Communitas
Théories et pratiques de la normativité
Volume 4, numéro 1, 2023 Contraintes et droits Sous la direction de Alexandra Popovici, Gaële Gidrol-Mistral et Mark Antaki
Sommaire (8 articles)
Numéro spécial
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Avant-propos
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Le Schtroumpf civil
Guillaume Simiand
p. 4–15
RésuméFR :
Le Schtroumpf civil est la première traduction intégrale des Codes civils français et québécois en langue schtroumpf. Si cette démarche, clin d’œil burlesque à la centralité historique du Code civil dans la sphère francophone, est sa propre fin, cet article revient sur la réflexion théorique sur les régularités de la langue du droit qu’a exigée cette traduction. Plus que sur la langue schtroumpf originelle inventée par Peyo, elle s’appuie sur sa réinterprétation systématique par Umberto Eco, qui s’est penché à plusieurs reprises au cours de sa carrière sur une langue dont l’ambiguïté permanente devrait obérer toute compréhension, mais qui reste parfaitement intelligible pour les lecteurs. C’est, raison de l’intérêt du linguiste, que la langue schtroumpf illustre parfaitement la place prépondérante de l’activité interprétative du lecteur, et notamment le renvoi hors texte à un encodage commun des références situationnelles et textuelles qui permet la restitution du sens. Par de multiples aspects, ce fonctionnement de la langue schtroumpf rappelle des difficultés similaires soulevées par l’interprétation de la langue du droit, liées à sa clarté, à sa lisibilité et à son intelligibilité. Pour générer automatiquement la traduction des Schtroumpfs civils, une stratégie fondée sur l’apprentissage machine est mise en œuvre ; pour chaque mot susceptible d’être remplacé par schtroumpf, on demande à un modèle de langue une prédiction ; si le texte du Code et la prédiction coïncident, le mot est schtroumpfé. Ce dispositif forme une variante automatisée du test de closure, utilisé depuis les années cinquante comme outil de mesure de la lisibilité et, pour certains auteurs, de l’intelligibilité des textes. Le Schtroumpf civil, quoique ce ne soit pas son objet principal, rendrait ainsi visible le degré de proximité syntactique de la langue des législateurs et de la langue générale, une approche potentiellement nouvelle d’un des versants de l’intelligibilité du texte législatif.
EN :
The “Schtroumpf civil” is the first complete translation of the French and Québécois Codes Civils into the Smurf (“Schtroumpf” in French) language. If this endeavour, a burlesque nod to the historical centrality of the Code civil in the French-speaking sphere, is its own end, this article returns to the theoretical reflection on the regularities of the language of law that this translation required. It is based, more than on the original Smurf language invented by Peyo, on its systematic reinterpretation by Umberto Eco, who came back several times during his career to a language whose permanent ambiguity should hamper any understanding, but which remains perfectly intelligible for its readers. The Smurf language perfectly illustrates the preponderant role of the interpretative activity of the reader in the formation of meaning (the source of its interest to Eco). In multiple aspects, this logic of the Smurf language recalls similar questions raised by the interpretation of the language of law, linked to its clarity, readability, and intelligibility. To automatically generate the translation of the Schtroumpfs civils, a strategy based on machine learning is implemented; for each word potentially replaced by schtroumpf, a call is made to a language model for prediction; if the text of the Code and the prediction coincide, the word is smurfed. This system forms an automated variant of the closure test, used since the 1950s as a tool for measuring the readability and, for some authors, the intelligibility of texts. The Schtroumpf civil, although it is not its main goal, thus makes visible the degree of syntactic proximity of the language of legislators and the general language, a potentially novel approach to one of the aspects of the intelligibility of the legislative text.
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Les contraintes, un a priori, des droits : tentative de mise en oeuvre d’une démarche antécédente
Jean-Sylvestre Bergé
p. 18–30
RésuméFR :
Le droit entretient des liens étroits avec l’idée de contrainte. Une théorie des contraintes juridiques a même été proposée. Il s’est agi de caractériser la contrainte d’un point de vue strictement interne au droit. Cette contribution propose d’envisager une démarche qualifiée « d’antécédente ». Cette démarche consiste schématiquement à sortir du droit pour tenter de mieux y revenir. Le résultat de sa mise en œuvre pourrait alors être le suivant : les contraintes s’analysent comme un a priori des différentes formes de droits.
EN :
Law is closely linked to the idea of constraint. A theory of legal constraints has even been proposed. The aim has been to characterise constraint from a strictly internal legal point of view. This contribution proposes to consider an approach described as "antecedent". This approach consists schematically in leaving behind the law only better to return to it. The result of its implementation could then be as follows: constraints are analysed as an a priori of the different forms of laws.
