Corps de l’article

1. Introduction

Dans un contexte contemporain d’augmentation des pathologies chroniques (diabètes, cancers, maladies cardiovasculaires, affections respiratoires, etc.) ou encore de désignation de l’obésité comme une « épidémie », les industriel·le·s sont invité·e·s à modifier leurs produits et à participer à une « alimentation saine » (Barraud de Lagerie et Pilmis, 2016, p. 336). Quand elles communiquent à des fins de promotion de leurs produits, les entreprises agroalimentaires ont l’obligation de diffuser des messages de santé publique (« Mangez moins salé, moins sucré »). Elles sont également incitées par l’État à signer des engagements visant à accompagner les consommateurs et consommatrices[1] vers des modes de consommation favorables à la santé (Dubuisson-Quellier, 2016).

Face à ces obligations et incitations, certain·e·s industriel·le·s expriment une relative contestation qu’ils et elles justifient par les dimensions du plaisir et de l’hédonisme particulièrement importantes dans le modèle alimentaire français (Barraud de Lagerie et Pilmis, 2016, p. 361). D’autres s’engagent au contraire dans des stratégies positionnées sur la santé, voire ouvertement inscrites dans un registre de santé publique. Dans cet article nous nous intéressons à cette deuxième catégorie d’acteurs et actrices de l’agroalimentaire.

Pour une part des acteurs et actrices scientifiques et économiques du champ nutritionnel et médical, ces stratégies centrées sur le lien alimentation-santé apparaissent légitimes et nécessaires pour améliorer la santé des individus. Outre les controverses qui animent ce champ, quant aux effets de l’alimentation sur la santé (Poulain, 2002) et aux intentions des industriels (Nestle, 2013)[2], ces stratégies contribuent à produire des dispositifs normatifs – tels que les politiques d’affichage nutritionnel – visant à gouverner les conduites des consommateurs ou consommatrices (Dubuisson-Quellier, 2016). Nous proposons de nous intéresser plus précisément aux messages construits et émis par les industriel·le·s qui positionnent leurs produits comme étant favorables à la santé. Notre cas d’étude est le groupe Danone, une grande entreprise agroalimentaire engagée dans des stratégies de prévention de la santé humaine liée à l’alimentation notamment au travers de ses produits. Nous étudierons plus précisément le cas d’un produit proposé par Blédina, une filiale de Danone, spécialisée dans l’alimentation infantile, et engagée dans des stratégies visant la sensibilisation des jeunes et futurs parents sur l’importance de « mieux » manger pour optimiser la santé future de leur enfant, notamment autour des « 1000 premiers jours de vie »[3].

Notre objectif est d’analyser la construction de ces messages et les interprétations qui en sont faites au sein des familles ainsi que leurs écarts avec les prescriptions de départ, – des écarts que nos premières explorations empiriques inductives mettent au jour et dont nous constatons qu’aucuns travaux ne s’est attachée à les catégoriser d’après notre revue de littérature[4].

L’article se compose d’une première partie présentant plus précisément le cadre théorique dans lequel s’effectue l’étude, à la croisée de la socio-anthropologie de l’alimentation et de la sociologie de la traduction. Une deuxième partie détaille les méthodes employées, le cas d’étude et les corpus sur lesquels s’appuie cette recherche inductive suivant une méthodologie inspirée de la théorie ancrée. S’ensuit une troisième partie dans laquelle nous présentons les résultats qui mettent au jour la chaîne de traduction (des concepteurs aux consommateurs ou des conceptrices aux consommatrices) révélant les acteurs ou actrices et leurs appropriations. Enfin une quatrième et dernière partie vise à mettre en évidence les avancées et limites de l’étude en insistant sur l’interprétation et la discussion des résultats au regard des cadres théoriques mobilisés et des travaux qu’ils convoquent.

2. Cadre théorique

2.1 L’alimentation, un espace d’interactions sociales et de liberté plus ou moins important

L’approche socio-anthropologique de l’alimentation dans laquelle nous nous inscrivons appréhende les mangeurs et mangeuses comme étant surdéterminés par leur modèle alimentaire régi par une série de règles imposées de l’extérieur au cours de la socialisation primaire, mais, comme disposant d’un espace de liberté qui permet à l’individu d’exprimer une certaine originalité (Poulain, 2002) résultant des interactions sociales (Corbeau, 2012). Jean-Pierre Poulain propose d’appeler « modèle alimentaire » une configuration particulière des dimensions de « l’espace social alimentaire » concernant un groupe social, une société, et une époque. Il constitue un corps de connaissances opératoires résultant de l’interaction entre un groupe humain, son patrimoine génétique, sa culture et le biotope dans lequel il était installé (Poulain, 2002).

C’est dans le double espace « de liberté » laissé par les contraintes de la physiologie humaine et du biotope humain (incluant les contraintes économiques dans les sociétés développées) qu’intervient la culture ; à la fois comme vecteur d’adaptation à ces contraintes mais aussi comme facteur de transformation de ces contraintes selon les systèmes de valeurs des groupes humains impliqués (Poulain, 2002).

Dans cette approche, les représentations et les discours alimentaires sont produits dans des espaces variés par un ensemble d’acteurs et d’actrices composant la « filière du manger » (Corbeau, 1997) et comptant ceux et celles formant l’industrie agroalimentaire. Ils et elles exercent une influence, tant pratique que discursive ou symbolique, sur les représentations et les pratiques alimentaires (Corbeau, 1997 ; Corbeau et Poulain, 2002).

Si les discours des industriels peuvent entrer en contact avec les mangeurs et les mangeuses et influencer les représentations et les pratiques des mangeurs ou mangeuses (Corbeau, 1997 ; Corbeau et Poulain, 2002), il a néanmoins déjà été montré que l’accumulation ou la compréhension de connaissances nutritionnelles ne sont pas suffisantes pour faire changer les habitudes alimentaires des individus (Poulain, 2001). En témoignent de nombreux travaux sociologiques réalisés depuis les années 1930 dans le monde entier : en Angleterre, par Audrey Richards (1933, 1937), en France, par Maurice Halbwachs (1933) et Léon Pale (dans les années 1950), et aux États-Unis, par Kurt Lewin (1943) et Margaret Mead (1943). Le changement de comportement au niveau individuel a des implications relationnelles notamment modelées par la culture des groupes sociaux auxquels appartient l’individu. De plus, les mangeurs et mangeuses ont un espace de liberté dans lequel ils opèrent des réappropriations, des réinterprétations et des rejets de tout nouveau produit alimentaire, notamment selon les complexes technico-culinaires en place au sein de son groupe social d’appartenance, renforçant ainsi la différenciation des modèles alimentaires entre eux (Poulain, 2002).

Mais peu de travaux portent sur les formes d’appropriation ni sur l’espace de liberté dont disposent les familles quand elles introduisent un nouveau produit et, plus particulièrement, quand elles entrent en contact avec les messages et les normes de santé portés par les produits agroalimentaires inscrits dans des stratégies visant à les faire apparaitre plus favorables à la santé.

2.2 La famille, un milieu particulier

Nous appréhendons la famille par rapport aux lieux, aux activités, aux individus, et aux objets qui la composent. Poursuivant les travaux de Kurt Lewin (1939, 1942), des psychologues inscrits dans une approche écologique ou environnementaliste des comportements humains, tel que Roger G. Barker (1943, 1968), ont introduit la notion de milieu qui désigne et comprend le comportement des individus à l’intérieur d’un cadre global – celui-ci englobant les comportements de tous les individus agissant dans l’environnement donné –, les objets matériels qui y sont disponibles et les contraintes (de temps, de lieu, liées aux codes…) avec lesquelles il faut composer (Ayadi et Brée, 2010).

