonctionnelle et géographique du développement urbain s’accentua durant les années 1940. La guerre amena quotidiennement des centaines de travailleurs de Québec dans les usines de Valcartier et, dès 1946, des réseaux de trains électriques, de tramways, d’autobus et de traversiers offraient plusieurs voyages par jour vers le centre-ville à partir de la quasi-totalité des localités de l’actuelle RMR situées sur la rive nord, ainsi que de Lévis, Lauzon, Bienville, Charny et Saint-Romuald sur la rive sud. À la même époque, des services téléphoniques « urbain local » et « de zone suburbaine » couvraient un territoire plus vaste englobant plusieurs villages de la rive sud et ceux de l’Île d’Orléans (Falardeau, 1951).

La sociographie d’un Québec transformé par l’industrialisation a aussi été progressivement amenée à remettre en question l’unité des tendances associées à l’urbanisation, notamment l’association des valeurs et des attitudes modernes à la vie en milieu urbain (Dumont, 1968). Dès 1943, Hughes avait noté que les Canadiens français des villes restaient « rattachés par le sentiment, la tradition et les liens de parenté aux campagnes environnantes » (Hughes, 1972 : 20); tandis que Lamontagne et Falardeau (1947) concluaient qu’en regard de leurs fortes valeurs traditionnelles et religieuses, de leur haute fécondité et de leur organisation, les familles de la ville de Québec étaient plus rurales qu’urbaines. Finalement, renversant la perspective sur l’opposition de l’urbain et du rural, Tremblay et Fortin constataient, enquête sur les comportements économiques des familles salariés de 1959 à l’appui, que « la ville n’est pas un facteur déterminant dans les conduites, ni dans les attitudes » (Fortin, 1972 : 10) parce que « la société canadienne-française forme de plus en plus un milieu homogène soumis à un même système de valeurs et normes. Les différences culturelles entre le milieu rural et le milieu urbain ou entre groupes d’occupation sont en voie de disparaître si elles ne sont pas déjà disparues complètement. » (Tremblay et Fortin, 1964 : 91.) Contre les préjugés de l’époque, on reconnaissait que l’établissement en ville n’expliquait pas les changements dans les valeurs et les modes de vie des Québécois du milieu du siècle.

Ces constats furent pour Fortin (1972) le point de départ d’une hypothèse définissant le Québec comme une société complètement urbaine ou, suivant son expression, comme une ville ou un réseau de villes à densité variable. Cette hypothèse s’appuyait également sur l’observation que l’urbanisation des modes de vie s’avérait davantage présente dans des régions marginales et désorganisées des campagnes que dans plusieurs quartiers de Montréal et certaines petites villes. Fortin y voyait poindre un nouveau modèle d’indépendance en rupture avec celui de la famille rurale économe, qui vivait principalement d’une agriculture de subsistance, et qui assurait l’établissement de tous ses enfants. Les milieux urbanisés de la ville ou de la campagne valorisaient plutôt l’indépendance économique des membres de la famille, les activités rémunératrices selon le niveau de vie qu’elles procurent, et la fréquentation régulière des agglomérations à des fins de consommation et de loisir. Cette urbanisation des modes de vie était interprétée comme une réaction aux transformations des milieux locaux dans une évolution d’ensemble de la société québécoise, où le développement des villes, des transports et des communications restructurait tant l’économie, la vie politique et les administrations que la vie domestique des familles et leur rapport à l’éducation scolaire et à la consommation. L’urbanisation transformait le Québec simultanément, différemment, mais d’un seul mouvement dans ses villes et ses campagnes. Fortin (1971) divisait ce processus en trois phases historiques : après 1) que la fonction des villes québécoises fut essentiellement commerciale et administrative jusqu’à la fin du xixe siècle, et 2) que l’industrialisation eut agrandi et consolidé leur réseau, 3) l’intensification des échanges entre les populations rurales et les centres urbains régionaux depuis les années 1940 transformait ces villes en lieux de consommation directe, d’identification et de polarisation de la vie régionale. Les sociétés urbaines n’étaient plus locales, mais régionales, voire nationales. Cette dernière phase de l’urbanisation du Québec avait à la fois pour effet de diluer la ville au sens classique, en déplaçant ses activités du centre vers les banlieues, et d’urbaniser le monde rural, où l’agriculture et l’exploitation forestière n’occupaient plus qu’une minorité de travailleurs intégrés dans un réseau commercial structuré. Dans le paysage mi-rural mi-urbain des banlieues de Québec de 1951, avant le boom des développements de bungalows, plus de 95 % de la population active ne vivait plus de l’agriculture; et en dix ans, les 8,4 % de travailleurs agricoles de Sainte-Foy faisant exception seront réduits à un minime 0,5 % de la population active par la première vague de nouveaux banlieusards.

De ce qui vient d’être exposé, retenons surtout qu’au-delà de la concentration de la population dans les espaces urbanisés, l’urbanisation nord-américaine du xxe siècle est également caractérisée par a) l’expansion de la réalité fonctionnelle de la ville à l’échelle régionale, voire nationale, b) un développement et une reconfiguration des habitats urbains en conséquence, et c) la transformation des modes de vie suivant un idéal d’indépendance en rupture avec celui de la famille rurale décrit par Fortin. Dans ce qui suit, nous verrons comment le vieillissement démographique et l’évolution de la population de Québec vers la décroissance s’inscrit dans la dynamique de ses six dernières décennies d’urbanisation.

Situer le vieillissement démographique dans l’espace et la constitution de la société urbaine régionale

Appuyée sur diverses études, notre interprétation du vieillissement démographique québécois est centrée sur une analyse de l’évolution de la population, des ménages et du parc résidentiel de la région métropolitaine de Québec à partir des recensements de 1951, 1966, 1986 et 2006. Ces années circonscrivent trois périodes correspondant approximativement à trois phases de la seconde transition démographique et de l’urbanisation d’après 1945. Le recensement de 1951 présente l’état de la région métropolitaine avant la seconde transition démographique, au moment où la construction massive de bungalows vient tout juste de commencer à Sillery. L’année 1966 nous reporte ensuite à la fin du baby-boom, au début de la seconde transition démographique, avant la loi sur le divorce, la remontée de l’âge au mariage et le déclin de la nuptialité. Dans l’histoire de Québec, ce recensement se situe après que les fonctions commerciales, administratives, hospitalières et d’éducation supérieure eurent commencé à quitter le centre pour la banlieue, mais avant que le pont Pierre-Laporte et le réseau autoroutier consolident la structure polynucléaire actuelle de la ville. Les données de 1986 donnent une première mesure de la société urbaine éduquée, où les femmes sont majoritairement actives (Langlois, 1990), où les couples mariés divorcent parfois, les autres s’épousent moins, et dont la fécondité est passée sous les 1,4 enfant par femme. Entre 1966 et 1986, la Révolution tranquille transforme aussi la Capitale nationale et la différenciation de ses banlieues s’accentue : les plus anciennes se densifient inégalement et deviennent plus ou moins des pôles d’activité concurrents du centre-ville, tandis que des milieux résidentiels plus hétérogènes qu’auparavant se développent tant en marge des premiers quartiers de bungalows qu’en des localités situées au bout des autoroutes. À cela, il faut ajouter qu’au milieu des années 1980, la gentrification des quartiers centraux les plus affectés par la reconfiguration de la ville y établit un monde étranger aux classes défavorisées et achève la désintégration des milieux ouvriers. Enfin, entre 1986 et 2006, le fait démographique crucial est que la génération des parents des baby-boomers traverse progressivement le seuil des 65 ans. Au cours de la même période, l’urbanisation de Québec se prolonge sans susciter de modification majeure dans l’organisation spatiale de la vie urbaine régionale.

