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J’ai le bonheur d’avoir à présenter l’imposant et très riche volume de Chasteland et Chesnais. Si vous voulez faire un voyage autour du monde à peu de frais, ouvrez ce livre ! Vous prendrez la mesure de la diversité géographique de l’évolution démographique, de la diversité des évolutions historiques et des perspectives à venir, mais aussi des convergences, qui ne manquent pas.
Les auteurs indiquent en note que cette seconde édition est une version entièrement revue de la première édition parue en 1997. Le plan d’ensemble a été repris, avec cependant un nouveau chapitre sur le vieillissement. Je n’avais pas en main la première édition pour pouvoir faire des comparaisons entre les deux éditions.
Deux grandes parties composent ce volume. La première porte sur les perspectives nationales, la seconde ayant plutôt une approche par thème.
Dans la première partie ont été retenus les pays peuplés actuellement ou dans les prochaines années de plus de 100 millions d’habitants : la situation de 18 pays a ainsi été décrite par des démographes provenant souvent des pays concernés. Parmi ces pays, onze ont déjà atteint ce niveau de peuplement, tandis que sept autres l’atteindront dans les prochaines années. Sauf la Russie, aucun pays européen ne fait partie de cette liste.
Pour J.-C. Chasteland, la période d’un siècle qui débute en 1950 et se termine par des projections en 2050 se caractérise par « des changements démographiques sans précédent dans l’histoire de l’humanité par leur importance, mais surtout, par la rapidité extraordinaire, à l’échelle démographique, avec laquelle ils se sont réalisés » (p. 29). Ces changements sont visibles sur toutes les caractéristiques démographiques : la croissance de la population mondiale, qui évolue vers la stabilisation, la baisse de la fécondité (le nombre de pays dont la fécondité est sous le seuil de remplacement des générations est passé de 2 à 60 entre le début des années 1950 et la fin des années 1990), l’espérance de vie (hausse de l’espérance de vie limite, tandis que l’espérance de certains pays diminue), la hiérarchie démographique des pays (ascension de nombreux pays africains ou asiatiques, régression de la Russie), les transformations de la structure par âge, la répartition géographique des populations (forte croissance de la population urbaine), la mondialisation des migrations internationales.
Cette analyse des changements démographiques en longue période amène Chasteland à poser plusieurs questions sur les difficultés des projections démographiques. Ainsi, la baisse de la fécondité dans un plus grand nombre de pays pourrait accentuer les variations possibles de ce facteur : l’expérience des 20 dernières années montre que c’est sur le groupe des pays développés, donc à basse fécondité, que les erreurs de projection de la fécondité ont été les plus importantes. Il pourrait être plus difficile de projeter la population mondiale en situation de faible fécondité.
Les analyses nationales suggèrent toutes sortes de comparaisons. Par exemple, quant j’ai pris connaissance des fortes différences de fécondité régionale en Chine, je me suis demandé ce qu’il en était ailleurs, et me voilà passant d’un chapitre à l’autre, pour découvrir qu’en Inde, en Indonésie, au Mexique et en Turquie, notamment, les écarts entre régions sont importants. Si le monde n’est pas homogène, bien des pays, en particulier les plus grands, ne le sont nullement non plus.
Parmi les évolutions démographiques marquantes de la seconde moitié du 20e siècle figure la baisse de la fécondité au Bangladesh, un des pays les plus pauvres de la planète, et en Iran, pays où règne le fondamentalisme religieux musulman depuis la fin de la décennie 1970. C’est l’Iran qui représente l’une des plus grandes surprises démographiques des deux dernières décennies du 20e siècle. La fécondité y est passée de 6,8 enfants par femme en 1983 à 2,5 en 1999, une baisse de 4,3 enfants par femme en moins de 20 ans. L’usage des moyens contraceptifs est toujours resté légal après la révolution islamique, et le gouvernement est revenu dès 1989 avec une politique familiale énergique. En outre, l’alphabétisation et la scolarité ont fait de grands progrès.