Nous définissons la famille comme un ensemble d’individus aux statuts sociaux variés (dépendant de leur société et leurs groupes d’appartenance au sein de cette même société), comprenant a minima (un ou des) parents (au sens large de ayant la charge (alternée ou non) d’au moins un·e enfant), lié·e·s entre eux et elles par des relations sociales (incluant celles ayant lieu au-delà de la sphère privée, avec la famille élargie, les amis, ...) et par des activités en commun. La notion de milieu familial que nous proposons désigne l’environnement spécifique dans lequel vit une famille et qui se compose en partie de celle-ci. Le milieu se compose d’individus, définis par leurs caractéristiques individuelles (âges, sexe, …), statuts, rôles, leurs actions, leurs relations interpersonnelles, et de lieux à la fois physiques et sociaux composés d’objets comprenant le lieu de résidence, mais également d’autres espaces du quotidien dans lesquels les membres d’une famille peuvent circuler et communiquer tels que le lieu des courses, l’entrée de l’école, le lieu professionnel, les lieux de vie d’autres membres de la famille élargie… (non exhaustif et variable d’une famille à l’autre, d’une société à l’autre).

Cet article tente d’enrichir les réflexions sur l’influence des messages centrés sur la santé et émis par l’industrie agroalimentaire à travers ses produits, sur les familles. Pour ce faire, notre travail se fonde sur l’articulation des approches de la socio-anthropologie de l’alimentation et de la sociologie de la traduction.

2.3 Les objets, des actants caractérisés par des concepteurs-prescripteurs ou conceptrices-prescriptrices et redéfinis par des utilisateurs-acteurs ou utilisatrices-actrices

L’objectif est en effet à la fois de mieux comprendre comment ces stratégies agroalimentaires d’orientation de comportements en faveur de la santé peuvent se matérialiser en des caractéristiques du produit – ici textuelles et iconographiques –, et d’en saisir les transformations opérées dans les familles par ses membres mais aussi le rôle du produit lui-même dans ces transformations. Or, le cadre de la sociologie de la traduction nous est apparu intéressant car il tient compte du sens que les humain·e·s mettent dans les objets qu’ils et elles produisent, tant du côté de la sphère de la production que du côté de celle de la réception ou de la consommation, et ce, sans présager a priori de la taille et la force des acteurs et actrices.

La sociologie de la traduction permet par ailleurs de montrer comment il y a en amont de la diffusion, un travail d’inscription de normes d’usages dans un objet physique, et comment les utilisateurs et utilisatrices, en aval de la diffusion, continuent de décaler la définition originelle de l’objet et les usages prescrits par les concepteurs et conceptrices. Dans cette approche, l’appropriation par les usagers et usagères renvoie à la définition que les utilisateurs et utilisatrices font de l’objet une fois constitué et aux transformations qu’ils et elles effectuent de l’objet lui-même et des usages associés par rapport à la définition qu’en avaient donnée les concepteurs ou conceptrices, incluant les rôles et les compétences des actant·e·s composant le réseau.

D’après ce courant, un objet est « autant de prescriptions adressées par le concepteur aux utilisateurs, et déléguées à l’objet technique […] des modèles de comportement auxquels il [l’utilisateur] doit se conformer dans son interaction avec l’objet. » (Akrich, 1987, p. 167 dans Callon et al. 2006) Il est conçu suivant un « script » qui agit comme un scénario visant certains usages et anticipant les intérêts, habilités, compétences et les comportements des usagers et usagères potentiel·le·s du dispositif. Certaines normes d’usage sont ainsi inscrites dans la forme physique même de l’objet. Une distribution des rôles, des actions et des compétences entre les acteurs, les actrices et les artefacts est ainsi supposée par le « script » contenu dans l’objet (Akrich, 1987). Plusieurs travaux ont ainsi identifié certaines des contraintes imposées par les offres industrielles : telles que la suggestion d’un « mode d’emploi » (Akrich, Boullier, Le Goaziou, Legrand, 1990), les prescriptions d’interdictions concernant certains usages jugés dangereux ou inadéquats, l’introduction de dispositifs contraignants autorisant certains types d’utilisations et en interdisant d’autres, et l’imposition de normes du « bon usage » dans les discours d’accompagnement fournis avec les emballages ou contenus dans les discours publicitaires (Thévenot, 1993).

D’un autre côté, la perspective de l’acteur-réseau ou de l’actrice-réseau montre que les utilisateurs et utilisatrices font très couramment subir un certain nombre d'opérations à ces objets, les transformant et les décalant par rapport à la définition qu'en donnent les concepteurs ou conceptrices (Akrich, 1987). Quatre cas de figure témoignant d’une forme d’intervention de l’utilisateur et de l’utilisatrice sur le produit ont été repérés, selon deux axes principaux, celui de l’objet lui-même et celui de ses usages prescrits : 1) le déplacement (l’utilisateur ou l’utilisatrice modifie le spectre des usages sans introduire de modifications majeures dans le dispositif technique, la fonction est assurée mais déplacée) ; 2) l’adaptation (l’utilisateur ou l’utilisatrice modifie le dispositif pour l’ajuster à son usage sans changer la fonction originelle de l’objet) ; 3) l’extension (on ajoute des éléments au dispositif permettant d’enrichir la liste des fonctions) ; et 4) le détournement (l’utilisateur ou l’utilisatrice se sert du dispositif pour une fonction qui n’a rien à voir avec les usages prévus). De manière élargie, l’usage du dispositif technique participe à un processus d’organisation et de réorganisation du tissu des relations qui s’établissent entre les usagers ou usagères (Akrich, 1998) et qui diffère du « script » et du réseau constitué comme prévu par le concepteur ou la conceptrice.

Le « script » matérialisé dans les caractéristiques physiques contenues dans l’objet inclut sa forme physique et les textes pouvant l’accompagner. Les caractéristiques d’un objet sont intrinsèquement sociales et techniques et leur matérialisation témoigne de ces deux aspects qu’il est vain de distinguer. Le concept clé de « traduction » proposé par ce courant se fait sur deux plans : celui de la linguistique (d’une langue à une autre, d’un langage ou jargon à un autre) et celui de la géométrie avec la translation, le déplacement des acteurs et actrices, des actant·e·s. L’auteure

plaide en faveur d’une définition « située » des modèles cognitifs : ce ne sont pas seulement les capacités cognitives de l’utilisateur qui permettent d’assurer le bon fonctionnement du dispositif avec son utilisateur, mais un mixte qui associe capacités cognitives et ajustement corporel, de sorte que le modèle cognitif ne marche qu’à la condition expresse d’une prise en charge par la disposition du corps d’une contrainte habituellement mieux tenue par le dispositif technique. (Akrich, 2006, p. 188).

Dans tous les cas, l’action désigne la relation, nommée jonction, réalisée concrètement entre le sujet et l’objet.

2.4 Le produit alimentaire, un objet pas comme les autres

La perspective de l’acteur-réseau ou de l’actrice-réseau a déjà été transposée à l’étude de la consommation (Mallard et Cochoy, 2015), ce qui permet de montrer qu’elle peut rendre compte de la part d’action (action dans le sens de « faire faire ») de chaque entité entre le marketer, le produit, et le consommateur ou la consommatrice. Nous proposons de la transposer dans le champ de l’alimentation que la socio-anthropologie appréhende de façon à tenir compte de la particularité des objets alimentaires. Un produit alimentaire n’est pas un objet matériel comme les autres, il ne s’agit pas d’une « machine » à laquelle l’on délègue une action physique, mécanique (hormis peut-être quand les représentations relatives à l’alimentation sont exclusivement fonctionnelles dans le sens où le corps représente une voiture à faire fonctionner et l’aliment, un carburant). Il s’agit d’un objet qui sera incorporé, ingéré.

D’un point de vue socio-anthropologique, les modèles alimentaires constituent « des ensembles sociotechniques et symboliques […] ils sont un corps de connaissances technologiques accumulées […] Mais ils sont en même temps des systèmes de codes symboliques » (Poulain, 2002, p. 25).