La tâche de suivre à partir de données agrégées l’évolution de différents secteurs de la région métropolitaine de Québec est quelque peu compliquée par la redéfinition de sa carte d’un recensement à l’autre. Dans les recensements sélectionnés, nous avons pu isoler sur la rive nord un espace urbain délimité par le fait qu’une majorité des logements privés occupés en 2001 avaient été construits avant 1946. À l’intérieur de cet espace urbain, on ne peut faire abstraction des disparités entre les quartiers de la haute-ville et ceux de la basse-ville que notre découpage étend jusqu’aux anciennes banlieues industrielles de Vanier, Limoilou, et Giffard, au nord de la rivière Saint-Charles. Au sommet comme au bas de la falaise, nous distinguons en deux sous-ensembles les quartiers plus anciens et centraux (Vieux-Québec, Saint-Jean-Baptiste, Cap-Blanc, Champlain, Saint-Roch et Saint-Sauveur) de ceux, moins denses[6] et plus récents, situés à la marge de l’étalement de l’espace urbain (Montcalm, Saint-Sacrement, Limoilou, Vanier et Giffard). Pour les banlieues principalement construites après 1945, nous avons constitué deux portraits comparatifs. En 1951 et 1966, la banlieue de Québec correspond aux autres localités incluses dans la région métropolitaine de 1951. En 1986 et 2006, nous avons divisé les secteurs de la RMR extérieurs à l’espace urbain tel que nous l’avons ici défini en 45 zones réparties entre trois catégories sur la rive nord et deux catégories sur la rive sud. Sur la rive nord, les centres de banlieue correspondent aux secteurs où la majorité des logements ont été construits avant la décennie 1970, sinon dont le parc résidentiel a ensuite été fortement densifié (ce qui est seulement le cas de la zone Sainte-Foy, centre). Les zones principalement construites par la suite sont identifiées comme en marge si elles se situent dans la continuité du tissu suburbain des années 1950 et 1960, et de banlieues excentriques si ce n’est pas le cas[7]. Sur la rive sud, nous distinguons les banlieues riveraines du Saint-Laurent et de l’embouchure de la Chaudière de celles d’arrière-pays plus au sud. Nous avons enfin séparé les secteurs du centre de Lévis, principalement édifiés avant 1946, de sa périphérie plus récente. La carte 1 délimite l’espace urbain et les différentes catégories de zones suburbaines sur cinq axes de développement de la banlieue de Québec, en plus de situer certaines localités qui les composent.

Carte 1

Localisation de l’espace urbain et des banlieues de la région métropolitaine de Québec

Localisation de l’espace urbain et des banlieues de la région métropolitaine de Québec

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Notre lecture des recensements explore l’hypothèse que le vieillissement et la décroissance naturelle anticipée de la Vieille Capitale soient étroitement liés à l’apparition, la réalisation, l’extension et l’inflation d’un idéal de la vie de banlieue exerçant une pression croissante sur la vie familiale et contribuant à la désintégration des milieux urbains et ruraux d’autrefois plus féconds. L’idéalisation de la vie de banlieue nous apparaît être le principe commun de l’exode des familles avec enfants vers les développements pavillonnaires, de leur concentration croissante en périphérie de l’agglomération, de la sensibilité accrue de leur fécondité à leur situation économique, et du haut niveau de stress de la famille contemporaine.

1951-1966 : La réalisation de l’idéal familial de la banlieue pavillonnaire et son envers

Dans le Québec du début des années 1950, l’achat d’un bungalow en banlieue ne signifiait pas seulement l’accès à un type d’environnement et à un mode d’habitation jusque-là réservés aux classes aisées. Le rationnement des matériaux de construction et l’effort de guerre avait occasionné en ville une crise du logement qui perdurait (Linteau et al., 1989) et qui laissait, encore en 1950, plus de 700 miséreux dans des baraquements dressés temporairement sur les plaines d’Abraham (Courville et Garon, 2001). Les années de privation et l’état des quartiers de la basse-ville surpeuplés et insalubres en plusieurs secteurs contribuaient à rendre les banlieues neuves encore plus désirables. L’engouement pour le bungalow s’enracinait par ailleurs dans une forte tradition de propriété des milieux ruraux. En campagne, une famille devait être de passage ou dans une misère abjecte pour ne pas posséder sa maison (Fortin, 1982); et en contexte d’expansion territoriale, la norme d’établir tous ses enfants pouvait même justifier la vente du domaine familial (Bouchard, 1996). C’est pourquoi, même si les bungalows étaient produits en série et vendus à la manière des publicités de voitures – des « modèles de l’année » offerts avec des « options » (Fortin, 2002) – les familles de cette période continuaient de s’établir dans « leur » maison qu’elles percevaient comme une partie de soi dont on ne peut facilement se départir (Fortin, 1982). Par contre, conformément à l’idéal d’indépendance économique de la société urbanisée, la propriété de banlieue était généralement une acquisition personnelle, qui supposait un pouvoir d’achat suffisant pour financer sa construction par un entrepreneur, son équipement, et la voiture indispensable pour y vivre. Encouragé par l’État provincial qui depuis 1948 subventionnait, à certaines conditions, 3 % de l’intérêt hypothécaire, et par la possibilité d’étendre ses paiements sur 25 ans, l’achat du bungalow chez les Canadiens français se fit majoritairement par emprunt auprès des caisses populaires (Linteau et al., 1989). Pourtant, l’opinion de la grande majorité des salariés de l’époque condamnait l’usage du crédit pour autre chose que l’indispensable (Tremblay et Fortin, 1964). Qu’est-ce qui pouvait amener tant de ménages à sentir la vie en banlieue et la propriété d’une maison à ce point indispensables ou suffisamment souhaitables pour s’engager dans leur financement à crédit?