La singularité de l’évolution vers une faible fécondité en Chine vient de la politique draconienne de contrôle des naissances mise en oeuvre par le gouvernement : les personnes refusant de s’y conformer étaient menacées de diverses sanctions économiques et sociales. Le déséquilibre grandissant entre les sexes préoccupe le gouvernement, qui a réitéré l’interdiction des tests d’échographie, mais le recensement de 2000 fait ressortir un déficit d’une dizaine de millions de fillettes de moins de 10 ans. En Chine, les nombres sont souvent ahurissants : les flux migratoires vers les zones urbaines auraient atteint plus de 10 millions de personnes annuellement dans les deux dernières décennies, la hausse de la population active se chiffre à 18 millions par an entre 1994 et 1999, et le nombre de personnes de 65 ans et plus s’accroîtra de 23 millions dans la décennie actuelle et de 56 millions dans la prochaine décennie.
En Éthiopie et en République démocratique du Congo, les effets de l’accroissement démographique sont accentués par la guerre. Au Congo-Kinshasa, la désorganisation sociale a atteint un niveau particulièrement élevé. Les données démographiques y sont qualifiées de « quelque peu archaïques » par D. M. Sala-Diakanda, le dernier recensement ayant eu lieu en 1984 et la dernière enquête de population dans les années 1983-1985. C’est d’ailleurs pour ce pays que les projections 2002 des Nations Unies (2003) apportent la révision la plus considérable : de 204 millions, la variante moyenne passe à 152 millions d’habitants à l’horizon 2050. Entre 1975 et 1998, le PIB par habitant a diminué de 4,8 % en moyenne par an (un record mondial).
Soulignons le captivant chapitre sur l’Égypte, rédigé par P. Fargues. Ce pays à démographie galopante a été le premier à voir son autorité religieuse se prononcer en faveur de la limitation des naissances. L’auteur fait remarquer que jusqu’à présent, l’agriculture égyptienne aura déjoué la saturation annoncée sans relâche depuis les années 1930. Dans ce pays où les polarités sociales se sont accentuées, la pauvreté a gagné en prévalence et en intensité : la proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté est passée de 30 % en 1982 à 48 % en 1996.
En Inde, malgré l’adoption précoce d’une politique de population, la baisse de la fécondité a été tardive et relativement lente. Lorsque Mme Gandhi a voulu adopter des mesures coercitives, en 1975 (par exemple, l’interdiction pour un couple d’avoir plus de 3 enfants), son gouvernement a été défait. Partie presque du même point en 1965 que celle de la Chine, la fécondité de l’Inde a baissé aussi, mais pas autant (3,1 enfants par femme en 2000, par rapport à 1,8). On prévoit maintenant que l’Inde deviendra le pays le plus peuplé : c’est un exemple de réalignement à long terme entre pays.
En raison de l’antériorité de la baisse de la fécondité et d’une certaine similitude avec celle que le Québec a connue, la situation du Japon m’a intéressé particulièrement. Le nombre de naissances y est passé de 2,1 millions en 1973 à 1,2 million en 2000. La préoccupation démographique traditionnelle du Japon, qui portait sur son surpeuplement, a été mise en veilleuse. Par ailleurs, en raison du climat économique morose, les craintes portent davantage sur le chômage que sur la pénurie de main-d’oeuvre. La délocalisation d’activités industrielles hors du pays incite à envisager que la demande intérieure de travail poursuivra sa chute : cela explique peut-être que le gouvernement n’ait pas modifié la politique actuelle d’immigration, qui est très restrictive. Selon S. Inoue, il est parfaitement possible que la pénurie de main-d’oeuvre finisse par contraindre le gouvernement à changer cette politique. Le Japon pourrait-il devenir l’exemple d’un pays en déclin démographique, mais refusant toujours l’immigration ?
Dix autres chapitres portent sur les pays de 100 millions d’habitants ou plus (Brésil, États-Unis, Indonésie, Mexique, Nigeria, Pakistan et Russie) ou qui atteindront ce seuil dans les prochaines années (Philippines, Turquie, Viêt-Nam). Les analyses, toujours bien menées, sont d’ampleur variée.