Articulant la socio-anthropologie de l’alimentation et la sociologie de la traduction, nous considérons qu’un produit alimentaire pris dans une interaction agit plus ou moins concrètement. L’humain étant « probablement consommateur de symboles autant que de nutriments » (Trémolières, 1971 dans Poulain, 2002, p. 237), un aliment doit pouvoir faire l’objet de projections de sens par le mangeur ou la mangeuse, il doit pouvoir devenir signifiant, s’inscrire dans un réseau de communication, dans un imaginaire, dans une vision du monde. L’action à laquelle participe le produit alimentaire peut être davantage symbolique que concrète et inversement. En plus des fonctions visant la mise en œuvre de manières d’agir (les actions de Madeleine Akrich), notre approche des produits alimentaires inclut par conséquent des fonctions visant la réalisation d’interactions (les rôles de Madeleine Akrich en tant qu’action concrète hiérarchisante), mais aussi des fonctions visant l’élaboration d’éléments de représentations (Jodelet, 2003) sans que celles-ci ne se traduisent nécessairement en pratiques mais que le concepteur suppose, plus ou moins consciemment, comme pouvant néanmoins orienter certaines pratiques à l’égard de ses produits mais aussi d’autres actant·e·s.

3. Méthodologie

Souhaitant construire une question de recherche à partir de ce qui émergerait du terrain, nous avons adopté une démarche de recherche inductive, inspirée de la théorie ancrée (Glaser et Strauss, 1967). Notre cheminement s’est organisé en articulant notre présence sur le terrain et la revue de littérature. Comme en théorie ancrée, le modèle conceptuel et les outils méthodologiques ont été affinés et ajustés au fil de l’enquête.

3.1 Une démarche inductive par étude de cas

L’étude de cas est particulièrement indiquée pour développer une théorie (ou un modèle théorique) et éventuellement généraliser celle-ci (Yin, 1994). Cet article et la recherche en lien s’appuient sur une étude de cas réalisée en France entre 2018 et 2019. Cette dernière concerne un sachet de carottes brutes non transformées portant différents messages relatifs à la santé des tout-petits et de la famille.

Ce travail sur le terrain représente une partie de notre travail mené dans le cadre de notre doctorat de sociologie entre 2016 et 2021. Il a nourri une thèse portant sur les modalités de conception et d’appropriation des produits agroalimentaires positionnés sur la santé, et des changements auxquels ces produits peuvent participer, sur les pratiques, les interactions, et les représentations dans les familles. Le doctorat en lien a été mené pour une part sous convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) de mars 2017 à juin 2020 avec l’entité Danone Research (le Centre de Recherche et Développement et de la Qualité du groupe Danone). Cette grande entreprise agroalimentaire a recentré et positionné son activité sur le lien alimentation-santé depuis 10 ans quand nous l’intégrons. Le dispositif de financement Cifre se traduisant notamment par un contrat de travail au sein de l’entreprise partenaire nous a ainsi permis de questionner, de l’intérieur, les modalités de conception, les choix et positionnements d’une grande entreprise agroalimentaire engagée dans des stratégies d’influence de la santé humaine liée à l’alimentation[5]. La phase d’immersion que suppose la convention Cifre nous a conduit plus ou moins consciemment à l’induction.

Trois populations ont été étudiées de janvier 2018 à juin 2019 au travers de différentes techniques de collecte :

  • les acteurs concepteurs et actrices conceptrices de l’offre de carottes brutes destinée à l’alimentation infantile en France (soit une « équipe projet » de l’entreprise Blédina et deux agriculteurs d’une exploitation agricole partenaire), au travers de 6 entretiens et de 12 observations participantes ;

  • les acheteurs ou acheteuses du produit à partir de 79 observations effectuées en magasin ;

  • et les familles des acheteurs ou acheteuses via des entretiens réalisés à domicile auprès de 30 foyers une à deux semaines après la découverte du produit en magasin, puis auprès de 18 de ces mêmes foyers après quatre à six mois d’utilisation du produit.

3.2 L’objet et la problématique construits par allers-retours entre terrain et théorie

Nos premières données issues des observations participantes effectuées en entreprise eu en supermarché montrent, d’une part, que les discours et les objectifs des acteurs concepteurs et actrices conceptrices rencontrés sont orientés sur la santé, et que les produits sont pensés à partir d’un présupposé que le consommateur ou la consommatrice est informé·e et équipé·e pour faire de « bons choix » alimentaires. D’autre part, les entretiens et observations menés du côté des familles, d’abord en magasin auprès des parents achetant le produit puis au domicile de ces derniers, ont quant à eux montré assez vite qu’une marge de manœuvre existe, faisant apparaître des formes variées de réappropriation et des écarts entre les normes d’interprétation et d’usages projetées par l’entreprise et les pratiques des mangeurs et mangeuses.

C’est ainsi que la phase de terrain exploratoire nous a amenée à construire notre problématique, d’une part, autour des systèmes normatifs et injonctions portés par les actant·e·s de l’agroalimentaire (incluant ici les agriculteurs et agricultrices partenaires et fournisseurs ou fournisseuses de l’entreprise de transformation Blédina), et, d’autre part, autour de l’espace de liberté dont disposent les milieux familiaux.

Ces constats empiriques croisés à la littérature nous ont amenées à approfondir la littérature de la sociologie de la traduction qui tient compte du sens que les humain·e·s mettent dans les objets tant du côté de la sphère de la production que du côté de celle de la réception ou de la consommation. Les travaux de courant explorés et la collecte se poursuivant, nous faisons l’hypothèse que les écarts opérés par les membres des familles avec les prescriptions des entreprises agroalimentaires doivent pouvoir être caractérisées et analysées suivant – en les adaptant – les quatre catégories d’intervention des utilisateurs et utilisatrices sur les objets mises au jour par Madeleine Akrich (1997).

3.3 Les cadres méthodologiques utilisés pour un recueil de l’information inductif

La rigueur d’une approche inductive tient « aux cadres méthodologiques qui élucident le découpage qui a été fait pour recueillir l’information » (Desjeux, 2018, p. 56). Aussi, c’est armée des approches de la socio-anthropologie de l’alimentation et de la sociologie de la traduction que nous avons enquêté.

Nous nous sommes appuyées sur un guide d’entretien semi-directif combinant la « méthode des itinéraires » (Desjeux, 1998, 2003, 2004, 2006) et « l’histoire de vie centrée » (Desjeux, 1998, 2003, 2004, 2006) sur le produit, deux méthodes inductives mises au point par Dominique Desjeux (1998, 2003, 2004, 2006) axées spécifiquement sur l’insertion d’un produit ou d’un service depuis une perspective anthropologique.

L’« histoire de vie centrée » réduit dans notre cas l’étape de vie étudiée à celle correspondant au temps de l’insertion du produit dans les familles. Applicable aux produits alimentaires (Desjeux, 1998, 2006 ; Garabuau et al., 2002 ; Campos, 2004 ; Dubuisson-Quellier et Gojard, 2015), la « méthode des itinéraires » permet d’entrer dans l’alimentation et de circuler dans les différentes dimensions de l’espace social alimentaire (Poulain, 2002) depuis les modalités d’achat dans l’ordre du mangeable, en passant par celles du stockage, puis de l’espace du culinaire et enfin des modèles de consommation, tout en tenant compte des structures du quotidien qui organisent les pratiques (Desjeux, 1998).

S’appuyant de plus sur les éléments de méthode de la perspective de l’acteur-réseau ou de l’actrice-réseau qui consiste à suivre les acteurs et actrices de la conception et ceux et celles de l’utilisation, nous avons cherché à reconstruire le processus de conception et de réception du nouveau produit, en nous centrant sur les opérations de négociations et de « traductions successives » (Callon, 2006, p. 269), en partant des acteurs et actrices de l’entreprise agroalimentaire, de l’exploitation agricole pour aller jusqu’aux familles sans présager a priori des relations d’influence que chacun exerce éventuellement d’une part, les uns sur les autres, et d’autre part, sur la définition du produit.

Pour faire apparaitre et caractériser les normes portées par le produit ainsi que les formes d’appropriation, nous avons procédé à une « dé-scription » c’est-à-dire au recensement et l’analyse des mécanismes d’ajustement (ou de non-ajustement) « qui permettent cette mise en rapport entre une forme et un sens que (et qui) constitue l’objet technique » (Akrich, 1987 dans Callon et al., 2006, p. 164). Le script effectue un partage des compétences, au sens large du terme. Une grande partie des choix réalisés par les concepteurs ou conceptrices peuvent ainsi être directement lus comme une réponse à la question « que dois-je déléguer à la machine, que puis-je laisser à l’initiative des humains ? ».