La démocratisation de l’idéal occidental de la famille bourgeoise s’est achevée en Amérique du Nord par la promotion médiatique du modèle de la famille de banlieue synthétisant dans un projet de couple réalisable les idéaux émergents de l’urbanisation des modes de vie[8]. L’indépendance et l’intimité de la famille nucléaire y étaient symbolisées par le confort moderne d’une propriété avec cour arrière, équipée et décorée au goût du jour, ainsi que par la voiture qui permettait de se rendre où l’on veut, quand on veut, et surtout en ville pour le travail du pourvoyeur, les courses de la ménagère et les loisirs de tous. La banlieue constituait le lieu idéal pour élever ses enfants pour qui souhaitait bénéficier de la tranquillité et du climat sain de la campagne, accéder rapidement aux possibilités de la ville, et partager son voisinage avec des gens du même âge et de la même classe (Fortin, 2002). Socialement homogènes et organisés en paroisses, ces milieux neufs rompent toutefois avec le haut degré d’intégration caractéristique des villages et des quartiers ouvriers où foisonne à la même époque une intense sociabilité familiale à proximité des usines employant père, frères et beaux-frères (Fortin, 1987). Les résultats de deux enquêtes réalisées à Beauport suggèrent que les premiers banlieusards épris d’indépendance et d’intimité domestique cherchent rarement la proximité de la parenté et des amis, ne fréquentent pas leurs voisins et sont même plutôt hostiles à toute forme de sociabilité de voisinage (Fortin, 2002). Le peuplement rapide de cette forme inédite de milieu urbanisé ne fut pas sans transformer la démographie des milieux urbains et ruraux que quittaient les nouveaux banlieusards.

Selon notre découpage de la carte, les habitants des banlieues qui constituaient 35 % des résidents de la région métropolitaine de Québec en 1951 y deviennent majoritaires entre les recensements de 1961 et 1966, lorsque la population de l’ensemble de l’espace urbain commence à décroître. Le dépeuplement des quartiers centraux était commencé au moins depuis l’intervalle 1951-1956, tandis que le développement résidentiel se poursuivait à la marge de l’espace urbain. Entre 1951 et 1966, on y construit surtout des appartements, mais tout de même 24 % des logements supplémentaires sont individuels attenants ou isolés dans Montcalm, 12 % dans Saint-Sacrement, 14 % dans Limoilou, 27 % à Giffard et 10 % à Vanier. En banlieue, la construction résidentielle se fait principalement sur la rive nord et se concentre dans quelques localités : 34 % de l’augmentation des ménages privés s’observe sur le territoire de Sainte-Foy, 15 % à Charlesbourg, 5 % dans Duberger, la même proportion à L’Ancienne-Lorette, 4 % à Beauport et enfin 4 % à Sillery où la construction pavillonnaire avait commencé plus tôt. La construction de bungalows y est suffisamment dominante pour que la majorité des ménages de ces localités habitent une maison en 1966, ce qui n’était pas le cas en 1951 dans les banlieues plus populeuses de Sainte-Foy, Charlesbourg et Beauport. Cela dit, il se bâtit quand même 3 759 nouveaux appartements à Sainte-Foy, 1 823 à Charlesbourg et 889 à Beauport, ce qui y représente respectivement 36 %, 31 % et 43 % des nouveaux logements. La croissance exceptionnelle de Sainte-Foy et la densification hâtive de son parc résidentiel ne sont pas étrangères aux premières décisions importantes qui l’ont transformé en pôle d’activité urbaine concurrent de Québec : l’annonce en 1948 de l’emplacement du nouveau campus de l’Université Laval, l’ouverture d’un second hôpital en 1954, l’implantation de Place Sainte-Foy (1956) et de Place Laurier (1961) – qui détournent la clientèle des commerces de luxe du Vieux-Québec et des commerces de détail de Saint-Roch –, l’établissement en 1962 de l’Académie de Québec qui deviendra le Cégep de Sainte-Foy, et enfin une première phase de décentralisation de la fonction publique qui profite surtout à Sainte-Foy (Fortin, 1981; Lessard, 2001). Gonflée par les développements pavillonnaires et la migration de fonctions urbaines, sa population passe en 15 ans de 5 236 âmes à plus de 48 000, une croissance de 822 %. La seule autre banlieue qui présente un taux de croissance comparable est celle de Duberger (1047 %) où ne résidaient que 740 personnes en 1951.

Sans surprise, la proportion de familles avec enfants augmente légèrement dans l’ensemble des banlieues (de 76 % à 80 % des familles) à l’exception de Sillery, où cette forme de ménage demeure quand même largement majoritaire (tableau 1). Il est par contre étonnant de constater que malgré le flot de familles qui s’installent en banlieue, la faible proportion de banlieusards vivant seuls double entre 1951 et 1966, voire triple et quadruple à Sillery et à Sainte-Foy pour y atteindre près de 6 % des ménages privés, une proportion supérieure à celle qui s’observe dans Giffard et Vanier où pourtant plus des trois quarts des logements sont des appartements. Comme on ne divorce pas encore et que la proportion d’aînés est alors très faible dans la plupart des banlieues, nous devons en conclure que les nouveaux développements résidentiels n’attirent pas que des couples, et particulièrement en haute-ville où les fonctions urbaines se multiplient. La marge en développement de la basse-ville accueille encore un peu plus de familles avec enfants que de couples sans enfant et de personnes seules, mais leur proportion diminue. Dans le reste de l’espace urbain, l’idéalisation de la banlieue pour la vie familiale fait également son oeuvre. Son effet est surtout perceptible en haute-ville et dans les quartiers centraux de la basse-ville, où le nombre de familles avec enfants diminue pendant le baby-boom.

Fonde-t-on moins de foyers familiaux en ville ou va-t-on les établir en banlieue quand on en a les moyens? En 1951, les couples avaient déjà moins souvent des enfants dans les quartiers de la haute-ville et dans Saint-Roch qu’ailleurs en bas de la falaise et dans les banlieues. En 1966, à l’exception de Saint-Roch où la proportion de familles avec enfants demeure stable à 66 %, leur part relative reste au-dessus de 70 % dans tous les autres quartiers de la basse-ville, tandis qu’elle a chuté de 64 % à 59 % pour l’ensemble de la haute-ville. Sans que l’on puisse encore une fois attribuer le phénomène à des divorces ou au veuvage de gens âgés, les personnes seules augmentent aussi en nombre et en proportion dans les mêmes quartiers où le nombre de familles avec enfants diminue, pour représenter, en 1966, 20 % des ménages dans Champlain et Saint-Roch, 25 % dans Saint-Jean-Baptiste et 46 % dans le Vieux-Québec. L’envers du rêve banlieusard est donc d’avoir transformé, en une quinzaine d’années, le centre de l’espace urbain en un milieu idéalement dédié aux individus pour qui la famille n’est pas, n’est plus, ou n’est pas pour l’instant une destinée prochaine. De plus petits ménages s’y trouvent moins à l’étroit quand avoir plus d’espace par tête et une pièce à soi dans le logement devient la norme : les Yuppies et un quartier gai y auront d’emblée leur place. Notons enfin la diminution importante des ménages multifamiliaux qui, en 1951, se rencontrait encore dans un peu plus de 5 % des logements, tant en ville qu’en banlieue. Partout, ce qui était en général un accommodement temporaire avec un parent, un enfant marié, un frère ou une soeur tend à disparaître parce qu’on est sorti d’une crise du logement; mais aussi sans doute parce que cette pratique rencontre la résistance du nouvel idéal du foyer conjugal intime et de la norme d’indépendance individuelle des membres adultes de la famille.