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Les pauvres et le droit civil : essai sur la production du savoir juridique
Alexandra Bahary-Dionne et Marc-Antoine Picotte
p. 32–55
RésuméFR :
À partir de l’analyse des sources du droit des obligations et du droit des biens, cet article examine comment les sources du droit civil, malgré la vocation universaliste de ce dernier, reflètent avant tout les enjeux juridiques vécus par les personnes morales et les personnes physiques aisées. Il propose que cette tendance s’explique principalement par des inégalités structurelles et épistémiques dans la production du savoir juridique. Effectivement, les procédés de constitution du savoir juridique, les inégalités d’accès aux tribunaux, de même que le statut social des personnes autorisées à produire les normes civilistes ainsi que le savoir sur ces normes sont des contraintes. Ces dernières façonnent considérablement le type d’enjeux, de protagonistes et de visions du monde susceptibles de percoler afin de constituer ce savoir. En découle alors une invisibilité marquée des personnes pauvres en son sein. Nous proposons ultimement une réflexion en droit civil sur les manières de mieux refléter leurs expériences en dépit des contraintes socioéconomiques et épistémiques exposées.
EN :
This article delves into an analysis of the sources of contract law and property law, aiming to explore how the sources of civil law, despite their universalistic aims, predominantly reflect the legal issues faced by corporate entities and affluent individual. The article posits that this tendency is primarily driven by structural and epistemic inequalities in the generation of legal knowledge. In essence, traditional methods of establishing legal knowledge, disparities in access to the legal system, as well as the social standing of those authorized to shape civil norms and the knowledge about these norms significantly influence the kinds of issues, actors, and worldviews that permeate this body of knowledge. This results in a noticeable absence of representation for underprivileged individual within this legal framework. Ultimately, the article calls for a thoughtful consideration of ways to better acknowledge the experiences of poor individuals with civil law, despite the socio-economic and epistemic constraints that are brought to light.
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L’obligation réelle environnementale ou la libre-contrainte
Gwendoline Chapon
p. 58–83
RésuméFR :
Introduite par la loi sur la biodiversité du 8 août 2016, à l’article L.132-3 du Code de l’environnement, l’obligation réelle environnementale (ORE) a pour finalité « le maintien, la conservation, la gestion ou la restauration d’éléments de la biodiversité ou de fonctions écologiques ». Conclue entre le propriétaire d’un bien immobilier et une personne publique ou privée agissant pour la protection de l’environnement, elle permet au propriétaire de grever volontairement son bien d’une charge environnementale. À l’instar de toute obligation réelle, l’ORE est inscrite dans le bien, ou plus exactement propter rem, attachée au bien, et pèse tant sur le propriétaire actuel que sur les propriétaires ultérieurs. La contrainte est double. D’une part, le propriétaire engage sa chose et lui-même, par voie de conséquence. La propriété, symboliquement associée à la liberté, prend ici la forme d’une liberté de se restreindre dans la disposition de son bien. D’autre part, dès l’instant où l’ORE est publiée, elle se transmet de plein droit, activement et passivement, aux acquéreurs futurs, dérogeant ainsi au régime général de l’obligation personnelle. Le propriétaire limite donc son propre pouvoir et celui de tous ses successeurs pour une finalité plus grande : la préservation de l’environnement. Ce mécanisme présente de nombreux points d’intérêt et suscite autant d’interrogations : pourquoi le propriétaire affecterait-il son bien d’une telle charge ? Cette obligation, initialement librement choisie, ne devient-elle pas un véritable assujettissement pour les propriétaires ultérieurs ? Enfin, est-elle contraire à l’essence du droit de propriété ou, à l’inverse en est-elle une forme d’expression ?
EN :
Since 2016, French law has known a new tool: the environmental real obligation. Introduced in Article L.132-3 of the Environmental Code, the purpose of the environmental real obligation is "the maintenance, conservation, management or restoration of elements of biodiversity or ecological functions". Concluded between the owner of a property and a public or private entity acting to protect the environment, it enables the owner to voluntarily encumber his or her property with an environmental charge. Like any real obligation, this obligation is inscribed in the property, or more precisely propter rem, attached to the property, and weighs as much on the current owner as on subsequent owners. The constraint is dual. On the one hand, the owner commits his property, and himself consequently. Symbolically associated with freedom, ownership takes the form of a freedom to restrict oneself in the disposal of one's property. On the other hand, from the moment the environmental real obligation is published, it is transmitted automatically, actively and passively, to future acquirers, thus derogating from the general regime of personal obligation. The owner limits his own power and the one of all futures acquires for a greater purpose: preserving the environment. This mechanism has many points of interest, and raises just as many questions: why would the owner place such a burden on his property? Doesn't this obligation, initially freely chosen, become a liability for subsequent owners? Finally, is it contrary to the essence of the right of ownership or, on the contrary, is it a form of expression?
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La passion du profit comme astreinte ou poïèsis contractuelle ?