Les caractéristiques d’un objet n’étant pas « le fait du hasard ou de la négligence » (Akrich, 1987, dans Callon et al. 2006, p. 167), elles possèdent toutes une justification du point de vue du concepteur ou de la conceptrice qui apparaissent dans les notices et modes d’emploi dans lesquelles elles sont parfois explicitées, ou par le suivi des disputes, voire des procès qui naissent autour des dysfonctionnements, ou encore par le suivi du déplacement de l’objet. « Pour faire la description des objets techniques, nous avons besoin de médiateurs qui effectuent pour nous les liens entre contenus techniques et usages : ce peut être l’innovateur ou l’utilisateur dans le cas de technologies non encore stabilisées » (ibid.). Ces échanges font apparaître l’ensemble des dispositifs qui constituent autant de prescriptions adressées par le concepteur ou la conceptrice aux utilisateurs et utilisatrices, et déléguées à l’objet technique.

Ces opérations ont été, pour une part, observées en train de se faire notamment durant les réunions auxquelles nous avons participé une fois l’équipe projet intégrée, et pour une autre part, reconstruites, via les entretiens et les supports de réunions antérieures. Par ailleurs, les circonstances mêmes de la découverte de ce projet que nous détaillerons dans les résultats ont également contribué à faire apparaitre ces opérations dont nous proposons de rendre compte dans cet article.

La sociologie de la traduction apparaît particulièrement adaptée à une approche inductive. Ce courant invite en effet à une ouverture dans l’identification non a priori mais par l’enquête de qui – ou de ce qui – compose une société, un « acteur-réseau ou une actrice-réseau », sans présumer de rapports de domination. Dans le prolongement de John Law (1986, 1991), le pouvoir, est appréhendé comme le résultat final d’un processus. Le pouvoir et la domination demandent à être produits, fabriqués, composés et ne constituent pas un réservoir, un stock ou un capital qui fournirait automatiquement une explication. Reprenant Michel Serres (1980), Bruno Latour précise que la « force, c’est plus généralement l’intervention, l’interruption, l’interprétation, l’intérêt […]. Un acteur est d’autant plus fort qu’il peut intervenir davantage » (Latour, 2006, p. 25).

3.4 Une analyse par catégories conceptualisantes

Il existe plusieurs façons d’analyser et de coder les données recueillies selon une démarche inductive afin de leur donner du sens selon les divers questionnements des chercheurs et chercheuses (Morse et Richards, 2002). En ce qui concerne cette recherche, nous avons procédé à une analyse par catégories conceptualisantes (Paillé et Mucchielli, 2012) visant à créer des catégories évolutives et spécifiques aux données. Cette approche comporte plusieurs phases, dont une première étape de création de nombreux codes et d’ouverture à tout ce qui peut émerger, puis un travail d’intégration de ces nombreux codes à l’intérieur d’un nombre plus réduit.

4. Présentation des résultats

4.1 Des stratégies d’entreprise positionnées sur la santé et des marques « activistes », à des fins sociales mais aussi économiques

L’entreprise étudiée est une multinationale française, le groupe Danone, qui est présentée comme étant historiquement liée à la finalité « santé » de l’alimentation. Nos observations menées dans les locaux de l’entreprise montrent que l’orientation « santé » du groupe est largement affichée et promue, tant dans sa politique « produits » que dans sa communication.

Dans le hall d’entrée du Centre de Recherche et Développement dont nous étions salariées, l’on peut lire la citation d’Hippocrate : « De ton alimentation tu feras ta première médecine ». Tout·e nouvel·le arrivant·e dans le groupe se voit très vite immergé·e dans cette « histoire », structurée en un récit. Les premiers produits fabriqués par son fondateur Isaac Carasso dans un atelier à Barcelone (Plichon, 2019) sont vendus en pharmacie. Il s’agit de yaourts qui ont pour but de soulager les enfants atteints d’infections intestinales. Les vertus « santé » de ces yaourts sont présentées comme ayant ensuite été officiellement reconnues par le Collège des Médecins de Barcelone en 1923 qui qualifie alors le yaourt « d’aliment sain, naturel, et bon pour la santé » (Frayssinet, 2009). Il est même souligné que c’est à la suite d’un stage en bactériologie à l’Institut Pasteur qu’ensuite, le fils du fondateur de Danone, propose des yaourts en France.

En réalité, durant les 30 années qui ont suivi sa fondation, Danone a fait l’objet de fusions successives avec des entreprises au secteur et aux marques variées, l’entreprise devient alors le « groupe Danone » puis se spécialise dans l’alimentaire avec des catégories de produits qui se diversifient rapidement (pâtes, conserves, bières, eaux, aliments infantiles, biscuits, moutarde, bonbons …). Ce n’est qu’en 1996 que l’amélioration de l’état de santé des populations (à travers l’alimentation) devient un objectif pour l’entreprise. Cet objectif est présenté comme une mission, « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre », s’inscrivant dans une volonté du Président Directeur Général de l’époque de participer de sa responsabilité sociale. Il se traduit en 2007 par un recentrage de l’activité du groupe seulement autour des produits laitiers, des eaux, de l’alimentation infantile, puis de la nutrition médicale.

Les discours repérés en interne mais aussi dans les médias (Paris-Saclay le Média, 2016) montrent que Danone déclare s’être positionné sur l’alimentation ayant un lien positif avec la santé dans une perspective de prévention. Il affirme avoir (re)défini son portefeuille et ses produits en fonction de ce positionnement, et avoir décidé de communiquer en ce sens.

Notre étude de cas porte sur un produit de la catégorie des aliments infantiles proposé en France par l’entreprise Blédina. Cette dernière se définit comme étant depuis toujours engagée dans la recherche sur la nutrition et le développement de l’enfant pour concevoir des produits adaptés aux besoins des bébés et aux attentes des mamans. L’histoire de l’entreprise, telle que reconstruite et diffusée en interne et à l’externe (ce qui suppose qu’une partie des évènements ponctuant l’histoire nous échappe) relate que, dès sa création en 1881, « une vision sur l’alimentation de bébé » anime ses fondateurs. Pharmaciens de profession, cette vision est fondée sur l’idée que la santé de l’enfant dès les premiers mois de sa vie dépend pour une part importante de son alimentation. En 1970, Blédina intègre l’entreprise française BSN (Boussois-Souchon-Neuvesel) qui deviendra ensuite Danone et dont le patron Antoine Riboud, comme souligné précédemment, prononce un discours historique en 1972 qui engage le groupe dans un projet de développement économique et social : « Il n’y a qu’une seule terre, on ne vit qu’une seule fois ». L’entreprise Blédina affirme que ce discours fait écho à ses valeurs et guide ses actions qui ont pour objectif d’« améliorer la qualité de vie dans l’entreprise et dans la société » : « en répondant aux défis alimentaires et environnementaux, Blédina est un acteur citoyen ».

Au démarrage de notre recherche[6], Blédina fait résonner la mission du groupe Danone avec sa vocation spécifique : « apporter la santé par l’alimentation dès les 1000 premiers jours de la vie de bébé ». Blédina se dit « très impliquée dans cette démarche » au travers notamment de la façon dont elle conçoit ses produits, et de son « soutien » de l’agriculture régénératrice et biologique. Certains de nos résultats seront l’occasion de préciser ces « implications ».

Si l’orientation stratégique de Blédina s’inscrit dans une perspective sociale – la prévention de la santé liée à l’alimentation –, elle a également une visée économique à l’échelle de l’entreprise au travers de la vente de ses produits alimentaires, voire à l’échelle de la société au travers de cette implication dans la démarche des 1000 jours. Dans une perspective critique (mobilisant notamment la notion de biopouvoir de Foucault (2004)), des travaux montrent en effet que le programme des 1000 jours s’appuie certes d’abord

sur une promesse médicale […] – celle d’un corps en meilleure santé. Mais une telle proposition s’adosse parallèlement à une promesse économique : ce corps en meilleur santé serait ici garant tant de la productivité des enfants – alors pensés comme des adultes en devenir – que des finances des nations, notamment des Nords, qui allouent des coûts importants à la lutte contre des pathologies (hypertension artérielle, diabète, obésité, cancer, troubles broncho-pulmonaires chroniques, troubles neuropsychiques, etc.) qu’il serait désormais possible de prévenir bien en amont (Jarty et Fournier, 2019b, p. 35).