Tableau 1

Répartition en 1951 et en 1966 de la population par âges, des ménages privés et des familles dans les quartiers urbains et la banlieue de la région métropolitaine de 1951, et dans les localités de banlieue de plus de 6 000 habitants en 1966

Répartition en 1951 et en 1966 de la population par âges, des ménages privés et des familles dans les quartiers urbains et la banlieue de la région métropolitaine de 1951, et dans les localités de banlieue de plus de 6 000 habitants en 1966
1

L’Ancienne-Lorette correspond en 1966 à la somme de L’Ancienne-Lorette et de Les Saules.

2

Loretteville correspond en 1951 à la somme de Loretteville et de Château-d’Eau.

3

Saint-Romuald correspond en 1951 à la somme de Saint-Romuald et Saint-Télesphore.

4

Proportion de familles avec des enfants célibataires de moins de 25 ans vivant à la maison.

Source : Statistique Canada, Données agrégées par SR du Recensement canadien, calculs des auteurs

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Qu’en est-il par conséquent du vieillissement démographique? Entre 1951 et 1966, dans l’ensemble de la province, le sommet de la pyramide des âges continue de s’accroître moins rapidement que sa base, assez pour stabiliser la part relative des enfants de 0 à 14 ans (33,7 % vs 33,6 %) et ralentir la progression de celle des personnes de 65 ans et plus (5,7 % vs 6,1 %). Comme l’indique le tableau 1, la situation n’est telle ni dans l’espace urbain, ni dans les banlieues de la région métropolitaine de Québec. Déjà en 1951, le vieillissement démographique est bien plus avancé dans les quartiers centraux de la haute-ville, ainsi que dans Montcalm, Saint-Roch et Giffard. En 1966, principalement à cause de la réduction du nombre d’enfants, cette avance devient le fait de tous les quartiers urbains, excepté Giffard et Vanier où la part de la population de moins de 15 ans est aussi importante que dans les banlieues de la rive nord. Les ménages de la haute-ville comptaient déjà beaucoup moins d’enfants que ceux de la basse-ville en 1951. Au terme du baby-boom, la proportion de la population de moins de 15 ans y a radicalement diminué, plus que celle des familles avec enfants : on devine que de jeunes foyers bourgeois et de classe moyenne sont partis s’établir dans les développements en vogue tandis que les enfants de 1951 ont vieilli. Cela élève en 1966 la part des aînés à 11 % dans le Vieux-Québec, 12 % dans Saint-Jean-Baptiste et 15 % dans Montcalm. Dans les quartiers centraux de la basse-ville qui se « dé-surpeuplent », l’effet des départs sur la structure par âge est moindre.

L’exode vers les banlieues produit au contraire un effet de jouvence démographique sur presque toutes les localités périphériques de la rive nord, et particulièrement sur Sainte-Foy, Duberger et Neufchâtel qui présentent de forts coefficients de croissance. Les enfants de moins de 15 ans y constituent au terme du baby-boom respectivement 37 %, 44 % et 45 % de la population. Dans pareil milieu, les écoles, les parcs et les OTJ ne manquent pas de clientèle. Sur la rive sud, la croissance qui se concentre le long du Saint-Laurent est insuffisante pour freiner le vieillissement de Lévis et Lauzon, mais rajeunit Saint-Romuald et Saint-David.

Globalement, la région métropolitaine réduit très légèrement l’avance qu’elle avait sur le vieillissement de la province en augmentant de 0,1 % sa proportion d’enfants de 0 à 14 ans alors que sa proportion d’aînés ne dépasse pas celle de la province. Paradoxalement, l’orientation de son urbanisation particulièrement soucieuse du bien-être de la famille aura toutefois réduit l’espace accessible et jugé adéquat pour la vie familiale dans les années à venir. Les pionniers des banlieues pavillonnaires sont bien enracinés dans des développements à basse densité résidentielle, donc rapidement saturables. Encore en 1979, selon une enquête menée à Montréal, 60 % des propriétaires de maisons construites avant 1972 la considèrent comme l’aboutissement de leur parcours résidentiel (Fortin, 1982). Ceux-ci comptent y passer leurs vieux jours, ce qui repousse les familles qui les suivent vers des lieux encore à bâtir.

1966-1986 : Amener la vie urbaine en banlieue et établir la vie familiale un peu plus loin