Le chapitre sur les grands ensembles transnationaux évoque certaines incidences de l’accroissement démographique. J.‑C. Chesnais compare l’Europe des 15, l’ALENA et l’ASEAN. D’autres regroupements plus informels sont possibles, sur les plans de la langue et de la religion par exemple. Ainsi, « à l’horizon 2010-2020, le nombre de musulmans va dépasser celui des chrétiens » (p. 449).
La seconde partie du volume porte d’abord sur les grands thèmes démographiques : transition démographique, régulation des naissances, santé, mortalité, vieillissement, urbanisation, migrations internationales. Puis trois chapitres abordent les relations entre la population et certains aspects du développement, soit la population active, le développement agraire et l’économie mondiale.
Dans son chapitre sur la transition démographique, J.-C. Chesnais note que la chute de la fécondité représente un véritable bouleversement, présenté comme un aspect de la modernisation des sociétés contemporaines. S’il paraît acceptable de lier la faible fécondité à la modernité, je pense exagéré d’y voir l’incidence du consumérisme, de l’américanisation de la culture de masse : la faible fécondité peut exister sans américanisation, comme d’ailleurs la diffusion de la contraception dans des milieux pauvres ayant peu ou pas d’accès à la culture américaine. Cela n’enlève pas cependant l’intérêt de souligner le rôle des grands organismes internationaux (FNUAP, Banque mondiale, Fonds monétaire international) qui ont servi à répandre la limitation des naissances, en grande partie sous l’influence américaine. Selon Chesnais, de nombreux pays au bord de la banqueroute se sont vu accorder des prêts à condition de réduire leur excédent démographique.
Sur fond de convergence de la baisse de la fécondité, H. Léridon et L. Toulemon décrivent la grande diversité dans les moyens de régulation des naissances employés, d’une grande région du monde à l’autre, mais aussi d’un pays à l’autre. Ainsi, la stérilisation féminine est forte au Brésil (40 %). La France détient le record de l’utilisation des méthodes médicales (pilule et stérilet). Au Japon, le préservatif est employé par un couple sur deux. Dans certains pays comme la Russie (contraception peu pratiquée) ou le Viêt-Nam (contraception répandue mais peu efficace), les femmes recourant à l’avortement sont très nombreuses.
Dans le domaine de la mortalité, F. Meslé et J. Vallin observent un chevauchement tout à fait nouveau entre l’ex-Tiers-Monde et l’ensemble des pays industriels, du fait de la divergence récente entre les deux premiers mondes, l’Ouest et l’Est : la Russie et les pays d’Europe de l’Est se trouvent dorénavant dans la même tranche d’espérance de vie que la Chine ! En ce qui concerne la vitesse du vieillissement démographique, décrite par M. Loriaux, on peut noter que la Chine et le Mexique, par exemple, auront beaucoup moins de temps pour s’adapter au vieillissement que les pays occidentaux. Soulignons que pour plusieurs pays en développement, la difficulté pourrait être accentuée par l’idéologie néolibérale, dans laquelle le rôle de l’État est minimisé. Dans son chapitre sur les villes, E. Brennan-Galvin formule ce que les responsables de la planification urbaine attendent des démographes : des estimations et des projections précises et fiables des populations urbaines. Les données démographiques manquent sur la majeure partie des villes pour lesquelles on prépare des projections. Un exemple d’erreur monumentale est celui de la ville de Mexico, pour laquelle les démographes des Nations Unies prévoyaient en 1980 une population de près de 31 millions d’habitants en l’an 2000, alors que la réalité n’a atteint que 18,1 millions.