La façon dont nous avons eu connaissance de notre étude de cas témoigne de la position santé de l’entreprise et de son incorporation dans les représentations de ses membres :

Ah tu vas commencer la diversification ! Chouette ! […] Ah les purées tu veux les faire toi-même, mais comment tu vas faire ?? Et pour respecter le besoin de variété ? Et pour utiliser les bons produits parce que tu sais les légumes bio c’est pas une garantie. Les bébés ont vraiment des besoins spécifiques, faut les protéger, on n’est pas du tout conscients de tout ce que contiennent les légumes etc. que tu peux trouver dans le commerce (membre Blédina).

… Mais et puisque les légumes que vous utilisez pour les petits pots Blédina sont exempts de tous ces composants à risque pourquoi ne sont-ils pas accessibles au grand public ? (Moi-même).

Ah mais si on le fait ! ça sort en début d’année ! on va commencer avec les carottes et les pommes de terre de nos agriculteurs que l’on va proposer en vente directe, sans transformation ! » (Membre Blédina).

Enfin, la marque Blédina fait partie des « Manifesto brands », c’est à dire des marques engagées que le groupe Danone souhaite développer afin qu’elles « agissent comme de véritables activistes à travers les convictions qu’elles portent » (Rapport annuel Danone, 2019). Ces marques sont censées notamment avoir « un impact positif sur la santé et sur l’environnement » (ibid.).

Qu’en est-il des produits proposés par ces entreprises qui se présentent comme étant engagées sur le plan de la santé ? Comment ces stratégies se traduisent-elles dans les produits ? Notamment en termes de messages qu’elles souhaitent envoyer aux consommateurs et consommatrices pressenti·e·s ?

4.2 Inscription des stratégies santé en des caractéristiques de produit suivant une intention d’enrôlement des jeunes parents

Dans les filiales du groupe, les équipes se réunissent en « workshop » pour discuter et décider quels seront la forme, le contenu intrinsèque, sensoriel, et extrinsèque des produits.

L’analyse de notre étude de cas, les carottes brutes ensachées destinées à l’alimentation infantile proposées par Blédina, fait apparaître que le des industriel·le·s – et des agriculteurs ou agricultrices partenaires – est de faire reconnaitre par les jeunes parents les exigences règlementaires[7] qui encadrent la fabrication des aliments infantiles et favoriseraient la santé et le développement des enfants de 0 à 3 ans.

Cette règlementation joue un rôle déterminant dans les décisions prises lors des réunions portant sur le projet du produit. Elle est régulièrement convoquée durant les réunions et se révèle une véritable actante du processus de conception du nouveau produit.

Pour Blédina, l’idée est qu’en faisant connaitre l’existence de cette règlementation les produits de l’entreprise seront (re)valorisés dans les représentations alimentaires des jeunes parents, en particulier des mères qui « boudent le babyfood » (membre Blédina).

Pour se justifier de la nécessité de faire connaître la norme infantile aux jeunes parents, les concepteurs et conceptrices s’appuient sur des éléments de contexte : une décroissance économique de la catégorie babyfood toutes marques confondues (produits de l’alimentation infantile incluant les laits) qu’ils corrèlent à une dégradation de l’image du petit pot et aux scandales sanitaires associés à l’agroalimentaire. Parallèlement, les concepteurs et conceptrices s’appuient sur le constat que la pratique du « fait maison », déclarée par les foyers français ayant au moins un enfant de moins de 3 ans, croit progressivement depuis 2011.

Pour s’adapter aux tendances de consommation dans une perspective de « croissance (économique) de la catégorie babyfood », la filiale se pose alors la question de la pertinence de développer une offre d’« ingrédients bruts » qui seraient « babygrade » et destinés à composer des purées pour bébé. Le caractère babygrade correspondrait à un degré de qualité spécifique et assez élevé des aliments pour bébé. Il répond au cadre normatif mentionné plus haut comme régissant la fabrication des produits destinés à l’alimentation infantile, et sur lequel la filiale s’appuie notamment pour définir ses projets et ses produits.

Indirectement, le cadre normatif encadrant la production des aliments infantiles ainsi que les acteurs institutionnels et scientifiques contribuant à son élaboration font partie des actant·e·s représenté·e·s dans l’environnement inscrits dans le nouveau produit. Le produit apparaît alors pensé et conçu suivant les visions du monde des acteurs et actrices de l’entreprise de ce qu’est une bonne alimentation infantile. Cette vision renvoie en fait au système normatif dans lequel ils et elles sont pris et dans lequel, eux-mêmes et elles-mêmes, – mais aussi le corps médical, scientifique, et l’État – sont représenté·e·s[8].

Pour atteindre leur objectif, les acteurs et actrices de la filiale choisissent de déléguer certaines actions de communication au produit. Inscrits sur un tableau de papier (« paper board »), puis retranscrits sur un support numérique PowerPoint, les messages que le produit doit transmettre sont précisément définis.

La fonction de communication au sujet de la règlementation infantile que les industriel·le·s et les agriculteurs ou agricultrices souhaitent déléguer au produit est matérialisée au travers des mentions suivantes apposées sur l’emballage : « Qualité Blédina », « Sans résidus de pesticides » et le logo de la norme NF V90-001.

La nouvelle norme NF V 90-001 (publiée en novembre 2017[9]) est présentée comme proposant un logo permettant aux consommateurs ou consommatrices une meilleure identification des aliments destinés aux enfants de 0 à 3 ans et des exigences d’informations associées. L’apposition de ce logo sur les emballages doit garantir que le produit est adapté aux nourrissons et enfants en bas-âge, tant pour leur santé que pour leur développement.

L’élaboration de la norme (NF V90-01) qui encadre l’apposition de ce logo a été entreprise par L’Association française de normalisation (AFNOR) à la demande du Syndicat Français de la Nutrition Spécialisée, et plus particulièrement du Secteur Français des Aliments de l’Enfance à la suite du double constat suivant : d’une part, que les parents n’ont pas suffisamment conscience que leurs enfants ont des besoins spécifiques, et d’autre part, que les professionnel·le·s de santé et les parents ne sont pas au fait des exigences qui s’appliquent aux aliments destinés aux bébés pour respecter leurs besoins et leur fragilité. De nombreux acteurs et nombreuses actrices ont contribué à l’élaboration de cette norme : des acteurs et actrices économiques, des professionnel·le·s de santé, des acteurs ou actrices issu·e·s des pouvoirs publics, des expert·e·s scientifiques, des associations de consommateurs ou consommatrices et de la restauration collective.

Les acteurs-concepteurs et actrices-conceptrices des nouveaux produits Blédina se positionnent en expert·e·s de l’alimentation infantile et souhaitent être perçu·e·s comme tel. L’association de loi 1901 à but non lucratif, Grand forum des tout-petits, devenue une actrice important des 1000 jours en France, est financée par Blédina, ce qui fait de l’entreprise une actrice-relais importante du programme (Jarty et Fournier, 2019a). Si par souci de légitimité le lien à Blédina a été estompé, ledit forum s’appelait à l’origine « Grand Forum Blédina » (il a changé de nom sous la pression de l’opinion publique).

Avec la mention « sans résidus de pesticides », l’idée est de faire comprendre que la règlementation de l’alimentation infantile impose la surveillance de certains composants et à en fixer des seuils limites à ne pas dépasser beaucoup plus stricts que dans les autres produits de consommation alimentaire. Le choix de communiquer sur ce composant en particulier découle de résultats de sondage montrant que l’absence de pesticides est le deuxième critère le plus important pour les Français·es.

Enfin, le logo de la marque Blédina est ajouté entouré d’une estampille « Qualité » dans le but que les jeunes parents fassent le lien entre cette règlementation infantile et la marque dont l’entreprise cherche à valoriser la qualité des produits.