La période qui va du recensement de 1966 à celui de 1986 commence dans la prospérité des trente glorieuses et avec le rapport Parent qui prépare la mobilité ascendante des Québécois francophones et la participation accrue des femmes au marché du travail (Langlois, 1990). Les baby-boomers étudient plus longtemps et, interpellés par les mouvements féministes et contre-culturels, apprennent à vivre l’amour sans immédiatement projeter le couple dans la formation d’une famille (Houle et Hurtubise, 1991); ils disposent aussi des moyens de contraception pour ce faire. Les projets des jeunes ménages sont toutefois affectés dès le milieu des années 1970 par l’inflation qu’entraîne la crise de l’énergie de 1973 et ensuite par un chômage résultant de l’augmentation rapide du nombre de travailleurs sur le marché. Suit la crise économique du début des années 1980 qui touche particulièrement les moins de 40 ans. La maison unifamiliale dont le coût grimpe en flèche à partir du milieu des années 1970 devient plus difficilement accessible aux jeunes familles avec enfants, d’autant plus que leur niveau de vie et leur revenu disponible diminuent durant les années 1980, même si le travail rémunéré des deux parents devient presque la norme (Langlois, 1994). L’analyse faite par Langlois (1984) de l’Enquête sur les dépenses des ménages de 1978 révèle que le double revenu se traduit en deux modèles de restructuration des budgets : les couples propriétaires avec hypothèque qui ont majoritairement des enfants (68,8 %) contractent leurs autres postes de dépenses pour investir dans l’habitation, la protection et les assurances; tandis que les couples locataires, plus souvent sans enfant (60,5 %), peuvent dépenser davantage que les premiers pour l’équipement du foyer, les loisirs, les transports et l’alimentation. Cette contrainte budgétaire volontaire typique des couples avec enfants est confortée par la conviction partagée et l’expérience passée que la banlieue est le lieu idéal pour élever ses enfants. L’enquête sur les Nouveaux espaces résidentiels (NER) effectuée en 1978 dans des développements construits entre 1971 et 1976 rencontre cette opinion tant chez les propriétaires (94 %) que chez les locataires de la banlieue (89 %) ou de la ville (86 %) (Bédard et Fortin, 2004). Les opinions complémentaires selon lesquelles il est difficile d’élever des enfants en ville ou en location sont présentes à un fort degré chez les propriétaires et les locataires de banlieue, et même chez 65 % et 64 % des locataires de la ville. Langlois (1982) conclut par ailleurs de l’examen d’une enquête de 1977 que la prudence dans les comportements économiques et l’hésitation à formuler des projets d’avenir que Tremblay et Fortin avaient rencontrées chez les familles salariées de 1959 ont pratiquement disparu, même dans les familles qui parviennent avec peine à satisfaire ce qu’ils jugent être leurs besoins quotidiens. Sur ce point, il faut considérer que la voiture et l’équipement domestique de la famille de banlieue des années 1950 sont devenus le nécessaire de la grande majorité des ménages québécois, locataires ou propriétaires, au centre comme en banlieue. Malgré l’appauvrissement des jeunes ménages, le confort à crédit du banlieusard de la période précédente se normalise et la majorité veut devenir propriétaire : dans les NER de la région de Québec, ce souhait est partagé par 54 % des locataires en ville et par 76 % de ceux résidant en banlieue (Bédard et Fortin, 2004). Langlois (1994) fait l’hypothèse que les jeunes familles auraient alors modulé leur fécondité en réaction à l’écart croissant entre leurs aspirations de consommateurs et leur revenu disponible. Les couples, supposons-nous après lui, auraient attendu d’avoir une propriété pour avoir des enfants ou en auraient fait moins sous le poids des exigences idéales de la vie familiale souvent à concilier avec le travail des deux parents. En rupture avec la destinée familiale et banlieusarde, certains choisissent toutefois la vie en ville et les moindres contraintes budgétaires de la location : 66 % des locataires des NER de Québec en secteur urbain souhaitent demeurer dans le même type de milieu (Bédard et Fortin, 2004).

Le développement morphologique et fonctionnel de la ville accroît également la pression sur la vie de famille au cours de cette période. Plus de travailleurs dans plus de voitures produisent plus de congestion sur les routes, particulièrement au centre-ville durant les heures de pointe. Dès les années 1950, la rue Dorchester, les boulevards Charest et Champlain drainant le centre-ville, ainsi que les routes vers Montréal avaient été élargies en réponse à l’augmentation de la circulation. À la fin des années 1960, la situation justifie de plus gros chantiers : via le pont de Québec et Sainte-Foy, les autoroutes Henri IV et du Vallon relient la rive sud aux banlieues du nord-ouest; l’autoroute de la Capitale y est ensuite raccordée pour contourner la ville par le nord jusqu’à Beauport et Montmorency, en passant par Charlesbourg et l’autoroute Laurentienne qui ramifie le réseau vers le nord; s’y ajoute enfin l’autoroute Dufferin-Montmorency qui, à partir de l’est, passe au-dessus de Saint-Roch, traverse Saint-Jean-Baptiste et rejoint la Colline parlementaire autour de laquelle la ville de Québec souhaite recréer un centre-ville (Fortin, 1981). La haute-ville y gagne la fréquentation de plus de fonctionnaires et de nouveaux développements résidentiels. La basse-ville y perd la paroisse Notre-Dame-de-Saint-Roch, expropriée, et l’essentiel de sa fonction commerciale déjà affaiblie; le secteur manufacturier y est en déclin depuis les années 1930, et les nouvelles industries s’installent hors des quartiers centraux. La population de la basse-ville, sous-scolarisée et faiblement qualifiée, donc difficilement recyclable dans une économie tertiarisée, est gravement touchée par le chômage et la pauvreté. Au début des années 1980, un mouvement de restauration domiciliaire et de revitalisation urbaine entame la gentrification des quartiers centraux de la basse-ville à partir du quartier Champlain. Ceux qui n’avaient pas quitté les milieux ouvriers voient s’installer dans leurs quartiers un nouveau monde urbain et non familial qui n’est pas le leur.

Le réseau autoroutier est par contre favorable au développement économique du croissant de banlieues qu’il relie : Fortin (2002) estime qu’au milieu des années 1970 la moitié de la population active résidant en banlieue travaille ailleurs qu’au centre-ville. Avec le déplacement du commerce aux carrefours des autoroutes et le long des boulevards périphériques, plusieurs banlieusards peuvent ne plus fréquenter le centre historique de Québec. Cette reconfiguration de la ville stimule la densification des centres de banlieue au point où l’appartement devient le principal type de logement à Sainte-Foy en 1986. Sur la rive sud, Lévis connaît une transformation semblable. Simultanément, l’étalement du parc résidentiel se poursuit en marge de ces centres de banlieue et dans des municipalités plus éloignées, situées au bout des axes routiers de la rive nord ou sur la rive sud. Cette localisation plus excentrée des nouveaux développements pavillonnaires est toutefois ressentie comme un inconvénient de la banlieue par 61 % des propriétaires des NER (Bédard et Fortin, 2004).

L’ouverture du pont Pierre-Laporte en novembre 1970 a fortement accru l’intérêt pour la rive sud. La conversion des localités riveraines en banlieues résidentielles qui avait débuté dans les décennies précédentes est accélérée par la perspective d’une circulation automobile plus fluide. Charny et Saint-Romuald, à l’entrée des ponts, se densifient. La mise en chantier dans certaines municipalités d’arrière-pays connaît au même moment un départ fulgurant. En 1986, les banlieusards constituent 76 % des résidents de la région métropolitaine et ceux de la rive sud à eux seuls, 17 %. La population des secteurs centraux plus denses de Lévis a par contre commencé à décroître au moins depuis 1981 (-6,2 %). C’est également le cas des centres de banlieue de la rive nord dont le parc résidentiel se densifie : Duberger perd 11,4 % de ses résidents entre 1981 et 1986, Montmorency 6,1 %, Beauport 5,4 %, Charlesbourg 1,4 %, Sainte-Foy 1,3 % et Sillery 0,4 %. Dans l’espace urbain, la décroissance démographique est désormais le fait de tous les quartiers à l’exception de Champlain, en gentrification. Depuis 1966, la haute-ville a perdu 27,0 % de sa population et la basse-ville, 23,7 %, malgré une importante augmentation du nombre des ménages privés (31,2 % et 27,3 %) essentiellement à la périphérie de l’espace urbain. C’est aussi à la périphérie que se situe le gros de la croissance démographique et du logement dans l’espace suburbain de la rive nord : au moins depuis 1981, les marges de banlieue et les banlieues excentriques sont globalement plus peuplées que les centres de banlieue. Comme dans les banlieues d’arrière-pays de la rive sud, la construction de maisons unifamiliales y reste largement dominante. Bref, il y a de moins en moins de résidents dans l’espace urbain et dans les banlieues densifiées des années 1950 et 1960 : le déplacement des fonctions urbaines en banlieue s’est accompagné d’une multiplication et d’un étalement des domiciles en périphérie de la région métropolitaine.

