Les méthodes « d’analyse des biographies » ou « analyse des transitions » jouent depuis vingt ans un rôle prépondérant dans l’étude du changement et de la causalité en sciences sociales. Parce qu’elles permettent une analyse dynamique des phénomènes sociaux, impossible avec des données d’enquêtes transversales traditionnelles, les données biographiques issues d’enquêtes rétrospectives ou d’enquêtes panels sont de plus en plus utilisées par les chercheurs (Trussel et al., 1992 ; Courgeau et Lelièvre, 1996 ; GRAB, 1999). La recherche en Afrique francophone n’échappe pas à la règle. Même si les enquêtes de type panel y restent rares, un nombre croissant d’enquêtes rétro-spectives recueillent des biographies quantitatives constituées des principaux événements connus par un individu depuis sa naissance et ce, dans des domaines comme l’activité économique et l’éducation, la vie matrimoniale et génésique et le parcours résidentiel (Ouédraogo et Piché, 1995 ; Antoine et al., 1998 ; Marcoux et Pilon, 2003 ; Calvès et Schoumaker, 2004). De telles données permettent de suivre l’enchaînement des événements et ainsi d’établir des effets de causalité au niveau individuel ; elles offrent aussi la possibilité d’étudier les processus sociaux et les comportements collectifs, non pas de façon isolée, mais en interrelation les uns avec les autres. Dans des contextes où les données historiques sont rares, comme c’est souvent le cas en Afrique, elles permettent également d’analyser l’effet des changements survenus à travers le temps, comme les changements de conjoncture économique. L’approche biographique constitue donc un outil indispensable pour l’étude des réponses des populations africaines à la crise économique qui sévit sur le continent depuis les années 1980. Les textes réunis dans ce numéro des Cahiers québécois de démographie en font la preuve. Tous témoignent, tout d’abord, de la disponibilité et de la variété grandissante des données biographiques en Afrique francophone. Utilisation d’enquêtes à caractère national effectuées dans deux pays différents (Beauchemin), comparaison de données biographiques collectées en milieu urbain et en milieu rural (Adjamagbo et al.), appariement d’une enquête biographique et d’une enquête transversale sur l’emploi (Guénard), et association de biographies quantitatives à des données qualitatives (Mondain et al.) : les quatre articles font appel à des combinaisons de données très novatrices. Si le champ thématique et géographique des données biographiques disponibles en Afrique s’élargit, la gamme des méthodes utilisées aujourd’hui par les chercheurs pour décrire et analyser ces données est également plus large. Les modèles temporels utilisés par les auteurs des articles de ce numéro en sont une belle illustration : modèles semi-paramétriques de Cox (Mondain et al. ; Adjamagbo et al.), estimateur d’Aalen pour l’analyse des risques concurrents (Adjamagbo et al.), modèle en temps discret (Beauchemin) ou modèle économétrique multiniveaux (Guénard). Enfin, et surtout, les résultats d’analyse présentés ici illustrent tous la richesse de l’approche biographique pour appréhender l’évolution récente de phénomènes sociodémographiques en Afrique subsaharienne. Dans des domaines variés comme la migration, l’emploi, la nuptialité et la maternité, les textes présentent des résultats probants, parfois surprenants, qui auraient souvent échappé à l’analyse transversale classique. Par exemple, on découvre dans l’analyse des dynamiques migratoires en Côte-d’Ivoire et au Burkina Faso que, contrairement au discours alarmiste dominant sur « l’exode rural » en Afrique, on assiste plutôt dans les deux pays à l’émergence de l’émigration urbaine (flux ville-campagne) et au tassement, voire au retrait dans le cas de la Côte-d’Ivoire, de l’émigration rurale. Sur la base de biographies résidentielles individuelles issues de deux enquêtes rétrospectives nationales, l’étude de Cris Beauchemin reconstruit minutieusement a posteriori les échanges migratoires entre ville et campagne sur une période de trente ans précédant chacune des enquêtes (1960-1989 en Côte-d’Ivoire et 1970-1999 au Burkina Faso). Cette approche rétrospective des migrations …
Parties annexes
Références
- ANTOINE, P., D. OUÉDRAOGO et V. PICHÉ. 1998. Trois générations de citadins au Sahel. Trente ans d’histoire sociale à Dakar et à Bamako. Paris, L’Harmattan, 279 p.
- CALVÈS, A.-È., et B. SCHOUMAKER. 2004. « Deteriorating economic context and changing patterns of youth employment in urban Burkina Faso: 1980-2000 », World Development, 32, 8 : 1341-1354.
- COURGEAU, D., et É. LELIÈVRE. 1996. « Changement de paradigme en démographie », Population, 3 : 645-653.
- OUÉDRAOGO, D., et V. PICHÉ. 1995. L’insertion urbaine à Bamako (Mali). Paris, Karthala, 206 p.
- GRAB (Groupe de réflexion sur l’approche biographique). 1999. Biographies d’enquêtes. Bilan de 14 enquêtes. Paris, INED/PUF, « Méthodes et savoirs ».
- MARCOUX, R., et M. PILON. 2003. « Evaluation and prospects of methodological approaches concerning primary education in countries of the South: The point of view of demographers », dans M. COSIO, R. MARCOUX. M. PILON et A. QUESNEL, dir. Éducation, famille et dynamique démographique. Paris, Éditions du CICRED : 125-152.
- TRUSSELL, J., R. HANKINSON et J. TILTON. 1992. Demographic Applications of Event History Analysis. Oxford, International Studies in Demography, Clarendon Press.