Il est attendu que les jeunes parents interprètent ces messages de façon à se représenter les petits pots et autres préparations industrielles (ainsi que le type d’agriculture dont ils sont issus) comme étant une alternative aux autres produits communément utilisés pour les purées des bébés ; une alternative plus saine, parfaitement adaptée aux besoins des tout·es-petit·e·s, et favorables à une meilleure santé. Ce faisant, il est également attendu que les jeunes parents changent leurs pratiques relatives à la préparation des purées faites maison et plus largement celles relatives aux produits Blédina.

Ces messages à transmettre aux parents de jeunes enfants renvoient ainsi à des objectifs en termes de représentations, de pratiques, et de rôles que l’entreprise attend des parents de jeunes enfants. Nous observons ainsi que les caractéristiques du produit sont conçues comme autant de normes à agir, penser, et interagir d’une certaine façon à l’égard du produit et de l’alimentation infantile. Ces normes sont définies par l’entreprise selon son cadre règlementaire. Les concepteurs et conceptrices s’appuient sur l’action du produit pour atteindre leur objectif et émettre ces normes. Le produit apparaît alors clairement comme un « participant de l’action » (Latour, 2007, p. 103) de l’espace de l’alimentation infantile comme envisagé par l’entreprise.

Certains entretiens indiquent que les acheteurs ou acheteuses et les autres membres de la famille peuvent entrer en contact avec les messages apposés sur les produits. Cependant, ces interactions produisent des actions auxquelles les membres des familles et le produit participent et présentant des décalages plus ou moins grands avec les objectifs des industriel·le·s et des agriculteurs ou agricultrices. Il est donc possible que les consommateurs et consommatrices entrent en interaction avec ces messages sur le lien alimentation santé et que l’appropriation qui en est faite ne soit pas uniforme.

4.3 Réinterprétations des messages et écarts avec les objectifs des entreprises émettrices

Reprenant – en les adaptant aux objets particuliers que sont les aliments – les catégories d’action des usagers et usagères que Madeleine Akrich (1998) a développées dans le domaine des objets techniques, nous avons distingué quatre formes de transformation des messages portés par le produit, en fonction de l’importance du décalage auquel l’appropriation abouti par rapport aux objectifs des concepteurs et conceptrices : le « déplacement », l’« extension », l’ « adaptation », et le « détournement ».

4.3.1 Un espace alimentaire de consommation différent de celui prévu : le déplacement

En utilisant un message donné par le produit dans un autre espace (alimentaire ou non) que celui prévu par le concepteur ou la conceptrice, l’utilisateur ou l’utilisatrice peut déplacer le sens originel du message et élaborer des représentations, des pratiques, ou des interactions différentes de celles prévues par le concepteur ou la conceptrice, parce que relatives à d’autres espaces alimentaires que celui prévu. C’est ce que nous avons désigné par le déplacement. La fonction originelle du produit est assurée sans modification (ou peu) mais appliquée à un autre espace que celui prévu.

C’est le cas de Marie (F30), 29 ans, en couple, et mère d’une petite fille de 15 mois. Elle procède à un déplacement des messages qu’elle reçoit du produit. Elle s’appuie en effet sur certaines mentions textuelles présentes sur l’emballage, conçues pour renvoyer à la santé des enfants en bas âge (« Sans résidus de pesticides » « Qualité Blédina »), sans les modifier (ou peu), c’est-à-dire sans déformer (ou peu) ni leur contenu tel que matérialisé par le concepteur ou conceptrice ni leur sens, en les interprétant dans le sens souhaité par les concepteurs et conceptrice. Ces mentions inscrites sur le produit remplissent alors leurs fonctions de communication dans le sens originel souhaité. Le produit est perçu comme étant « sain » et « de qualité », comme voulu par le concepteur ou conceptrice. Cependant, dans les représentations de Marie, ce message fait plus largement écho à la multitude de produits emballés présents sur le marché. Il conduit cette mère de famille à valoriser les dispositifs d’étiquetage de façon générale, y trouvant là un moyen de faire de bons choix. La qualité d’autres produits emballés appartenant à d’autres catégories et d’autres espaces de l’alimentation s’en trouve valorisée. La fonction d’émission d’un message santé via les dispositifs graphiques et textuels d’étiquetage du produit se voit donc déplacée dans d’autres espaces que celui de l’alimentation infantile. Cette modification des éléments – qui sur le plan normatif composant les représentations de Marie relatives aux autres produits emballés va se traduire en pratiques, se concrétisant alors par une (re)évaluation au cas par cas de la qualité des différents produits emballés qu’elle achète habituellement et des alternatives à disposition dans les rayons du supermarché. Ce déplacement la conduit à modifier les pratiques alimentaires des autres membres du foyer tant en ce qui concerne le contenu du petit déjeuner que les opérations culinaires qui lui sont associées. Elle élimine par exemple le pain de mie et les céréales de l’alimentation familiale du matin et fabrique son propre pain.

Certain·e·s utilisateurs et utilisatrices s’appuient sur des mentions santé apposées sur le produit (« sans résidus de pesticides » et « adapté à bébé ») pour l’alimentation de leurs animaux de compagnie. C’est le cas de Céline (F21) qui achète ces carottes pour sa fille de 2 ans mais aussi pour ses deux tortues : « elle nous sert à nous et à nos animaux entre autres, on a deux tortues » (Céline, F21, 26 ans, mariée, une fille de 2 ans). À travers une opération de traduction, cette femme transpose le bénéfice perçu pour la santé humaine à la santé animale. Elle ne compromet pas l’objectif des concepteurs ou conceptrices et effectue un déplacement de l’espace alimentaire de l’enfant en bas âge à celui de ses animaux de compagnie.

Le mouvement d’anthropomorphisation des animaux qui accompagne la modernité alimentaire dans les sociétés contemporaines (Poulain, 2012) contribue sans doute à ce type de transposition d’éléments de l’alimentation humaine – en particulier infantile – à l’alimentation animale : « si c’est bon pour elle [leur fille] c’est bon pour nos tortues, c’est un peu nos bébés aussi… » (F21).

Le déplacement des produits alimentaires diffère quelque peu de celui des objets techniques d’Akrich dans le sens où il ne nous semble pas reposer sur l’incomplétude du produit qui ouvrirait le champ des possibles. Selon l’auteure, l’exemple du sèche-cheveux appliqué au séchage d’une plaie s’appuierait en effet sur l’incomplétude des objets techniques, ici sur le fait que la fonction séchage ne peut être assurée que s’il y a support à sécher. Certains aliments supposés « complets », appréhendés comme se suffisant à eux-mêmes, peuvent faire l’objet de déplacement dans d’autres espaces sociaux alimentaires que celui prévu.

4.3.2 L’ajout de fonctions complémentaires : l’extension

Plusieurs situations rencontrées témoignent d’opérations d’extension par les utilisateurs ou utilisatrices qui en s’appropriant le produit décalent les objectifs des concepteurs et conceptrices en les complétant. Fidèle à la proposition de Madeleine Akrich, l’extension apparaît dans l’ajout d’éléments à la différence que ceux-ci ne sont pas des objets visant à décupler les fonctions techniques du produit. Il s’agit de l’ajout d’éléments plus ou moins matériels (autres produits alimentaires, objets décoratifs, informations, messages, …) conduisant à l’enrichissement des fonctionnalités physiques, gustatives, sociales, symboliques, identitaires du produit (en renvoyant tel autre message, en donnant tel autre gout ou consistance…) et par là un enrichissement des objectifs par rapport à ceux des concepteurs et conceptrices. L’extension diffère du déplacement en ce sens qu’elle repose, non pas sur la simple transposition d’une appropriation non modifiante du produit dans d’autres espaces que celui prévu, mais sur un ajout de caractéristiques à celles constituant déjà le produit.

Certain·e·s utilisateurs ou utilisatrices s’appuient notamment sur la mention « Sans résidus de pesticides » pour ajouter la caractéristique « déjà lavé » au produit. Ils s’appuient donc sur des caractéristiques préexistantes du produit pour en créer une, non prévue par les concepteurs et conceptrices.