Depuis 1966, la vocation des logements du centre-ville pour des ménages de petite taille et sans enfant s’accentue et s’étend à tous les quartiers de l’espace urbain au point où la famille avec enfants y devient minoritaire (tableau 2). En 1986, 50,9 % des logements privés de la haute-ville et 32,7 % de ceux de la basse-ville sont occupés par des personnes seules. Les petits ménages des quartiers urbains comptent aussi 12,6 % de familles monoparentales. La réalité de ces familles urbaines atypiques est multiple. Dans une étude sur la sociabilité familiale des milieux pauvres de la basse-ville, Delâge (1987) rapporte avoir rencontré trois profils de familles monoparentales : quelques cas de familles amputées du père et affectées par la solitude; d’autres de familles à toit séparé (deux ménages); et une majorité de familles matricentriques traditionnelles, bien ancrées dans un réseau familial de sociabilité et d’entraide, où l’institution du divorce a permis de remplacer le mari absent par la sécurité sociale. En 1986, les ménages familiaux restent presque deux fois plus présents en basse-ville qu’en haute-ville, mais Delâge anticipe la désintégration prochaine des réseaux de sociabilité familiale structurant et facilitant la vie dans les quartiers ouvriers. Ces réseaux sont délogés par la spéculation urbaine, déstabilisés par les divorces, les migrations et la mobilité ascendante de certains membres qui prennent leur distance avec la parenté, et réduits par la basse fécondité. Selon ce que suggère l’enquête sur les NER, les locataires venus d’un autre monde qui s’installent en basse-ville sont d’une génération qui recherche encore moins la familiarité avec les voisins que les propriétaires de la banlieue (Bédard et Fortin, 2004).

Tableau 2

Répartition par type des ménages privés dans les grandes zones, les quartiers urbains et les centres de banlieue de la RMR de Québec en 1986 et 2006

Répartition par type des ménages privés dans les grandes zones, les quartiers urbains et les centres de banlieue de la RMR de Québec en 1986 et 2006
1

Les limites de Montmorency centre diffèrent en 1986 et 2006.

Source : Statistique Canada, Données agrégées par SR du Recensement canadien, calculs des auteurs

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Tant en haute-ville qu’en basse-ville, la population a aussi pris un énorme coup de vieux (tableau 3) : en proportion, la présence des enfants de 0 à 14 ans y est la moitié moindre qu’en 1966; et dans l’espace urbain en décroissance, le nombre de personnes de 65 ans et plus a augmenté de 70 %. La répartition des âges dans l’espace urbain indique que les quartiers centraux de la haute-ville et le quartier Champlain se distinguent de ceux de la périphérie comme deux modalités de l’envers de la banlieue familiale. Les premiers logent plus de jeunes de 25 à 44 ans, mais pourtant moins d’enfants, ce qui est en partie attribuable aux fortes proportions de personnes seules. La périphérie de l’espace urbain, particulièrement en haute-ville, devient une zone à forte concentration d’aînés, ce qui peut s’expliquer par l’enracinement des propriétaires, mais aussi par la relative tranquillité des lieux et la présence d’espaces verts, la proximité des services de santé et l’accessibilité de petits commerces créant un environnement combinant les atouts de la banlieue et les agréments de la ville pour le troisième âge.

Tableau 3

Répartition par âge de la population dans les grandes zones, les quartiers urbains et les centres de banlieue de la RMR de Québec en 1986 et 2006

Répartition par âge de la population dans les grandes zones, les quartiers urbains et les centres de banlieue de la RMR de Québec en 1986 et 2006
1

Les limites de Montmorency centre diffèrent en 1986 et 2006.

Source : Statistique Canada, Données agrégées par SR du Recensement canadien, calculs des auteurs

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Dans les centres de banlieue de la rive nord, la réduction de la fécondité, mais également la densification du parc résidentiel et les années qui passent ont grandement réduit la présence des jeunes enfants. La famille nucléaire ne reste majoritaire qu’à Duberger (60,7 %) et au centre de Beauport (59,3 %), mais les enfants de moins de 15 ans y sont aussi rares que dans les autres centres de banlieue (entre 14 % et 18 % de la population). En 1986, leur part relative de la population est plus de la moitié moindre que celle qui s’y observait en 1966. Dans le même intervalle, la proportion de personnes de 65 ans et plus connaît des augmentations variables situant les centres de banlieue entre les 5,7 % d’aînés de la très pavillonnaire Duberger et les 17,8 % de la plus ancienne Sillery. Sur la rive sud, le centre de Lévis est encore plus vieillissant que les centres de banlieue de la rive nord (19,1 % de personnes de 65 ans et plus) alors que sa périphérie et Saint-Romuald présentent des structures par âge semblables. Notons enfin que les centres de banlieue plus densifiés et plus riches en fonctions urbaines ne se démarquent pas significativement des autres quant à leur proportion de personnes âgées, de couples sans enfant et de familles monoparentales. Ce n’est qu’une question de temps.

Finalement, en 1986, 60,3 % des couples avec enfants, 38,8 % des familles monoparentales et 66,7 % des enfants de moins de 15 ans résident dans les marges de banlieue, les banlieues excentriques ou sur la rive sud. La part relative cumulée des couples avec enfants et des familles monoparentales dans ces zones (globalement 62,8 %) s’apparente à celle des familles avec enfants qui s’observait en 1966 dans les principaux centres de banlieue. Cependant, comme on devait s’y attendre, les moins de 15 ans n’y atteignent nulle part des proportions équivalentes. C’est néanmoins amplement suffisant pour y offrir les services et les équipements pour la jeunesse qui, dans les banlieues datant des années 1950 et 1960, servent à de moins en moins d’usagers.