André Bélanger
p. 88–99
RésuméFR :
Comment la compréhension juridique du contrat est-elle influencée par notre recherche de profit ? Cette relation entre l’outil juridique et l’acceptation sociale du profit contribue-t-elle à une forme de poïèsis contractuelle dont la teneur échappe aux juristes ? En s’attardant aux liens, plus ou moins francs, assumés ou (in)conscients qui se tissent entre le discours contractuel et notre (in)compréhension du profit (que ce dernier soit justifié par le risque, l’innovation ou l’exploitation), ce texte propose de révéler la grammaire innervant le contrat et le pouvoir qu’il exerce aujourd’hui. Cette mise en relation Profit-Contrat souligne une possible renaissance sous les apparences d’astreinte et se formule donc comme un Ouvroir de Droit Potentiel pour l’épistémologie du contrat. Dans une perspective dogmatique, ce potentiel est sans doute aussi important que le profit sans limite qu’offrent les divers procédés d’échanges virtualisés contemporains. Il faudra établir dans quelle mesure ces dispositifs sont ou non façonnés, pensés, orientés par les juristes, voire conditionnent nos pratiques et théorisations contractuelles. Autrement dit, si notre rapport contemporain décomplexé au profit a tué le contrat, on ne peut nier que ce dernier renaît, sous d’autres atours, et est animé de nouvelles justifications. Peut-on alors soutenir que puisque la loi des parties est morte, plus que jamais, c’est aux parties de créer la loi contractuelle ?
EN :
How is the legal understanding of contract influenced by our pursuit of profit? Does this relationship between the legal tool and the social acceptance of profit contribute to a form of contractual poiesis whose content escapes jurists? By focusing on the links, more or less frank, assumed or (un)conscious, which are woven between contractual discourse and our (in)understanding of profit (whether justified by risk, innovation or exploitation), this text proposes to reveal the grammar innervating the contract and the power it exercises today. This Profit-Contract connection underlines a possible rebirth under the appearance of constraint and is therefore formulated as a Ouvroir de Droit Potentiel for the epistemology of the contract. From a dogmatic perspective, this potential is undoubtedly as important as the limitless profit offered by the various contemporary virtualized exchange processes. It will be necessary to establish to what extent these devices are or are not shaped, thought out, oriented by lawyers, or even condition our contractual practices and theorizations. In other words, if our contemporary uninhibited relationship with profit has killed the contract, we cannot deny that the latter is reborn and is animated by new justifications. Can we then maintain that since the law of the parties is dead, more than ever, it is up to the parties to create the contractual law?
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Comment rire des lois, du magistrat et des dieux en droit des contrats ? ou Petit manuel juridique pour Anarchist/Prostitute…
Simon Saint-Onge
p. 102–123
RésuméFR :
Ce texte propose l'analyse de l'article 1134 du Code civil français « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » à l'aune de la période révolutionnaire et de certains de ses acteurs. Ainsi peut être questionnée la préférence du législateur de 1804 pour le mot ''convention'' plutôt que ''contrat'' selon une approche développée par l'historien Reinhart Koselleck ; et dans l'esprit des philosophies du droit et du politique de Miguel Abensour ; Boyan Manchev ; et de Laurent de Sutter. L’objectif étant de proposer comment rire des lois, du magistrat et des dieux en droit des contrats. Quelque chose comme un petit manuel juridique pour « anarchist/prostitute », qui « figures out the true meaning of contractual freedom. »
EN :
This text proposes the analysis of article 1134 of the French Civil Code “Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites” in the light of the revolutionary period and certain of its actors. Thus, the preference of the legislator of 1804 for the word "convention" rather than "contract" can be questioned according to an approach developed by the historian Reinhart Koselleck; and in the spirit of the philosophies of law and politics of Miguel Abensour; Boyan Manchev; and Laurent de Sutter. The objective being to propose how to laugh at the laws, the magistrate and the gods in contractual rights. Something like a little legal manual for “anarchist/prostitute”, which “figures out the true meaning of contractual freedom.”
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Éléments de science ‘patajuridique
Thomas Windisch
p. 127–164
RésuméFR :
Cet article vise à interroger les contraintes épistémologiques de production d’un discours juridique scientifique en mobilisant des notions issues du courant Droit et littérature. En relevant les enjeux relatifs à la normativité du discours doctrinal, l’approche proposée met l’emphase, dans la première partie, sur la réflexivité des juristes par rapport à leur propre discours et envisage des moyens littéraires, tel que la reformulation du contrat de lecture, afin de produire un discours doctrinal conscient de ses propres impensés. La deuxième partie consiste en un exercice d’application de méthodes littéraires à des notions de louage, en droit civil québécois, grâce à une conception « pataphysique » de la science juridique, dans le sillon de l’œuvre de l’auteur Alfred Jarry.
EN :
This article aims to question the epistemological constraints of producing a scientific legal discourse by mobilizing notions from the Law and Literature movement. By raising the issues relating to the normativity of doctrinal discourse, the proposed approach places emphasis, in the first part, on the reflexivity of jurists in relation to their own discourse and considers literary means, such as the reformulation of the contract of reading, in order to produce a doctrinal discourse conscious of its own unthoughts. The second part consists of an exercise in the application of literary methods to notions of rental, in Quebec civil law, thanks to a “pataphysical” conception of legal science, in the wake of the work of the author Alfred Jarry.