Le chapitre de D. Coleman sur les migrations internationales dans le monde industriel dérange quelque peu. Il conteste en effet certaines idées positives qui ont cours au Québec et au Canada au sujet de l’immigration ou qui sont rarement critiquées. Il affirme que les seuls bénéfices non discutables de la migration vont au migrant. Il traite peu de l’immigration de peuplement pratiquée, notamment, par l’Amérique du Nord. Il conteste en fait l’utilisation de l’immigration pour prévenir le vieillissement de la population et les pénuries de main-d’oeuvre. Ainsi, il estime à 30 millions de personnes les réserves démographiques que pourrait mobiliser l’Europe au besoin, ce qui pourrait retarder la plupart des pénuries de travail jusqu’en 2020 au moins. L’estimation de la pénurie possible de travailleurs des technologies de l’information au Royaume-Uni, par exemple, a été divisée par deux en l’espace de six mois. Selon lui, le rapport des Nations Unies sur « les migrations de remplacement » a donné aux hommes politiques la fausse impression que la migration était une solution. Les gouvernements européens devraient s’interroger sur les raisons rendant difficile ou impossible d’avoir des enfants, plutôt que de se réfugier dans « l’expédient de la migration de masse » (p. 630). Coleman se trouve ainsi à rejeter la possibilité d’utiliser l’immigration pour pallier le déficit des naissances sur les décès, situation qui caractérisera bientôt plusieurs pays européens. Il note un changement dans l’opinion des gouvernements en faveur de la maîtrise et de la croissance de l’immigration, plutôt qu’en faveur de son arrêt. Le discours change aussi, certains pays, dont le Royaume-Uni, insistant sur la nouvelle diversité, source d’enrichissement national.
L’évolution de la population et de l’économie mondiale, un bouleversement en cours, est présentée de façon très vivante par J.-C. Chesnais. Il aborde les comparaisons de la richesse des pays sur la base du taux de change des monnaies, mais aussi selon le pouvoir d’achat. L’examen du produit national brut (PNB) monétaire et du PNB converti en parités de pouvoir d’achat apporte un éclairage nouveau sur la répartition de la richesse et conduit à un reclassement des pays : par exemple, la Chine passe du 7e au 2e rang mondial, derrière les États-Unis, et l’Inde du 11e au 8e rang. Les dernières décennies ont vu la montée de la Chine, mais aussi de l’Inde, ainsi que la marginalisation économique de l’Afrique subsaharienne. Six des dix premières puissances économiques mondiales pourraient être asiatiques en 2020.
Le chapitre de J.-C. Chasteland sur le rôle de la communauté internationale face au problème de la croissance de la population mondiale m’a tout simplement captivé. Ayant oeuvré dans le développement international pendant quelques années, j’ai pu rattacher les idées que j’avais au début des années 1970 aux courants de pensée de l’époque. Chasteland décrit la prise de conscience faite dans les années 1940 par un petit groupe d’Américains qu’il fallait intervenir énergiquement pour déclencher la baisse de la fécondité, puis le rôle grandissant des Nations Unies, notamment dans le cadre des trois grandes conférences mondiales sur la population (1974, 1984 et 1994). Pour chacune de ces conférences, l’auteur propose une analyse fascinante en trois sections : le contexte politique et institutionnel, les acteurs et les résultats. Au sujet de la dernière conférence, celle du Caire, il fait remarquer la prééminence absolue donnée aux considérations individuelles, aux dépens des considérations macrodémographiques, l’évitement des questions concernant la bioéthique, les migrations internes ou internationales, le vieillissement démographique. Le problème de la « population mondiale » aura été abordé presque uniquement au travers de celui des pays en développement.
Si les directeurs de la publication me permettent une suggestion, je leur proposerais d’augmenter l’analyse de la fécondité (déjà traitée en partie par Chesnais) et d’en faire une analyse thématique, notamment pour la faible et la très faible fécondité (caractéristiques et réactions politiques), de la même façon que les thèmes de la santé, de la mortalité et des migrations internationales ont chacun leur propre chapitre.
Si vous voulez être au fait des dernières projections des Nations Unies, consultez évidemment leurs World Population Prospects. The 2002 Revision, publiés en 2003, où l’on trouve les résultats basés sur les données mondiales les plus récentes. Mais si vous voulez plus de profondeur, avec des analyses de cas, des analyses thématiques et des explications pleines de couleurs, allez-y avec ce Cahier de l’INED (2002), qui d’ailleurs fait grand usage de la version précédente des projections onusiennes.
Parties annexes
Référence bibliographique
- NATIONS UNIES. 2003. World Population Prospects. The 2002 Revision. Volume I. Comprehensive Tables. New York, United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division, ST/ESA/SER.A/222, 781 p.