1986-2006 : L’idéal de la banlieue et son envers dans la ville produite par son extension

Depuis 1986, le revenu réel disponible des familles québécoises oscille autour du niveau atteint au milieu des années 1970, malgré l’augmentation du taux d’activité des femmes de 25 à 44 ans. Ce taux se situait en 2006 chez les conjointes ou chefs de famille entre 76,5 % chez celles qui ont des enfants de moins de 3 ans et 87,7 % chez celles qui n’ont aucun enfant de moins de 16 ans[9]. Les dépenses concourant à la réalisation du modèle de la vie de banlieue continuent pourtant de s’accroître grâce au crédit et la proportion des ménages propriétaires augmente tant dans la RMR que dans l’ensemble de la province. Dans un contexte d’appréciation vertigineuse de la valeur du logement, la part du revenu disponible consacrée à ce poste de dépense dans les ménages québécois de deux personnes ou plus passe de 22,5 % en 1986 à 27,0 % en 1998 (Langlois, 2000) et reste encore du même ordre chez les ménages propriétaires avec hypothèque en 2005[10]. Malgré ce qu’il en coûte, le nombre de pièces par personne demeure également à la hausse. Le taux de ménages possédant ou louant un véhicule à long terme reste aussi en augmentation, passant de 72,5 % en 1986 à 87,0 % en 2005 pour l’ensemble de la province[11]. L’élévation du coût des véhicules et de l’essence ne suffit pas à freiner leur utilisation. Au contraire, l’usage exclusif de la voiture tend à ne plus être le fait particulier des banlieusards. Dans la RMR de Québec en 2005, le taux d’adultes faisant tous leurs déplacements en voiture au cours d’une journée typique atteint 51 % dans un rayon de moins de 5 km du centre-ville et s’élève jusqu’à 89 % chez les banlieusards domiciliés à plus de 15 km (Turcotte, 2007). Le centre historique n’étant plus nécessairement le lieu de l’emploi, de l’éducation, de la consommation et des loisirs, la séparation spatiale du milieu de vie et des lieux fréquentés se généralise, amplifiant l’usage de l’automobile, solution la plus efficace pour gens pressés ayant paquets et bagages à transporter. N’ont également cessé de s’accroître en volume et en coût l’équipement normal du domicile et celui jugé nécessaire pour élever des enfants. Bref, toute la région métropolitaine tend à devenir un peu plus banlieusarde, dans sa consommation, son rapport à l’espace et aux fonctions urbaines, indépendamment du lieu de résidence.

La pression de la vie de banlieue sur la famille s’accroît aussi dans son emploi du temps. Alors que le temps hebdomadaire moyen de travail (incluant les déplacements) de la population active canadienne augmente de 1,7 heure entre 1998 et 2005, il s’accroît de plus de 4 heures chez les parents actifs (Pronovost, 2007), qui résident généralement en périphérie. Cela est compensé dans les familles par une réduction du temps consacré aux soins des enfants, aux travaux ménagers, à la préparation des repas et aux loisirs. Tout considéré, il n’est pas étonnant que l’Enquête sociale générale de 2005 identifie le travail (41 %), la famille (15 %) et les inquiétudes financières (14 %) comme les principales sources de stress des Canadiens, et que les femmes actives de 25 à 44 ans, ayant un diplôme universitaire et de jeunes enfants y apparaissent comme la catégorie de personnes les plus stressées (Pronovost, 2007). On comprend aussi la popularité, auprès des jeunes familles, des magasins à grande surface qui vendent moins cher et sont ouverts les soirs de semaine. En s’installant en bordure des autoroutes, ces commerces pour automobilistes, les restaurants qui les côtoient et les cinémas géants contribuent « au déplacement » du marché, ce qui menace le commerce de quartier.

Le coût croissant de la vie en banlieue et l’essor d’une conscience écologique qui condamne l’abus de l’automobile et la destruction des forêts, des terres agricoles et des milieux humides n’empêchent pas la majorité des jeunes familles de continuer de s’établir en périphérie de l’agglomération. En 2006, 75,1 % des couples avec enfants, 56,7 % des familles monoparentales et 73,8 % des enfants de moins de 15 ans habitent soit dans les marges de banlieue (34,2 %, 27,2 % et 30,9 %), les banlieues excentriques (17,6 %, 11,1 % et 19,9 %) ou sur la rive sud (23,3 %, 18,4 % et 23,0 %). Seulement 9,7 % des couples avec enfants, 22,5 % des familles monoparentales et 11,6 % des enfants de moins de 15 ans résident dans un quartier de l’espace urbain. À l’exception des zones densifiées de Lévis, Saint-Romuald et Charny, les proportions de logements occupés par des personnes seules y sont inférieures à ce qui s’observe en moyenne dans les banlieues. Il en est de même de la faible présence des personnes de 65 ans et plus, si l’on exclut également les secteurs dont le coefficient de croissance entre 1986 et 2006 est négatif (Les Saules, Loretteville et Château-Richer) et l’Île d’Orléans où il est très faible (1,3 %).

Entre 1986 et 2001, le parc résidentiel des centres de banlieue continue de s’accroître et la population de décroître, ce qui cesse toutefois d’être vrai entre 2001 et 2006 pour Sainte-Foy, Duberger, Charlesbourg et Beauport qui sont de nouveau en croissance. Les personnes de 65 ans et plus y constituent désormais environ le cinquième de la population et représentent 30,2 % des aînés de la région métropolitaine. Soit dit en passant, en 2006, 71,6 % des personnes de 65 ans et plus de la région métropolitaine habitent en banlieue. Au bas de la structure par âge, moins de 15 % des enfants de 0 à 14 ans de l’agglomération vivent dans ce qui avait été pensé dans les années 1950 et 1960 comme le lieu idéal pour les élever, sans compter que beaucoup d’enfants doivent y résider en appartement. La proportion de familles avec enfants diminue dans les centres de banlieue : en 2006, les couples avec enfants représentent encore plus du quart des ménages dans Duberger et Sillery, mais moins du cinquième dans les centres de banlieue plus densifiés. Le centre de Sainte-Foy, où les maisons individuelles non attenantes ne représentent plus que 24,2 % des logements privés occupés, compte une bien moindre proportion de couples avec enfants (13,4 %).