Dans le cas de cette famille (P12), alors que le produit lui sert initialement à faire de la purée pour son fils de 6 ans, cette maman, ajoute des fonctionnalités au produit non prévues par le concepteur ou la conceptrice, telles que « ça fait une belle peau, de bons yeux brillants […] parce que c’est riche en vitamines A ». Ces éléments résultent des interactions entre le produit, la mère et la fille, et constituent une information et une nouvelle fonction d’ordre esthétique pour le corps.

4.3.3 De légères modifications des messages selon le contexte ou les caractéristiques des mangeurs et mangeuses : l’adaptation

Nos entretiens révèlent des formes de réappropriations que nous avons associées au type de l’adaptation. Il s’agit des cas où les utilisateurs et utilisatrices modifient certains éléments du produit alimentaire et, ce faisant, certaines de ses fonctionnalités (gout, texture, message, …), pour les adapter aux caractéristiques d’une personne, lui-même ou d’autres (acheteur ou acheteuse, cuisinier ou cuisinière, mangeur ou mangeuse, …), ou aux caractéristiques de son environnement, sans pour autant changer (ou peu) la fonction première du produit et, derrière, l’objectif premier des concepteurs et conceptrices. À la différence de l’adaptation telle que définie par Madeleine Akrich, celle des produits alimentaires ne passe pas exclusivement par une modification de sa forme. La transformation de la forme des produits est récurrente du fait des opérations culinaires effectuées (même lorsqu’il s’agit simplement de réchauffer un plat au micro-ondes), mais l’utilisateur ou l’utilisatrice ne réalise pas nécessairement d’adaptation quand il ou elle modifie la forme d’un produit alimentaire.

Dans plusieurs cas observés au supermarché, les messages relatifs aux arguments santé portés par le produit ont été adaptés par des mangeurs et mangeuses souffrant d’une allergie aux carottes. Ils associaient la mention « Sans résidus de pesticide » en particulier à l’idée que leur allergie pouvait être causée par les pesticides qu’ils supposent en présence dans les offres alternatives. Le produit est ainsi défini comme étant bon pour la santé, mais aussi comme étant non (ou moins) allergisant. La forme de réappropriation du message est ici bien spécifique aux caractéristiques des mangeurs et mangeuses.

Dans un autre exemple, cette maman vient de sortir d’un rendez-vous chez le médecin pour son fils de 7 ans qui a de la fièvre et veut lui préparer une purée de carottes pour le « réconforter […] l’apaiser […] ». Elle s’appuie sur le logo « Qualité Blédina » et se laisse convaincre de la qualité sur le plan de la santé, mais surtout elle associe le sens de ce logo « à l’enfance, […], à quand il était tout bébé (son fils de 7 ans) (…), à quelque chose de l’ordre du réconfort » (Sandrine, F 25). Elle modifie le message émis par le logo « Qualité Blédina » en l’associant au réconfort en plus de l’associer à une bonne santé et à la fragilité des jeunes enfants.

4.3.4 Les objectifs des concepteurs et conceptrices fortement compromis : le détournement

Certaines formes de réappropriation du produit consistent à utiliser une ou plusieurs de ses caractéristiques (par exemple la mention « sans résidus de pesticides ») et à leur attribuer une fonction (un message, une pratique/un usage, un rôle…) ou un contexte, très différent - voire opposé ou contradictoire – de celui souhaité par le concepteur ou la conceptrice, et qui, in fine, fait fortement dévier les pratiques de l’objectif qui avait été initialement fixé, parfois au point d’en empêcher l’atteinte. C’est ce que nous avons associé à des formes de détournement. Notre recherche fait apparaître le détournement dans un sens légèrement différent de celui proposé par Madeleine Akrich. Pour cette dernière, le détournement correspond à l’utilisation d’un produit pour un « propos qui n’a rien à voir » (Akrich, 1998, p. 260) avec celui prévu par le concepteur ou la conceptrice.

Dans plusieurs cas observés en magasin par exemple, la mention « Sans résidus de pesticides » est interprétée comme signifiant que les carottes sont lavées après récolte avec un produit chimique spécial qui élimine les pesticides. L’interaction avec le produit se solde ici par une dévalorisation du produit et de l’agriculture associée, ce qui va à l’encontre de l’objectif des concepteurs ou conceptrices et empêche son atteinte.

Dans un autre exemple, un détournement est opéré dans un second temps, après la première consommation du produit. Une femme (40 ans, mère d’un garçon de 1 an et demi, milieu urbain) interprète en effet la mention « sans résidus de pesticides » associée au logo « Qualité Blédina » d’abord dans le sens souhaité par les concepteurs ou conceptrices et intègre ces informations dans les valeurs composant ses représentations relatives aux produits de l’alimentation infantile et au type d’agriculture dont ils sont issus, lesquelles valeurs deviennent alors encore plus positives. Cependant, la nouvelle représentation formée contient d’autres informations préexistantes qui apparaissent contradictoires. Celles-ci renvoient à un principe profondément ancré dans sa culture d’origine, à l’île Maurice. Il s’agit d’une croyance, consistant à penser que les légumes qui poussent dans la terre sont protégés des pesticides qui ne peuvent alors pas être absorbés. Dans la confrontation, après un temps de remise en question, les représentations familiales relatives aux légumes qui poussent dans la terre – et celles relatives aux petits pots industriels qui se trouvent être très négatives–- prennent le pas sur les nouvelles valeurs issues de l’appropriation de certains messages portés par le produit. Finalement la nouvelle information créée dans l’interaction avec le produit va être ignorée, et le sens du message va même être « retourné » en dévalorisant le produit, compromettant ainsi fortement l’objectif des concepteurs et conceptrices.

Dans notre conception, certaines formes d’appropriation consistant à mettre de côté une caractéristique du produit qui fait obstacle durant l’appropriation des utilisateurs et utilisatrices, à la contourner, l’écarter, correspondent à une forme de détournement. Par exemple, certain·e·s utilisateurs et utilisatrices mettent de côté la mention relative à la norme infantile à laquelle ils associent d’abord un gage de qualité, mais que la mention « Qualité Blédina » vient contredire. Les utilisateurs ou utilisatrices en question dans cet exemple considèrent qu’un·e industriel·le, par définition, ne peut pas proposer des produits de qualité. Ils et elles utilisent alors le produit très rarement, quand il n’y a plus rien d’autre en rayon pour ne pas prendre de risque sur le plan de la santé. Ils et elles pensent en effet que le produit est « bourré de pesticides », « plus que les autres carottes ». La mention de la norme les fait un temps douter, mais ils la mettent de côté pour définir le produit et l’utiliser d’une manière qui se trouve être à l’opposé de celle souhaitée par les concepteurs et conceptrices.

Dans certains cas, les utilisateurs et utilisatrices associent le logo Blédina et la norme infantile au caractère fragile de leurs animaux de compagnie, qu’ils mettraient sur le même plan que les enfants. Il ne s’agit pas ici d’un déplacement, car ces utilisateurs et utilisatrices n’ont soit pas d’enfants à charge pour l’un, soit des enfants âgés ayant quitté le foyer. Ils et elles s’appuient sur certaines caractéristiques du produit qui leur renvoient un message correspondant en partie à celui prévu par les concepteurs et conceptrices : « ce produit est très sain… », mais le transpose à la santé animale en dehors de l’alimentation humaine : « ce produit est très sain pour mes animaux ». Ils et elles réservent ces carottes, qu’ils ne mangent par ailleurs pas, pour la nourriture de leurs animaux de compagnie (des lapins dans les deux cas), ce qui renvoie à une forme de détournement. Ces deux utilisateurs ou utilisatrices membres de deux milieux familiaux distincts ne mangent pas ces carottes et le justifient difficilement lors des entretiens, si ce n’est par le lieu du rangement de celles-ci avec les autres aliments pour animaux.

5. Interprétation et discussion des résultats

Il a déjà été montré que l’accumulation ou la compréhension de connaissances nutritionnelles ne sont pas suffisantes pour faire changer les habitudes alimentaires des individus (Poulain, 2001 ; Richards, 1933, 1937 ; Halbwachs, 1933 ; Lewin, 1943 ; et Mead, 1943, dans Poulain, 2002). S’appuyer sur une théorie individualiste présente de fortes contradictions avec la notion de modèle alimentaire qui implique une vision plus large que celle d’un·e mangeur ou mangeuse libre de ses choix et seul·e devant ses aliments. Une approche psychosociale fortement individualiste des comportements alimentaires – dans laquelle l’information et l’exposition répétée à des messages sont considérées comme un moyen efficace et suffisant pour faire évoluer les comportements, mais aussi les normes sociales, les représentations et les rapports sociaux – ignore les contraintes matérielles et sociales.