Une situation semblable s’observe dans l’espace urbain. Comme l’avait prévu Delâge (1987), les proportions de logements occupés par des couples avec enfants et des familles monoparentales y diminuent respectivement de 55,4 % et 27,0 % entre 1986 et 2006, cette réduction générale de la présence des familles avec enfants s’observant davantage en basse-ville. Dans l’ensemble de l’espace urbain, la part relative des personnes de 65 ans et plus passe de 17,5 % en 1986 à 21,5 % en 2006. Pourtant, cela n’empêche pas la proportion d’enfants de 0 à 4 ans d’y connaître une moindre diminution (–20 %) que celle des familles avec enfant durant la même période. En haute-ville, le Vieux-Québec sort même de ces vingt années rajeuni tant par le haut que par le bas de sa structure par âge. Entre 2001 et 2006, le nombre des 0 à 4 ans y est demeuré stable et fut par ailleurs en augmentation dans Saint-Jean-Baptiste (15,2 %) et Saint-Sacrement (20 %). Le nombre de personnes de 65 ans et plus a aussi cessé de s’accroître dans Montcalm et Saint-Sacrement. En basse-ville, le « nouveau Saint-Roch », comme le Vieux-Québec, compte moins d’aînés en 2006 qu’en 1986. Dans le quartier Champlain gentrifié un peu plus tôt, leur part relative n’a que faiblement augmenté pour se maintenir au niveau le plus bas des quartiers urbains.

Une enquête par entrevue réalisée auprès de résidents de banlieues excentriques et de la rive sud suggère que beaucoup en sont originaires, ou encore viennent de la campagne pour se rapprocher de la ville (Fortin et Després, à paraître). À moins d’y être obligée, la très grande majorité ne compte pas déménager, et surtout pas en ville. Pour une large part, le peuplement de ces banlieues ne serait pas le produit d’un exode urbain. Il serait plutôt le résultat du maintien sur place d’une population, et d’un désir de se rapprocher de la ville, sans toutefois habiter l’espace urbain jugé étouffant et non seulement impropre à la vie de famille, mais incompatible avec la qualité de la vie en général. Une autre enquête réalisée en 1999 auprès de ménages propriétaires de bungalows dans des développements des années 1950 et 1960 (Fortin, Després et Vachon, 2002) révèle que les jeunes ménages qui s’y établissent apprécient fortement la nouvelle centralité de ces secteurs. Les ménages de leur âge y sont cependant plus rares et des écoles sont fermées, sinon menacées de l’être prochainement. Plusieurs retraités souhaitent vieillir dans ces milieux auxquels ils sont attachés et en conséquence les appartements et résidences pour aînés se multiplient dans les centres de banlieue.

Le mode de vie urbanisé dont Fortin parlait au tournant des années 1970 prend certes des formes variables depuis son émergence dans la première moitié du xxe siècle. Néanmoins, le mode de vie suburbain s’est rapidement imposé comme le centre de ces variations, d’abord parce qu’il intégra les idéaux d’une époque en un projet familial réalisable, et de plus en plus parce qu’on a pris goût à la banlieue et que plusieurs n’ont connu que ce mode de vie. C’est là que naissent désormais la majorité des enfants des régions métropolitaines; c’est là que souhaitent vieillir la majorité de leurs aînés.

Pour la suite des choses

Cette genèse en trois temps du vieillissement démographique de la Vieille Capitale et de ses banlieues offre des indications pour imaginer ce qui a pu se passer dans le Grand-Montréal, dans les plus petites agglomérations, dans l’ensemble du Québec, ou ailleurs en Amérique du Nord. Québec étant une ville relativement homogène du point de vue ethnique et linguistique, et n’ayant reçu que peu d’immigration internationale dans les dernières décennies, elle constitue un laboratoire privilégié pour l’étude des phénomènes démographiques québécois. Notre réflexion invite à tenir compte de l’urbanisation dans l’explication de la transition des sociétés vers le vieillissement démographique et la décroissance naturelle : les différentes orientations de l’urbanisation en Occident ont contribué à produire des tendances statistiques semblables, mais des sociétés urbanisées fort différentes.

Avoir des enfants, former une famille, et s’établir dans un type d’habitation particulier renvoie à des représentations sociales de ce qui est juste et désirable. Actuellement, la norme pour les familles, c’est la maison de banlieue bien équipée, avec sa cour, mais c’est aussi la participation au marché du travail des deux parents, et le meilleur pour les (rares) enfants, notamment l’accès à des écoles à vocation particulière (sports-études, programmes internationaux, etc.) et des loisirs diversifiés, obligeant chacun à autant de déplacements en voiture. Si aimer convenablement sa famille, c’est offrir tout cela à ses membres, l’importance qu’on lui accorde peut retarder la venue du premier enfant et éventuellement en réduire le nombre, faute de temps, de moyens ou d’envie.

Dans les années à venir, la région métropolitaine de Québec comptera de plus en plus d’aînés habitués à se déplacer en voiture, habitant des secteurs mal desservis en transport en commun, ayant de moins en moins de famille pour leur apporter du soutien, et désirant tout de même vieillir à domicile, ou trouver un acheteur pour récupérer leur investissement. L’avenir du marché immobilier, du marché de l’emploi, des écoles, des équipements sportifs, du commerce et des services à l’enfance et à la famille dépend de la fécondité et de l’immigration des jeunes. Toute intervention pour ralentir le vieillissement démographique et la décroissance n’a d’effet qu’en tant qu’elle est action sur la société urbanisée. Avoir esquissé l’évolution de la situation des familles dans la société urbaine rend manifestes les limites des politiques axées sur la création d’emplois, sur une aide financière ou sur l’offre de quelques services à moindre coût. Sans prôner l’abandon de ces mesures incitatives, nous croyons que le défi n’est pas seulement de motiver la reproduction et d’accueillir des enfants ou des jeunes travailleurs, mais d’imaginer et de promouvoir des modèles de vie familiale moins lourds pour le budget et l’emploi du temps des familles, ainsi que pour l’environnement.

Ayant à négocier avec les inerties relatives de l’aménagement du territoire et des désirs et habitudes urbanisées, l’enjeu est de concevoir des modifications de l’habitat et des fonctions urbaines incarnant les idéaux contemporains de manière plus viable. Certaines entreprises permettent déjà l’aménagement des horaires pour éviter à leurs employés le trafic des heures de pointe. Les formules d’autopartage gagnent en popularité. Subdiviser des bungalows pour en faire des propriétés plus abordables avec cour, ou encore faire en banlieue de plus grands appartements à partir de deux plus petits, offrant l’accès à des espaces extérieurs conviviaux, constitueraient peut-être des alternatives envisageables à l’exode des familles en périphérie. Il faut offrir des subventions pour la rénovation non seulement dans les quartiers centraux, mais aussi dans les centres de banlieue si la revente des résidences y devient difficile. Les coûts financiers et en temps quotidien de la vie en périphérie sont méconnus des acheteurs qui ne considèrent que le prix de la maison, sans tenir compte de la deuxième voiture nécessaire, de la montée du prix du pétrole et du temps passé à se déplacer. Sans intervention politique, l’étalement pavillonnaire risque de se poursuivre, même en contexte de décroissance démographique, tant qu’il y aura des acheteurs potentiels de maisons neuves et une offre apparemment abordable.