Notre analyse, fondée sur une perspective croisant la socio-anthropologie de l’alimentation et la sociologie de la traduction, nous permet de montrer les modes d’action – et par là, la responsabilité concrète – des différent·e·s acteurs et actrices de la « filière du manger » (Corbeau, 1997) dans la diffusion de normes santé. Elle nous amène à considérer que l’étude des produits alimentaires en tant qu’actant révèle leur rôle et leur part d’action dans les processus d’appropriation des normes. En effet, sans pour autant considérer les produits et les humains comme étant identiques, il apparaît que les produits alimentaires agissent. Dès lors qu’ils sont en interaction avec des mangeurs, des mangeuses ou d’autres humains acteurs ou actrices de l’alimentation, ils agissent, parfois même indépendamment de la volonté des utilisateurs et des utilisatrices ou dans un sens différent de leurs attentes.

Comme dans le cas de bon nombre de phénomènes sociaux, l’appropriation des messages et des normes de santé, ici émis au travers des produits agroalimentaires, est plurielle. Un produit alimentaire structure les pratiques alimentaires, mais il le fait partiellement ; il reste une marge de manœuvre dans laquelle s’opère la réappropriation. Transposant la catégorisation de Madeleine Akrich (1998) quant aux formes d’intervention des utilisateurs et utilisatrices sur les objets techniques, et en l’adaptant aux objets particuliers que sont les produits alimentaires, cet article rend compte et caractérise des formes de réappropriation des messages santé émis par l’industrie agroalimentaire au travers de ses produits. Comme déjà souligné dans la littérature de l’alimentation, l’acceptation et l’appropriation des produits alimentaires sont conditionnées par les complexes technico-culinaires en place et se font de façon très différenciée d’un modèle alimentaire à l’autre, donnant lieu à des formes originales d’intégration des nouveaux produits, et renforçant ainsi la différenciation des modèles alimentaires entre eux (Poulain, 2002). Nous observons de plus que ces formes originales d’appropriation diffèrent également de celles imaginées et attendues par les concepteurs ou conceptrices des produits agroalimentaires.

Nous montrons que ce que font les produits, notamment en termes de messages émis, dépend de l’interaction en situation avec les produits, mais aussi avec les autres actant·e·s de l’environnement d’usage. Les situations et la composition de l’environnement pouvant être très différentes d’une famille à l’autre, les formes de réappropriation et de décalage des messages par rapport aux intentions des émetteurs et émettrices peuvent être très variables. Si les entreprises agroalimentaires contribuent à définir les pratiques et représentations alimentaires des familles en tant qu’actrices de la filière du manger au travers des produits qu’elles proposent et des métalangages qu’elles produisent (Corbeau, 2012), les familles disposent d’un espace de liberté de réappropriation, décalant alors plus ou moins le modèle alimentaire (en tant que configuration particulière de l’espace social alimentaire) tel que se le représentent les acteurs et actrices de l’alimentation infantile (industrie, agriculteurs ou agricultrices, santé publique).

Nous avons ainsi étudié sous un autre angle l’idée de marge de liberté contenu dans le concept d’ « espace social alimentaire » (Condominas, 1980 ; Poulain, 2002). Selon cette approche anthropo-sociologique de l’alimentation, les modèles alimentaires prennent place dans des jeux de contraintes biologiques, physiques et matérielles, selon des marges de liberté à partir desquelles se déploie la créativité humaine. Nous avons exploré cette question à partir des modèles alimentaires familiaux et des espaces de liberté dont disposent les familles face aux normes alimentaires émises par l’industrie agroalimentaire. Nous pointons le fait que les familles investissent ces espaces de liberté selon des degrés et des modalités variables, en situation, dans l’interaction avec le produit et les autres membres de la famille.

6. Conclusion

Inscrite dans une démarche de recherche inductive inspirée de la théorie ancrée que le dispositif Cifre nous a amenées à explorer, notre objet et notre problématique se sont construits au fil de plusieurs allers-retours entre terrain et théorie, pour finalement aboutir à se demander ce que « font faire » les produits agroalimentaires positionnés sur le lien alimentation-santé aux familles et réciproquement, ce que ces dernières leur « font faire », et comment ?

Au travers de l’étude du cas d’un nouveau produit agroalimentaire, positionné sur l’axe stratégique de la santé infantile en France, (voire de la santé des familles), trois terrains ont été étudiés suivant une démarche inductive combinant différentes méthodes d'enquêtes. D’abord des observations participantes et des entretiens menés auprès des acteurs et actrices de la multinationale à l’origine du produit étudié, afin de comprendre la façon dont ce nouveau produit, inscrit dans une stratégie dite « économique et sociale » axée sur la santé, est conçu. Puis, des observations et entretiens effectués au supermarché et au domicile auprès des acheteurs-mangeurs, des acheteuses-mangeuses et des familles, afin de saisir les modalités d'entrée et les formes d'appropriation du produit.

Nos analyses montrent que les acteurs et actrices étudié·e·s se situent dans un contexte de médicalisation de l’alimentation et de responsabilisation des différents acteurs et actrices de l’alimentation (les fabricants ou fabricantes et les consommateurs et consommatrices). Les acteurs et actrices de l’entreprise attendent des utilisateurs et utilisatrices de leurs produits (acheteurs ou acheteuses, cuisiniers ou cuisinières, mangeurs ou mangeuses, parents, enfants…) qu’ils élaborent certaines représentations, pratiques, et interactions, autant d’injonctions à penser, agir, et interagir d’une certaine manière qu’ils et elles matérialisent à travers les caractéristiques du produit, depuis ses composants jusqu’aux textes et images qui l’accompagnent. Une fois le produit réapproprié, en situation, par les utilisateurs et utilisatrices au sein des familles (les acheteurs ou acheteuses, les cuisiniers ou cuisinières, les mangeurs ou mangeuses, les gestionnaires des restes…), sa part d’action, dans l’interaction, se modifie et se décale par rapport aux objectifs des fabricant·e·s et des acteurs ou actrices de la santé publique.

L’article montre que si les produits agroalimentaires inscrits dans des stratégies santé apparaissent porteurs de normes et se révèlent de possibles actants dans la (re)définition de ce que doit être une « bonne alimentation », les interactions des acheteurs, des acheteuses et des autres membres de la famille avec le produit sont déterminantes dans l’appropriation qui est faite des messages et dans les décalages qui en découle avec les acteurs ou actrices de la fabrication des aliments infantiles.

Les familles (depuis les acheteurs ou acheteuses jusqu'aux mangeurs et mangeuses en passant par les responsables de la préparation et du rangement qui les composent) se révèlent de puissantes modératrices de l'influence des messages de santé des produits alimentaires sur la structuration des pratiques alimentaires.

En complément des nombreux travaux mettant en évidence qu’informer ne suffit pas pour changer les pratiques alimentaires (Poulain, 2002), cet article apporte des éclairages sociologiques et anthropologiques dans le champ de l’alimentation, quant à l’action des produits alimentaires porteurs des normes santé des acteurs et actrices de l’agroalimentaire mais aussi indirectement des acteurs et actrices de la santé publique. Cette participation des produits à l’action d’émission et d’appropriation des normes s’opère de façon variable dans l’interaction avec les différents membres de la famille. Elle peut – ou non – entrainer des changements alimentaires au sein des familles, dans le sens voulu – ou non – des acteurs et actrices de l’industrie agroalimentaire et de la santé publique.

Si les familles disposent d’un espace de liberté face aux injonctions de l’entreprise agroalimentaire, celle-ci apparaît toutefois être un vecteur possible de changement des représentations et des pratiques alimentaires dans les familles ; et nous pointons sa posture normative et donc moralisatrice, voire culpabilisante, quand elle se pose en émettrice de normes santé.